Au fil des jours

 







  



        Le 17 08 2021 : À quoi reconnaît-on un vrai ami ?


    Quand vous ne vous sentez pas bien, quand vous avez besoin d’entendre une voix apaisante, qui, en parlant d’un sujet futile est capable de guérir votre mal-être. Peu importe ce qu’il vous dit, l’ami vous fait toujours entrevoir le bleu à travers les nuages. Sa vois reconnue entre mille.

    N’est-il pas du même bord politique que vous ? Ce n’est pas cela qui vous séparera, vous l’écoutez, il vous écoute et c’est une fenêtre qu’il ouvre sur la diversité humaine. Parce que c’est votre ami, vous êtes disposé à tout entendre sans vous dresser sur vos ergots. Même dans ses révoltes, l’ami vous guide toujours vers la douceur. Il vous donne l’envie de comprendre le monde que vous partagez et ce que vous partagez devient bien plus important que ce qui vous diviserait. Vous êtes prêt à toutes les indulgences. On permet tout à son ami.

    À vos yeux, il est tout-puissant. Votre ordinateur bloque-t-il sans arrêt ? C’est lui que vous appelez d’abord, vous ne doutez pas qu’il détient la solution. C’est lui que vous consultez quand vous devez remplacer votre machine à laver ou votre micro-onde, vous lui prêtez une expertise qu’il n’a sans doute pas, qui le dérange peut-être et, comme il est votre ami, il se mettra en quatre pour vous venir en aide et vous renseigner. Pendant une matinée entière, il fouillera cent pages de Google pour vous apporter une réponse utile.

    Et ce n’est pas à sens unique ! Il vous consultera également à distance également pour les problèmes qui le préoccupent, qui lui empoisonnent la vie et étrangement, vous qui êtes si avare de votre temps, vous vous rendez aussitôt disponible à satisfaire ses requêtes. C’est normal, que ne feriez-vous pas pour un véritable ami ?

    Avec le temps, les amis se fatiguent, ils vous lâchent un peu, ils disparaissent de votre monde. Le véritable ami, même malade, ne vous abandonnera pas. Au contraire, il aura besoin de vous autant qu’il vous sera indispensable. Sans lui, la vie sur terre serait intolérable. L’ami est singulier, unique, voilà pourquoi, selon moi, on ne peut pas avoir des amis mais Un ami. Inutile de préciser un grand ami ou un ami cher. Le mot ami suffit seul à décrire tout ce que comprend la notion d’amitié. À plus de deux, il n’existe pas d’amitié sincère. Quand j’entends parler de cercle d’amis, je reste perplexe. Il est déjà si difficile de croiser un seul ami, comme un seul amour, alors une bande d’amis, cela ressemble beaucoup à une bande d’escrocs, une bande de menteurs, une confrérie d’êtres désespérés prêts à tout pour s’enivrer de bruit, de tapage, de fêtes alors que l’amitié vraie se complaît souvent dans le silence. On est ensemble, on est bien. Le silence du confessionnal, pas celui de la tombe, celui qui soulage.

    C’est la différence qui existe entre la camaraderie et l’amitié, entre le compagnonnage et la fraternité, entre les complicités d’un jour et le partage de toujours.

    Un nouvel ami n’en chasse pas un autre pour le remplacer dans le cœur de l’autre, il occupe une place laissée libre par la mort, il comble un vide douloureux, il recoud les plaies. Il tombe à pic dans votre vie pour occuper la place.

    C’est en cela que l’on reconnaît un véritable ami. Si vous avez le bonheur de le croiser, vous saurez aussitôt que c’est lui, lui et personne d’autre. Si vous avez un doute, cela signifie que vous vous trompez de personne, que vous vous faites des illusions.

    Sans ami, l’humanité ne serait qu’un ensemble de meutes, comme chez les animaux sauvages.


    Le 16 08 2021 : Ces nuits au goût de miel.

    Durant ma longue existence, alors que j’ai connu une foule d’expériences, joyeuses ou âpres, j’ai gardé le souvenir vivace de nuits au goût de miel. Dans ce taillis d’émotions, de peurs, de petits bonheurs fugaces, il me reste en mémoire une plage de sable tiède où nous étions étendus, nous, les gamins en vacances, pas encore des adolescents, deux garçons et quatre filles. Nos sœurs et deux gamines de notre âge rencontrées sur cette plage. Elles possédaient une maison où elles venaient chaque été, dès les premiers beaux jours. Nous ne savions pas grand- chose à leur sujet sinon qu’elles étaient cousines comme j’étais cousin de Camille et que leurs pères étaient de riches colons, propriétaires de vignobles à Tlemcen. On ne voyait jamais leurs parents, nous ne savions pas à quoi ressemblaient les papas et les mamans de nos deux camarades.

    Les jours étaient longs. Nous les occupions à pêcher, à nous baigner, à manger les poissons que nous rapportions, nous nous soumettions à la sieste et, quand la chaleur se faisait moins violente, nous allions nous étendre sur le sable. Nous n’utilisions jamais de parasol, persuadés que le soleil se casserait les dents sur notre peau tannée comme un cuir. Nous ne parlions pas encore de mélanomes, de cancers, nous étions invulnérables. Nous nous allongions à la limite de l’estran. Le soir, les vagues se calmaient, la mer semblait vouloir s’étendre à nos pieds, comme un chien fidèle. Derrière nous, une guinguette diffusait des disques d’une musique nouvelle importée par les troupes américaines. Les militaires dansaient le rock’n roll avec des jeunes filles. Les amples jupes fleuries tourbillonnaient, découvrant les mollets perchés sur des chaussures aux semelles de corde tressée. Les jeunes hommes projetaient leurs cavalières par-dessus leur tête, les glissaient entre leurs jambes écartées, les cheveux défaits volaient, les mèches se collaient au front, la sueur accrochait des perles d’or sur les lèvres.

Et puis les danses folles s’arrêtaient pour laisser la vedette à un orchestre installé dans un kiosque sur la plage, tournant le dos à la Méditerranée.

Après la cacophonie d’usage qui marquait le moment où les instruments s’accordaient, une autre musique plus familière prenait possession de la nuit. Alors s’opérait la magie inoubliable. Nous étions jeunes, insouciants, le monde entrait dans la féerie. Le ciel s’habillait de lumières, la lune se reflétait sur la crête de la houle, les musiciens entamaient la soirée par un tango. Ce n’était pas encore l’heure des valses, des boléros et des paso-dobles mais celle des milongas ou des habaneras. Ce sont ces moments-là qui se sont ancrés dans mon cœur et qui ne se sont jamais éteints. D’autres souvenirs, plus importants, décisifs pour le reste de ma vie se sont estompés comme une vieille aquarelle passée mais le parfum salé qui imprégnait le sable, les plaintes langoureuses de l’accordéon, la rumeur de la mer, nos soupirs, les petits rires qui ponctuaient nos conversations enfantines, à voix basse, nos confidences, nos murmures innocents, la candeur de notre âge, ces mille petits riens qui portaient le goût du bonheur jamais plus ressenti avec une telle plénitude.

    Était-ce l’époque, la splendeur des lieux, l’exaltation, la conscience de vivre des sensations ultimes, comme lorsque l’on marche au bord d’une falaise et que tout cela peut disparaître en un instant ? L’imminence d’un bouleversement irréversible ?

    Après, il y a eu la guerre qui ensanglanta la région, il y eu l’exode de juillet 1962, l’adolescence écartelée, la douleur de l’arrachement, la vie à réapprendre sur une terre hostile, des peines, des séparations, des deuils, des doutes, d’autres bonheurs dans ma vie d’homme.

    Mais jamais plus ces nuits délicieuses sur la plage de Béni-Saf en paix. Fini.

  

    Le 14 08 2021 : L’Irakien prodigieux.

    Je connus Salah en 2004, je crois, au cours d’un salon du livre de Marseille. Il présentait un recueil de nouvelles inspirées de son enfance à Bagdad, sous la dictature de Sadam Hussein.Il y racontait comment sa maman avait dû payer la facture des balles utilisées par le peloton qui exécuta son père. Son prénom signifie Vertu et ce garçon et son frère livraient les meubles à travers la capitale, transportant une porte d’armoire sur la tête comme des tortues. Ils ne distinguaient que les pieds des gens qu’ils savaient deviner à leurs chaussures. Les soldats, les policiers et les paysans se chaussent différemment.

    À midi, nous nous trouvâmes côte à côte sur la terrasse d’un restaurant où le libraire avait convié ses auteurs. Je pus ainsi connaître ce jeune homme qui jouait de sa voix profonde et mâle comme le charmeur de serpent utilise sa flûte. Dans ses histoires, le drame et l’humour cohabitaient.

    Au moment de commander notre repas, je fus étonné d’entendre son choix, il se disait musulman mais avait choisi une côte de porc accompagnée d’un quart de vin rouge. Nous étions immédiatement tombés en sympathie, je me permis de l’interroger sur son étrange conception des interdictions religieuses : _Tu manges du cochon, tu bois du vin, es-tu aussi musulman que tu le prétends ? _Ne t’inquiète pas pour moi, je ne passe pas par les imams et tous ces gens qui veulent nous dicter leurs lois. Moi, je traite directement avec Allah, me répondit-il, l’index dressé vers le ciel comme s’il me désignait son voisin du dessus. Il me parla de son passé sous la botte de tyran, de l’Irak, il me décrivit ses études sommaires là-bas, son admiration pour la littérature française. Il avait appris notre langue dans les livres, seul, en cachette. Il me relata aussi comment il avait fui son pays, au hasard des circuits ménagés par les passeurs, il m’expliqua son arrivée à Paris par la gare de l’Est, après un périple digne de l’Odyssée. Il avait vingt ans, on lui avait remis l’adresse d’un Irakien qui l’accueillerait quelques jours, le temps de trouver un logement et un métier. Le français écrit dans les livres, celui qui se parle à Paris et celui écrit à la main sont tout différents. À la descente du train qui venait d’Allemagne, Salah consulta la note remise par le passeur. Il ne put pas en déchiffrer les pattes de mouches. Il n’y comprenait rien. Il ne parlait pas encore assez bien notre langue et se sentait très seul devant cette gare où les gens couraient en tous sens et qui ne l’écoutaient pas quand il leur tendait son bout de papier. Il lut et relut son adresse en tâchant d’en percer le secret comme un Champollion penché sur ses hiéroglyphes. 140, il ne reconnut que les chiffres, qui sont similaires en arabe et en français. Le passeur lui avait dit que l’homme qu’il devait rencontrer habitait au premier étage, à droite sur le palier. Il s’engagea dans la rue du faubourg-Saint-Martin, se fiant à sa bonne étoile qui l’avait guidé tout au long de son périple.         Là, sur le fronton d’un bâtiment, à deux pas de la gare, il lut 140. Le cœur battant, il poussa le portillon inclus dans la lourde porte cochère et grimpa les marches. Il sonna à l’appartement situé à droite, en haut des marches. On lui ouvrit aussitôt. Un homme qui parlait l’arabe chiite. C’était bien l’homme providentiel qu’il cherchait et qu’il retrouva par miracle par le seul numéro de son adresse, dans la plus importante ville de France.

    Puis Salah Al Hamdani progressa très vite chez nous, il se fit embaucher comme brancardier dans un hôpital de la banlieue-sud, il y rencontra une infirmière avec qui il s’installa avec qui il eut un enfant.

    Pendant quelque temps, de loin en loin, j’eus de ses nouvelles. Il écrivait des pièces de théâtre qu’il jouait un peu partout en Europe. Son travail artistique est considérable. Ses recueils de poèmes, ses romans et ses œuvres théâtrales comme auteur ou metteur en scène témoignent de son implication dans la littérature.

    La vie a fait que nos chemins se sont écartés mais je pense souvent à lui et à l’amitié qui nous réunissait. Il lui arrivait de m’appeler affectueusement Mon frère. Un frère, ça ne s’oublie jamais, n’est-ce pas ?


        Le 13 08 2021 : Faire comme si…


       Toute sa vie, Manuel s’en était était tenu à ce précepte : Fais comme si… Quand il tombait et qu’il s’écorchait le genou, il faisait comme s’il n’avait pas mal. Si un chien l’effrayait, il devait l’ignorer, ne pas le regarder, passer devant le molosse en faisant comme s’il n’existait pas. C’est le conseil que lui avait prodigué sa maman. Et, miraculeusement, cela lui avait réussi. À l’adolescence, s’il traversait une crise de manque de confiance en lui, quand la déprime le gagnait, il faisait comme si, il sifflotait dans la rue, il ouvrait grand sa fenêtre et respirait profondément comme s’il se délectait des fumées de pots d’échappement. Sa tristesse disparaissait aussitôt.

    Plus tard, quand il fut en âge d’aimer, il lui arriva plusieurs fois de tomber amoureux d’une jeune fille qui ne l’avait même pas remarqué. Il la dévorait des yeux en restant à distance, il la contemplait, l’admirait et concentrait son courage pour oser l’aborder. Chacun sait que la séduction est souvent une affaire de longue haleine, elle tient à de trop nombreux facteurs. C’est la grande entreprise d’une vie, or Manuel n’était pas un grand charmeur. Il ne brillait pas par un humour irrésistible, il ne possédait pas le sourire Émail-diamant, il était tout ce qu’il y a de commun. Il tâchait seulement d’être poli, serviable, honnête, pondéré, amical avec chacun et chacune mais cela ne suffit pas toujours à gagner le cœur des filles. Il s’efforçait d’attirer l’attention d’une jolie demoiselle, il lui offrait un livre, il lui parlait de couchers de soleil (c’est bien, ça, les couchers de soleil, c’est peut-être ce qu’il y a de plus efficace dans la panoplie du prétendant). Mais il n’existe pas de recette infaillible. Ses tentatives étaient vouées à l’échec, il en subissait parfois quatre d’affilée. Alors, il sombrait, il se pensait maudit par le sort, il était le malheureux, le desdichado, il s’abîmait dans une marée de larmes et, après avoir tant et tant pleuré, il se rappelait le conseil de Maman, il faisait comme si, il faisait comme si c’était lui qui avait décidé de ne pas monter à l’assaut de la princesse dans sa tour d’ivoire, il détournait les yeux et cherchait ailleurs. Souvent, un espoir naissait, il recevait un sourire, un baiser, une idylle naissait et il arriva même que la cruelle d’hier, le voyant heureux entre d’autres bras, revenait subitement à lui. Il simulait une indifférence qui excitait la belle, la rendait folle. Le faire comme si se révélait une fois de plus comme la meilleure stratégie du jeu amoureux. Merci Maman.

    Manuel fut appelé à la conscription. Le service militaire était alors une expérience extraordinaire et souvent douloureuse car l’individu y est souvent mis à l’épreuve de la promiscuité. Malheur à celui qui ne se plie pas aux codes, il devient vite un souffre douleur. Comme il manquait de confiance, qu’il était d’une timidité quasi maladive, il était tout désigné pour être celui que les autres raillaient, qu’ils bousculaient. Il subissait le harcèlement, on pliait son lit en portefeuille, on cachait son paquetage, il devenait tel le pauvre poussin victime des coups de becs des jeunes coqs, démuni face au reste du poulailler. Il devait faire comme si. Un jour qu’on sonnait le rassemblement, il ne put pas se chausser réglementairement, ses godillots avaient été noués aux pieds de son armoire, les lacets serrés formaient une boule impossible à démêler. La rage affluait à ses yeux comme une marée brûlante. Il ne pouvait pas se présenter pieds-nus aux officiers, la punition était pour lui. Sa permission allait sauter, il ne pourrait pas entrer chez lui ce samedi. Alors, il fit comme si. Un autre bidasse de la chambrée l’observait en riant assis sur son lit, un teigneux qui jouait les gros bras. Manuel fondit sur lui d’un pas décidé. C’est toi qui a fait ça ? Demanda-t-il dans un rugissement. L’autre, visiblement apeuré, répondit qu’il n’y était pour rien. Manuel réclama le nom du coupable. Le rieur se dressa, Manuel ne lui laissa guère le temps, il frappa aussi fort qu’il le put, une gifle retentissante, pas un coup de poing mais une simple baffe, retentissante, vexante, avilissante. Manuel ramassa les chaussures du garçon, il les enfila et dévala les escaliers pour se mettre en rang, juste à temps. Dès lors, on cessa de le ridiculiser.

    Bien plus tard, à quatre-vingt-cinq ans, le vieil homme sentit ses forces décliner rapidement, sa fin approchait, il devait se confronter au grand départ auquel il ne s’était pas préparé. Il fut pris de panique, il ne voulait pas pleurer devant ses enfants et ses petits-enfants. Alors, il pensa au stratagème qui lui avait si bien réussi tout au long de sa vie. Il fit comme si, même pas peur. Il se persuada que la mort allait l’épargner, lui si courageux. Il se coucha presque sereinement, il s’endormit confiant, certain de passer encore des jours et des mois parmi les siens. Au petit matin, il ne se réveilla pas. Cette fois-ci, le faire comme si avait échoué. La seule fois de sa vie.


    Le 12 08 2021 : La maman de Jean.

    Pour Jean, Valentine était la personne la plus importante qu’il eut jamais connue. Elle s’appelait Valentine car elle était née le jour de la Saint-Valentin. C’était un signe fort qui en disait long sur sa capacité à aimer. C’était une femme simple, elle savait lire et écrire et cela suffisait selon son père, un commis de ferme persuadé que la première qualité d’un être humain était le travail. C’est pour cela qu’il ne voyait en Valentine qu’une bête de somme : ma fille travaille comme un homme, répétait-il à qui voulait l’entendre. En effet Valentine, l’aînée des quatre enfants survivants aux rigueurs des temps, trimait comme deux ouvriers agricoles, elle soulevait les bottes de paille au bout de sa fourche pour les balancer au sommet de la charrette, elle était capable de coucher un porc sur la table pour lui trancher la gorge, elle tapissait, peignait les murs au besoin, elle cousait, repassait, tricotait pour son mari et ses enfants, elle cuisinait, s’arrangeait pour préparer un repas copieux avec deux tomates et un oignon.

    Sur les rares photographies anciennes, Jean avait découvert une jeune fille mince comme une liane, aux grands yeux sombres pareils à ceux des actrices du cinéma muet. Elle avait eu une taille de guêpe mais jamais il ne la connut ainsi. La Valentine qu’il côtoyait était plutôt ronde, d’autant plus que le père ne la dispensait pas du devoir conjugal. À cet égard, pour elle, c’était mème les travaux forcés. d’épouvantables cernes bruns creusaient ses orbites signalaient comme un étendard qu’elle portait un bébé. Un fœtus dont il fallait se débarrasser dans l’urgence car, à force, les avorteuses se défilaient. En comptant Jean, quatre enfants échappèrent au massacre. Trois garçons et une fille. La pilule n’existait pas encore. Pas de temps à perdre en câlins, on ne racontait pas d’histoire pour endormir les petits, une main caressant furtivement la tête suffisait à recharger la réserve de tendresse pour une semaine.

    Un sentiment puissant reliait Jean et sa mère, chacun se reconnaissait en l’autre, deux aînés qui veillaient sur les plus jeunes. Le père brutal élevé sans papa, se calmait les nerfs en tabassant son garçon. Une vraie séance de boxe française, coups de poings et de pieds, Jean avait sept ou huit ans, le maître de maison pesait son quintal, l’enfant n’était pas de taille à opposer une résistance. Valentine s’interposait, la tête en avant, elle s’offrait à la raclée. Heureusement, s’il abattait sa main sur son rejeton, l’homme ne la leva jamais sur cette épouse qui l’empêchait de dresser son gamin. (Il disait dresser comme on parle d’un chien de chasse tout fou.)

Toute la maisonnée dormait dans la même chambre séparée en trois petites alcôves par des cloisons légères qui s’arrêtaient à cinquante centimètres du plafond pour ménager un peu de clarté. Les soirs où il était battu, Jean guettait la conversation entre ses parents, derrière la paroi de contre-plaqué. Mais il n’entendit jamais de commentaire sur son sort. Dans leur lit, ses parents oubliaient Jean. Il ne comptait plus. C’est comme s’il n’avait jamais existé. Pourtant, pendant la journée, il voyait bien que sa mère dissimulait sa rage, qu’elle souffrait pour son fils.

    Plus tard, Jean et son épouse venaient passer les samedis et dimanches chez Valentine qui accueillit sa belle-fille comme sa propre fille. Elle l’inclut dans la même affection qu’elle portait à Jean.

    Le repos ne lui profita pas, elle tomba malade, clouée dans son fauteuil par une terrible fatigue telle qu’elle n’en avait jamais éprouvée pendant sa jeunesse, quand elle aidait son père à tenir la ferme.

    Le médecin de famille la soumit à des examens, puis il la confia à un spécialiste qui convoqua Jean pour lui expliquer que Valentine était atteinte d’un cancer de la moelle, qu’elle ne survirait pas plus de trois ans. Je vous le dis mais elle n’est pas prête à l’entendre, elle s’est mis dans la tête qu’il s’agit d’un microbe. C’est son choix. Elle ne veut pas abdiquer. Nous pouvons renouveler son sang par des transfusions. Après trois attaques du mal, nous ne pourrons plus rien faire pour elle.Elle est trop âgée pour subir une greffe de moelle osseuse.

    Jean accompagna sa mère pendant ses trois dernières années de vie. Valentine se montra vaillante. À chaque rémission, elle déclarait qu’elle avait vaincu le microbe. Son crâne se perforait régulièrement, ses côtes se rompaient, son squelette se désagrégeait. Elle tint trois années, presque jour pour jour. Elle souffrit davantage de son incapacité au labeur que de sa maladie elle-même. On la transféra dans un hôpital pour recevoir des soins palliatifs. Jean la visitait chaque jour, il lui tenait la main tandis qu’elle divaguait. Le plafond de cette chambre est sale, Jean. Nous le repeindrons dès que je me sentirai mieux, lui dit-elle avant de fermer les yeux pour toujours.

    Ce fut pour Jean une épreuve cruelle. Il apprit qu’il ne restait plus rien de son enfance. Valentine l’avait emportée dans ses bagages pour l’autre monde. Il était enfin adulte en perdant sa mère, il fut privé de la femme qu’il avait adorée le plus longtemps.


    Le 11 08 2021 : L’île de Nemo.

    Dans des temps très reculés, il existait une île perdue au milieu d’un océan aux eaux d’un bleu profond frangé d’écume blanche. L’île de Nemo faisait partie d’un archipel volcanique qui s’appelait Noland. Nemo était la perle de Noland, la terre la plus belle, avec sa végétation luxuriante nourrie de sédiments riches et de l’eau des sources claires. Poussés par les marées et les courants marins, toutes sortes d’animaux vivaient dans les bois accrochés aux flancs de l’unique montagne, ou dans les prairies verdoyantes irriguées par un réseau de rivières et de ruisseaux qui nourrissaient les mammifères, les oiseaux multicolores, les insectes et les poissons. Chacun trouvait sa place dans la chaîne alimentaire, participant à l’équilibre naturel de ce paradis.

    Là se côtoyaient des zèbres, des antilopes, des girafes, des lions, des guépards, des jaguars, des tigres mais aussi des lapins, des suricates, des mangoustes, des phoques, des requins, des poulpes, des guêpes, des scarabées, des araignées grandes et petites, des papillons, des colibris, des aigles, des hérons gris et bleus, des corbeaux noirs, des pies noires et blanches, des mouettes blanches. C’était un enchantement que de voir évoluer cette faune bigarrée qui vivait là, en paix, dans une harmonie idéale où aucun prédateur n’exterminait son voisin.

    Cependant, un jeune tigre prit le pouvoir sur les habitants de Nemo. Il n’en pouvait plus de cette population où les pelages et les plumages rayés se mélangeaient aux pelages et aux plumages tachetés qui, eux mêmes, dans un désordre détestable, avaient du mal exister parmi les robes unies, brunes ou fauves. C’était, selon le grand fauve, une situation insupportable. Il était urgent d’ordonner cette grande confusion.

    Sous la direction des félins, on jeta du haut des falaises, les herbivores, les antilopes, les gnous, les grands buffles qui sombrèrent dans les vagues. Alors, comme plus personne ne broutait dans la savane, les lianes proliférèrent et étouffèrent les arbres qui séchèrent rapidement, l’herbe se mit à jaunir et s’enflamma aux premières chaleurs. Ne rencontrant plus aucun obstacle, le vent propagea le feu qui, en quelques jours, dévora la végétation. La famine anéantit une bonne moitié des espèces animales, les fauves tachetés, les éléphants, les insectes, la plupart des oiseaux. Tâches, zébrures ou robes unies.

    Aidés par les tigres, quelques bêtes rayées trouvèrent refuge sur un minuscule îlot épargné par les flammes. Pour subsister, les grands prédateurs eurent vite fait d’anéantir les quelques zèbres qu’ils avaient jusque là épargnés. Enfin, très vite, les puissants se retrouvaient parmi leurs semblables, tous à pelage rayé. Les plus forts s’attaquèrent aux plus faibles d’entre eux, les petits, les malades, les blessés ou les plus âgés.

    Comme il ne restait plus de proies sur l’île rasée par le feu, les fauves survivants se réfugièrent sur la côte, en quête de poissons morts, de crustacés, de petits poulpes et de mollusques. L’excès de sel eût raison de leurs intestins et ils périrent les uns après les autres dans d’affreuses souffrances. La belle île de Nemo ressemblait à un immense charnier où les cadavres pourrissaient au soleil où aucun arbre ne poussait. Sur le sable calciné, quelques troncs brûlés dressaient leurs bras carbonisés comme pour lancer des SOS désespérés dans une puanteur épouvantable.

    Les marins qui avaient coutume d’y faire une escale pour reconstituer leur provision d’eau se détournèrent car les sources d’antan ne charriaient plus qu’une boue noirâtre. La vie avait abandonné l’île de Nemo, plus de bêtes, plus de plantes, plus de diversité. La mort, le désert de cendres, l’uniformité noirâtre, l’immobilité figée ou le vent fou. La roche érodée perçait le sol comme des pieux de défense. L’enfer.

    Et tout cela pourquoi ? Parce que les tigres rayés ne voulaient plus vivre parmi les animaux tachetés ou unis.


    Le 10 08 2021 : Fermer les yeux.

    Si vous avez été enfant, et vous l’avez été forcément, vous avez joué à l’aveugle. Vous avez essayé à coup sûr de goûter à ces sensations, mais vous ne vous en souvenez pas. Allons, faites un effort et vous vous retrouverez des années en arrière, dans la cour de votre maison ou sous la préau. Facile ! Vous n’aurez pas besoin d’accessoire. À ce jeu, moins vous avez d’accessoires, mieux ce sera. Pour cela, il faut choisir un sol relativement plat, pas de bosse, pas de caillou ou d’obstacle susceptible de vous faire trébucher dangereusement, mais pas de mur auquel vous appuyer pour vous guider. Tricher enlève toute sa saveur à cette expérience. Vous y êtes ? Voilà, vous vous positionnez à une quinzaine de mètres d’un arbre, d’un poteau si vous avez choisi un préau ou un trottoir sous les arcades. Vous vous dressez sur votre point de départ, vous vous imprégnez bien de l’environnement qui vous attend : des sons, des odeurs, des courants d’air, vous comptez mentalement le nombre de pas à accomplir. Alors, si vous avez confiance en vous et que vous aimez la difficulté, étendez vos bras en croix et effectuez trois ou quatre voltes, les yeux fermés. Quand vous pensez vous retrouver en face du but, avancez lentement vers lui, sans jamais entrouvrir les paupières. Il vous est permis de placer vos mains en avant, comme un somnambule, pour vous prémunir d’une chute malencontreuse.

    Vous vous livrez au hasard, êtes-vous parti dans la bonne direction après vos quelques pirouettes ? N’avez-vous pas dévié ? Tous vos sens sont en éveil, vos pieds cherchent à reconnaître la nappe de graviers que vous aviez repérée, votre nez renifle l’arôme gras des géraniums sur la fenêtre à mi-parcours, sur votre droite. Il vous semble que votre trajectoire s’est infléchie à gauche, dans ce cas, vous allez heurter du front le panneau publicitaire ou frapper du genou le banc que vous connaissez bien. Vous commencez à regretter d’avoir osé vous risquer dans ce défi idiot qui pourrait vous valoir des mois de lit d’hôpital, la jambe ou le torse dans le plâtre. Attention ! Gardez vos yeux fermés. Vous n’êtes plus très loin de l’objectif. Il est tout près, là. Vos paumes balayent l’air. Encore trois pas. Vous en êtes certain, la main à couper. Alors, vous ouvrez les yeux qui ont un peu de mal à s’accoutumer à la lumière du grand soleil. L’écran blanc se dissipe enfin, lentement. Mais où êtes-vous ? Un mur se dresse à cinq centimètres de votre nez. Vouqs avez évité le choc de justesse. Il s’en est fallu d’un rien. Vos quelques tours de manège vous ont désorienté, vous êtes parti dans le sens opposé à celui prévu.

    Ce ne sont que des jeux de gosses qui ont valu souvent des accidents graves, des chutes dans les escaliers, des collisions avec un passant, avec un véhicule. Mais c’est l’école de la vie. Toute notre existence n’est que la répétition de cette expérience. Pour satisfaire une ambition, un rêve, nous nous lançons dans une certaine direction, confusément, et souvent nous nous retrouvons à cent lieues du résultat escompté. Le hasard nous a poussé sur la mauvaise route, jusqu’au bord de la falaise, jusqu’à l’échec, jusqu’à la catastrophe. Le parfum de femme que nous avons cru connaître nous a trompés, ce n’était pas le bon, nos sens nous ont abusé.

    Parfois je me reprends à serrer les paupières pour ressentir le même frisson qui me parcourait il y a près de soixante dix-ans, mais que voulez-vous, l’âge a usé ma témérité. Désormais, après les trois premiers pas, j’écarquille mes yeux. Je n’aime plus le surprises. C’est seulement le matin que je me réjouis en regardant autour de moi. Je me dis que je suis vivant et c’est très bien. Une joie immense.


    Le 09 08 2021 : Le mariage de Sophie.

    Le temps qu’il dura, le mariage de Sophie fut un enchantement qui prit fin en laissant une telle douleur dans son cœur qu’elle ne put pas penser à autre chose qu’à son bonheur perdu. Son époux ne la quitta pas, ne la trompa pas et jamais ne lui fit endurer le moindre désagrément. C’était un être doux et agréable, travailleur, fidèle, tout ce dont une femme pouvait rêver. Il était conducteur des travaux dans le bâtiment et gagnait bien sa vie. L’avenir s’annonçait radieux pour les jeunes mariés qui, après l’aménagement de leur maison sur les bords de la Bièvre, préparaient activement la venue d’un enfant. Une vie limpide que rien ne semblait pouvoir troubler. Un jour ,gris de novembre, un coup de téléphone lui annonça qu’un accident était survenu sur le chantier. Une poutre métallique avait glissé de l’élingue humide qui la maintenait au crochet de la grue. La charge tomba sur le sol et c’est en rebondissant qu’elle frappa Florent sur le côté du crâne et le tua sur le coup.

En apprenant la terrible nouvelle, elle ne cria pas, elle ne hurla pas, elle se sentit vidée de son sang et se laissa glisser sur le parquet. Elle resta allongée, comme morte elle aussi. Elle aurait voulu partir à son tour, arriver avec lui là où vont ceux qui perdent la vie. Elle ne se souvenait plus des funérailles, ni des amis, ni des parents qui la serraient sur leur cœur en lui répétant qu’elle était jeune, qu’elle avait encore une vie à vivre, qu’il lui fallait surmonter cette épreuve et en sortir plus forte.

    Elle se refusait à les écouter, peu à peu, les rangs s’éclaircirent autour d’elle, elle se réfugia dans une solitude douillette, une tristesse confortable et lancinante qui faisait le vide autour d’elle.

    Quand elle croisait un couple d’amoureux, elle se disait que ç’aurait pu être elle et lui, elle les enviait sans les jalouser, sans amertume. Elle se voua entièrement à son métier d’institutrice. Elle qui voulait élever un enfant, elle s’occupait de vingt-cinq élèves chaque année. Des tout-petits auxquels elle apprenait à parler et à réfléchir. Parfois, un enfant l’appelait Maman. Elle en ressentait un pincement au creux de la poitrine et frissonnait comme si elle recevait un baiser d’amour.

    Ses collègues organisaient une rencontre avec un célibataire bien sous tous rapports. Parfois même on lui proposait une relation suivie, sans engagement, juste pour voir car ce serait dommage de laisser filer sa chance d’être heureuse. Elle y avait droit comme les autres, mais elle dissuadait gentiment le prétendant. Elle affirmait qu’elle était toujours mariée à Florent, il était toujours auprès d’elle, elle l’aimait trop pour s’intéresser à un autre homme, elle disait qu’il était trop tôt, beaucoup trop tôt.

    Combien de temps faudra-t-il patienter ? Elle haussait les épaules. On ne peut pas dire, peut-être toujours et elle ajoutait qu’elle n’avait pas le droit d’imposer ce sacrifice à quiconque. À son propos, on répétait qu’elle était désormais inaccessible, qu’elle avait sombré dans ce deuil comme dans un gouffre qui l’avait ensevelie. Elle n’avait plus rien à donner, ci ce n’était du malheur et de la mélancolie. Cela dura des années et des années, toutes semblables, une longue litanie de solitudes, de désespoirs aussi, de refus, de jours et de nuits de tristesse. Sophie atteint ainsi l’âge de la retraite. Une vie gâchée à attendre une impossible embellie. Chaque soir elle contemplait le portrait de Florent posé sur son chevet. Il avait le regard fier, le buste droit, il était figé dans sa jeunesse alors qu’elle avait vieilli. Ses cheveux avaient blanchi depuis longtemps, des rides profondes avaient creusé ses joues et son front. Elle était devenue une vieille dame. Ce constat brisa quelque chose en elle. Elle s’ébroua comme une bête tombée dans la rivière. Elle avait besoin de voir des gens, de parler, de rire, elle s’inscrivit à un club du troisième âge . On y jouait au bridge ou au scrabble. Le vendredi après-midi, les abonnés mettaient de la musique et dansaient un peu. Nul n’était obligé, chacun faisait selon ses envies. Des couples de veuves et de célibataire s’étaient formés et avaient emménagé ensemble mais cela ne la concernait pas, ne la tentait pas. Se mettre avec une vieille personne à son âge serait folie, elle n’avait pas envie de passer le reste de sa vie à soigner un vieux malade, un ronchon qui lui aurait imposé ses habitudes, son linge sale et sa mauvaise humeur.

    Elle résista à la tentation, elle déclina aimablement une bonne demie-douzaine de propositions. Elle était cloîtrée dans sa solitude, habituée à se contenter de ses souvenirs d’un bonheur éphémère.

    Quelques semaines avant son quatre-vingt cinquième anniversaire, elle chancela sous le coup de boutoir d’un accident vasculaire cérébral. La violence du choc lui fit entrevoir l’imminence de sa fin. Elle murmura le prénom de Florent, heureuse de le retrouver bientôt, mais une pensée vint troubler sa joie : Et s’il avait rencontré quelqu’un, là-haut ? C’est long, l’éternité, va savoir s’il a eu la patience de m’attendre.

    Alors elle pensa à tous ces garçons qui lui avaient proposé de l’accompagner sur la dernière partie du chemin. Et elle regretta d’avoir refusé trop vite.


      Le 08 08 2021 : Le couac de Tokyo :

    Drôle de règlement, dans toutes les disciplines sportives, les athlètes sont responsables de leurs accessoires qu’ils peuvent prendre en charge, à la condition de respecter les normes techniques fixées par le comité olympique. Pourquoi en pentathlon, les pays ne fournissent-ils pas les montures de leurs compétiteurs ? Les chevaux sont tirés au sort et les cavaliers ne disposent, en tout et pour tout, que de vingt minutes pour faire connaissance. C’est peu, trop peu et le drame survenu hier était prévisible. Le cheval Saint-Boy attribué à la cavalière allemande Annika Schleu n’était pas disposé à obéir à cette inconnue qui prétendait le diriger. Les problèmes d’incompatibilité d’humeur arrivent aux humains, pourquoi les animaux en seraient épargnés ? Il refusa systématiquement de sauter, il reculait au lieu d’avancer et manifestait sa hâte de retrouver le paddock. L’équipe germanique fut éliminée alors qu’elle était idéalement placée pour gagner la médaille d’or, comme la France peu de temps auparavant qui traversa la même mésaventure : Pénélope Leprévost écopa du cheval Vancouver de Lanlore qui fit heurta une barre et refusa l’obstacle à plusieurs reprises. Pour couronner le tout, Saint-Boy le mal nommé s’approcha de l’entraîneuse Kim Raisner, qui hors de ses gonds, lui administra un coup de poing dans le flanc tandis que la cavalière en larmes s’épuisait en coups de cravache, coups de poing et coups d’éperons. Les efforts de plusieurs années de travail s’envolaient à cause d’un équidé capricieux. La disqualification justifiée tomba immédiatement : il est interdit d’user de violence envers un animal pour qui une médaille, fût-elle en or, n’a aucune signification. Pourquoi ferait-il plaisir à une inconnue énervée avec laquelle il n’a pas eu le temps d’établir les indispensables liens de confiance ? Un animal n’est pas doté de raison, seule l’affection et la récompense peuvent le motiver.

    Nous comprenons le cheval cabochard et nous comprenons aussi sa cavalière frustrée. Cette épreuve fut une pénible épreuve pour la belle, pour la bête et pour les téléspectateurs consternés. L’histoire d’une rencontre manquée.

    Il serait peut-être judicieux de revoir le règlement et autoriser les nations à fournir les montures. Dans le flot d’argent dépensé pour ces jeux, ce serait une goutte d’eau. De pareils drames seraient évités. Vingt minutes, c’est trop court pour inscrire à jamais son nom sur le glorieux tableau des gloires du sport. C’est pourquoi notre cavalier Nicolas Delmotte a préféré a choisi de déclarer forfait plutôt que de commettre un pareil couac. C’est tout à son honneur.


       Le 07 08 2021 : Crime d’amour.

   Quand un homme supprime sa conjointe ou, plus rarement, quand une femme se débarrasse de son compagnon par poison, avec un couteau de cuisine, par arme à feu ou en le poussant du haut d’une falaise, son avocat invoque le crime passionnel. Heureusement, ce terme a tendance à disparaître des plaidoiries : Il l’aimait trop, quand elle l’a trompé, son amour s’est transformé en haine, il n’a pas supporté qu’elle sombre ainsi dans la déchéance. La mort de celle qu’il avait trop aimée était la seule solution pour continuer à vivre et à l’oublier.

    Cette vision romantique de l’amour destructeur ne résiste pas à l’analyse. Quand on aime quelqu’un, on l’aime tel qu’il est, avec ses qualités et ses défauts. Le jeune Armand Duval vénérait Marguerite Gautier, la légère Dame aux camélias qui lui infligeait le martyre et qu’il aima même au-delà de la mort de celle-ci. On se souvient de la poignante scène où le jeune homme baise le crâne de son aimée qu’il avait fait déterrer pour la voir une dernière fois.

    Bien qu’excessive, sa passion était pure. Si elle s’était montrée moins volage, l’aurait-il autant aimée ? Peu importe car l’union de deux individus efface la personnalité de chacun, pour en faire une seule entité de deux êtres qui ne pensent qu’à l’autre, qui s’oublient totalement pour servir l’autre. La femme ou l’homme trompé qui tue parce qu’il aime trop, s’aime trop en réalité et c’est sa propre image de femme ou d’homme trompé, ridiculisé qu’il aime trop. En détruisant la cause de sa déconvenue, elle ou il croit guérir sa douleur. Le meurtrier a agi égoïstement et à l’instant de l’acte fatal, il n’est plus question d’amour mais de haine ou de dépit. Ne confondons pas deux contraires.

      Le prétendu crime passionnel a toujours existé et admis avec une certaine compassion ou bienveillance par la société. Il est même autorisé par certaines religions.

    Aujourd’hui, la médiatisation des féminicides ou homicides conjugaux nous amènent à reconsidérer le point de vue ancestral. Un assassinat reste un assassinat, un geste répréhensible et interdit, pour quelque raison que ce soit. Aucun motif amoureux ne peut constituer une circonstance atténuante. Il n’y a aucune trace d’amour dans cet acte abominable. La femme ou le mari délaissé ne doit pas commettre l’injustice de se faire justice. Dans de telles affaires, les torts sont souvent réparties comme dans tout conflit.

    Le mieux est d’oublier, il n’y a pas de douleur éternelle. La preuve ? Les veuves et les veufs éplorés qui se disaient dévastés par le décès de l’autre se remarient bien vite, souvent sans attendre la période décente du deuil.

    Il est temps de renoncer à cette idée romanesque, quasi poétique de la vengeance amoureuse. Amour et vengeance sont deux notions antinomiques. Quand on ne s’aime plus, on se quitte avant de s’accommoder du mensonge.


    Le 06 08 2021 : La fille de l’anarchiste.

    Imaginez une petite dame très discrète, peu loquace, elle semblait toujours craindre de dire une sottise ou de déranger les autres. Mon épouse et moi l’avons côtoyée pendant des années sans trop la remarquer. Sa fille était l’amie disparue de ma femme. Elle avait péri un jour d’orage en région parisienne, au cours d’une promenade en vélo sur les bords de la Seine, tuée par la chute d’une grosse branche alourdie par la pluie. Elle venait de souhaiter une bonne fête des mères à sa maman.

    Quand nous descendions dans la Drôme, nous lui rendions visite. La perte de sa fille l’avait anéantie et c’est son enfant qu’elle retrouvait en nous voyant. Elle se mit à nous appeler Mes petits et commencer à se confier à nous. Elle évoquait son veuvage, sa vie de solitaire, loin de sa fille. La vie ne l’avait pas gâtée.

    Au cours de chacune de nos rencontres elle versait une larme sur le portrait de Gisèle. Un jour, deux hommes entrèrent chez elle sous le prétexte de constater une fuite d’eau. Pendant que le premier l’occupait dans la salle de bain, l’autre se glissa dans la chambre pour dérober ses économies qu’elle gardait dans l’armoire, entre les draps.

La vieille dame soupçonna quelque chose et surprit le malfrat. Elle hurla si fort que les hommes déguerpirent de peur de se faire prendre par les voisins de l’immeuble. En s’enfuyant, de dépit, l’un deux emporta le cadre avec la photographie de Gisèle. C’était la seule image de son enfant que cette maman avait conservée.

    Rien de pire ne pouvait lui arriver. Elle en conçut une grave agoraphobie, ne put plus mettre le nez dans la rue sauf pour aller acheter son pain quotidien. Elle se tenait aux murs, en proie à de violents vertiges qui allèrent en s’empirant jusqu’au jour où elle fut terrassée par un AVC. À quatre-vingt ans, aucun hôpital de la région ne voulut la prendre en charge. Sa fille aînée qui tenait un restaurant dans le Vercors, réussit à persuader un médecin de Grenoble. Il ouvrit son crâne pour en purger le sang, miraculeusement elle se tira de ce mauvais pas et au cours d’une visite que nous lui rendions, elle nous expliqua que la mémoire lui était revenue, intacte, avec les souvenirs très anciens qu’elle croyait perdus. C’est ainsi qu’elle évoqua son enfance et surtout son père, un anarchiste de Romans.

    Elle nous décrivit un grand bonhomme, sec et nerveux, qui était coupeur dans les fabriques de chaussure et qui jardinait paisiblement en rentrant chez lui.

    Quand on parle d’anarchie, on pense immédiatement aux bandits sanguinaires, ces fanatiques russes représentés avec un couteau entre les dents, ceux de la bande à Bonnot, ces libertaires qui, sans hésitation, tiraient sur les policiers et les représentants du pouvoir légal. Le grand-père de Gisèle, lui, détestait les patrons. Chaque année, il claquait la porte de son employeur et, comme c’était un ouvrier très compétent, il ne pointa jamais au chômage. Pendant la guerre, il entra dans la résistance au vu et au su des patrons qui collaboraient et qui le protégèrent pourtant. Ils se disaient que cet homme était plus original que dangereux. À cette époque propice à la délation, personne ne le dénonça.

    En réalité, cet être doux, amoureux des fleurs, de son épouse, de sa fille et de sa liberté n’avait aucun ennemi sérieux, si ce n’était les envahisseurs qu’il combattit vaillamment. Il luttait avec les partisans dans les montagnes et rentrait en ville quand il voulait pour retrouver sa famille et faire son travail d’agent de liaison.

    La vieille dame adorait son papa, ses yeux s’illuminaient quand elle parlait de lui et la mystérieuse anarchie qui, je le voyais bien, était plus pour elle une généreuse utopie qu’un mouvement politique.

Elle vécut encore quelques années et mourut dans une maison de retraite, seule, loin de ses petits-enfants et la tête pleine de rêves de son père, ce héros qui réclamait une augmentation pour ses camarades d’atelier sans jamais se syndiquer.

    Nous ne la quittions jamais sans qu’elle nous priât de déposer des roses sur la tombe de sa Gisèle qui reposait au cimetière de Boulogne, si loin de sa Drôme natale.


Le 05 08 2021 : Trompe-la mort.

    Dans le village où il naquit, personne ne se souvenait de son nom, mais tous savait qui était Trompe-la-mort.

    Si tu veux vivre longtemps, suis Trompe-la-mort comme son ombre, fais ami-ami avec lui et ne le lâche pas d’une semelle. Tu connaîtras une existence exaltante et tu verras cent fois la mort de près sans jamais y succomber.

    Voilà ce que se répétait-on à son propos mais nul n’aurait obéi à ce conseil car s’il échappait toujours à une fin tragique, on ne côtoie pas impunément la faucheuse, sa fréquentation laisse des traces.

    Ainsi, notre homme traînait la patte lamentablement, à son poignet brisé pendait comme un fruit mûr sa main estropiée, son œil unique balayait les alentours sous la menace permanente d’un accident qui lui serait fatal. Sa respiration ronflait douloureusement, comme encombrée par des poignées de terre.

    Ne pensez surtout pas que ce garçon de vingt-cinq ans à peine qui en paraissait le double payait le prix d’imprudences qui auraient coûté la vie de tout autre.

    Alors qu’il était adolescent, avec un gamin de son âge, il jouait avec la carcasse d’un vieille voiture abandonnée sur le terrain vague qui marquait la limite du canton. Elle n’avait plus de roues et une épaisse couche des rouille en avait mangé la peinture. Trompe-le-mort se prénommait encore Manuel, c’est ainsi qu’il avait été enregistré sur les registres de l’école primaire. L’enfant essayait de faire tourner le moteur de l’engin. Il n’avait aucune chance de le faire démarrer car le réservoir percé s’était vidé depuis longtemps. Avec l’entêtement naïf des rêveurs, il forçait sur la manivelle et réussit à la déplacer d’un quart de tour. Il progressait et s’acharna de plus belle. La tige effectua un tour complet et résista de moins en moins. Et puis d’un coup, il sembla que la défunte machine ait décidé de ressusciter. L’air comprimé dans les cylindres s’empara de la manivelle folle qui tournoya avec la brutalité d’un marteau pour fracasser le poignet du gamin.

    Il avait seize ans, issu d’une famille pauvre mais honnête, il abandonna ses études avant de passer le BEPC pour travailler et ajouter un peu d’argent dans la maigre bourse commune. Il aidait un jardinier à entretenir le domaine municipal. Il s’exposait aux risques du métier. La malchance voulut qu’il marchât sur les griffes d’un râteau posé au sol. Le manche se dressa comme un serpent surpris pour désintégrer son arcade sourcilière et sa joue. Des fragments d’os percèrent son œil, ce qui fait qu’à demi défiguré par l’enfoncement de sa face, il se retrouva borgne, avec un œil de verre mal assorti à l’iris sain. Les jeunes filles ne s’intéressèrent plus à lui qui, déjà les tenait à distance avec sa main invalide. C’est cette mésaventure qui lui rapporta son surnom.

    Pour couronner le tout, il faillit périr enterré vivant un jour que, parti cueillir des pissenlits à l’orée d’un bois, il eut à fuir la charge d’un énorme mâle sanglier . Trompe-la-mort ne chercha pas à s’expliquer avec le monstre furieux, il ne tenta pas de négocier, il s’enfuit aussi vite qu’il le put, mettant à profit les quelques dizaines de mètres qui l’éloignaient encore du cochon furieux. Mais hélas, si l’animal n’est pas dotée de notre finesse d’esprit , il possède la rapidité et l’endurance qui fait défaut à l’espèce humaine. Notre héros sentait déjà sur ses mollets le souffle de la bête. Sur le flanc d’un talus, il entrevit un providentiel trou, le repaire d’un blaireau ou d’un renard. La tête la première, il s’y jeta sans prendre le temps de réfléchir. L’ouverture étroite lui rabota un peu les coudes et les flancs mais elle maintint fauve à l’extérieur. Fou de rage, celui-ci laboura le tertre de ses crocs. Un grand fracas accompagné de poussière, et le toit de la grotte s’effondra sur le jeune homme qui, par réflexe, enfouit sa tête entre ses bras. Il se ménagea une poche d’air qui lui permit, à force de contorsions, de se mouvoir vers l’entrée. À chacune de ses tentatives, le sable pleuvait sur son crâne, ruisselait sur sa face, s’introduisait dans ses narines et sa bouche, mais sa lutte ne fut pas inutile. Il s’était battu plus de deux heures, quand il entrevit le jour, il redouta de retrouver le sanglier qui, heureusement, décourager avait renoncé à sa colère.

    Pendant des années, Trompe-la-mort mena une existence normale, il travailla comme grouillot dans une importante compagnie d’assurances, il portait les plis et les petits colis sur une motocyclette à trois roues, telle que celles qui sont affectées aux distributeurs de La Poste. Un travail tranquille, sans risque. Mais lors de la première vague de la pandémie, il fut atteint par la covid 19. On ne savait pas bien comment soigner ce mal nouveau. Il avait quarante-cinq ans. Un médecin lui prescrivit de l’aspirine, il croyait traiter une simple grippe. Trompe-la-mort ne put tromper personne. Le mal l’emporta en quelques jours. Dans la canton, il fut la première victime d’un fléau qui nous occupera pendant des mois et des mois.


    Le 04 08 2021 : Apprendre la vie :

    Paul a toujours vécu dans l’angoisse, il avait peur de tout. Il se savait malchanceux.

  Avant de quitter la maison, il faisait trois fois le tour des robinets pour vérifier qu’ils ne risquaient pas de couler. Il s’assurait de même qu’il ne laissait pas de lumière allumée, non pas par souci d’économie mais pour ne pas avoir à déplorer un court-circuit qui incendierait l’appartement. Il tournait et retournait la clé de la porte d’entrée jusqu’à sentir que le pêne vint bien au fond de la gâche. Il descendait quelques marches et remontait à l’étage pour recommencer son rituel de précautions. Avait-il correctement tiré la chasse d’eau ? N’avait pas omis d’éteindre la lampe de la cuisine ? Avait-il convenablement poussé la porte du réfrigérateur ? Le lave-linge n’était-il pas resté branché ?

    Sujet aux migraines, chaque jour, avant de partir au travail, il se préparait un comprimé d’aspirine qu’il oubliait systématiquement sur la table. Quand je lui demandais si son médicament lui était indispensable, il répondait : Hou là, je ne pourrais pas tenir sans ça.

    D’un certain point de vue, il avait raison de craindre toujours quelque catastrophe car, extrêmement distrait, comme le Petit-Poucet, il semait ses affaires derrière lui. Les gendarmes le connaissaient car Paul leur rendait visite souvent pour récupérer ses clés abandonnées sur le coin d’un lavabo, sur le tapis d’une caisse dans un commerce, sur le parapet d’un belvédère où il les avait posées l’instant de prendre une photo, ou sur un banc public où il s’était reposé. On courait derrière sa voiture pour récupérer sa sacoche ou sa casquette qu’il avait oubliées sur le toit. Il perdait un temps infini dans l’accomplissement de ses vérifications aussi longues que les check-lists qui précèdent le décollage d’une navette spatiale, aussi, il se mettait toujours en retard.

    Sa vie était un enfer où il se consumait dans une angoisse permanente. Si encore cela lui évitait des déconvenues, mais non, dix volumes ne suffiraient pas à faire le décompte de ses mésaventures.

    Ses amis s’en amusaient et le plaignaient en même temps car il attirait les accidents : Surpris par l’orage, en vélo devant l’église, il fut frappé par la foudre. Après quelques jours de coma, il survécut avec un traumatisme. Il tomba d’une échelle en voulant remplacer une ampoule dans la cage d’escalier. Fervent amateur de cyclotourisme, il dérapa maintes fois dans les lacets du Vercors. Un authentique trompe-la-mort. Heureusement, il n’eut jamais l’idée de s’adonner à l’alpinisme.

    Les années s’accumulant, je redoutais que la perspective de la mort n’empoisonnât sa fin de vie. Connaissant bien son caractère qui le confrontait toujours au pire, je m’attendais à ce qu’il hurle de terreur, qu’il pleure jour et nuit, qu’il tremble jusqu’à l’épuisement. Mais je me trompais : contre toute attente il accueillit la fin sans fébrilité, avec sérénité, presque dans la paix. À force d’avoir toujours envisagé le pire, sans doute avait-il fini par accepter notre fragilité, notre vulnérabilité et la clause de mortalité que nous signons en naissant.


    Le 03 08 2021 : Le regard d’un enfant.

    Quand ils contemplaient Julien, son père, les yeux de Matteo se remplissaient d’étoiles. L’enfant de huit ans admirait son géniteur, c’était bien plus qu’un respect filial, c’était une véritable fascination. Pour l’enfant, cet adulte représentait un modèle, une force, un savoir, une toute-puissance incontestable. Il se disait qu’il avait une chance inouïe d’être son fils, pour rien au monde il n’aurait souhaité un autre père, comme celui d’Erwan, par exemple, qui marchait tout tordu, qui, en dépit de ses trente-cinq ans, s’était prématurément abîmé la santé à force de boire et de fumer. Matteo plaignait sincèrement son ami quand il le voyait, tenant la main de cet homme déjà vieux qui toussait et crachait ses poumons.

    Le papa de Corentin, lui, était robuste et d’aspect agréable. Il portait une barbe blonde taillée au carré qui lui donnait un visage de statue ancienne. Matteo se disait que le père de Corentin soutenait la comparaison avec son propre père… à condition qu’il se taise car dès qu’il ouvrait la bouche, c’était pour se vanter. Il savait tout, avait tout vécu et semblait avoir tout réussi. Matteo l’avait surnommé Monsieur Moi-Je car toutes ses phrases commençaient par ces deux mots. Pour rien au monde, l’enfant n’aurait voulu vivre sous le même toit que ce fanfaron.

    Systématiquement, il analysait les pères de ses camarades de CE2, et son verdict tombait toujours à l’avantage de Julien qui ne se mettait pas en avant, qui prenait soin de son apparence, qui savait rester discret sans être insipide. Lors des réunions de parents d’élèves, Matteo avait remarqué que les autres parents se rangeaient presque toujours à son avis. Il n’avait pas besoin d’élever la voix pour se faire entendre. Son autorité naturelle l’imposait, on l’écoutait sans protester car il avait l’art d’avancer les bons arguments qui mettaient un terme rapide aux débats. Chacun y trouvait son compte car rien n’est plus épuisant que ces vaines chamailleries où l’on s’applique à contredire bien au-delà de l’horaire prévu.

    Matteo imitait son père, il s’efforçait de ne jamais le décevoir, de se maintenir à la hauteur. Il faisait de son mieux. Il obtenait de bonnes notes et défendait opiniâtrement sa place parmi les trois meilleurs de la classe.

    Tout commença à se dégrader quand les actionnaires de l’entreprise qui employait Julien décrétèrent un plan social afin de mieux affronter la concurrence. Ils commencèrent par se débarrasser des agences les moins rentables, ils délocalisèrent vers l’Europe centrale et les pays du Maghreb. On opéra un dégraissage des effectifs dans les unités maintenues. Julien redoutait de faire partie des charrettes successives. Cela le rendait irascible et, de plus en plus souvent, de violentes disputes éclataient dans le ménage. Le maître de maison reprochait à son épouse de mauvaises habitudes, elle dépensait trop en futilités qui, à peine achetées, disparaissaient à jamais dans les placards. Selon lui, on courait à la catastrophe alors qu’il fallait prévoir plusieurs années d’emprunt pour l’appartement. Lassée, Émeline quitta quelque temps le foyer pour se réfugier dans la maison de son enfance, en Corrèze, le temps de faire le point.

    Cela se terminait toujours de la même façon, sans Émeline pour le tempérer, Julien grondait, les portes claquaient et Matteo ne savait plus où se réfugier pour échapper à l’orage. Il aurait voulu alors devenir invisible comme le héros de la série télévisée. Mais il n’y avait rien à faire, il se posait toujours au mauvais endroit, où qu’il se trouvât, il gênait. Pour se calmer, Julien arpentait le salon, le couloir, la cuisine. Forcément, à un moment ou un autre, il finissait pas trébucher contre son fils. Alors, il se mettait à hurler et très vite, il ponctuait ses cris par une gifle ou deux. Il exprimait ainsi sa colère, son mal-être. Il fallait le comprendre.

    Après quelques semaines, Julien n’avait plus besoin de prétexte pour corriger Erwan. Dès qu’il rentrait du travail, il saisissait son enfant par le col de sa chemise et le secouait brutalement, il le jetait au sol et allait jusqu’à lui infliger quelques coups de pieds dans le ventre. Son garçon représentait la somme de ses échecs, il le désignait comme seul responsable de son malheur. Sans Erwan, sa vie aurait été toute autre, il se serait senti plus libre, il n’aurait pas été contraint de se soumettre aux choix de sa direction, il aurait changé de région, de pays. Plus il y pensait, plus il enrageait… C’était un feu qui le dévastait, il ne se contrôlait plus, il frappait toujours plus fort.

    Cela ne pouvait pas durer infiniment. Un mercredi, alors qu’il devait rester chez lui à cause d’une mise au chômage partiel, Julien se retrouva face à face avec son enfant. Le premier coup de poing partit à propos d’un rien, une chaussure qui traînait. Le petit bascula en arrière et sa tête heurta l’angle de la table du salon. Matteo tomba, secoué comme un épileptique, ses yeux se révulsèrent et il s’immobilisa. Julien se pencha sur le visage de son garçon qui le fixait. Il ne lut aucune frayeur, aucune révolte dans son regard, seulement une sorte d’incompréhension mêlée à de l’admiration. Oui, étonnamment Matteo avait vénéré son papa jusqu’à son dernier souffle. Les victimes d’infanticide ont le cœur grand.


     Le 01 08 2021 : Mireille et la mer.

    Depuis qu’elle s’était retrouvée seule, au décès de son mari, Mireille s’était découvert une nouvelle passion, de nouveaux frissons. Dans son Austin mini, elle parcourait la Côte-d’Azur pour dépenser le confortable héritage que lui avait laissé son pauvre Michel après une vie passée à acheter des terrains pour y construire des résidences secondaires.

    Elle qui avait mené une existence très tranquille, elle avait découvert le délicieux frisson, les palpitations, la gorge nouée et même la détresse lorsqu’elle perdait en une soirée sa rente mensuelle. En glissant les jetons dans la fente des bandits-manchots, elle culpabilisait parfois mais chassait ses scrupules aussitôt : Je ne cause de tort à personne, après tout. Pas d’enfant, pas de famille. À soixante-dix-huit ans, je préfère profiter de mes dernières années. Mon argent ne me tiendra pas chaud au ventre quand je serai dans la tombe.

    Cette nuit-là avait bien commencé dans le casino de Juan-les-Pins qu’elle connaissait bien et où elle aimait bien finir la semaine. Le personnel la reconnaissait et la saluaient aimablement. Dès qu’elle arrivait, un voiturier rangeait sa petite voiture au milieu des gros SUV et des luxueux modèles de sport. On lui réservait ses jeux favoris. Elle se sentait un peu chez elle parmi les machines qui cliquetaient et déversaient parfois des petites fortunes dans son gobelet. Elle gagnait souvent, mais à la fin du mois, elle dressait le bilan qui était toujours négatif, elle perdait plus qu’elle ne gagnait mais elle passait outre en se répétant que tout plaisir a un coût. Et le plaisir qu’elle en tirait valait bien qu’elle y sacrifiât quelques centaines d’euros qui ne privaient personne. Par exemple, ce samedi, elle avait frôlé la cagnotte. Avec un peu plus d’expérience, elle se serait arrêtée à temps, alors que la machine avait déjà déversé quatre flots de jetons. Avec un peu plus de prudence, elle aurait compensé ses pertes de trois mois, mais elle pensa que si le sort avait décidé de la favoriser autant, sa chance serait résolument de son côté pour le restant de la soirée… et son acharnement lui fit perdre ses gains précédents. Quand sa bourse fut vide, elle brada sa voiture à un voisin plus veinard. Elle s’entêta pour tenter de se refaire en quelques coups, mais quand la poisse commence à vous coller, elle ne vous lâche pas de si tôt. Un employé lui prit le bras obligeamment pour la reconduire devant l’établissement avant qu’elle ne se ruinât complètement.

    Elle s’effondra au pied des marches et se mit pleurer. Un vigile lui demanda de s’éloigner un peu car cela ne faisait une bonne publicité au casino.

    Mireille se demandait comment elle allait rentrer à Saint-Raphaël, sans voiture, au milieu de la nuit. Elle pensa attendre le matin sur la plage, elle s’engagea sur le sable mais ne rebroussa pas chemin quand les vagues vibrent lécher ses pieds. L’eau tiède la reçut, Mireille s’enfonça vers le large, elle marcha encore alors que sa bouche et son nez commençaient à manquer d’oxygène. Fermer les yeux, se laisser glisser vers les profondeurs, en finir avec celle illusion d’existence, dormir enfin, rejoindre Michel.

    Un feu d’artifice illumina brusquement le ciel, au dessus de sa tête. C’était peut-être un signe. Cela la tira de sa fatale torpeur. Non, il était trop tôt pour partir. Elle tourna le dos à la noyade et revint sur la grève. Sa robe blanche de dentelles et de satin ruisselait sur ses jambes et ses pieds. Elle se coucha sur le sable qui l’accueillit comme une couche douillette. Elle s’endormit paisiblement, bercée par le murmure de la Méditerranée.

    Aux premières lueurs du jour, deux policiers lui secouèrent doucement l’épaule. Alors, ma petite dame, on a trop fait la fête, on a abusé du champagne ?

    Piteuse, elle les détrompa. En reniflant, elle avoua son erreur, elle avait trop joué, elle avait stupidement perdu sa voiture, ce qu’elle avait sur elle et se voyait dans le plus grand dénuement, incapable de pouvoir regagner son domicile.

Les gardiens de la paix lui conseillèrent de ne plus jouer et de se faire interdire l’accès des salles de jeux. L’un d’entre eux se proposa de la raccompagner aimablement chez elle. Il avait terminé son service et se rendait disponible.

Mireille s’enferma dans son appartement pendant quinze jours. Elle réfléchit sans complaisance. Puis elle se rendit à la banque où elle détailla sa situation. On lui apprit que Michel avait ouvert un livret d’épargne à son nom que et cette épargne était arrivée à échéance. Ces économies allaient lui permettre de se tirer de ce mauvais pas à condition qu’elle cessât de jouer. La main sur le cœur, elle jura de ne plus recommencer, bien consciente que la mer l’avait sauvée une fois et qu’elle était bien placée pour savoir que la chance repasse rarement les plats.

    Elle acheta une nouvelle voiture, le plus petit modèle de Citroën avec lequel elle s’organisa des visites touristiques dans les Alpilles et l’arrière-pays, de Perpignan à Menton. Et si elle joua parfois, ce ne fut qu’au club de bridge où les mises d’argent n’étaient pas tolérées.


    Le 31 0702021 : Benji et les échecs.

Benjamin était l’un de ces adolescents qui peinent à trouver leur place dans un groupe, un de ceux que l’on choisit le dernier quand on forme les équipes de foot. Non pas qu’il fût laid ou désagréable, prétentieux ou maladroit. Non, il était tout ce qu’il y a de plus normal, il aimait rire autant que ses camarades, il se maintenait dans le premier tiers de sa classe, mais c’était ainsi, personne ne l’attendait dans la cour de récréation, on ne lui demandait jamais son avis, il avait toujours été transparent. Les professeurs ne l’interrogeaient quasiment jamais, il aurait pu s’absenter sans que personne ne le remarque.

    Pourtant, il ne se décourageait pas. Les ados du lycée se retrouvaient chaque mercredi après-midi au parc municipal parc pour taper dans le ballon. Toujours les mêmes gosses. Parfois, quand un joueur manquait à l’appel, on le faisait jouer, c’était le bouche-trou attitré. Tout poste lui convenait, à l’avant ou gardien de but, sans discuter il prenait la place qu’on lui désignait. Il lui arrivait souvent d’arbitrer ou de rester sur le banc de touche, à surveiller les rafraîchissements. Peu importait pourvu de ne pas être seul.

    Quand Samuel arriva dans le quartier, les autres ne désignèrent plus Benji. Samuel était plus petit que Benji, moins robuste mais il s’imposa. Dieu seul savait pourquoi.

    Pendant que les sportifs s’amusaient sans lui, Benjamin traînait seul dans le parc. Autour du bassin, assis sur des chaises pliantes, des petits vieux se livraient à des parties d’échecs. Son grand-père l’y avait initié pendant quatre ans, avant de mourir.

    Cette après-midi, le garçon remarqua le vieillard penché sur l’échiquier, en face d’un siège vide. L’homme semblait assoupi. Malgré son envie de partager un moment avec lui, Benji demeura à distance. Le mercredi suivant et celui d’après, le lycéen aperçut le bonhomme solitaire devant son plateau. Il déplaçait les pièces, tantôt les blanches, tantôt les noires. Le vieillard ne vit pas le jeune-homme qui s’approchait timidement. Quand l’ombre de celui-ci se porta sur le tablier, l’homme leva le front.

_ Sais-tu jouer, demanda-t-il.

_ Un peu, répondit Benjamin.

_ Alors assieds, toi, tu as peut-être le temps d’en faire une avec moi ?

Ils jouèrent ainsi pendant plus d’un an, le mercredi et chaque jour que la météo permettait, pendant les vacances scolaires. Les échecs sont incompatibles avec le bavardage. Si ce n’est leur prénom ils ne surent jamais rien l’un de l’autre. Ils se saluaient en se retrouvant et en se séparant. Ils se mesuraient honnêtement, ils étaient de forces égales, c’était pour cela qu’ils ne se querellaient jamais, ils partageaient leur plaisir de jouer.

    Un jour d’hiver, le pliant de Marcel resta vide, Benjamin s’inquiéta mais il ignorait l’adresse de celui-ci et ne put pas prendre de ses nouvelles. Pendant cinq semaines, il se rendit fidèlement à son rendez-vous pour attendre seul sur le siège délaissé par Marcel, jusqu’au jour où un jeune garçon de dix ans l’aborda :

    _ Vous êtes Benjamin ? Mon papy est mort d’une crise cardiaque, il m’a souvent parlé de vous, il vous aimait bien, je voulais simplement vous conseiller de ne plus l’attendre. C’est inutile maintenant.

    Bien qu’il redoutât cette nouvelle, il s’y était préparé. IL souffrit moins qu’il ne l’eût pensé. Cependant, il continua à revenir, installé devant un échiquier il avançait ses pièces.

_ Cela vous fâcherait de jouer une heure ou deux avec moi, demanda un vieillard planté devant lui.

_ Pas le moins du monde, prenez place. Je m’appelle Benjamin.

_ Je suis Émile, mais ma femme m’appelait Mimile, vous pouvez dire comme elle, si ça vous chante.

_ Bonjour Mimile, moi c’est Benjamin, et personne ne m’appelle, seule ma mère me dit Benji.

    Il tressaillait de satisfaction, il avait réussi à intéresser quelqu’un. Les échecs s’étaient transformés en succès.

    _ Bonjour Benji.


       Le 30 07 2021: Qu’il est difficile d’aimer...

    Soixante-quinze ans d’observation de mes contemporains m’ont amené à cette pénible conclusion : Qu’il est difficile d’aimer !

    J’en ai tant vu, des couples d’amoureux qui, après des années de passion, se séparaient du jour au lendemain, en dépit des dégâts causés autour d’eux dans le cœur des enfants, des parents, des amis mêmes qui, pris à témoin, se rangeaient du côté de l’homme ou de la femme. Les mariages ne résistent pas au temps, de nos jours.

    Les proches abasourdis doivent choisir entre l’un et l’autre. Le syndrome du caillou dans l’eau : un rond en crée un autre après l’onde de choc. Le cercle d’amis ou de parents se voit bousculé. Il cherche a savoir et ne comprennent pas les raisons :

_ Il a changé, il ne me regarde plus de la même façon, peu à peu, c’est devenu insupportable. Ce n’était plus le gentil Bertrand qui m’avait séduite, il était incapable de m’expliquer ce qui d’un coup, lui déplaisait en moi. Je n’étais plus bonne à rien, tout ce que je faisais était mal fait, selon lui. Je ne valais plus rien. Non, il ne m’a pas trompée, du moins, je ne le crois pas. Et pourtant j’ai l’impression d’avoir été abusée. Il a fait semblant, peut-être m’a-t-il épousée sans trop réfléchir. Peut-être est-ce lui qu’il a trompé, au fond ?

    _ J’en avais entendu parler mais je n’ai jamais pensé que cela nous arriverait un jour. Après la naissance de nos jumelles, je suis devenu un étranger chez moi. Elle n’avait plus de temps à me consentir, je tombais toujours au plus mauvais moment, à tel point que je préférais me réfugier chez mes parents pour éviter des discussions idiotes à propos de tout et de rien. Nos querelles faisaient pleurer nos petites, ce n’était plus une vie. D’un commun accord, nous avons préféré rompre avant qu’il ne soit trop tard. Nous qui nous entendions si bien, nous ne nous supportions plus du tout. C’est incroyable. Depuis que nous ne vivons plus sous le même toit, nous ne nous sommes jamais si bien entendus. Nous avons su préserver une belle amitié, un reste de tendresse. Jamais de dilemme à propos des filles, jamais d’avis divergents, c’est curieux, n’est-ce pas ? Nous serions peut-être ensemble aujourd’hui si nous avions vécu pacsés. Mais ni l’un, ni l’autre ne se voyait vieillir avec l’autre dans une ambiance pourrie. C’est ainsi, la vie. On croit que ce sera une fête permanente, on s’engage confiant pour un long marathon mais on est épuisé après six petits kilomètres de marathon. Ce n’est la faute de personne, une erreur de casting.

    Elle est loin, la sortie triomphante de l’église et de la mairie sous une pluie de riz. Oubliées les fêtes entre amis qui ont vu se former de nouveaux couples, de nouvelles familles. Les enfants perpétueront les liens noués par ce premier couple. Qui sait ?

    _ Veux-tu baptiser notre Chloé ? Ça nous ferait tellement plaisir.

    De belles histoires interrompues, des rêves brisés, de la déception, la morsure des désillusions, la triste réalité de la vanité humaine incapable d’aimer pour longtemps. Qu’il est difficile d’aimer, chantait Gilles Vigneault ! Qu’il est facile de se séparer. Trop facile, même pas mal.

     

Le 29 07 2021 : Comment accepter demain ?

    Comment expliquer cette violence qui s’exprime chaque jour sur nos écrans par un rejet de toute autorité, par un refus de toutes les conventions et de toutes les hiérarchies, par une destruction des valeurs qui, jusqu’à hier, ont construit et étayé notre société, par une méfiance chronique de l’autre. L’autre étant l’inconnu, le porteur de danger, le différent.

    Dans ce tsunami social, quelques voix tentent encore de s’élever pour nous appeler à la raison, mais elles se perdent dans le tumulte des manifestations et des réseaux sociaux. Les incitations haineuses hurlent plus fort que les discours pacifistes.

    Que s’est-il passé dans notre pays et dans le monde pour que nous soyons parvenus à cette vertigineuse glissade vers le déclin de notre civilisation ?

    D’abord, le progrès qui a mis des outils dangereux entre nos mains : en deux siècles, nous avons refaçonné le monde en créant des produits aptes à nous détruire : nous avons joué les apprentis sorciers sans évaluer les risques : les engrais, les pesticides, les produits dérivés du pétrole, les plastiques. Nous avons empoisonné le sol, les océans, l’espace et notre univers est devenu un gigantesque dépotoir dont nous ne pouvons plus nous débarrasser. Un nouveau continent de déchets dérive sur les mers. Les poissons et les êtres vivants en meurent. La tâche est trop gigantesque pour être accomplie en urgence. Même les plus aveugles ou les plus inconscients d’entre nous n’échappent pas à une angoisse sourde.             Qu’allons-nous devenir ? Qui dominera le monde et à quoi ressemblera notre planète, demain ? Dans l’objectif de rentabilité optimum, nous avons détruit les vieux modèles. Il semble que désormais, la nouvelle génération veuille détruire l’ancien monde, en bloc.

    Contre qui pouvons-nous nous révolter, contre le pouvoir de ceux qui nous ont dirigés, que nous avons élus pour nous protéger et qui ont menti, qui ont triché ? Des sursauts d’anarchie, des apprentis démagogues nous poussent à la violence, ils veulent réinventer ce qui a été fait pour mettre en place une nouvelle utopie, sans argent, sans richesse… sans liberté. Nous savons ce que ces idées folles ont généré à l’Est de l’Europe et dans l’Amérique latine. Dans notre vieille Europe, en Orient et plus près de nous, de dangereux dictateurs d’opérette se sont imposés et désignent le voisin comme l’unique responsable de tout les maux qu’ils ne savent pas résoudre.

    Nos jeunes assistent à cette consternante désagrégation du monde, au délitement du lien social, de la morale. Ils s’élèvent contre leurs parents qui ont perverti l’univers qu’ils leur légueront. Nos enfants se sentent floués, et leur colère est souvent légitime. Notre mode de vie, nos us, nos lois, la répression, nos injonctions, le carcan de nos religions, l’avenir sinistre que nous leur proposons, ils réfutent tout cela. Ils ne nous écoutent plus, ils ont vu ce que leurs aînés étaient capables de faire : la guerre comme panacée, de coûteuses organisations qui devraient régler l’entente entre les humains et qui se révèlent parfaitement incompétentes.

    Sous le prétexte de préserver l’emploi, nous investissons des fortunes pour enrichir encore plus des marchands d’illusions.

    Nos enfants constatent cela chaque jour : le monde est trop engagé dans la spirale fatale. On leur a promis un paradis et ils n’auront que la peine, le chômage. Ils ont étudié pour rien, se sont perdus dans un labyrinthe administratif où se dévalorisent les diplômes et les années gaspillées en études stériles. Des métiers disparaissent au profit des start-up éphémères. Seuls réussiront les plus futés, les moins consciencieux.

    Alors, ils ne supportent plus le mensonge d’état, ni l’autorité des aînés qu’ils pensent incompétents, ils caillassent les ambulances et les camions de pompiers, ils saccagent les cabinets médicaux, détruisent les centres de vaccination, les écoles, les commissariats, molestent les enseignants, les policiers, ils refusent tout. Ils nous jettent au visage ces lendemains obscurs qe nous leur laissons en héritage.

    Veut-on les prémunir d’un virus ? Ils hurlent au complot des liberticides, ils veulent être libres de disposer de leur vie et engagent la vie des autres. Ils se sentent menacés constamment, leur peur s’exprime par des crises de nerfs. De tout temps, les jeunes ont exprimé leur malaise par la violence. Sans remonter au moyen-âge, rappelons-nous les anarchistes de Bonnot, les Chauffeurs de la Drôme, les Zazous, les Blousons-Noirs, pour finir avec les Black-Blocs, les sauvageons et les racailles de banlieue. Chaque époque voit émerger ses truands et ses émeutiers contestataires emblématiques.

    Le monde a perdu la tête au sens propre comme au figuré. Quand les premiers de cordée ont fait faillite, ne nous étonnons pas que les dents de lait et les sans-dents affûtent leurs quenottes ou leurs chicots.

   Jamais les adultes n’ont su répondre aux attentes de la jeunesse impatiente. Nous dégainons nos critiques à la moindre remarque mais nous, les vieux, avons-nous la science et la patience de chercher à comprendre nos enfants ? Pourtant, souvenons-nous qu’à vingt ans, nous doutions comme eux et qu’en mai 68, çà et là en France, les manifestants brûlaient les voitures de leurs parents. Il n’y a aucune gloire à en tirer, car nous ne pouvons rien exiger après avoir causé tant de dégâts. Les adolescents se demandent de quel monde ils hériteront.  Les adultes s'interrogent sur les enfants qu'ils laisseront à le planète.

  

    Le 28 07 2021 : Savoir dire non.

    C’est pendant les insomnies que reviennent, on ne sait ni comment ni pourquoi, des noms qu’on croyait oubliés, qui en rappellent d’autres. Cette étrange compagnie de fantômes nous hante jusqu’aux premières lueurs du matin pour se retirer sur la pointe des pieds. Cette nuit, un personnage s’est imposé à moi. Je n’y avais pas songé pendant des années, peut-être depuis plus de trois décennies : Bernard Georges Moitessier, le navigateur intrépide qui inspira des générations de fervents de la course en solitaire. Il se lança dans la terrible course du Golden Globe Challenge, un défi fou sans date de départ fixe, les ports de départ et d’arrivée n’étaient pas définis, les seules règles précisaient qu’il fallait effectuer un tour du monde en contournant les continents par le sud, sans escale, sans aide extérieure, ni communication, ni ravitaillement, avec une simple boussole et un sextant. En 1968, notre homme se lança sur l’Atlantique, il accomplit sa course et fut le premier à se présenter devant la ligne d’arrivée, mais au lieu de la franchir pour récolter les honneurs et les récompenses, il continua son périple qui dura dix mois. Le vagabond des mers du Sud finira par s’installer en Polynésie pour profiter de la nature et écrire ses livres, loin du vacarme médiatique, du progrès qui rend fou et de la marche du temps. Il mourut d’un cancer de la prostate à l’age se soixante-neuf ans. Il repose dans le cimetière breton de Bono dans le Morbihan.

    Et je me demande pourquoi cet être magnifique et modeste, devant la porte du paradis, n’a pas refusé d’entrer et n’a pas décidé de poursuivre sa route pour nous montrer son chemin de sagesse.

    Un autre héros exemplaire : Bartleby, né de l’imagination du grand écrivain Herman Melville, l’auteur d’un ouvrage plus connu, Moby Dick. Dans cette nouvelle qui inspira films, pièces de théâtre et dramatiques télévisées, un modeste clerc de notaire, consciencieux et discipliné, refuse un travail anodin demandé par son patron. Pour seule justification, il avance un laconique et pacifique Je préférerais ne pas qu’il répétera à chaque fois qu’on fera appel à lui. Ainsi, il préférera ne plus quitter le bureau où il dormira, mangera et vivra jusqu’à ce que son malheureux employeur aille s’établir ailleurs, exténué. Étudié par les philosophes, les sociologues et et les politiciens, ce Bartleby est devenu le représentant de l’antipouvoir que Deleuze définit comme un moyen de lutter par la fuite.

    J'ignore pourquoi, dans mon Panthéon, Moitessier et Bartleby se tiennent par la main comme deux frères d’armes emblématiques.

    Les nuits d’insomnie, il vous vient de drôles d’idées, n’est-ce pas ?


      Le 27 07 2021 : L’amour de Gaétan.

    En ce temps là, la France traversait une période tourmentée. Une génération de jeunes gens était envoyée dans le djebel algérien pour rétablir l’ordre. Ces garçons ne connaissaient rien de ce département français qui les appelait de l’autre côté de la Méditerranée. Ce qu’ils découvraient en débarquant du cargo les laissaient pantois. Cette région ne ressemblait en rien à la France qu’ils connaissaient, ni les gens, ni les paysages, ni le parler des gens qui y vivaient.

    Gaétan fut muté dans un village de montagne, dans une ferme des Aures où, avec une trentaine de troufions, il devait assurer la sécurité des habitants. Les rebelles frappaient la nuit, ils égorgeaient en silence, brutalement et disparaissaient dans les grottes, les gorges ou les bosquets de tamaris.

    Les soldats passaient leur journée à taper dans un ballon, à boire des bières à l’ombre du jujubier, à faire des parties de tarot ou à écouter le transistor pour se tenir au courant des nouvelles et des dernières chansons américaines.

    À part cela, ils s’ennuyaient assidûment. Le moment le plus important était celui de la distribution du courrier par le vaguemestre. Chacun récupérait sa lettre et s’esquivait ) l’écart des autres pour se plonger dans la lecture. Bien souvent, il s’agissait de plis de couleur rose ou bleu tendre, portant l’écriture ronde caractéristique des jeunes filles.

    Gaétan, lui, ne recevait que des enveloppes blanches qui provenaient de son Puy-de-Dôme natal. Sa maman lui en expédiait chaque semaine, sans faillir. Elle lui parlait de son village, de Mireille, sa sœur aînée, de ceux qui étaient appelés au service militaire, de ceux qui n’en reviendraient pas. Elle évoquait le père qui souffrait le martyre après des années de travail à l’usine. Tous les courriers se ressemblaient. Toujours les mêmes thèmes, seul l’ordre variait.

    Parfois, il lui semblait que sa maman se contentait de recopier le même modèle de lettre. Gaétan jalousait ses amis. Des fiancées leur remontait le moral avec des pages et des pages de mots sucrés, des papillons rouges glissés entre deux feuilles, des empreintes de leurs lèvres, des baisers de feu.

    Ses conscrits le raillaient souvent : comment te débrouilles-tu pour rester célibataire à ton âge ? Tu ne sais pas y faire avec les femmes ? Tu te destines à devenir curé ? Veux-tu que je te donne des cours ?

    Ces remarques le blessaient cruellement. Il aurait voulu recevoir des lettres d’amour comme les autres, il n’était ni plus laid, ni plus bête que ses camarades. Cela ne s’était pas trouvé, c’est tout. Parfois la destinée hésite, elle prend son temps, elle hésite en chemin. L’ange gardien de Gaétan devait être un sacré paresseux. Pas de chance, il était tombé sur le plus fainéant des protecteurs.

    Comme il avait besoin de confier sa peine à quelqu’un et qu’il ne voulait pas alarmer sa mère, Gaétan se raconta à sa sœur. Il lui relata sa grande solitude, il vivait comme sur un rocher, au milieu du désert. Il n’avait personne à qui rêver, personne avec qui former des projets, son avenir était désespérément vide, aussi vain que son présent.

    Mais le mercredi suivant ses dernières confidences, il reçu deux lettres, l’une qui portait l’adresse de Mireille, et une autre qui ne mentionnait aucun expéditeur. Il la décacheta fébrilement, elle ne contenait qu’une feuille pliée en quatre sur laquelle une main anonyme avait tracé le dessin d’un cœur portant ses initiales : G.L. pour Gaétan Lefranc. Après de longues réflexions, comme les deux courriers arrivaient toujours en même temps, il déduisit que seule sa sœur pouvait en être à l’origine. Il s’en contenta et chaque semaine, avec les autres, il s’isolait pour se plonger dans la lecture de son courrier. Les copains n’ayant plus de raison de prolonger leurs moqueries, il eut l’impression de rejoindre le troupeau, de ne plus être la bête curieuse du contingent.

    À peine un mois plus tard, au cours d’une sortie de nuit, il tomba dans une embuscade. Une balle de fusil mitrailleur lui fracassa le tibia et il passa de longs mois à l’hôpital militaire où des médecins le rafistolèrent tant bien que mal. À l’issue de sa convalescence, on le renvoya dans ses foyers, avec son paquetage. Au-dessus de son sac marin, bien protégé par son linge, il dissimula sa collection de fausses lettres d’amour liées par un ruban rose.

    Deux ans après sa libération, il épousa une fille de la région qu’il aima comme un désespéré. Il avait trop manqué de tendresse. Il se rattrapa.


    Le 16 juillet 2021 : Jules et gym.

    Jules n’avait pas toujours été ce qu’il devint, cet Apollon quasi parfait sur le passage duquel chacun se retournait. Homme ou femme, il ne laissait personne indifférent. La nature lui avait donné une grande taille, un mètre quatre-vingt-cinq, des traits réguliers, un menton volontaire, un regard trop bleu qui créait un certain intérêt autour de lui, mais c’était tout. Cette morphologie n’était que la toile brute sur laquelle le peintre devait exercer son art. Dès qu’il prit conscience des possibilités offertes par ces dispositions, il s’attela à la tâche. Il s’adonna à la gymnastique avec passion, comme un forcené. Dès que ses occupations professionnelles le permettaient, il soulevait de la fonte, assouplissait ses articulations, exécutait de longues séries de pompes, tirait sur des sandows, courait des kilomètres, lesté par une sacoche remplie de briques. Il ne négligeait aucun muscle de ses jambes, de son ventre, ses pectoraux, ses dorsaux, ses épaules.

    Il ne se découragea pas quand les débuts de transformation tardaient à venir. Ce n’était pas tout que d’être grand et assez joli garçon, encore fallait-il être bien tourné. Chaque jour, il guettait la naissance du nouvel être qu’il voulait sculpter, une perfection. Il nota la formation de ses abdominaux avec l’impression de recevoir une récompense méritée. Ses épaules s’arrondissaient, ses biceps saillaient et l’obligeaient à écarter un peu les bras. Il dut renouveler ses maillots, ses pulls, ses pantalons dont les coutures craquaient. Avant sa métamorphose, il avait fait partie d’une petite bande d’amis fidèles qui partageaient les mêmes goûts mais rapidement, les uns après les autres, ils le délaissèrent. D’abord parce que Jules n’avait guère de temps à leur accorder, la gymnastique dévorant tout son temps libre, enfin parce qu’il était difficile, voire insupportable de se montrer en compagnie d’une telle statue grecque. On n’existe plus auprès d’une œuvre d’art, on n’a pas sa place, ses amis ne supportaient plus la douloureuse comparaison. Quant à ses amies qui le regardaient naguère avec des yeux gourmands, elles l’évitaient, le fuyaient pour ne pas avoir à souffrir l’abandon. Elles n’imaginaient pas qu’un garçon tel que Jules pouvaient s’attacher à une fille normale. Elle préféraient chercher leur bonheur simple ailleurs.

    C’est ainsi qu’il fit le vide autour de lui mais quand d’autres se seraient ravisés, il s’entêta. Toujours plus d’efforts et de musculation. Dès l’aube, on l’apercevait courant sur la berge du canal ou sur les sentiers forestiers, dans un nuage de vapeur de sueur, ses jambes puissantes se balançant comme une mécanique bien huilée.

    Plus il peinait, plus il insistait. Le mal aux mollets, le dos fourbu, les tendinites, il endurait tout cela avec délice. C’était ses médailles. Ses modèles étaient Stallone et Scwartzenegger. Leurs posters tapissaient les murs de sa chambre. Il les contemplait chaque soir avant de s’endormir comme d’autres récitent leurs prières. Devant le miroir de l’armoire, il comparait ses muscles à ceux de ses idoles... jusqu’au soir où il ne nota plus de différence notable entre lui et ses modèles. Il put enfin dormir tranquille.

    S’était-il trop fatigué pendant ces trois années d’entraînement acharné, en avait-il trop demandé à son organisme, avait-il trop négligé d’écouter les alertes que lui lançaient ses nerfs ? Le lendemain de sa révélation, une sorte de paralysie l’empêcha de se lever. Il resta au lit pendant une semaine. Se traîner jusqu’à la cuisine était un supplice, se chauffer un café était une torture. Il ne tenait plus debout, il commença à maigrir, à s’affaiblir comme le marathonien qui s’effondre sur la ligne d’arrivée.

Une longue série de maladies étranges le mit à terre. Ses médecins, spécialistes en tout genre n’y comprenaient rien. Les scanners, les I.R.M, les radiographies, les analyses de sang ne révélèrent rien. En quelques mois, il perdit ses muscles, son ventre devint flasque, de ses bras et de ses cuisses pendouillaient des lambeaux de chair comme des caroncules disgracieuses.

    Les plus assidus de ses amis retrouvèrent le chemin de son appartement et vinrent le visiter régulièrement. Jules reprit goût à la vie. Il vendit ses haltères et ses agrès sur un site internet, il déposa chez Emmaüs ses survêtements et joggings désormais trop amples. Il changea d’employeur et, au bureau, il rencontra une jeune fille qui l’aida à se rétablir. Elle était tombée amoureuse de ses yeux que sa musculature avait fait oublier trop longtemps. Il la regarda et cessa de s’examiner dans se glace. Il laissa enfin faire la nature qui, après tout, avait été assez généreuse avec lui. Il redevint enfin le type normal qu’il n’aurait jamais dû cesser d’être.     Un homme heureux.

    

     Le 24 juillet 2021 : Un bon livre :

    Cesse de raconter des histoires, répète-t-on à celui, adulte ou enfant, qui embellit la réalité ou l’assombrit. Mais se demande-t-on pourquoi l’Homme, dès son enfance, a besoin de s’exalter en écoutant des histoires ? Pourquoi ne peut-il pas se passer d’entendre les mésaventures de chevaliers, de rois, de princesses, de magiciens et de sorcières, d’extraterrestres, de licornes, d’orphelins, de vieux pêcheur qui affronte l’océan, ou d’enfants perdus ? Parce que pour vivre, nous apprenons autant par nos émotions que par notre raison. Nous savons bien qu’il y a peu de chances de voyager sur le dos d’un albatros, de traverser les déserts et les océans à la recherche d’un trésor ancien, de lutter contre un tyrannosaure échappé de la préhistoire, mais en entraînant notre imagination, nous pouvons partager ce que les personnages des récits auraient ressenti s’ils avaient jamais existé.

    Pendant des années, l’un de mes frères ne sortait jamais dans la cour commune sans tenir en laisse trois ou quatre lions ou tigres qu’il n’oubliait jamais d’attacher au poteau du auvent avant de rentrer dans la maison. Il craignait trop que l’un de ses fauves mythiques ne dévore un membre de la famille. Un jour, une vache échappa au troupeau qu’un paysan allait vendre au marché aux bestiaux et fit une brutale irruption dans notre patio. Aussi surpris l’un que l’autre, l’animal et le garçonnet se retrouvèrent face à face. Mon jeune frère hurla comme un perdu et vint se réfugier contre les jupes de ma mère qui s’étonna : _ Comment ? Tu domptes des lions à longueur de journée et tu as peur d’une vache ? Je ne te comprends pas._ Oui, répondit Gérard, mais elle est vivante alors que mes lions n’existent pas.

    On dit des rêveurs qu’ils vivent dans leur monde, que, comme Don-Quichotte, ils mêlent la fiction à la réalité. Il faut croire que c’est faux, ils savent bien séparer l’imaginaire du réel, à moins d’être déments. Si nous devions souffrir autant que souffrent les héros des livres que nous dévorons, pleurer comme Armand Duval sur le crâne de Marguerite Gautier, jamais nous ne poserions le regard sur une femme. Mais quelle délicieuse douleur qui nous meurtrit à la lecture de ce roman d’Alexandre Dumas fils !

    C’est le pouvoir secret des livres que d’émouvoir le lecteur, c’est à cela que l’on reconnaît un bon livre : à sa faculté de réveiller en nous des sentiments ressentis dans notre vie de tous les jours. Sans risque, nous abordons la peur, la terreur, la passion, la détresse, la misère, la gloire, nous devenons des héros de guerre, des victime s d’une injustice judiciaire, des estropiés, des géants, des tueurs en série sans que l’on nous en fasse jamais grief.

    Malheureux, ceux qui ne veulent ou ne savent pas lire : ils ignorent la peine, la gloire, l’amour. Que leur vie doit être lisse ! À quoi occupent-ils leur cœur et leur imagination ? Ils passent à côté des trésors cachés dans un bon livre.

    Mais à quoi reconnaît-on un bon livre ? On n’oublie jamais un bon livre, on le retrouve toujours avec plaisir comme on se plaît à la fréquentation d’un ami intime. Il ne vieillit pas, on ne s’en lasse pas, comme je n’ai jamais oublié Des souris et des hommes de Steinbeck, La dame aux camélias de Dumas fils, Cyrano de Bergerac d'Edmond Rostand,  Le bruit et la fureur de Faulkner, Bartelby de Herman Melville. Et bien souvent, quand je suis planté devant un navet qui envahit l’écran de la télévision, mon esprit prend les chemins de traverse pour rejoindre  mes fidèles amis de toujours.



    Le 23 juillet 2021 : Hier encore...

    Pour évaluer les effets du temps qui passe, rien de mieux que de se retourner sur ce que nous étions un an plus tôt, à la même date.

    L’an dernier, au mois de juillet, je me trouvais à Fouras, dans une coquette maison louée au bord de l’océan, en face du célèbre Fort Boyard. Mon fils et mes petites filles nous accompagnaient, mon épouse et moi. Spontanément, j’aurais préféré séjourner sur les bords de la Méditerranée, mais des impératifs de logistique m’imposèrent cette ville dont les charmes m’ont séduit d’emblée. Ses longues plages de sable doré, ses points rocheux, son centre ville avec un marché couvert et ses produits locaux, ses poissons et crustacés appétissants. Pendant que les enfants se baignaient, nous faisions de longues promenades à pied sur la côte, notant d’heure en heure les changements de ciel, jusqu’au coucher du soleil aux lueurs d’incendie.

    En 2020, à la même époque, je me sentais vaillant et plein de forces, je charriais mes valises et je ne craignais pas de traverser la France en tous sens.

    Aujourd’hui, je ne vaux plus grand-chose. Si je ne m’en rapporte qu’à mon état, il me semble que d’un coup, j’ai vieilli de dix ans.

    Il y a deux ans, je jouais encore au tennis. Je courais sur toutes les balles, infatigable. Sur les courts, je rencontrais des retraités de mon âge qui évoquaient une tendinite tenace, une douleur persistante aux genoux. Nous nous rappelions un ami foudroyé un an plus tôt par une crise cardiaque alors qu’il commençait à s’échauffer avant un match de double. Vingt-quatre mois à peine, je ne songeais pas à mon âge et encore moins à mon départ. Je vivais tranquillement ma retraite, je formais des projets sans me demander si j’aurais la force de les réaliser. Je pouvais m’occuper de mon jardin sans subir de vertiges.

    Auparavant, c’était une autre vie, je me payais le luxe d’être toujours pressé. Je n’avais pas de temps à perdre. Curieusement, c’est quand on se sent encore jeune que l’on perd son temps en futilités. On se crée des tâches inutiles, on se croit immortel.

Et puis l’inattendu arrive, l’insoupçonné, avec un autre vocabulaire : se ménager, cavernome, Accident cérébro-vasculaire, attaque au cerveau, à surveiller, I.R.M. de contrôle, récidive, chute-rechute et c’est fini, comme naguère on disait belote-rebelote et dix de der. Et le fatidique la science ne peut rien y faire.

    Le temps nous apprend la patience, la résignation, le stoïcisme, la conscience de l’éphémère. On réalise que notre grand amour souffre de douleurs de grand-mère et que l’on désespère comme le vieux pépère que l’on est devenu.

    Il nous pousse un pied supplémentaire quand nous adoptons une canne pour nous aider à avancer. Nous ne contrôlons plus nos divagations : quel est l’animal qui a quatre pattes le matin, deux à midi et trois le soir, demandait le Sphinx à Œdipe : L’homme répondit celui-ci. Il marche à quatre pattes au matin de sa vie, sur ses deux jambes à la force de l’âge et avec une canne au soir de son existence.

    Hier encore, je n’avais pas besoin de béquille. Je ne connais que trop la prochaine étape. Rien de plus normal, contrairement à ce que j’ai toujours cru, je suis mortel, le plus commun des mortels.

    Quand on est un tout petit enfant, on piétine d’impatience, on voudrait grandir très vite. J’y suis désormais, j’ai même fini de grandir. Depuis des années, je ne fais que me ratatiner.


     Le 22 juillet 2021 : Les caprices des sources.

    J’aimais accompagner mon père quand il partait à la chasse. J’appréciais ces longues marches parmi les vallons qui abritaient les oliveraies ou à travers les coteaux couverts de vignes. Pourquoi le gibier se cache-t-il toujours dans des lieux inaccessibles ? Il nous fallait monter, descendre pendant des heures sur des sentiers à peine visibles, tracés par les lapins et les troupeaux de chèvres, grimper à flanc de collines pour débusquer le lièvre dont nous avait parlé un petit berger. Dans nos besaces, les pièges métalliques s’entrechoquaient à chacun de nos pas. Papa connaissait par cœur ces coins perdus dans une nature vierge où les perdrix et les cailles tentaient vainement de lui échapper. Enfant solitaire, il les avait parcourus après avoir caché son cartable dans un buisson complice. Orphelin de père il avait quitté l’école à dix ans à peine. Il avait appris quasiment seul à lire et à écrire, il se débrouillait assez pour décider de consacrer son temps à rapporter de quoi manger à sa mère : du poisson de rivière, des carpes et des barbeaux, des oiseaux braconnés, des lapins pris au collet.

    Il fabriquait ses cages à trappe ou trébuchets pour capturer les chardonnerets qu’il vendait dans son quartier, il savait comment faire de la glu avec de l’essence térébenthine et de l’huile de lin, il maîtrisait toutes les techniques de chasse et de pêche non conventionnelles.                     Exaspérés de voir leurs champs livrés au pillage des nuisibles, les fermiers le payaient à la tête de grive et d’étourneau. Sans approuver ses hécatombes d’oiseaux, je le suivais, admiratif et vaguement effrayé par son savoir. Parfois, ses pièges se refermaient sur le cou d’un hibou, d’un guêpier bigarré comme une palette d’artiste peintre. Sans état d’âme, mon père les glissait au fond de sa gibecière.

    Les chardons griffaient mes jambes malingres de gosse de la ville. Je ne me plaignais jamais, j’attendais la récompense qui devait se mériter. Mon cœur se mettait à battre plus vite à la vue d’un bouquet rose vaporeux de tamaris où nous attendait une source claire qui se faufilait comme une couleuvre paresseuse.

    À notre approche, une gerbe d’oiseaux s’envolait en un feu d’artifice multicolore. À genoux, nous remplissions nos bouteilles d’eau glacée, nous aspergions nos faces et nos bras nus pour nous rafraîchir. Papa tirait les provisions et nous mangions les casse-croûtes au pâté de foie ou au jambon cru préparés par maman avant le lever du soleil.

    Il arrivait que nous ne trouvions pas la source que nous venions chercher. Elle avait disparu, elle avait ses caprices de jeune fille coquette. Elle se faisait désirer. Alors, tandis que j’enrageais, mon père m’entraînait vers une autre fontaine. Il ne pestait pas, il connaissait les règles de ce jeu de cache-cache avec la nature.

    La loi des hommes ne concerne pas les éléments, les sources agissent selon leur volonté, nous n’avons plus qu’à courber la tête, il était vain de gâcher notre plaisir en révolte ou en colère stériles. D’autres sentiers parmi les alfas, d’autres cailloux sournois où nous nous tordions les chevilles, d’autres suées en parcourant les grandes plaines brûlantes à la quête d’une autre source moins capricieuse, plus généreuse. Je n’avais pas le droit de me plaindre, je le savais. Nous faisions partie de cette faune sauvage, nous n’étions pas plus favorisés, il nous fallait payer le prix de l’eau, comme toutes créatures.

    Les sources nous infligeaient leurs caprices que nous devions subir sans rechigner.

  C’est la plus précieuse leçon de vie enseignée par mon père. Je l’ai gardée en tête et aujourd’hui, à l’approche du bout de ma route, quand je me promène dans ce Vercors que j’aime, je me revois, enfant, galopant derrière le pas pressé de mon père, impatient de remplir ma bouche de l’eau froide d’une source généreuse et capricieuse.


    Le 21 juillet 2021 : Nul ne guérit jamais de son enfance.

    Plus nous avançons, plus l’âge nous ramène à notre enfance comme la vague dépose inlassablement le bois flotté sur la plage. Qu’elle fût sage ou tourmentée, heureuse ou terrible, que l’on ait traversé des guerres ou des grands bonheurs, moins notre mémoire s’émousse ou qu’elle reste vivace, nous y revenons toujours. Un détail anodin nous prend au moindre prétexte pour parcourir le chemin à l’envers.

    La mienne ne fut ni réjouissante, ni douce et ne m’a pas incité à la nostalgie. La guerre, la brutalité des temps et des mœurs ont fait que je m’échappai de l’enfance comme l’oiseau prisonnier quitte la cage. Je n’avais pas envie de garder des souvenirs dans ma malle à secrets et j’abordai l’âge adulte avec hâte et bien résolu à ne jamais céder à la nostalgie. Cependant, régulièrement et, toujours au moment où je m’y attends le moins, me voilà bousculé vers le passé par un coup de boutoir en pleine poitrine. Il suffit de peu, d’un rien. Un ciel qui change de couleur, un frisson sur ma peau, un air de musique derrière des volets clos, le parfum d’un melon mûr, l’accent d’un inconnu dans une file d’attente. Ma madeleine de Proust a un goût amer que je déteste, je n’y trouve aucun délice, je me dépêche de m’en débarrasser par-dessus mon épaule.

    Une seule exception toutefois : la mer, la houle qui respire et tressaille comme le ventre d’une parturiente. Je ne la crains pas, je ne l’associe à personne, ni à ma mère, ni à rien du tout. Elle a fait partie de mon existence sans me blesser. Quand elle s’impose à ma mémoire, je l’accueille volontiers, comme on feuillette un vieil album de photos d’une lointaine famille ou qu’on contemple le tableau d’un peintre abstrait qu’on ne comprend pas mais qui fascine. Et puis je m’en sépare sans douleur. Elle me retrouvera sans mal, quand elle voudra sans que je m’y oppose et sans que je ne l'invoque.

    Nul ne guérit jamais de son enfance chantait le poète Jean Ferrat, suggérant que l’enfance est une maladie. Je pense qu’au contraire, c’est elle qui nous forme, qui a nourri et construit l’homme que nous sommes.

    Si nous y revenons toujours malgré nous, c’est que nous agissons comme le vieil arbre rabougri qui puise sans cesse le peu de sève qui irrigue encore ses racines. Il trouve la force de survivre dans l’obscur, les profondeurs cachées de la terre alors que la nature voudrait qu’il lance ses branches vers le haut, le ciel, le soleil.

    Nous n’agissons pas différemment, pourquoi creusons-nous la tourbe de nos souvenirs avec tant d’opiniâtreté si ce n’est pour familiariser avec le monde du silence que nous allons bientôt aborder ? Heureux les petits enfants qui oublient les premières années qu’ils ont vécues !



    Le 20 juillet 2021 : Quelqu’un qui déteste les chiens et les enfants...

    Quelqu’un qui déteste les chiens et les enfants ne peut pas être totalement mauvais. Entre autres perles de cynisme nous devons cette pensée ravageuse à l’humoriste W.C. Fields. Ce misanthrope forcené qui inspira Woody Allen, n’a survécu que trois mois et six jours à l’annonce de ma naissance, c’est dire s’il pouvait faire preuve de sensibilité et d’empathie, en dépit de ses déclarations (Je n'ai aucun préjugé sur les personnes. Je déteste tout le monde de manière uniforme).

    Un professeur de lettres nous interpella pendant une discussion acharnée portant sur les assassins d’enfants. Nous évoquions la nécessité de considérer aussi la vie du meurtrier avant de juger. Ne touchez pas à l’enfance, c’est le dernier refuge de la pureté, nous lança-t-il, balayant toute objection. Malgré l’admiration que je porte au Britannique de Philadelphie, je me range sans hésiter au côté de René Ferriot, ce poète qui méritait une plus grande reconnaissance. Les enfants sont pour moi sacrés et je condamnerai toujours celui qui lève la main sur un enfant. Je ne crois pas que l’usage de la force soit un moyen d’éducation. Les enfants sont plus attentifs à la douceur qu’à la violence qui ne fait qu’aggraver les choses quand nos petits se sentent mal. L’éducation à la dure tant utilisée autrefois n’a jamais favorisé leur épanouissement. Elle les brise, les rend agressifs, les coupe du monde des humains.

    Quant aux chiens, leur prétendue méchanceté est bien souvent une réaction à la maltraitance. On voit souvent à la télévision l’exemple de pitbulls plus doux que des agneaux quand on ne les utilise pas pour des combats de chiens.

    Cette violence que l’on constate aujourd’hui dans notre monde n’est que le résultat de pratiques désastreuses, de l’incapacité des parents ou des institutions.
    Oui, si je ris aux provocations de W.C. Fields comme je riais à celles de Pierre Doris ou de Pierre Desproges. Leur humour brutal dissimulait un certain désespoir, un désarroi face à cette humanité qui en manquait tant, d’humanité.

    Qui t’a donné une philosophie aussi gaie ? Demanda-t-on au Figaro de Beaumarchais qui répondit L’habitude du malheur, je me presse de rire de tout avant d’être obligé d’en pleurer.

    Voilà bien une devise que je fais mienne : Il vaut mieux rire d’un rien plutôt que de pleurer pour tout.
 
 
 
     Le 19 juillet 2021 : Nos actes manqués.

    L’adolescence est porteuse de nos rêves. C’est à cet âge que se dessine notre destin, que se forment nos aspirations et l’esquisse de notre personnalité. Les petites lumières de nos illusions éclairent, de place en place, le long tunnel de notre existence. Là germe ce projet de devenir écrivain, professeur de lettres, reporter pour un grand magazine, conférencier. Beaucoup de carrières envisagées, un écheveau de routes entrevues, le destin fera le tri. Il suffit de peu pour que l’on se retrouve dans une autre vie qui s’impose à nous et nous engloutit. Il arrive souvent qu’à un certain moment, nous voilà trop engagé sur un sentier perdu. Trop tard pour faire demi-tour, pour tout jeter par-dessus l’épaule et continuer sans se retourner.         Avancer, marcher encore, plus loin, vers un avenir incertain qui pourra peut-être se révéler lumineux… ou nous mener au bord du précipice qui nous engloutira dans un quotidien morose, désespéré, si loin de ce que nous avions imaginé.

    Nous en avons tous croisé, de ces amis englués dans une destinée fadasse. Ils avaient pourtant été des étudiants consciencieux, opiniâtres, mais quelque chose s’était rompu dans la mécanique fragile de leur cerveau. Pas de chance, ils n’avaient pas déniché de métier à la mesure de leur ambition, ils n’avaient pas rencontré de compagne pour les persuader de leur valeur, pour leur insuffler la volonté d’y arriver, de vaincre les obstacles. La solitude les avait vidé de leurs forces, ils n’étaient plus capables d’envisager une carrière, d’échafauder les moyens d’y parvenir. Ils se sont retrouvés à dégringoler dans une pente douce mais irrésistible, avalés par la force de la gravité qui les attirait vers le bas, vers le naufrage, vers la médiocrité. Quand on ne peut plus lutter, on s’abandonne, on jette les rames, on se livre à la force du courant, parfois avec un certain délice car l’échec a quelque chose de grandiose. On ne se rebelle plus. Avec tristesse mêlée de fascination on considère la courbe de notre fiasco. On tire même une certaine gloire de l'échec. Il est beau, le rôle de poète maudit, celui qui détruit tout ce qu’il l’approche, qui, tel l’araignée, transforme sa nourriture en venin. On s’accoutume à tout, même au malheur, à la décadence. On peut se boucher les yeux, détourner le regard, il arrivera toujours, le moment du bilan : qu’ai-je fait de mes rêves, qu’ai-je fait de ma vie, que restera-t-il après moi ? Cruelles questions, douloureuses réponses, pénible constat, ou bien on se dit, pas si mal, après tout, j’ai fait du mieux possible. Ne pas monter bien haut, peut-être, mais tout seul ! Devenir un Cyrano, l’infortuné flamboyant, l’admirable misérable.

    Ils sont rares, ceux qui ont atteint leur zénith, alors, pourquoi ne pas se contenter de nos petites victoires ? C’est quand que tu vas mettre des paillettes à ma vie, Kevin ? On peut toujours accrocher des guirlandes à la grisaille.

    Chacun fait de son mieux pour masquer le pire. C’est le grand combat de notre vie. Maquiller nos catastrophes en petites victoires.


       Le 18 juillet 2021 : Chère liberté individuelle.

    Il existait près d’Aix-en-Provence un lotissement de maisons récentes lovées dans une pinède odorante où les cigales stridulaient éperdument. Les chardonnerets et les moineaux y donnaient des concerts dès les premiers jours du printemps. Derrière la rangée de résineux, s’étalaient des garrigues où fleurissaient la lavande sauvage et le coquelicot qui dessinaient des baisers bleus et rouges sur le ventre des coteaux.

    Les hommes et les femmes qui vivaient là n’étaient pas loin de penser qu’ils avaient gagné le paradis sur terre. Il y avait là des citadins, des retraités marseillais ou parisiens, quelques artistes peintres, des correspondants de presse pour la télévision ou les quotidiens nationaux, des professeurs qui prodiguaient les cours dans les universités locales. On comptait même parmi eux un jeune chanteur qui avait le vent en poupe. Il avait fait construire la plus grande villa du site pour lui, pour sa délicieuse épouse et ses jumeaux.

    Tout ce petit monde vivait en bonne entente, organisait des barbecues, des soirées sangria et il n’était pas rare que le chanteur invitât ses amis pour animer ces rencontres sous les étoiles. Chacun était bien conscient de sa chance et protégeait jalousement sa propriété. L’été de cette année-là fut particulièrement caniculaire et les copropriétaires des lieux se réunirent pour déterminer les mesures à prendre pour éviter les mêmes épreuves que subissaient les habitants de calanques livrées aux flammes entre La Ciotat et la capitale phocéenne.

    On discuta âprement. La grande majorité des propriétaires décidèrent de suspendre jusqu’à l’automne les barbecues et les réunions sous les pinèdes. Ils proposèrent qu’un comité de volontaires effectuent des rondes pour prévenir les imprudents promeneurs du danger de fumer alors que les herbes et les buissons ne demandaient qu’à s’embraser. On devait approuver ces décisions à main levée, comme on l’avait toujours fait. 

    Une forêt de bras tendus sanctionna l’accord quasi-unanime. Une demi-douzaine de grincheux protestèrent cependant avec véhémence, arguant une atteinte à la liberté individuelle. Selon eux, il ne fallait pas infantiliser les gens, on devait leur faire confiance si l’on voulait gagner l’adhésion de tous. L’interdiction de se réunir créait un dangereux précédent. Si l’on n’avait plus le droit de profiter de cette nature chèrement payée, on pouvait s’interroger sur les notions de propriété et de liberté individuelles. Pourquoi avoir consenti tant de sacrifices si c’était pour s’enfermer chez soi et défaire le lien social, le vivre ensemble, l’amour et le respect de la nature et des hommes.

    Les autres villageois redoutaient les querelles, ils refusaient de défaire la belle fraternité qu’ils avaient su créer ici. À contrecœur, ils retirèrent leur projet pour maintenir la paix. La majorité ne doit pas toujours faire loi. Si on avait suivi ce précepte on aurait évité de nombreuses guerres et la Terreur en 1793 et 1794, sous la Révolution française.

    Les barbecues, les parties de boules et les tournois de bridge continuèrent donc à l’ombre complice des résineux. Une équipe de bénévoles veillait cependant à ce que chacun se montre prudent.

    Du sommet de la colline, on admira les feux d’artifices dans les bourgs des environs puis tous regagnèrent leurs foyers.

La chaleur avait été étouffante durant toute la journée et un peu de fraîcheur était bienvenue. Le petit groupe de rétifs traînait sous les pins parasols, ils se rappelaient la grande chance qui était la leur et se félicitaient d’avoir tenu bon contre le diktat du plus grand nombre. L’un d’entre eux fit passer une boîte de havanes en déclarant que c’était une excellente occasion de les goûter. Ils continuèrent à bavarder longuement, profitant de la douceur sous les étoiles, jusqu’à la fin de leurs cigares et ils se séparèrent.

    Au milieu de la nuit, les flammes dévorèrent la pinède et les maisons en moins de deux heures, le feu avait démarré par un mégot de Partagas. Ce petit paradis déserté par ses habitants ruinés et dépités fut sacrifié à la liberté individuelle. Les murs calcinés se dressèrent pendant quelques années sous le spectre des troncs. Un promoteur immobilier acheta les ruines et le terrain pour y construire un village de vacances géré et régi par une société anonyme, avec un restaurant, un self-service et une grande piscine à vagues.

    Avec cette querelle suscitée par la vaccination obligatoire, la France en est aujourd’hui au même point que ce lotissement : le caprice d’un petit nombre de réfractaires entêtés risque bien de décimer la population et l’économie du pays.


    Le 17 juillet 2021 : L’école de la République.

    Avec l’âge, beaucoup de faits me reviennent en tête : des éléments auxquels j’étais habitué, qui m’avaient toujours paru normaux, qui ne m’avaient jamais posé de problème.

    Ceux qui me lisent l’ont compris, je suis né en France, dans un ancien département qui ne fait plus partie de la Nation d’aujourd’hui mais que mon pays traîne comme un caillou dans sa chaussure. Cela se passait sur l’autre rive de la Méditerranée.

    Dès la première année de l’école, dans la classe que nous appelions la petite zile, un avatar du petit asile, les enfants Européens partageaient les bancs avec les gosses d’arabes : les indigènes. Nous, les descendants d’Espagnols, d’Italiens, des Maltais, les Chypriotes, ou fils des légionnaires allemands, autrichiens, hongrois ou russes, tous désormais français, normalement à égalité de droits avec ceux que nous appelions les indigènes, c’est à dire, ceux qui étaient nés dans ce département français qu’était l’Algérie. Moi aussi, j’étais indigène car j’avais vu le jour sur ce sol, mais il ne serait venu à l’idée de personne de me qualifier d’indigène, c’était un mot un peu dégradant. On nous disait Européens alors que nous faisions partie de l’Afrique du Nord, que la plupart d’entre nous n’avaient jamais mis les pieds dans cette lointaine métropole.

    Dès la maternelle, quelques élèves étaient indigènes, ou musulmans.

   Première anomalie : à l’école de la République laïque, pourquoi définir les enfants par leur religion ? Il y avait les Français ou Européens (nous) et les arabes ou indigènes.

    Deuxième anomalie : les indigènes constituaient les neuf dixièmes de le population. Pourquoi n’étaient-il pas plus de quatre ou cinq élèves sur les bancs de la petite zile ? Ceux-là étaient fils de commerçants aisés, de fonctionnaires, et même de médecins : une bizarrerie, l’exception qui confirme la règle dans cette nébuleuse coloniale.

    D’année en année, ils disparaissaient, l’un après l’autre. Nul ne s’interrogeait sur ce qu’ils étaient devenus. Leurs pères les retiraient de l’école, ils jugeaient que leurs mioches en savaient assez quand ils maîtrisaient l’alphabet et savaient compter. Les enfants étaient plus utiles à travailler dans les champs, à tailler les oliviers, les vignes des Roumis, ou à garder les troupeaux de chèvres et de moutons. Chacun d’eux se voyait une place, un rang assigné dès sa naissance : les arabes au bas de l’échelle sociale, les autres tout en haut, destinés à l’élite. Ainsi, dans ce meilleur des mondes, quand il se fut agi de libérer la France de l’emprise nazie, alors que l’armée française se résumait à une poignée de clandestins, on fit appel à ces individus anonymes qui constituaient la population indigène de l’Afrique du Nord. Bien sûr, encadrés par des Européens. Je ne suis pas certain que la France ait montré la moindre reconnaissance à ces hommes arrachés à leur terre pour défendre une lointaine Nation pour mourir sur le Mont Cassin, en Alsace ou en Lorraine.

    Ensuite, au collège et au lycée, chaque classe ne comptait plus qu’un ou deux élèves musulmans. Dans mon cours de littérature et de latin, Belkhodja, fils de docteur, se maintenait aux premières places, suivi de Badsi dont le papa tenait le plus important magasin de meubles de la ville.

Sans doute des milliers d’autres petits arabes auraient-ils prouvé leurs capacités à apprendre, si on leur en avait donné l’occasion.

    Dans ces conditions, il ne faut pas s’étonner du drame qui a meurtri ce pays pendant huit ans de guerre civile, ni du désespoir qui a jeté ses habitants sur les voies de l’exil après l’indépendance. Ceux qui portaient le joug ont continué à servir d’autres maîtres, d’autres seigneurs, d’autres saigneurs.


    Le 16 juillet 2021 : Coquin de sort!

    Il existe heureusement des personnes lumineuses qui savent dissiper la tristesse autour d’elle, qui se rendent toujours disponibles, attentives aux autres, riches ou pauvres, jeunes ou moins jeunes. Quand ils se posaient sur vous, les yeux bleus de Jeanne étaient une eau claire qui vous lavait de vos peines, de vos colères, de la grisaille des temps. Jeanne avait le don d’écouter en s’impliquant totalement, elle ne se permettait jamais de conseil, du moins jamais ouvertement. Elle ne serinait jamais, comme tant d’autres : moi, à ta place, je ferais ceci ou cela, il ne faut pas accepter ceci ou cela, tu n’as qu’à faire ceci ou dire cela. Elle se contentait d’être là, près de vous et, miraculeusement, vos peines s’envolaient. Elle ne vous assistait pas seulement par sa présence, à quatre-vingts ans, elle vous aidait aussi en se chargeant de vos courses ou de votre ménage quand vous en étiez empêché.

    Ne pensez pas que Jeanne vivait à côté de la réalité, ce n’était pas une rêveuse forcenée, une de ces béates qui citent toujours le Seigneur comme le Sauveur qu’il suffit de prier et de vénérer pour vivre heureux. Elle affrontait aussi ses problèmes. Jeanne était l’amie de mon épouse, sa confidente, sa presque sœur. Elle lui confia récemment qu’au cours d’une visite de routine, son médecin lui avait décelé un Alzheimer précoce, qui n’avait pas encore de symptômes. Rien d’alarmant pour l’instant, mais cette sainte femme ne se tourmentait pas pour elle, elle ne se préoccupait que de son mari et ses enfants qui auraient à prendre en charge la dégradation de son état neurologique.

    Dès l’annonce de la probabilité de sa maladie, elle se mit en quête d’une solution radicale. Elle savait que la médecine avait peu progressé en ce domaine et ne lui serait d’aucune aide. En France, seule la mort du malade pouvait résoudre ce cas. Plus d’Alzheimer et plus de malade, or on n’aide pas les gens à mourir. Le droit de décider de sa vie n’est pas accordé encore chez nous. Jeanne se mit activement en quête d’une clinique qui lui porterait assistance, en Suisse ou ailleurs. Elle se mit à chercher activement des informations sur Google.

    Toutes les fois que nous lui rendions une visite amicale, elle nous parlait de ce qui était devenu une obsession pour elle. À cette époque, j’étais hospitalisé pour cinq mois et Jeanne, comme toujours, aidait ma femme à s’acquitter des tâches du quotidien. Nous étions le 24 décembre, le jour des cadeaux et du réveillon à préparer. Jeanne devait recevoir ses trois garçons et leur famille pour le repas de Noël. Seul le diable peut dire pourquoi, en revenant du centre commercial, en regagnant le village du Val-d’Oise où elle venait d’acheter une maison plus facile à entretenir, selon elle, en prévision de sa vieillesse, notre amie ressentit le besoin se marcher un peu dans la campagne, avant que la nuit ne l’en empêchât. Elle se gara sur le bas côté dune route de campagne et fit sa promenade. C’est après avoir parcouru quelques kilomètres et qu’elle retournait vers son véhicule que l’accident survint, elle ne le vit pas arriver, un choc dans le dos la propulsa à treize mètres vers l’avant, le bassin fracassé, le crâne ouvert. L’ironie du sort voulait que le conducteur en cause fût médecin. Dans l’obscurité, il n’avait pas distingué cette femme qui marchait sur le bord de la chaussée. Aux gendarmes, il avoua qu’il ne l’avait vue qu’au moment du choc. Le sort régla du même coup le dilemme de notre amie. Elle n’eut pas à chercher une institution au-delà de nos frontières. Son tragique décès survenu au début des fêtes de Noël nous a atteints comme une déflagration.

    Il ne se passe pas de jour sans que revienne le souvenir du sourire de Jeanne, de cet être bienveillant, de la chaleur de son regard bleu qui nous enveloppait comme un manteau d’amitié. Depuis sa disparition, le ciel porte son deuil en s’habillant de gris. Paix à son âme généreuse… Jeanne.


     Le 14 07 2021 : Le 14 juillet.

    À quoi tiennent les choses ! Depuis ma plus petite enfance, je déteste les défilés du 14 juillet, tout comme celui de la fête de Camerone régulièrement célébrée le 30 avril par la fanfare de la Légion Étrangère dans l’avenue principale de ma ville natale. J’abhorre les feux d’artifice, les bombes, les pétards, les taureaux de feu qui crépitent dans la nuit. Cela m’effrayait déjà avant que l’on ne parle d’attentats, de grenades et de toutes ces horreurs commises par les hommes pendant cette guerre civile. Il faut dire que les légionnaires faisaient bien les choses. Sidi-Bel-Abbès était le berceau de cette armée d’élite. Quand ils défilaient, les habitants couraient sur les trottoirs et les accompagnaient sur plusieurs centaines de mètres. Les yeux des femmes brillaient d’admiration.

    Les pionniers se balançaient à la cadence lente de leur pas, ils impressionnaient avec leurs longues barbes, leurs tabliers de cuir, leurs guêtres blanches, leurs képis immaculés. Souvent, les maîtres-chiens, les précédaient en tenant en laisse leurs bergers-allemands qui avançaient également au pas, la tête basse, menaçants, le mufle tendu, prêts à bondir. On aurait dit des demi-dieux.

  Mais cela, je ne le regardais pas, j’étais terrorisé par leur fanfare et particulièrement par le boum-boum du premier rang de grosses caisses. Je recevais chaque frappe au creux du ventre comme un coup de poing, comme une déflagration dans mes entrailles. On applaudissait à leur passage alors que je me recroquevillais pour tendre le dos au tonnerre de la musique.

    Et cette phobie ne m’a pas jamais quitté. On ne me verra jamais aux premières rangées de la foule devant un feu d’artifice, ni collé aux murs hauts-parleurs, ni assister à un concert de musique techno dont chaque note me défonce le crâne comme une perceuse à percussion. Je ne condamne pas les amateurs de ces rythmes électroniques, je fuis les symphonies wagnériennes, tout comme les trompettes des corridas où m’entraînait mon père pour m’endurcir au spectacle de la mort. Chacun trouve son plaisir où il veut. Je laisse ces émotions à ceux qui en sont friands. Mais point pour moi. Merci bien.

    Aujourd’hui, sur les Champs-Élysées arrosés par la pluie, nos armées exhiberont leur puissance alors que la Patrouille de France zébrera le ciel gris des trois couleurs de la France dans le fracas des Alphajets. Par bonheur, depuis hier, ma télévision est en panne, je fêterai la prise de la Bastille en silence. Qui a une pensée pour ces Parisiens de 1789 qui ont osé tracer un trait sur des siècles de privilèges accordés à une élite toute puissante ? Très vite, la liesse se transforma en Terreur, comme trop souvent. Les braves gens n’aiment pas que l’on suive une autre route qu’eux, chantait Brassens en confiant qu’il n’écoute pas le clairon qui sonne dans La mauvaise réputation.

    Fort heureusement, on ne montre plus du doigt ceux que la trompette et le tambour effraient. Ce n’est que justice car il me semble que le rêve nous mène plus loin qu’une armée qui marche au pas.


    Le 13 07 2021 : Les bois flottés.

    Invariablement, aux premiers feux de juillet, ces souvenirs me reviennent comme des bois flottés. Pendant des années, à partir de dix ou onze ans, mes parents m’envoyaient chez ma marraine, au bord de la Méditerranée. Béni-Saf était un petit port de pêche avec une grande plage lovée dans une ample baie en face de l’île de Rachgoun où les pêcheurs allaient traquer le mérou et la daurade. Nous n’avions pas de voiture, aussi, un mareyeur nous conduisait, ma sœur et moi, pour passer un mois ou plus au bord de la mer. Pour l’été, mon oncle, ma tante, mon cousin de mon âge et sa sœur de trois ou quatre ans plus jeune, prenaient leur villégiature dans une ancienne gare transformée en résidence d’été. Il suffisait de traverser une esplanade et la route côtière et nous retrouvions le sable plus brûlant que des braises. Nous parcourions la plage à toutes jambes et nous plongions aussitôt dans l’écume des vagues, le corps apaisé.

    Derrière la maisonnette se dressait une falaise de pierre rouge chargée de minerai de fer. Tout là-haut une population indigène vivait dans le plus grand dénuement. Les yeux infestés de mouches, des enfants gardaient une ou deux chèvres noires sur la marge du précipice. Nous les observions d’en bas, redoutant qu’ils ne s’amusent à faire rouler sur nous une avalanche de pierres. Ils auraient pu en avoir la tentation. Dans leur grande pauvreté, ils ne disposaient que des cailloux pour jouer, pour ramener le chevreau, pour éloigner un chien menaçant ou pour faire payer aux Roumis la misère subie.

    Dès le milieu de l’après-midi, après l’indispensable sieste, les jeunes gens et les jeunes filles venaient danser le rock’n’roll sur la terrasse de la buvette. Les jupes à volants tourbillonnaient, les garçons s’essayaient aux acrobaties, propulsant les demoiselles au-dessus de leurs têtes ou les faisant passer entre leurs jambes dans une glissade risquée.

    Les parents nous rejoignaient à la tombée de la nuit, un orchestre avait pris place dans le kiosque adossé à la mer. C’était l’heure des vieux tangos, des pasos-dobles, des rumbas et des boléros. Un chanteur éploré gémissait devant son micro, le public était aux anges.

    La nuit venue, allongés sur le dos dans le sable tiède, nous cherchions parmi les étoiles le scintillement du premier spoutnik lancé par les Russes. L’univers était à portée de nos mains.

    Plus tard, nous nous jetions une dernière fois dans les déferlants, tremblant secrètement de voir surgir l’aileron dorsal d’un requin car, parmi les gosses, immanquablement, un petit malin finissait toujours par hurler Requin en vue ! C’était le signal de départ d’une fuite éperdue jusqu’à la maisonnette. Le lendemain, après une nuit de sommeil et un petit déjeuner accompagné de tartines grillées et beurrées, mon cousin et moi, les pieds dans l’eau, nous allions à la plage pêcher les marbrés et les sars.

    Nous étions heureux, insouciants, la guerre ne nous avait pas encore frappés. Aujourd’hui, ces heures magiques me reviennent comme des bois flottés portés par les courants et les marées.


    Le 12 01 2021 : Les vacances !

    Pendant plus de cinquante ans, jusqu’à cet été 2021, avec mon épouse, nous attendions avec impatience le mois de juillet pour partir vers le midi, la Drôme et la Méditerranée pour oublier quelque peu la grisaille francilienne et revenir à nos sources. Des amis plus âgés que nous étaient contraints de rester dans leur Lorraine, immobilisés par la maladie. Ils avaient l’habitude de partir chaque été dans la région d’Orange pour se reposer et faire provision de soleil. Nous ne manquions pas de leur expédier une carte postale de lavandes, sans savoir si notre petit signe amical leur ferait plaisir ou remuerait le couteau dans leur plaie. Il nous est même arrivé de leur expédier des cartes identiques deux années de suite. Nous avions initié un rituel qu’il ne fallait pas rompre.

    Cette année, c’est nous qui approchons de notre date de péremption. Les forces me font défaut, je ne peux plus me lancer sur l’autoroute pour des centaines de kilomètres comme je le faisais il y a peu encore, je ne me sens plus le courage de trimbaler des valises en train. Je dois me résigner, au moins cette année à voir les autres partir, à moins d’une amélioration miraculeuse de mon état de santé.

    Cela signifie que je me priverai de l’amitié de mes vieux Drômois tellement riches de précieux souvenirs qu’ils sont toujours prêts à partager avec nous. Eux aussi arrivent au bout de leur chemin. Cette dernière décennie marqua l’hécatombe qui éclaircit leurs rangs. Au cours du repas qui nous réunit pour le 15 août, nous comptons trois fois plus de chaises vides que de places occupées. Nous passons le repas à jeter des regards douloureux sur les sièges inoccupés à jamais, celui de Louis, de Jean, de Paul, de Marcel, de Fernand, celui de Marthe. Dieu ! Que leur absence est envahissante, que le silence est plus sonore que leurs éclats de rire !

    En 2021 , je crois que la fête du 15 août se fera sans nous, notre Odette fera peut-être tout de même un café pour marquer le coup. À six-cents-cinquante kilomètres d’eux, je penserai à ces moments joyeux que je ne connaîtrai sans doute plus. Je devrai m’habituer au silence des cimetières, car la mémoire des vieilles personnes ressemble chaque jour davantage à une promenade entre les tombes.

    Vacance signifie aussi désœuvrement, vacuité et cela efface la liberté, le loisir et le repos que nous espérions naguère.

    Effaré, j’entends chaque jour les reproches que l’on adresse au troisième âge. Nous serions des privilégiés, des irresponsables qui avons détruit la planète, des égoïstes qui avons compromis l’avenir de nos enfants. Soit, mais je suis prêt à céder à nos juges l’ensemble de mes prérogatives pour pouvoir à nouveau boire un verre de clairette avec mes vieux compagnons, à l’ombre d’un tilleul, ou à attendre le coucher de soleil devant la mer habillée de pourpre.


    Le 10 07 2021 : Obéir sans réfléchir.

    Les plus âgés d’entre nous ont connu ce temps où, une fois par an, pendant une semaine, classe par classe, tous les enfants de l’école se rendaient dans un laboratoire de la ville pour la visite médicale, la cuti-réaction, le contrôle de la vue, l’analyse d’urine , le passage sur la balance et sous la toise. Les renseignements étaient consignés dans un précieux compte-rendu.

    Ces sorties en groupe étaient l’occasion de chahuter dans les rues, d’appuyer sur les sonnettes, de chanter en marchant au pas comme les légionnaires de la garnison. La rigolade redoublait quand il fallait se mettre en slip pour l’examen de notre colonne vertébrale, de nos genoux, et atteignait son comble quand une infirmière examinait furtivement notre prépuce.

    Nous lisions les lettres noires de différentes tailles sur le tableau blanc et nous remettions notre flacon d’urine préparé le matin même par notre mère. La veille, sur notre cahier de texte, nous avions retranscrit les directives écrites sur le tableau noir par notre enseignant : Recueillir l’urine dans une petite bouteille propre avec une étiquette mentionnant le prénom et le nom de l’enfant.

    Ce jour-là, le ton était déjà au joyeux désordre que les adultes tentaient de maîtriser péniblement, quand soudain, un rire tonitruant déferla dans la pièce. Une laborantine se tenait les cotes. Ah ! c’est la première fois que je vois ça, il faut le faire ! hurlait-elle sans pouvoir se retenir, en brandissant le récipient d’un des élèves.

    _ Quoi ? Qu’est-ce qui ne va pas, demanda le gosse, la tête baissée.
    _ L’étiquette, c’est SUR le flacon qu’il fallait la mettre, pas à l’intérieur !
  L’objet du délit circula de main en main, de bureau en bureau afin que l’ensemble du personnel pût se bidonner un bon coup. 
    Pour le malheureux enfant, ce ne fut pas son instant de gloire, sa réputation fut faite instantanément et le suivit pendant toute sa primaire.

    Je ne doute pas que sa maman passa un mauvais moment et que le garçon ne lui accorda pas sa confiance avant quelque temps. Il apprit à réfléchir un instant au lieu d’obéir aveuglément.


    Le 09 07 2021 : À quoi tient la célébrité !

    Longtemps, Adrien fut modeste. Il semblait avoir rayé le Je de son vocabulaire.     Ses amis _ car il avait de nombreux amis_ disaient de lui que c’était quelqu’un qui savait écouter. Les gens qui savent écouter s’attirent toujours de la sympathie. Il connaissait tout de la vie de chacun mais il étaient rares à savoir ce qu’il pensait, ce qu’il ressentait ou pour qui il votait. Ses opinions restaient un mystère… sur lequel personne ne s’interrogeait pourtant. Il était le pilier du groupe d’hommes qui se réunissaient chaque soir pour boire une bière au café-restaurant du village. Le samedi soir, la réunion se prolongeait jusqu’au petit matin. On y riait beaucoup, l’esprit libéré par l’alcool consommé, on y racontait les événements marquants de la semaine, un petit accrochage en voiture qui avait coûté une aile, une remarque du patron, un loyer difficile à payer au propriétaire impatient qui menaçait de rompre le bail. Adrien, lui, n’avait aucune anecdote à raconter, son existence glissait sans heurt, en douceur, il ne se plaignait de rien. Comme il n’avait rien à confier ni à critiquer, il gardait le silence pendant que les autres s’épanchaient. En se taisant, il ne manquait pas de concentrer des railleries ou des remarques parfois acerbes sur le ton de la plaisanterie.

    _ Évidemment, tu te tais, tu es toujours d’accord avec tout le monde. Pas étonnant que tu sois resté célibataire ! Tu ne sais pas te mettre en valeur, tu es transparent. Comment veux-tu intéresser une femme s’il ne t’arrive jamais rien, tu traverses le temps comme un nuage, quand tu mourras, personne ne se souviendra de toi.
    Cette agression gratuite finit par énerver Adrien qui pour une fois, se laissa aller à élever le ton.
    _ Ce n’est pas parce qu’on ne m’entend pas que je ne souffre pas. Je dérouille autant que vous, mais je ne le crie pas sur les toits.
    _ Ah bon ? Première nouvelle, il est inutile d’en pâtir si tu ne le partages pas ? Nous, tes amis, nous ne servons donc à rien ? Est-ce ainsi que tu nous aimes ? De loin ? Personne ne te connaît , personne ne te voit.
    _ Tout le monde me connaît, ils sont des milliers, peut-être des millions à me voir chaque jour, des dizaines de fois par jour.
    _ À qui veux-tu faire croire ça ?
    _ Pas besoin de le jurer, j’en ai la preuve, des foules d’hommes et de femmes voient mon portrait plusieurs fois par jour.
    _ Va, arrête de nous charrier. Tu auras ta photo dans toutes les mairies quand tu seras élu président de la République, or tu es trop modeste pour te présenter.

    Adrien secoua la tête, consterné, et sortit de sa poche un paquet de cigarettes qu’il fit tourner autour de lui.

    _ Voyez, dit-il, cette glotte bouffée par le mal, cette langue noirâtre, cette gorge tuméfiée. Tout ça c’est moi l’an dernier. C’est mon cancer que l’on utilise pour dissuader les gens de fumer. Vous voyez, je ne vous ai pas menti.

      C’est ainsi qu’Adrien confirma sa notoriété… en toute discrétion.    


    Le 08 07 2021 : Les Petit-Poucet.

    Nous sommes tous des Petit-Poucet. Nous traversons la vie en semant sur notre chemin des petits bouts de nous, de notre âme d’enfant, comme si nous espérions revenir un jour sur nos pas et retrouver ce que nous avons perdu, ceux qui nous ont quittés.

    Cette évidence m’est apparue lors des funérailles d’un ami très âgé. Il y avait là des gens qu’il avait connus et que je n’avais jamais rencontrés auparavant. Ils cachaient dignement leur tristesse, tout comme les enfants de cet être cher qui, la tête baissée, considéraient la fosse qui allait recueillir la dépouille de leur père.     Personne ne pleurait parmi les adultes, seule sa fille de soixante ans versait une larme silencieuse. Je me demandai si ses pleurs se destinaient à son père ou à elle-même. Ne pleurait-elle pas son enfance à jamais disparue ? Des tout-petits enfants, eux, sanglotaient devant la béance du sol : ravagés par la douleur, ils suffoquaient en murmurant : Papy…

   Les années ne les avaient pas encore dépouillés de leur candeur, leur innocence, leur tendresse, leur empathie. Leur cœur n’était pas encore entamé, il battait pour ce grand-père. Ces gosses ne pensaient pas à eux dans cette disparition, au manque qu’ils allaient devoir subir. Non, ils étaient entièrement tournés vers cet être qui partait vers un ailleurs mystérieux, un monde inquiétant, insoupçonné.

    Je ne doutai pas que bientôt, ils feront comme leurs parents, ils deviendront des adultes éprouvés, à la sensibilité et à la spontanéité émoussées. Le temps est un bain qui trempe les plus coriaces, il les endurcit, il transforme le tendre en pierre. À la moitié du chemin, dans cette forêt épaisse que nous traversons, nos poches se sont vidées. Nous nous sommes débarrassés de l’essentiel, nous avons semé derrière nous le meilleur de nous-mêmes. Notre bienveillance de gosse s’est muée en égoïsme. Nous n’y pouvons rien, il faut bien renforcer la carapace qui nous protège car, Bon-Dieu, nous ne sommes plus des enfants...        Non, nous ne sommes plus des enfants, hélas.

    Si nous pleurons désormais, c’est sur la tombe de l’enfant que nous avons été.

    

    Le 07 07 2021 : Un coup de folie.

    Je ne me souviens pas des détails de cette étrange affaire qui s’est déroulée aux États-Unis à la fin des années 60 mais je me rappelle seulement les faits principaux.

    Un matin, inexplicablement, au réveil, avec une violence inouïe, un homme a fracassé le crâne de sa jeune épouse qu’il aimait pourtant. Aux policiers qu’il avait lui-même appelés et qu’il reçut hébété, il ne put rien dire de son geste. Il ne put pas leur fournir la moindre explication. Non, il n’avait rien à reprocher à celle qu’il venait d’assassiner effroyablement avec une lampe de chevet en albâtre. Il n’avait jamais manifesté de jalousie, il n’avait pas de soupçon d’infidélité, elle n’était pas coquette, n’aguichait pas les voisins, elle avait toujours été sage et c’est pour cela qu’il l’avait choisie.

  Des éminents psychologues et psychiatres l’examinèrent, sans déceler d’anomalie. Le jeune homme ne présentait aucune prédisposition à l’irascibilité.         Ses amis et collègues de travail le décrivirent comme un garçon sociable, aimant la compagnie, les réunions dominicales autour d’un barbecue. Il était toujours présent quand il fallait donner un coup de main pour réparer une voiture, redresser une gouttière, tailler un arbre dans le jardin ou déménager du mobilier.     Invariablement, il était décrit comme un chic type respectueux de chacun. Les analystes conclurent qu’au moment fatidique, le sujet avait subi un dédoublement de sa personnalité. D’ailleurs, il avait effacé de sa mémoire tout ce qui concernait l’assassinat. Il ne savait que pleurer en attendant le verdict de la cour avec résignation. Il comprenait et avait admis qu’il devait être puni et, pour le moins, il fallait protéger la société du risque d’une récidive.

    Les jurés n’acceptèrent pas cette histoire de Mister Hyde dont la brutalité s’était réveillée aussi mystérieusement. Ils pensaient que tout cela n’était qu’une supercherie et que l’assassin avait agi par jalousie, sous le coup de la colère, par dépit ou Dieu sait pour quelle autre raison dérisoire qu’il préférait taire. Son amnésie n’était que comédie. Ils s’accordèrent à condamner sévèrement ce monstre susceptible de répéter son abominable geste à l’encontre de n’importe quel innocent citoyen. La peine de mort par électrocution, tel était leur verdict unanime.

    L’homme ne protesta pas. Il fallait tuer la bête en lui. Il séjourna longtemps dans le couloir de la mort. Les gardiens se désolaient car jamais ce détenu ne leur posa de problème. Il passait ses journées à lire et à prier, prêt à comparaître devant Dieu comme il avait comparu devant ses concitoyens.

    Un jour, on lui annonça que la sentence serait exécutée sous trois jours, aucune grâce ne lui fut accordée, il ne se révolta pas, il s’y attendait et c’était ce qu’il espérait. Il passa ses dernières heures à demander pardon à Dieu et à remercier son avocat pour ses efforts constants et le sénateur pour n’avoir pas céder à une mansuétude injustifiée.

    Il dormit sereinement sur la planche de sa cellule, les mains et les pieds enchaînés car on craignait qu’il portât atteinte à sa vie pour échapper à la justice.

      Au petit matin, alors qu’il était plongé dans un profond sommeil, le bourreau, le directeur de la prison, le gardien-chef, un médecin et le pasteur vinrent le réveiller pour le conduire vers la chaise électrique. Le père lui secoua un peu l’épaule, alors, comme une furie, le condamné se dressa sur ses pieds et passa sa chaîne autour de la gorge du confesseur et serra de toutes ses forces en hurlant comme un dément. Les cinq hommes ne furent pas trop pour en venir à bout. La lutte fut sauvage mais, curieusement, la fureur du fauve s’apaisa soudain et il cessa de résister. Il demanda pardon à ceux qui venaient pour l’assister dans ses derniers instants de vie.

    Le médecin comprit sa pathologie : quand on le tirait brusquement de son sommeil, l’homme était incapable de se maîtriser. Il suggéra que la défunte épouse amoureuse avait voulu réveiller son mari par un baiser fougueux, déclenchant ainsi la catastrophe. Le praticien téléphona immédiatement au sénateur pour expliquer ses constatations et solliciter un sursis de quelques jours. On interrogea la sœur aînée de l’homme, elle confirma qu’enfant, il ne supportait pas d’être arraché sans égards à son sommeil. Chaque matin, il fallait déployer des trésors de délicatesse jusqu’au moment de prendre son petit-déjeuner, sous peine d’essuyer un mauvais coup. Le reste de la journée se passait dans le calme, le plus normalement du monde.

    Ma mémoire n’a pas enregistré ce qu’il est advenu de lui. J’espère de toutes mes forces que l’on a eu pitié de ce malheureux malade, qu’on s’est efforcé de le soigner. Il est sans doute décédé à ce jour mais il a dû terminer son existence en se mortifiant.

 

       Le 06 07 2021 : Voler.

    Se sentir léger, planer au-dessus des autres, ceux qui rampent sur le sol, s’élever plus haut que les arbres pour traverser les nuages. Qui n’a jamais rêvé de se libérer de la pesanteur pour éprouver l’enivrante sensation d’être un oiseau.

    J’avoue que ce rêve a souvent accompagné mes nuits. Je marchais au bord d’une falaise, je dominais la mer. Poussé par une force irrépressible, je me mettais à courir, les bras tendus comme des ailes et je décollais sans effort, hissé par des vents ascendants, j’effectuais des volutes dans l’épaisseur de l’air, je plongeais vers la crête des vagues pour me redresser d’un coup de reins et je regagnais de la hauteur. Ivre d’altitude, je me posais comme un goéland sur le chemin de douane et je reprenais la marche normale, comme le commun des mortels.

    Parfois, ces rêves étaient moins agréables : des hommes malveillants couraient derrière moi et je perdais du terrain, alors, lentement, trop lentement à mon goût, je parvenais à m’envoler, toujours les bras tendus. Je sentais des mains frôler mes talons, trop tard pour mes poursuivants. Cette lévitation se faisait dans la douleur, l’essoufflement, la peine et, généralement, l’émotion me réveillait.

J’ai tenté de chercher une explication à ces rêves récurrents que j’espérais et redoutais à la fois. Comme d’habitude, on trouve tout et son contraire dans la littérature. Ce songe serait une sorte d’alerte sur un état de fatigue, d’angoisse, de sentiment d’être terrassé par une fatalité, une épreuve, une condition harassantes.

Ce serait aussi un mécanisme psychologique pour s’échapper d’une pesante réalité, un peu comme une bouffée de cannabis inoffensif. L’explication dépend de la façon de voler, verticalement ou obliquement. Dans le premier cas, le rêve révèle un état positif, la seconde situation exprime un malaise parfois angoissant.

    Heureusement, avec l’âge nous prenons confiance en nous et le rêve d’Icare nous épargne. Nous ne volons plus, nous restons les pieds sur terre, ancrés de jour comme de nuit à notre condition d’humain vulnérable. Pas d’issue, ni au loin, ni sur nos têtes. Notre imagination usée ne nous fournit plus la cire indispensable à la fabrication d’ailes.

    Est-ce un bien, un mal ? Ce rêve si prégnant est-il si important à notre équilibre ? Je l’ignore. Tout ce que je sais, c’est que parfois la nostalgie me prend, comme si je réalisais que le temps nous ampute d’une faculté réservée à l’enfance, à l’adolescence. Sans cette illusion qui nous exonère de l’attraction terrestre, c’est un peu comme si on nous fermait peu à peu la porte d’un ailleurs idéalisé. Les années m’ont appris, sans que ce soit pour moi une certitude, que ce désir de survoler le monde, est un moyen d’approcher en douceur l’autre dimension, l’autre univers inconnu auquel nous sommes tous voués irrémédiablement.




    Le 05 07 2021 : Un amour éternel.

    Il fallait beaucoup de patience à Maryse pour supporter aussi longtemps celui qu’elle appelait gentiment mon zigoto de mari. De la patience ou de l’amour ? Peut-être un mélange des deux, car Michel n’était pas un cadeau, c’est le moins qu’on puisse dire de lui.

    _ Heureusement, se consolait-elle, il est travailleur et ne boit pas. C’est déjà ça. Il est volage mais il rentre chaque soir. Il ne découche jamais.
    À la patience, à l’amour, il fallait ajouter une bonne dose de philosophie. À l’atelier où il était ouvrier tourneur qualifié, il était irréprochable, mais dès qu’il sortait, il devenait un autre, un conjoint infidèle. Maryse lui donnait toute l’affection qu’un époux pouvait espérer de sa compagne, alors pourquoi allait-il chercher ailleurs des émotions éphémères, des rencontres fortuites, des romances sans suite ? Maryse expliquait cela par la peur du temps qui passe, le manque de confiance en soi. Il ressentait le besoin de se rassurer, de vérifier qu’il pouvait encore séduire aux abords de la cinquantaine. Dans cette autothérapie, tout lui était bon, les jeunes, les fleurs pimpantes et celles qui commençaient à défraîchir. Il était en chasse perpétuellement et les rues regorgeaient de femmes célibataires ou veuves qui craignaient de finir dans la solitude. Un mot gentil, un sourire et l’affaire était dans la poche, cela se terminait dans le studio de la dame. Ces logements se ressemblaient, la photo du disparu un peu partout, sur le meuble de la télé, sur la commode, parfois même sur le miroir de la salle de bain. Il les voyait sans poser de question. Leur vie ne l’intéressait pas, il ne voulait rien savoir d’elles. Parfois, elles essayaient de se confier mais il ne les écoutait pas, il n’était pas là pour jouer au confesseur.     Quand il avait obtenu ce qu’il convoitait, il repartait sans fixer de nouveau rendez-vous, sans laisser son numéro de téléphone. Quand il avait été particulièrement choyé, il lui arrivait de s’arrêter chez le fleuriste pour faire livrer trois roses chez la dame à qui il s’était bien gardé de donner son prénom. Il en inventait un chaque jour, jamais le même. Il habitait dans une station balnéaire où plusieurs établissements de thalasso attiraient du monde en toutes saisons.

    Le soir, il retrouvait Maryse avec plaisir. Depuis des années, elle avait appris à l’accueillir sans rien lui reprocher, cela n’aurait rien changé rien. Elle lui mitonnait les plats qu’il aimait. En échange, il lui réservait ses soirées, ses dimanches et ses attentions, des petits cadeaux pour sa fête et ses anniversaires. Elle n’avait pas à se plaindre, aussi, elle ne se plaignait pas. Cela aurait pu durer longtemps ainsi, mais le sort ne le voulut point. Un cancer du sein emporta Maryse en quatre mois. Les mauvaises langues prétendirent qu’il fallait s’y attendre, avec la vie qu’elle avait endurée. Michel pleura abondamment pendant les funérailles. Il lui fit construire la plus belle tombe du cimetière, en marbre de Carrare qu’il fit venir de Toscane. Elle avait aimé cette pierre qui revêtait les plus belles églises de Venise.

    Le décès de sa compagne le chamboula complètement. Ce n’était plus le même homme. Au premier jour de son veuvage, il abandonna ses habitudes, il rentrait de l’atelier sans traîner et courait se recueillir longuement sur la sépulture de Maryse. Quand la retraite arriva, il y passa ses journées. Dans les allées, parfois une veuve l’abordait et tentait d’engager la conversation, mais Michel ne lui répondait pas, il baissait la tête. Les femmes qui voyaient ses lèvres bouger pensaient qu’il priait, mais elles se méprenaient. Il bavardait avec son épouse, il lui demandait de l’attendre, il lui répétait qu’il l’aimait, qu’il l'avait toujours aimée. Il implorait son pardon. Il lui jurait une fidélité totale dans l’autre monde, un amour éternel.

   

 Le 04 07 2021 : Un si joli couple.

    Ils s’étaient installés dans l’appartement voisin du nôtre. Un jeune couple attendrissant qui semblait très amoureux. Ils se tenaient par la main, s’échangeaient des bécots à tout bout de champ, quand il lui ouvrait et lui tenait la portière de leur voiture, devant l’ascenseur, dans la file devant la caisse de la supérette du quartier. Ils vivaient dans leur monde enchanté. Dans le quartier, les femmes les observaient avec une pointe d’envie, mais personne ne savait rien d’eux. Le moindre événement alimentait leurs conversations : Ils se sont fait livrer la télévision, ils ont reçu un salon en merisier, ils travaillent tous les deux et ils semblent bien gagner leur vie. Forcément, pour nous ça a été plus difficile, nous avons mis un temps fou à acheter notre cuisine en formica. Mais quand vont-ils préparer la chambre de bébé ? Voilà ce qui me comblerait, ils sont si mignons que c’est tout ce qu’on peut leur souhaiter.

    Personne n’osait les aborder, ils étaient exceptionnels, presque des extraterrestres et leur différence dressait une paroi de verre entre eux et le commun des mortels. Nous en apprîmes un peu plus lors de la visite d’un monsieur venu chez eux pour les aider à tapisser l’appartement. Le papa de la jeune femme se confia à une mère de famille qui menait son petit au bac à sable. Le monsieur bavarda avec elle en fumant sa cigarette. Il confia que son gendre travaillait dans les bureaux de la préfecture, c’est là qu’il avait croisé Laura, sa fille. Un vrai coup de foudre entre eux, comme dans les histoires d’amour, ils s’étaient plu et reconnus immédiatement. Moins de quinze jours après leur rencontre, ils avaient emménagé dans un studio et s’étaient mariés un mois plus tard. Personnellement, je leur ai conseillé d’attendre un peu, d’apprendre à mieux se connaître, rien ne les obligeait à se précipiter ainsi, n’est-ce pas. Mais ils étaient certains de leurs sentiments, pourquoi patienter davantage ? Ils ont eu sans doute raison, j’ai perdu sa maman six ans après notre mariage, je ne m’en suis jamais remis. C’était une autre époque et nos fiançailles ont duré quatre ans, une éternité mais nos parents jugeaient que nous étions trop jeunes. Tu parles… pour moi, nous avons perdu des années précieuses, nous aurions peut-être fait un autre enfant car nous voulions un garçon et une fille. La vie en a voulu autrement...Dommage…

    Onze mois après leur arrivée dans notre immeuble, le ventre de Laura a commencé à s’arrondir. Les semaines ont passé à une vitesse folle. Nous devions nous occuper de notre fils et comme partout, l’arrivée d’un enfant dans une maison accélère le temps.

    Le jeune couple a poussé le landau autour du quartier encore quelques mois, peut-être un an. D’abord ensemble puis séparément, l’un après l’autre. Nous avons pensé que leurs carrières les accaparaient trop, qu’ils suivaient des cours à domicile pour passer des concours et grimper les échelons.

    Et puis un jour, un camion de déménagement a vidé la moitié de leurs meubles. La semaine suivante, un autre transporteur a vidé leur appartement. Le papa de Laura a expliqué que le couple s’était séparé, les jeunes ne s’entendaient plus. Il ne pouvaient plus se supporter, non pas à cause d’une infidélité ou d’une histoire pareille, non, par lassitude. C’est idiot. Ils ne se sont pas quittés fâchés, ils se sont accordés pour la garde du bébé : une semaine chacun dès que Laura aura fini d’allaiter, le partage des vacances. D’ailleurs, ils habiteront deux studios dans le même bâtiment. Moi, je dis que pour vivre ainsi, il était inutile de divorcer mais que voulez-vous, ce que j’en dis ou rien, c’est pareil.



     Le 03 07 2021 : La vieille demoiselle.

    Quatre familles avec leurs enfants se partageaient la cour où nous vivions : trois filles pour l’une, une pour l’autre, une fille adulte avec sa mère, trois garçons et une fille chez nous et une vieille dame qui occupait seule l’appartement contigu au nôtre. Entre elle et nous, une porte verrouillée car jadis, son logement et le nôtre ne faisaient qu’un. Le sien était plus vaste : une grande cuisine et un lieu de vie, deux chambres et une salle de bain avec toilettes alors que nous ne disposions que d’une cuisine et d’une seule chambre que papa avait divisée en trois cellules avec des cloisons de contreplaqué qui ne montaient pas plus haut que deux mètres. Les W.C. communs à trois foyers se situaient dans la cour et dès la saison des fruits, il fallait attendre son tour.

    Faisant valoir que mademoiselle Nadales n’avait pas besoin d’une telle surface, qu’elle se fatiguait à entretenir, qu’elle économiserait beaucoup sur le loyer en se contentant de notre simple pièce et cuisine, Maman tenta cent fois de proposer un échange que la vieille demoiselle refusait systématiquement. Ma mère en conçut une rancune tenace car elle devait déployer des trésors d’imagination pour trouver une place aux quelques affaires que nous possédions.     À cette époque, on ne connaissait pas encore les placards encastrés. Il fallait se débrouiller avec une seule armoire pour tous et une malle qui occupait le quart de ma chambre.

    Mademoiselle Nadales ne recevait jamais personne, on ne lui connaissait pas d’amis, on savait seulement qu’elle avait été comptable dans un cabinet d’expertise. Pour seule famille, elle voyait une sœur cadette chez qui elle allait passer ses dimanches. Polie mais secrète, elle ne se confiait jamais à personne et nous ignorions tout de sa vie. Comme elle n’avait pas d’accouchement à raconter à ses voisines de la cour, elle s’enfermait chez elle des journées entières. De l’autre côté de la porte condamnée, nous ne l’entendions jamais alors qu’elle devait supporter les cris des gamins de ma famille. Mais elle ne se plaignait jamais, je suppose qu’elle devait se sentir un peu coupable de nous imposer une telle promiscuité.

    C’était une grande femme à la peau presque translucide, elle avait dû être très belle. À son âge, elle prenait encore soin de sa coiffure, avec des épingles elle ramassait ses cheveux d’un blanc immaculé en un chignon bas et les peignait en ondes qui parcouraient ses tempes et le sommet de son crâne.

    Une cloison de plâtre nous séparait et souvent, la nuit, je l’entendais tousser ou pleurer, je n’aurais pas su préciser. Sur qui ou sur quoi versait-elle ces larmes ? Sur ses parents qu’elle évoquait pendant les repas de Noël où Maman l’invitait, émue par sa solitude, sur un homme qu’elle avait aimé et qui lui avait préféré un autre amour ?

Parfois, elle me demandait de l’aider à déplacer un meuble chez elle ou à planter un clou dans le mur pour y suspendre un portrait dans son cadre. Je m’étonnais toujours de sa commode transformée en lieu de prière occupé par une collection d’images pieuses, de statuettes de la vierge de Lourdes et surtout d’un alignement de veilleuses toujours allumées qui me laissaient perplexe et vaguement inquiet. Chez nous, Maman se contentait de verser un centimètre d'huile dans un petit verre où flottait une minuscule flamme. Ma mère n’avait ni l’espace, ni le goût de ménager un tel autel.

    Nous sommes restés une décennie dans cette cour hantée par cette demoiselle silencieuse, triste, mystérieuse puis nous avons trouvé une location plus importante où les parents disposaient de leur chambre et où les enfants avaient leur propre territoire.

    Maman n’est jamais retournée dans ce patio, elle n’en avait pas le temps et ne se permettait pas de nostalgie.

    Nous avons dû quitter précipitamment le pays en juillet 1962, nous n’avons pas eu le temps de dire un adieu à nos voisins. En métropole, nous avons pu récolter des nouvelles de chacun au hasard de la vie, quand quelqu’un nous avait localisés. Mais cela nous ramenait à une époque que nous nous efforcions d’effacer de noter mémoire. De loin en loin, nous apprenions le mariage d’une de nos anciennes camarades, puis la naissance de leurs bébés, puis le décès d’un parent. Mais jamais, jamais nous n’avons entendu parler de Mademoiselle Nadales. Elle est probablement morte peu après notre départ, cette ombre discrète qui a accompagné notre vie.



    Le 01 07 2021 : Un jeune homme simple.

    Pourquoi le qualificatif de simple est-il toujours suspect quand il désigne un homme ? Pourquoi, dans notre tête, le mot simple se transforme-t-il en simplet ?

    Le service militaire avait cela de bon qu’il vous offrait l’occasion de vivre avec des gens auxquels vous ne vous seriez pas intéressés en d’autres occasions.

    C’est dans une caserne située près de Nancy qu’il me fut donné de vivre cette expérience. La chambrée au premier étage abritait une quarantaine de garçons issus de tous milieux, obligés de partager la vingtaine de lits superposés, les ronflements, les odeurs, les insomnies et les coups de gueule et les verres de gnôle.

    Il y avait là un Suisse qui préférait accomplir son temps d’armée en France car, dans son pays, les conscrits effectuaient leur temps en plusieurs années. Né en Suisse, de père français, il nous faisait profiter de son flegme à toute épreuve, de son muesli et de son expérience d’apprenti acteur.

    Un placier de publicités pour un quotidien parisien, né en Algérie, roublard, doté d’un humour désarmant qu’il exerçait même avec les sous-officiers incapables de le corriger. On voyait de tout.

    Mais celui dont je voulais parler aujourd’hui est Marcel Pichon, un paysan des Ardennes, souriant et rondouillard qui semblait toujours se déplacer dans les sillons avec des sabots chargés de kilos de boue. Il portait son béret bleu posé sur son occiput comme l’ombrelle d’un cep.

    Dès l’incorporation, on nous apprenait à nous présenter. Il nous fallait débiter dans l’ordre et à haute voie, notre grade, notre nom, notre arme et la formule magique : à vos ordres maréchal-des-logis !

    À tour de rôle, nous sortions du rang pour nous présenter à quatre pas de l’instructeur, nous exécutions un salut martial sans oublier de faire claquer notre paume sur le côté de notre cuisse droite, avant de lâcher notre phrase.

    Cela donnait, dit dans un seul jet : canonnier de deuxième classe Marcel Pichon 2ème brigade, Nème bataillon, à vos ordres Maréchal des logis.

    Réponse immédiate : On s’en fout, de ton prénom, on n’est pas au séminaire, ici. Recommence !

    Raide comme un piquet, Marcel claque son salut réglementaire et reprend sa tirade : canonnier de deuxième classe Marcel Pichon, 2ème...

    _ C’est pas possible, tu es sourd ou quoi ? Je t’ai dit que je me fous de ton, prénom. Je veux pas devenir ton copain ni me fiancer avec toi. Répète !

    Le malheureux Marcel reprend comme une rafale : Canonnier de deuxième classe Marcel Pichon, 2ème…

    _ Mais qui m’a fichu un abruti pareil ! J’abandonne, rompez, Marcel !

    Un jour Marcel nous annonce qu’il projette de se marier. Nous lui demandons de nous montrer une photographie de son aimée. Il n’en a pas. Nous le questionnons sur la prétendante : est-elle brune, blonde, que fait-elle dans la vie, est-elle gentille ? Il nous répond qu’il ne peut rien nous dire de plus.

    _ C’est un secret ? Elle est la fille du président de la République ?

    _ Non, je ne la connais pas, je ne l’ai jamais vue.

    _ Mais tu sais son nom, au moins.

    _ Pas encore, mon père cherche pour moi et il a tout prévu pour que la noce se déroule dès que je serai libéré.

    _ Tu as assez d’argent pour inviter tes parents et tes amis ?

    _ Pour l’instant je n’ai rien, mais je sais comment m’en procurer : je poserai des pièges le long du canal, c’est plein de rats musclés, on m’en donne cher pour les peaux. Si je m’y mets à chaque permission, j’en aurai assez pour payer tout ce qu’il faudra après la quille.

    Voilà comment était Marcel, une force tranquille. Aujourd’hui, il est peut-être grand-père car je ne doute pas que sa belle inconnue lui a donné de beaux enfants.


     Le 30 06 2021 : Cette plaie ouverte à jamais.

    Chaque fois c’est pareil: friand de documentaire, je cherche sur mon bouquet Canal-Sat le programme qui me ferait passer une heure agréable et instructive et, par hasard, je tombe sur un reportage relatif à la première semaine de l’indépendance de l’Algérie, celle du 5 juillet 1962 dans le département d’Oran. Pour l’avoir expérimenté plusieurs fois déjà, je sais que je le regarderai fasciné comme un oiseau devant un serpent. J’aurai mal mais je serai incapable d’appuyer sur le bouton rouge de la zappette.

    Sur l’écran, on me donne à voir des images que j’ai vécues, le spectacle des réservoirs en flammes sur le port d’Oran et le panache de fumées noires qui courent comme une vague abjecte sur la ville. L’OAS avait décidé d’appliquer la politique de la terre brûlée. Ce jour-là, avec mes parents, mes deux frères et ma sœur, nous avons tenté de prendre un bateau pour regagner une France inconnue, de l’autre côté de la Méditerranée. Le feu et la chaleur étouffante nous tinrent à distance des quais. Dans la foule, quelqu’un nous dit que l’aéroport de la Sénia avait organisé un rapatriement. L’ami qui nous conduisait dans sa camionnette de commerçant profita d’un convoi militaire pour nous emmener vers les avions. À notre détresse s’opposait la liesse des nouveaux maîtres du pays qui parcouraient les routes en klaxonnant et en hurlant, tous drapeaux brandis. Çà et là, des détonations retentissaient. Arrivés dans la zone des pistes d’envol, on nous parqua dans une enceinte de barbelés près d’un champ de blé où des milliers de personnes attendaient. Des soldats nous surveillaient à partir d’une autre aire. Nous n’avions ni eau, ni nourriture, ni assistance d’aucune sorte.

    Nous dormions sous les étoiles, à même le sol, le visage couvert de terre rouge. Nous attendîmes plusieurs jours, passant de zone en zone, livrés au gré des militaires, sans renseignements, sans directives, sous la menace constante de ces camions chargés d’hommes et de femmes en délire qui nous maudissaient et tiraient au hasard sur les fuyards que nous étions.
    Après une semaine d’incertitude, un Half-track nous transporta au pied d’une Caravelle que nous appelions l’avion de de Gaulle. C’était la fin de notre cauchemar et le début d’une autre période de tourmente dans le pays qui représentait notre patrie.

    Des années après, quand les archives nationales furent ouvertes aux historiens, on commença à voir les documentaires à la télévision, sur Arte, la 5 et sur les chaînes Histoire. Jean-Jacques Jordi portait à notre connaissance le massacre de 3000 pieds-noirs pendant la première semaine de l’indépendance, dans le seul département d’Oran. Les 18000 militaires français encore présents avaient reçu l’ordre de détourner le regard si une exécution se déroulait sous leurs yeux. La France avait hâte de fermer la dernière page de la colonisation de l’Algérie, au prix de l’abandon de ses habitants et des milliers d’arabes harkis qui avaient cru en elle.

    Trois mille hommes, femmes et enfants innocents égorgés, jetés dans la mer ou enterrés dans les charniers du Petit Lac, ce nouveau quartier qui avait remplacé les maisons de glaise par les immeubles construits en dur.

    Et comme les fois précédentes, j’ai regardé ce sinistre documentaire relatant la barbarie et la plaie s’est rouverte. Pour rien au monde je ne retournerai dans ce pays où j’ai passé seize années de ma vie, les pires. Je savais que pendant des jours, je ne me délivrerai pas de cette lourde impression d’injustice, de désolation. Nous étions les dindons d’une pitoyable farce, les bœufs menés à l’abattoir dans l’indifférence des Nations.

    Les victimes de Nice, du Bataclan et de Charlie hebdo dont on rappelle le souvenir sont-elles plus à plaindre que celles de ces funestes journées à Oran ? On ne compare pas les morts. Notre tour viendra aussi, et je reste persuadé qu’au moment de partir, nos blessures n’auront pas cessé de saigner.







    Le 28 06 2021 : Vivre et mourir, une vie d’oiseau.

    Rien ne me réjouit plus que de découvrir des œufs déposés dans le nichoir que j’accroche chaque année à une basse branche du poirier de mon jardin. C’est devenu un heureux rituel que je répète tous les printemps.

Cette année mes mésanges m’ont particulièrement gâté en choisissant cet arbre pour me confier la garde de pas moins de neuf petites vies que je surveillai jalousement en chassant le chat roux d’un voisin ou une pie à l’affût dans le fruitier.

    En m’efforçant de ne pas effrayer mes frêles locataires, je soulevai le toit de leur maisonnette pour vérifier que tout s’y passait bien. Je pus ainsi faire la connaissance de six ou sept minuscules boules de plumes vertes et grises ornées de petits becs jaunes, blotties l’une contre l’autre au fond de la boîte où les parents avaient ménagé un épais et confortable matelas de brindilles, de poils de chat ou de chiens arrachés aux chardons, et de cheveux blancs patiemment récoltés dans le jardin. Les oisillons étaient si enchevêtrés qu’il m’était impossible de les dénombrer précisément. Cependant, je pris le temps d’en faire une photographie.

    Quand on aime on ne compte pas. Je me résolus à ne plus les déranger car il paraît que les humains déposent leur épouvantable odeur que les couples d’oiseaux détectent immanquablement. Ils préfèrent abandonner leur famille et leur abri contaminés par nos vices.

    J’attendis patiemment de ne plus observer la noria des adultes, comme je n’entendais plus les délicats pépiements des petits affamés j’osai enfin soulever le toit du nichoir. Vide, plus aucune vie dans le lit de fibres et d’herbes sèches. Les perce-oreilles commençaient à prendre possession des lieux.

    Une aile découpée gisait sur le foin. Une aile, sans le corps, sans la tête. On sait que les animaux sacrifient le plus faible des petits pour que survive le reste de la portée trop nombreuse. Il leur arrive même de dévorer la dépouille, mais la mésange n’est pas carnivore, elle ne se conduit pas comme un félin. Alors quoi ? Un oiseau prédateur se serait-il glissé dans le gîte pour se délecter de chair tendre ? C’est peu probable car les dimensions du trou sont trop réduites pour permettre l’accès à une autre espèce d’animal. Une pie, un merle, une corneille, un rat y glisseraient à peine la tête.

    J’ai tout imaginé sans trouver de réponse. Mystère.

    Quand les charbonnières prennent leur envol, elles quittent définitivement leur lit pour ne plus y revenir, elle s’en éloignent à jamais.
J’ai pensé que la bête qui avait négligé de manger cette aile s’était repue de tous les autres oisillons. Toute cette énergie dépensée pour rien par le couple de mésanges…

    J’ai décroché le nichoir pour le ranger dans mon sous-sol, jusqu’à l’année prochaine. Je le suspendrai dans le poirier… si les petits cochons ne me mangent pas avant.



    Le 27 06 2021 : Le rêve éveillé…

    Les scientifiques s’accordent à affirmer que le rêve est indispensable à notre équilibre mental. Le rêve nocturne sert à faire le point sur les événements de la journée, à les classer par ordre d’importance et, éventuellement, à les jeter dans la corbeille pour ménager de la place dans notre cerveau.

    Donc, il est bon de rêver. Le sujet du rêve renforce le lien social. Souvent, dans les cours de récréation et plus tard, dans le lit des jeunes mariés, c’est la première question que l’on se pose : à quoi as-tu rêvé ?

   C’est pendant la nuit que les carrières et les vocations se dessinent : Tout petit déjà, je rêvais d’être pompier et je n’ai eu de cesse que d’intégrer les Pompiers de Paris. Me voilà donc comblé.

    Voire : quand le rêve tourne à l’obsession, il devient un drame, un cauchemar. Don Quichotte n’avait qu’une préoccupation : le monde de la Chevalerie, ses exploits, ses sacrifices admirables. Il se gavait de lectures de chevalerie, il en rêvait tant que son esprit confondait le rêve et la réalité. Sa folie le conduisait à attaquer des moulins à vent et à accomplir des actions dictées par ses délires et à s’exposer au danger ou au ridicule.

    Il m’a été donné de rencontrer un garçon de mon âge, j’avais alors vingt-cinq ans. Il me paraissait un peu rêveur et je me reconnaissais dans ses aspirations. Nous nous étions croisés plus d’une fois dans les couloirs du lycée technique et nous saluions simplement. Sa dégaine était celle d’un artiste, vêtu de noir, pantalon de velours, barbe épaisse, cheveux fous. J’ignorais cependant quelle était sa discipline de prédilection. Des années plus tard, j’étais marié, je travaillais dans une entreprise. Je reçus une invitation à une exposition de peinture dans une salle de l’hôtel de ville. Le bristol indiquait M. V : Artiste peintre, écrivain, poète. Une telle diversité de talents me laissait perplexe. Il faut posséder des dons exceptionnels pour exceller autant.

    Dans le grand salon de la mairie, il vint au-devant de moi en souriant. Une jeune femme enceinte le suivait de près. Il me la présenta, elle paraissait fort aimable et amoureuse de son époux. Nous fîmes le tour des toiles accrochées aux cimaises. C’était vraiment des œuvres étonnantes faites d’un mélange de sculpture, de peinture et de littérature. Une main de mannequin clouée sur une toile, des collages de textes écrits dans une langue mystérieuse ou des mots tracés comme des tags sur des briques. J’avoue ne pas avoir été très sensible à ce fatras qui aurait trouvé sa place dans un vide-grenier. J’ai un garçon de six ans, nous espérons une petite fille, m’apprit-il aussi fier de sa famille que de ses œuvres.

    Comme je lui demandai où il travaillait, il me répondit qu’il louait un atelier où il créait. Comme il n’avait pas eu encore le temps de bien se faire connaître, il n’avait encore vendu que quelques toiles à des amis, mais il comptait beaucoup que cette exposition amorcerait un grand mouvement vers la reconnaissance. De tout cœur, je lui souhaitai la réalisation de ses rêves tout en plaignant sincèrement et secrètement sa malheureuse épouse dévouée qui, dans un emploi de dactylographe assurait seule le gîte et le couvert du génie méconnu, malgré ses sept mois de grossesse.

    Peu de temps après, je changeai de département et le perdis de vue.

   Je ne l’oubliai pas pour autant et je pense souvent à lui comme à un Don Quichotte moderne propulsé vers un firmament inaccessible par les puissantes ailes de son rêve fou.


     Le 26 06 2021 : L’art d’être enfant.

    Les enfants nés pendant la guerre ou entre 1945 et mai 68 savent de quoi je parle. Notre pays sortait d’une période dure : l’ère des privations, de la débrouille, de la violence comme seule persuasion. On ne perdait pas son temps à chercher des arguments, il suffisait de montrer les poings et de gueuler plus fort pour s’imposer. Cette méthode avait prouvé son efficacité pendant le conflit et elle se perpétuait en toutes occasions, dans la société des hommes comme au sein de la famille.

    Les enfants, et souvent les épouses, ne devaient pas parler à table, ils ne devaient jamais prononcer le mot non. Soumis à l’autorité du père, ils devaient avaler ce qu’on leur versait dans l’assiette, trouver que c’était toujours délicieux, en reprendre seulement si le patriarche le proposait.
    Le gamin ne devait pas avoir d’autre envie que celle qu’on lui suggérait, pas d’autre projet que celui qu’on lui assignait, pas d’autre hobby que celui de son père qui exigeait que son rejeton fût son miroir, un autre lui-même voué à se reproduire jusqu’à la fin des temps.

    Le doute était malvenu, c’était une marque de fragilité, c’est ainsi qu’on assistait, muet, au naufrage des parents qui se fourvoyaient dans des opérations hasardeuses. L’époque étant à l’entreprise individuelle, l’ambition ne connaissait aucune limite. En croyait s’enrichir en fabriquant des marchandises épatantes dont personne ne voulait, en se lançant dans des agricultures calamiteuses dont on ne se relevait pas. Et le père qui se voulait un exemple incontestable dégringolait de son piédestal.

    On ne cherchait pas à comprendre, on fonçait tête baissée. Il fallait être le premier à l’école, on devait savoir se défendre, savoir cogner le premier. On ne devait jamais se plaindre. La raclée reçue dans la cour de récréation était riche d’enseignements. Il ne fallait pas évoquer la correction infligée par l’instituteur ou le professeur jusqu’à la classe de troisième, sous peine d’en subir une autre à la maison.

Les effets de cette éducation produisait des effets catastrophiques. Elle semait des bombes à retardement. Les adolescents devenaient violents comme papa, ou bien ils étaient brisés, introvertis, timorés, perdaient la considération d’eux-mêmes, partaient en vrille comme un avion frappé en plein vol et sombraient.

Quand ils se révoltaient, ces enfants répétaient ce qu’ils avaient subi et fracassaient leur foyer.

    Qu’on ne me dise pas c’était mieux avant !

    Aujourd’hui, on paye les conséquences d’une éducation opposée. Celle de l’enfant roi qui n’a que des droits et aucun devoir. Par réaction, on a initié l’ère de l’égoïsme, de l’individualité. L’époque étant désormais plus violente que ne l’était celle de nos pères, nos pouponnières ne créent que des malheureux. Nous, les enfants des années 50, nous avons trop répété à nos enfants qu’ils étaient les plus beaux, les plus forts, les plus intelligents et qu’il suffisait d’exiger pour obtenir ce qu’ils désiraient : le jouet merveilleux, la moto, la voiture, l’appartement et l’héritage. À force d’avoir tout sans mal, ces enfants gâtés-pourris ont perdu la notion des valeurs et de l’effort.

    À leur âge, nous pâtissions de frustrations, nos enfants souffrent de trop posséder.

    N’existe-t-il pas un chemin intermédiaire ? Sommes-nous obligés de ne vivre que dans l’excès de tout ? Excès de rigueur, excès de mollesse ? Aussi néfastes l’un et l’autre. Prendre conscience de nos erreurs ferait faire un grand pas à l’humanité, sans aller chercher la lune. Ce serait trouver le secret d’une éducation idéale.



     Le 25 06 2021 : La fête.   

    Jean-Michel se sent un peu anxieux, un peu inquiet et heureux à la fois. C'est un jour exceptionnel pour lui. C’est le dernier de sa carrière. Demain, il sera retraité et pourra s’accorder une grande grasse matinée. Demain et après demain et chaque matin si ça lui chante, personne ne pourra le lui reprocher. Il a consacré une grande part de sa vie à cette entreprise, quarante-cinq années de son existence. Il y a tout connu, le lancement de l’activité, les crises, l’angoisse de la concurrence sauvage, la mondialisation, les incertitudes de fins de mois difficiles, les mouvements sociaux, les grèves, tout ce qui fait la vie d’une entreprise. Il y était entré à seize ans, il venait d’avoir son BEPC, les temps étaient à l’insouciance. Il passa son entretien d’embauche dans le bureau du jeune patron qui lui demanda comment il se voyait dans cette structure, quelle musique il aimait, quel sport il pratiquait, s’il lui arrivait de bricoler. L’humeur était à l’optimisme des années 60, c’était le plein emploi et les gens se formaient dans l’enceinte de leur travail. 

    _ Si tu n’aimes pas la routine et si tu es courageux, que tu ne crains pas les heures supplémentaires, tu te plairas ici, lui assura-t-il et, en effet, Jean-Michel s’accoutuma bien à cette petite société de menuiserie qui promettait une croissance rapide. On y fabriquait tout ce que l’on ne trouvait pas dans les catalogues de produits standardisés : des aménagements de bureau, des cloisons amovibles, des étagères et des placards, des protections de machines, des escaliers, des plateformes de camions, des équipements de camionnettes. La grande force de l’entreprise résidait dans la légèreté de sa structure. Chaque jour, les commandes affluaient bien que son équipe commerciale se limitait à deux personnes : un commerçant et sa secrétaire. Le bouche à oreille était sa meilleure publicité.

    Le jeune homme occupa successivement tous les postes. Il entra sans fonction précise et apprit son travail sur le tas. Il se trouvait là où l’urgence le réclamait, on l’appelait le pompier de service. Il passa au bureau d’études, aux expéditions, au contrôle de qualité puis à la conformité aux normes européennes et à la direction du personnel, à l’organisation de la logistique. Il assimila chaque jour, depuis son embauche jusqu’à l’instant du départ définitif. Personne ne connaissait mieux que lui le fonctionnement de chaque département.

    Ses fonctions l’accaparaient trop pour lui laisser le temps de songer à fonder un foyer, il ne vivait que pour la menuiserie. Après dix-huit heures, il restait dans le bureau du patron, ils établissaient le planning, ils balayaient les événements de la journée et discutaient des capacités des employés.

    À ce jour, la boite nourrissait une cinquantaine de personnes, parfois plusieurs membres de la famille.

    Une table avait été dressée, avec un grand choix de boissons. Sur des tréteaux, on avait dressé une longue table et un traiteur avait été sollicité pour composer un repas mémorable. Le boss n’avait pas regardé à la dépense, il avait voulu récompenser Jean-Michel sans qui son atelier aurait disparu comme tant d’autres ateliers de moyenne importance.

    Le futur retraité se trouva à côté de Micheline, une secrétaire-comptable qui occupait ce poste depuis très longtemps, peu après la création de la société. Elle était discrète, aimable, et serviable. Le temps avait glissé sur elle sans l’abîmer. Quand il lui arrivait de la croiser, Jean-Michel éprouvait toujours de la sympathie pour elle et il lui sembla que c’était réciproque, mais jamais leurs rapports ne dépassèrent le cadre de leur travail. Ni l’un ni l’autre n’avait le temps d’envisager autre chose. Il ignorait même si elle était mariée. Pendant quelques mois ou quelques années, il y a longtemps déjà, il se souvint qu’un jeune homme venait l’attendre en voiture sur le parking et qu’elle partait avec lui.
    Qu’était devenu ce garçon ? Aujourd’hui, après l’entrée de coquilles saint-jacques et de saumon marinés, il le lui demanda. Elle passa le dos de sa main sur son front et murmura comme si elle remontait d’un rêve familier.
    _ Mon Dieu, comment vous souvenez-vous encore de lui ? Ça n’a pas duré plus de six mois, nous nous sommes trompés l’un sur l’autre, il y avait une erreur de casting. Nous nous sommes quittés bons amis, de temps en temps, pour mon anniversaire, il me passe un coup de fil, il prend de mes nouvelles. Il s’est marié dans l’année suivante. Il est heureux, je crois, son fils à plus de quarante ans, c’est fou, n’est-ce pas ?
    _ Et vous, vous en êtes restée à cette histoire manquée. Vous avez dû souffrir beaucoup.
    _ Même pas, répondit-elle. Je n’ai tout simplement pas trouvé le bon partenaire, les années ont passé et je me suis habituée à la solitude... Et vous, vous n’avez jamais pensé à fonder un foyer ?
    Alors, parce qu’il se sentait en confiance, il lui expliqua qu’il avait voué sa vie à l’entreprise et qu’il n’avait jamais ressenti le besoin d’autre chose.
Il avait été trop attaché à son travail pour s’en passer du jour au lendemain. On l’appelait de temps en temps pour un problème délicat, pour parfaire la formation d’un jeune. Il ne se sentait pas mis à l’écart comme de trop nombreux retraités. À chacune de ses visites, il allait saluer Micheline. qu’il retrouvait toujours avec un plaisir renouvelé. Il finit par venir la chercher chaque jour pour la raccompagner en bas de son immeuble car, disait-il, les transports en commun étaient trop mal fréquentés.

    Un soir, pour le remercier, elle lui proposa de monter boire un verre et elle finit par l’inviter pour le repas. Cela devint une habitude. Peu avant Noël, elle lui annonça qu’elle prendrait sa retraite à la fin du mois. Il participa au pot de départ et au repas offerts par le patron.

    Elle déclara qu’elle avait refusé la proposition de sa sœur qui vivait en Occitanie et souhaitait que j’aille habiter avec elle. Je l’aime bien, avoua-t-elle, mais je ne sais pas si je pourrais m’entendre avec elle sous le même toit.
    _ Vous avez raison, dit Jean-Michel, il est difficile de vivre avec quelqu’un. Connaît-on vraiment les gens ?
    _ Et puis, ajouta-t-elle, quelque chose me retient ici. J’ai pris l’habitude de nos après-midis partagés. J’aurais du mal à m’en passer.
    _ C’est bête, nous n’avons personne, nous payons cher un logement trop grand pour nous. Et si nous aménagions ensemble ? Cela nous ferait faire des économies, on ne sait jamais ce que l’avenir nous réserve. J’ai vu une émission à la télé où on relatait l’expérience d’un appartement commun à plusieurs retraités. Chacun a sa chambre et ses tâches, les frais sont divisés, cela me semble une bonne solution à la solitude du troisième âge. Qu’en pensez-vous?
    _ Pourquoi pas, répondit-elle, il faudrait expérimenter cela.

    Alors, elle vint s’installer chez lui, ce qui leur simplifiait la vie. Bien sûr, ce n’était pas un amour fou, mais une douce amitié, sereine. Chacun veillait sur l’autre.

Après cinq ans de vie commune, ils parlèrent de se pacser et, comme aucun des deux n’avait d’enfant, pourquoi ne pas se marier gentiment, sans brusquer les choses.

Ainsi firent-ils et ils s’unirent devant le maire et le curé quelques mois plus tard. Ils organisèrent un banquet dans un grand restaurant. Leur ancien patron et de nombreux collègues furent de la fête.

    Ils pensèrent que sans leur pot de départ en retraite, ils seraient encore de tristes célibataires.

   

      Le 24 06 2021 : Joss et les crabes.

    Joss coulait une retraite heureuse. Il n’avait pas vraiment changé de vie après son soixante-cinquième anniversaire. Son élément était le même. Il avait toujours travaillé sur les bateaux de pêche, les grands chalutiers sur la Baltique, les morutiers qui partaient en campagne pendant des mois, puis, quand il eut fini de payer sa maison, il resta à Piriac. Sur la Demoiselle, un petit bateau acheté à deux avec son ami Marcel, ils partaient chaque soir poser les filets pour les daurades, les rougets, les bars et les seiches, selon la saison. Au petit matin, ils relevaient leurs casiers pour les crabes dormeurs ou tourteaux. Ils y prenaient aussi d’énormes congres qui s’enroulaient dans les nasses. Ensuite, ils livraient leur pêche chez les quelques restaurateurs qui en appréciaient la fraîcheur et la qualité. Ils avaient l’habitude de commenter l’actualité locale, la dégradation des fonds marins, l’effet néfaste du tourisme sur la nature. Ils partageaient une bouteille de muscadet et un solide casse-croûte de charcuterie. Ensuite, les deux compagnons traînaient un peu sur le marché pour bavarder avec les uns et les autres qui leur passaient commande pour un poisson à cuire au four, ou une poignée de morgates pour dimanche. Ils maintenaient ainsi des liens sociaux indispensables.

    Ils profitèrent une bonne dizaine d’années de cette existence tranquille qui satisfaisait leur passion de l’océan et de la pêche.

    Le premier à partir fut Marcel, victime d’une crise cardiaque pour avoir abusé du travail et des bonnes choses sans penser à se ménager.
    Joss ne modifia pas son emploi du temps, il mouillait ses paniers selon l’heure des marées et les relevait le matin. Simplement, il en installait moins, il avait réduit sa clientèle de restaurants, il ne vendait plus aux touristes mais se contentait de quelques voisins. Cela lui allait bien.

    Un matin, alors que, penché désagréablement par-dessus bord, il remontait les paniers par une mer houleuse, un coup terrible derrière la tête manqua de le faire basculer dans l’eau. Il résista de toutes ses forces à la dangereuse poussée pour réussir à rouler au fond de la barque. Il attendit un temps infini pour retrouver son souffle et un soupçon d’équilibre. Il lui semblait qu’une tempête s’en prenait à son embarcation. Tant bien que mal, il parvint à rentrer au port et à amarrer la Demoiselle.

    Il s’accorda un long mois de repos avant de retenter une sortie sur les flots. Il réalisa rapidement que s’il lui était encore possible de guider le petit bateau, il ne pouvait plus se pencher sans ressentir des vertiges, donc il était hors de question de poser ses filets et ses nasses. Ses clients qui le voyaient embarquer chaque matin lui réclamèrent des poissons et des crustacés.

    Il ne se sentait pas le courage de refuser à ces hommes qui lui avaient accordé leur confiance pendant tant d’années. Aussi, tous les soirs, au lieu de rentrer chez lui, il filait à la criée de La Turballe où il achetait un ou deux casiers de bars, de daurades et de crabes pour les livrer à sa clientèle la lendemain matin. Il vendait à prix coûtant et pour ne pas y perdre, il cessa d’accorder des remises comme jadis. Les restaurateurs notèrent ce changement d’habitudes et devinrent suspicieux. Certains, un peu vexés, choisirent de s’approvisionner à la criée de La Turballe. Léon, patron du restaurant La tempête le surprit. Il l’observa et découvrit son manège. Il comprit que Joss refusait son état, que son amour-propre lui interdisait de renoncer, qu’il voulait donner le change jusqu’à la fin de sa vie.

    En ville, Léon fit le tour de ses collègues pour leur expliquer la situation. Ils convinrent de faire comme s’ils ignoraient tout. Au fond, ils ne perdaient rien, en tout cas, avec Joss, ils ne payaient pas plus cher qu’à la criée. Aussi, ils perpétuèrent encore quatre ans leur vieille routine, pour l’amitié du pêcheur.

    Un matin d’automne, un pêcheur trouva la Demoiselle dérivant sur l’océan, sans son propriétaire. On chercha vainement Joss pendant deux jours.

    Un autre pêcheur reconnut les flotteurs des filets du disparu. Il tira au sec le trémail. Joss y était emmêlé parmi les daurades et les rougets. Il avait voulu reprendre son métier et, alors qu’il se penchait en avant, une dernière attaque l’avait projeté par-dessus bord.


     Le 22 06 2021 : La délicatesse féminine.

    La délicatesse, voilà une qualité que l’on attribue généralement aux dames, comme on réserve aux hommes celles de la brutalité, de la maladresse ou du manque d’égards.

    J’avais neuf ans à peine et je vivais dans une rue en pente qui longeait les docks où une mystérieuse société entreposait des tas de blé qui ne profitaient à personne, si ce n’est aux meutes d’énormes rats qui sortaient en procession dès la tombée du jour. Dans cette rue, un peu plus haut, habitait la famille C. à une centaine de mètres de chez nous. Lui que l’on voyait passer, le béret enfoncé sur les yeux, silencieux, il ne saluait personne et n’avait aucun ami dans le quartier où la convivialité méridionale était de mise. Son épouse était une grande et robuste femme éternellement vêtue de noir. Elle portait le deuil d’une longue et modeste lignée d’anonymes. L’élégante arborait des bigoudis dès le matin et ne mettait pas le nez dehors sans s’être poudrée et maquillée soigneusement. Le couple n’avait pas d’enfant, ce qui alimentait les conversations des cancanières du coin. Il se disait que la maîtresse de maison réservait ses faveurs ailleurs que sous son toit. Cela se répétait, mais maman pensait qu’il ne s’agissait que d’une rumeur qui, comme la plupart des bruits qui couraient, n’était que des médisances et calomnies nées de la jalousie.

    Madame C. pratiquait sa foi assidûment, se comportait civilement, solitaire comme son époux, on ne voyait pas comment elle s’y serait prise pour tromper son mari ni où et comment elle serait allée chercher un amant.
    Cette évidence n’empêchait pourtant pas les murmures et les sarcasmes. Dans la rue Duguesclin, on avait trouvé une bête noire et sans preuve du contraire, on la désignait du doigt. Comment pouvait-on en parler autant alors que rien dans ses actions ni ses intentions ne laissait prévoir quelque infidélité.

    Un jour, des cris attirèrent les riverains qui sortirent sur le trottoir. Une inconnue remontait la rue, vêtue de noir comme la plupart des dames à cette époque. Elle hurlait, elle pleurait, elle grondait et lançait ses bras au ciel comme un sémaphore. Dans les déchets des docks, elle ramassa un étroit, ruban d’acier dont on cerclait alors les caisses. Elle s’en entoura la main et, d’un coup de pied, elle poussa le portail métallique des C.

    Aussitôt les éclats d’une altercation se répercutèrent sous les voûtes des silos. Des insultes ordurières, des plaintes et des hurlements de terreur ou de douleur. L’inconnue quitta enfin la courette de sa victime et redescendit la rue, raide et fière comme la justice, sa vengeance accomplie.
    Attirées par la curiosité des voisines se ruèrent vers les pleurs. Madame C. gisait sur le sol, baignant dans une flaque de sang. Les enfants furent écartés du spectacle et sommés de rentrer chez eux.
    Une semaine plus tard, Madame C. reparut, plus silencieuse et noire que jamais, le visage et les bras bandés comme ceux d’une momie.

    Les semaines et les mois s’écoulèrent, les pansements tombèrent mais les coutures boursouflées qui balafraient le front, le menton et les joues de la malheureuse ne disparurent jamais. Elle portait pour toujours les stigmates de sa faute. C’était si horrible que, très vite, les bavardes n’osaient plus la critiquer, sa punition avait été assez lourde pour ne pas en rajouter.

    Par contre, c’est son mari qui concentra les moqueries, ce mou, cet aveugle, cet incapable qui avait laissé faire, qui n’avait pas rué quand son épouse lui fermait son lit. Au fond, disait-on, il n’a gagné que ce qu’il méritait. Avec une bonne raclée donnée au bon moment, rien de cela ne serait arrivé. Cela se déroula à la fin des années 50, dans un pays brutal marqué par les coutumes espagnoles. Le sens de l’honneur régnait jusque dans les caniveaux. Nous ne possédions rien mais ce mot était notre phare : l’honneur.

    Pour ma part, longtemps j'ai posé un regard différent sur les femmes. Seule ma mère trouva grâce à mes yeux d’enfant.

    La délicatesse, la sensibilité, la tendresse, la féminité, tout cela me parut suspect. Plus tard, j’appris à relativiser.



     Le 21 06 2021 : Les mésanges :

    Chaque année, dès le mois de mai, j’accroche un nichoir aux branches du poirier de mon jardin, dans l’espoir d’y voir des mésanges et régulièrement elles viennent y pondre des œufs. Parfois deux, parfois quatre, mais en ce début de juin, un jour que le nid avait été déserté pour un instant, délicatement, j’ai soulevé le toit de l’abri pour constater que mes locataires y avaient déposé neuf petites perles précieuses tachetées de rose. J’étais comblé, je me mis à surveiller mon arbre pour en éloigner un chat roux du quartier ou une pie gourmande qui niche dans les peupliers, de l’autre côté de la rue. Ces corvidés criards n’hésitent pas à gober les bébés de mésanges pour nourrir leur nichée. Les pilleuses font le guet sur les branches voisines du nid de mes protégés. Les premiers gazouillis des petits les rendent nerveuses, elles battent des ailes, les parents des nouveau-nés volettent autour sans effrayer les prédateurs.

    Cette année, le risque est plus aigu que les années passées, peut-être parce que le butin est plus important ou les pies sont plus nombreuses.

    Et ce qui devait être pour moi une agréable distraction du quotidien est devenu une inquiétude. Dès le matin, mon épouse et moi, nous jetons des regards anxieux vers le fruitier, et notre surveillance se prolonge jusqu’à la tombée de la nuit. Nous vivons dans la peur de surprendre le vol (dans les deux sens du mot) de la pie s’enfuyant avec une minuscule boule de plumes dans son bec.

    Nous ne sommes pas les seuls à nous tourmenter : autour du nid, les parents ne cessent pas leur va-et-vient dérisoire. Ils continuent à se faufiler dans le trou de l’abri pour accomplir leur devoir de vaillants géniteurs.

    Je m’en voudrais beaucoup d’assister à un carnage. Et, si par malheur cela arrivait, je ne sais pas si l’an prochain j’oserai braver le sort en exposant ces fragiles petites vies.  

    Le 20 06 2021 : Les souvenirs :

    Quand l’âge et la maladie nous interdisent de concevoir de nouveaux projets, quand nous comprenons que désormais il est trop tard pour réaliser ceux que nous n’avons pas encore pu accomplir, que nous devrons renoncer à envisager le futur, nous contenter de ce que la vie nous donne et elle se montre de plus en plus pingre, alors nous devenons sages.

    Nous avons une maison bien à nous, déjà payée, un conjoint à nos côtés pour nous accompagner sur la dernière partie du chemin, une santé assez forte pour nous permettre de penser, de nous exprimer, d’échanger avec les amis ou parents survivants. Beaucoup s’en satisfont, bon gré, mal gré.

    Cependant, il n’est pas facile de se passer de ses projets, cela signifierait que nous devons tracer une croix sur notre avenir et ne plus considérer l’éventualité d’un lendemain, or oublier demain, c’est ne plus avoir d’espoir.

    Sauf si une découverte scientifique majeure nous révèle que les animaux peuvent aussi se projeter dans l’avenir, l’Homme est la seule créature capable de concevoir le futur, d’y rêver, d’occuper une place dans cette dimension inconnue. C’est notre privilège et notre douleur.

    Par contre, notre faiblesse nous garde nos souvenirs jusqu’au temps de la sénilité. Ils poussent le présent et l’avenir dans les recoins de notre cerveau, ils prennent leurs aises. Et tout nous revient, plus indélébiles que les traces d’humidité sur un papier peint flétri. Notre mémoire s’agrippe à nos pensée comme un chien mauvais pour ne plus nous lâcher. L’enfance la plus reculée, joyeuse et insouciante, l’adolescence et ses problèmes que nous pensions insurmontables, l’âge adulte et les prises de responsabilités.

Le moindre événement banal se transforme en obsession, la vision d’une jeune fille tirant un seau du puits, au milieu d’une cour de ferme. Qui était cet être délicat qui se réveille pour nous hanter, une cousine, une tante, une servante ? En dépit de nos efforts nous ne parvenons pas à la replacer dans le puzzle de notre existence.

    Nous nous souvenons d’un paysage, la mer qui vient s’étendre jusqu’au pied d’une falaise de pierre rouge surmontée par une frange d’alfa. Où était-ce ? Quand nous fut-il donné de connaître ce site ? En quelle occasion ? Combien de fois y sommes-nous allés, avec qui, pourquoi ? Ces réminiscences semblent tellement écartées du monde que nous les avons peut-être rêvées, peut-être avons-nous imaginé et gardé en nous ce tableau comme une œuvre d’enfant rangée au fond d’un tiroir ? C’est un trésor précieux miraculeusement retrouvé, un morceau de notre histoire, mystérieux et puissant.
    Et d’autres souvenirs moins doux dont la morsure ne s’apaise pas : une lâcheté, une trahison que nous avons commises, une méchanceté prononcée, une moquerie que nous ne pouvons pas effacer et qui se retourne contre nous comme une balle qui a ricoché sur le mur du temps pour nous frapper au cœur. Une larme sur la joue de notre mère, une lourde honte posée sur la tête de notre père qui courbe le front à cause de notre légèreté, de notre égoïsme.
    
    Pourquoi ces moments de détresse tenace ? Nous nous efforçons d’en retrouver la cause, mais non, rien ne vient, que cette blessure, cette plaie ouverte d’où s’échappe notre sang
    Et nous devrons finir notre vie avec ces lambeaux d’existence, intacts ou souillés. Des joies passées, des odeurs de madeleine, et des culpabilités, des regrets, des fautes que personne ne viendra nous reprocher, personne si ce n’est notre propre conscience. Le peu de temps qui nous sera accordé en sus, ces souvenirs nous accompagneront.


 Le 19 06 2021 : Bah... les masques

    Au début, nous avions du mal à supporter ce dispositif sur nos visages comme sur ceux des autres. Nous nous inquiétions de ne pas savoir ce que cachait ce rectangle bleu suspendu à nos oreilles. Nous ne distinguions que les yeux de celui qui se trouvait dans notre champ de vision. Nous nous privions des sourires, des mimiques, des grimaces qui en disent long sur son état d’esprit, son caractère et ses intentions. Pour ne pas vivre dans l’angoisse, nous avons dû faire confiance d’emblée. Notre prochain gardait son mystère, son masque le protégeait et nous protégeait dans le même temps. La peur rend méchant, dit-on et en ignorant la méfiance, nous apprenions à vivre dans la paix.

    Nous avons rapidement à lire la joie dans les yeux plissés, la colère qui agrandit les pupilles et fronce les sourcils, l’émotion qui rougit les oreilles. Nous en apprenions davantage en un regard que jadis en posant des questions parfois importunes. Il y eut bien quelques manifestations de violence au début de l’instauration des masques, des mises à tabac de chauffeurs de bus ou de commerçants, mais cela n’était que la manifestation de la brutalité endémique de notre société. Peu à peu, ces faits-divers se sont raréfiés. Le masque nous a peut-être appris la tolérance.

La vaccination massive a contribué à la pacification. L’imprudence de celui qui avait choisi de se promener à visage découvert portait moins à conséquences. Le rebelle aux consignes de sécurité ne mettait en danger que sa propre personne.

    Et voilà que désormais, à l’extérieur, nous pouvons nous passer de ce masque naguère l’objet de tous nos tourments et de nos conversations. Cette liberté retrouvée nous confronte désormais au visage de l’autre, à ses rictus, à ses cicatrices qui révèlent sa vie, à sa face déformée par les excès de toute sorte. Et nous regrettons d’avoir à subir la vérité en face, la misère sociale, le vice, le désespoir humain qui ravage les traits.

    Le masque excitait notre imagination, nous cherchions sans cesse à deviner ce que dissimulait le masque. Le visage était-il conforme à la silhouette, était-il aussi doux que sa voix ? Le masque nous octroyait le pouvoir de refaire le monde et les êtres.

Vous pensez peut-être que je divague, que je me laisse aller à la philosophie de comptoir, alors, comment expliquez-vous que maintenant qu’ils pourraient jeter leur réserve de masques, tant de gens se promènent dans la rue quasi déserte avec leur rectangle azûr sur le nez ?

    Personne ne les contraint à subir ces mesures sanitaires inutiles. C’est donc que le fait d’ignorer le visage de l’autre leur convenait, les apaisait, leur rendait la vie en pandémie plus supportable. Il faudra réapprendre à vivre sans masque, dans la facilité et ce ne sera pas chose aisée.

  

     Le 18 06 2021 : La sentinelle.

    Il se demandait souvent à quoi il servait, quelle était sa mission ? Comment réconcilier deux peuples avec un simple pistolet mitrailleur ? Ces gens se ressemblaient, ils avaient toujours vécu dans ces rues, ils fréquentaient les mêmes lieux, ils aimaient le même pays, ils auraient dû s’entendre sans cette vénéneuse politique de haine menée par les dictateurs.

    Il avait du mal à les distinguer tant ils étaient pareils.

    On l’avait placé là, à l’entrée du marché régulièrement meurtri par des attentats dévastateurs : des grenades jetées par des passants, des bombes tirées des hauteurs de la ville, des engins qui explosaient parmi les étals de légumes et les habitants venus faire leurs emplettes. Ils risquaient leur vie pour deux patates et un morceau de viande. Pourtant, il faut bien vivre, ça vaut le coup de mettre son existence dans la balance du primeur.

    Lui, avec son casque bleu, on le méprisait, on raillait son impuissance, on le regardait de travers, il ne pouvait pas l’ignorer. Savaient-ils, ceux qu’il était sensé protéger, qu’il ne se sentait pas utile chez eux, qu’il aurait préféré rester chez lui, près de sa famille et de la jeune-fille qu’il aimait ? Dans une brigade de pompiers, il aurait eu le sentiment d’être plus utile. Il aurait empêché le feu d’envahir les calanques, de détruire les pinèdes et les maisons sur les collines. Il aurait manipulé une lance à incendie au lieu de ce minable pistolet mitrailleur.

    Son binôme avait quitté le poste pour aller chercher de quoi manger un peu. Il avait repéré un vendeur de beignets et de sandwichs de viande d’agneau. Il n’en avait pas pour longtemps. Deux minutes à peine.

    La sentinelle s’inquiétait pourtant. Un pressentiment qui pesait sur sa poitrine, sans raison. Il avait l’habitude de ces craintes irraisonnées, normales en de telles circonstances, en de tels pays. Il chassa l’idée de son esprit. D’ailleurs, il distingua Claudio, son compagnon qui revenait, se frayant un chemin dans la foule comme on avance dans un champ de blé. Derrière l’ami, un autre homme se pressait aussi , il portait un ample manteau de laine entrouvert sur un gilet molletonné. Il devait avoir chaud car le temps n’était pas si froid pour justifier ces épaisseurs de vêtements.

    L’individu plongea sa main droite dans sa poche d’où il tira une arme. Le soldat ne vit que l’éclat du métal et la flamme qui jaillit de son extrémité. Claudio tomba sur ses genoux avant de s’effondrer, face contre terre.
    La sentinelle riposta aussitôt et l’assassin trébucha à son tour. Il roula sur lui même, et vint s’écrouler devant le casque bleu prostré. C’était la première fois qu’il tuait un homme, un homme de son âge qui lui ressemblait comme il ressemblait à tous ceux qui avaient formé un cercle autour du cadavre de Claudio. La sentinelle sentit un goût a mer dans la bouche. Il avait supprimé une vie, pourquoi ? Est-ce ainsi qu’il aidait ces peuples perdus dans la guerre.
    La sentinelle lâcha une rafale en l’air pour disperser le groupe hostile qui se resserrait autour de lui. On le haïssait, lui qui était venu ici pour apporter le paix. 

    Au bout de la rue une jeep de casques-bleus arrivait en klaxonnant. Le secours. On venait les chercher, lui, le vivant et Claudio, le mort. Le corps du meurtrier avait déjà été emporté par des gens. Dans quel but ? Pour en faire un héros ou pour le jeter dans une fosse ? Qui sait ?


     Le 16 06 2021 : J’veux du soleil !

    Dans ce climat de sinistrose où on ne cesse pas d’annoncer une horrible fin du monde dans quelques décennies, au risque d’y ajouter quelque canicule fatale à nos petits vieux, chaque matin en ouvrant mes volets, je prie pour que le Bon Dieu, qui dort  dans son inaccessible Éden, nous envoie sept jours ensoleillés.

    Malheureusement, la région parisienne n’est pas connue pour ses matins lumineux. Au contraire, les impressionnistes ont apprécié ses ciels gris-bleu et ses épais nuages. Je déteste les cumulus qui nous minent l’humeur. Le gris est triste, poisseux, gluant, c’est une souillure dont seuls les paysans se réjouissent car c’est leur gagne-pain.

   L’embellie dure depuis plus d’une semaine et, selon la météo, cette bénédiction devrait s’essouffler à partir de cette nuit.

    Je sais que les quelques mésanges qui ont élu domicile dans mon jardin se feront plus rares. Plus de chants de merles, plus de moineaux batifolant dans les arbres, plus de papillons fleurissant les massifs. Il me faudra me réaccoutumer aux jours ternes, aux heures suspendues à la morosité. À l’envie de rien.

    Né sur les bords de la Méditerranée, j’ai grandi au grand soleil. On gardait les pantalons courts et les chemisettes jusqu’en octobre. On laissait aux Britanniques les semaines de brume et les interminables bruines traversières.        Le brouillard matinal était le bienvenu car il promettait la chaleur.

    Nous imaginions qu’au-delà de Lyon, les ours blancs hantaient les rues.

   Que les flots de soleil envahissent ma maison comme un tsunami d’optimisme. Que mes rosiers se moirent de tendre au feux du couchant. Que les reflets de l’astre accroche des voiles d’argent aux carreaux des fenêtres, que les blés se muent en prairies dorées piquetées du sang des coquelicots. C’est cela, la vie. La grisaille immobile n’est que l’antichambre de la mort, une attente stérile où rien ne palpite.

    Le soleil, c’est un espoir satisfait, une promesse de bonheur réalisée.
    De grâce, je veux du soleil! Du soleil!


    Le 15 06 2021 : Nos humeurs :


    Il en va ainsi de nous : nous sommes assujettis à nos humeurs. Un jour, parce qu’un rayon de soleil s’insinue entre les lattes de nos volets pour jouer à peindre en argent le mur de la chambre. Alors, il nous semble que l’univers va changer, que les infos n’annonceront que de bonnes nouvelles, que les paysans seront heureux car il pleuvra sur leurs champs. Les vacanciers seront servis également car il fera beau sur les routes, les plages et les campings. Les gilets jaunes enfileront des gilets bleus pour signifier qu’ils n’ont plus rien à revendiquer, que le gouvernement a décidé de satisfaire les doléances pour remercier les Français de leur patience pendant la pandémie. Grâce au trait de lumière qui a enchanté notre réveil, nous commençons à croire que les politiciens vont cesser de s’étriller, qu’ils se parleront et qu’ensemble, ils chercheront des solutions pour remettre notre pays sur les rails.
    Nous sommes prêts à espérer que la guerre des générations s’essoufflera, que nos enfants n’oublieront pas de souhaiter la fête des mères et des pères, que nos petits-enfants nous feront la bise en souriant, sans avoir besoin de les supplier.

    Il suffirait que le soleil pointe son nez entre deux nuages pour que l’embellie transforme notre vie, pour une heure, pour un jour ou deux.

    Certains matins aussi s’annoncent sinistrement. Rien de très grave, un bol qui se renverse et le café qui se répand sur le sol. Un couteau qui glisse pour entailler notre paume, une biscotte rebelle qui explose entre nos doigts alors que nous tentions d’y étaler le beurre. Un lacet qui se rompt au pire moment, alors que nous sommes en retard pour le bus.

    Ces incidents anodins nous affectent comme de terribles catastrophes. Si nous ne parvenons pas à dompter ce maudit épi rétif au sommet de notre crâne, nous pouvons nous attendre à d’autres désagréments, une crevaison, une portière éraflée, une altercation avec un passant qui ne présente pas ses excuses après avoir failli nous renverser d’un coup d’épaule.

    Nous hésitons à écouter France-info sur l’autoradio car, parti comme c’est parti, nous redoutons les pires cataclysme, un Tchernobyl à notre frontière, un putsch militaire qui chasse nos gouvernants, un déferlement de gilets-rouges dans le centre de nos villes, des voitures qui flambent, des quartiers qui s’embrasent, les magasins qui ne peuvent plus s’approvisionner à cause de la grève des chauffeurs routiers qui n’en peuvent plus de subir la concurrence étrangère.
    Et nous nous sentons comme des bouchons malmenés par la tempête. Nous sombrons, nous sombrons et l’avenir de l’humanité est irrémédiablement sombre.

Alors, répétons-nous que si le monde n’est pas parfait, il n’est pas plus détestable qu’hier, et qu’il suffirait d’une aurore souriante pour que le ciel se dégage. Ne désespérons pas, le pire n’est pas une fatalité. Cette grisaille n’est qu’une question d’humeur, de notre humeur. Un chant d’oiseau rendrait cette journée radieuse.


     Le 14 06 2021 : Un homme à sa fenêtre

    Antoine vit au quatrième étage au bord de la Seine, c’est une chance. Son vis-à-vis le plus proche est à cinq cents mètres, de l’autre côté du fleuve, dans les barres de Clichy. Beaucoup considéreraient que c’est une chance. Il passe ses jours sur une île déserte, de là-haut, il ne voit que des sommets de crânes, des ombres sans visage.

    Son refuge est bruyant, le ronflement incessant des voitures sur les voies sur berge rendrait impossible la vie de n’importe quel humain. Mais le bruit, Antoine s’en fiche. Quarante ans passés à taper sur la tôle dans un atelier de chaudronnerie vous préservent de ce fléau. Sourd comme il est, il dormirait à poings fermés au pied des chutes de Niagara.

    Il est le dernier locataire de son bâtiment promis à la destruction. La société de H.L.M. qui le gère est sous tutelle financière. Le dépôt de bilan menace. Antoine ne paie plus de loyer depuis quatre ans, il est logé gracieusement, il fait office de gardien, il empêche l’invasion de squatters.

    Lasolitude ne le dérange pas, il n’est pas misanthrope, il aimerait bien les gens s’il pouvait les entendre. Mais sa surdité le coupe de la société humaine. De plus, qu’aurait-il à raconter ? Ses jours se ressemblent, monotones, identiques, sans surprises, sans histoires : le matin, il se lève à six heures, la retraite n’a rien changé à ses horaires. Après sa toilette dans l’évier de la cuisine, il avale sa tasse de chicorée tiède car il n’aime pas attendre qu’elle refroidisse. Il écoute les informations au casque branché sur un antique transistor qui crachote et qui grésille. Pour ce qu’il y a à apprendre, ça ne vaut pas le coup d’acheter une télévision. Par ailleurs, il n’y a pas d’antenne et où installer une coûteuse parabole ? Pas de balcon où l’implanter. Antoine s’y est résigné.

    Après le petit-déjeuner, il descend en ville pour acheter sa demi-baguette. Il s’arrête chez Moktar pour les provisions : une tranche de jambon cuit, six œufs, de l’huile de soja, le journal pour se tenir informé de la marche du monde et un paquet de lessive une fois par mois. À peine de quoi remplir la moitié d’un chariot à roulettes. Il n’a jamais eu de chien, il traîne son caddy, ça lui tient compagnie.

    Il ne s’attarde pas dans les rues, il craint de se faire renverser parune moto car les jeunes ne respectent rien, ils roulent comme des fous et sont prêts à estourbir le premier petit vieux pour lui piquer son billet de dix euros. Il se dépêche de rentrer. Il grimpe les quatre étages et, quand le temps le permet, il s’installe à sa fenêtre pour observer la trafic et les étrangers qui quettent au feu rouge. Ils sont organisés, chacun son territoire. Les femmes portent un ou deux bébés sur la hanche. Parfois, un enfant de cinq ou six ans se glissent entre les files pour tendre la main aux conducteurs. Consterné, Antoine secoue la tête douloureusement. Il ne peut pas s’habituer à cette misère. Il est bien content de se trouver à cette hauteur. Il ne distingue pas les visages, il survole. Invisible, de sa fenêtre, il ne fait qu’effleurer la cruauté de l’existence. Les gens ne lèvent jamais les yeux vers lui. Comme le Bon Dieu, il reste inaccessible.

    Il le sait, un jour, c’est inévitable, quand il n’en pourra plus de tout cela, il enjambera l’allège de la fenêtre et se balancera dans le vide, car il existe un vide encore plus vide que son quotidien. C’est sa chance.


     Le 13 06 2021 : C’est dommage…

    Il ne se passe pas de jour sans qu’elle n’y repense au moins dix fois .Il y a pourtant longtemps que leurs chemins s’étaient croisés. Pensez, elle avait dix-huit ans, ils étaient assis face à face dans le train qui ramenait chez eux les banlieusards fatigués après leur journée de travail dans Paris.

    Elle tenait sur ses genoux le livre de Françoise Sagan Bonjour tristesse. Du coin de l’œil, elle observait ce grand garçon blond qui semblait captivé par le spectacle des vieux bâtiments de briques qui longeaient la voie ferrée. Tous semblables, construits au début du 20ème siècle, leurs façades noircies témoignaient de l’époque des locomotives à vapeur et au charbon. Certains étaient délabrés, le toit affaissé, les fenêtres cassées exhibaient les voilages grisâtres. Il regardait dehors, elle le scrutait, lui qui semblait l’ignorer. Devinait-il l’intérêt qu’il suscitait ? Il tourna la tête vers elle et surprit son regard qu’elle détourna aussitôt, vaguement confuse, sans toutefois pouvoir dissimuler un sourire de petite fille prise en défaut. Après un long moment passé à se demander comment elle allait pouvoir oser le regarder à nouveau.  Elle revint à lui qui fuit la confrontation. Elle s’en voulut de sa timidité et elle lui reprocha secrètement sa réserve. Elle aurait apprécié un geste, un mot, une initiative qui aurait amorcé le début d’une conversation. Mais non, elle n’eut pas ce plaisir. Elle restait une passante. Une seule fois, ils se contemplèrent longuement, puis glacée par la gêne, elle ouvrit le livre qu’elle avait posé sur ses genoux tandis qu’il se replongea dans la contemplation du terne paysage.

    Vainement, elle pria pour que survienne une de ces pannes qui paralysaient si souvent les trains de banlieue. Elle comptait les minutes qui défilaient à un train d’enfer. Elle allait devoir quitter le wagon et se séparer de ce jeune-homme qui lui paraissait représenter tout ce qu’elle attendait de la vie. Quel dommage ! C’était la première fois qu’elle le voyait et savait qu’il était peu probable qu’elle le revoie un jour.

Elle dut descendre à sa station, il resta dans la wagon pour quelle destination ? Il leva les yeux vers elle quand elle se dressa. D’immenses yeux clairs si tristes, un sourire si douloureux. Elle avait du mal à supporter l’épreuve. Elle bouscula deux ou trois passagers en se glissant dans l’allée centrale. Elle avait hâte de partir, de tourner le dos à cette torture. Elle sauta sur le quai et la machine redémarra avec une longue plainte.

    Le garçon se penchait au-dessus de la vitre baissée. Il lui adressait gravement un petit signe de la main, un adieu.

    Pendant des années, son cœur palpitait chaque soir, quand elle prenait son train à la gare Saint-Lazare. Elle parcourait les wagons, elle tremblait quand elle croyait reconnaître sa silhouette. Lentement, le temps pansa sa peine. Elle rencontra Joël, un aimable collègue avec lequel elle s’entendait bien. Assez pour sortir en boîte chaque samedi pendant un an, assez pour se marier, mais pas suffisamment pour s’aimer longtemps. Après l’euphorie des noces, elle constata qu’elle s’était trompée. Son jeune mari ne lui convenait pas. Il n’était pas méchant mais, excepté la danse, leurs goûts divergeaient trop. Alors le souvenir du voyageur de banlieue se réveilla plus vivace, plus douloureux que jamais, plus idéalisé par le mystère.

    Elle divorça deux ans plus tard et quitta la région parisienne. La société qui l’employait lui proposa un poste dans une filiale canadienne. Elle s’exila, elle espérait semer ses rêves à l’aéroport. Ils la suivirent à Toronto. Les actes manqués et les regrets ne comptent pas, ils n’alourdissent pas les bagages, mais ils pèsent sur le cœur durant toute une vie.

    Un matin, elle pensa que, de son côté son bel inconnu rêvait peut-être à elle. Cela ne la consola pas, au contraire...


     Le 12 06 2021 : Petites guerres pour le bonheur.

    Il faut le reconnaître, ce sont les petites choses ridicules qui nous gâchent la vie, qui nous empêchent d’être heureux. Une seule contrariété peut nous pourrir une journée complète et même des mois ou des années.

    En toute modestie, je vous ferai part de mes observations, même si je n’ai pas toujours trouvé le courage d’en tirer les conclusions.

    Vous vous voudriez dormir près de l’être aimé qui a la fâcheuse habitude de ronfler. Cela vous épuise mais vous ne pouvez pas le lui dire franchement. Levez-vous tout doucement pour aller dans la chambre d’ami. Quand au petit matin, votre moitié viendra vous demander pourquoi vous avez fui le lit conjugal, répondez-lui que vous avez préféré trouver le sommeil ailleurs pour qu’elle puisse, elle aussi, se reposer paisiblement. Elle ne vous tiendra pas rigueur.

    Après la toilette, chaque matin, vous redoutez l’instant de monter sur la balance. Ce que vous y lisez vous saccage le moral. Vous avez l’impression d’être devenu une larve sans volonté, une usine à fabriquer de la graisse. Ne vous laissez pas dominer par la technologie. Ne devenez pas esclave de la machine électronique. Snobez-la six jours par semaine pour ne l’utiliser que le mercredi ou le dimanche, par exemple. Vous verrez : en réduisant de moitié votre part quotidienne de fromage et en ne mettant qu’un seul sucre votre café, vous maigrirez en quelques jours. Votre poids ne vous hantera plus dès l’aurore. Avec moins de stress, vous perdrez du poids.

    Qu’il est triste de vivre dans un monde si triste, on a la lourde impression d’une intolérable solitude. Vous croisez les mêmes personnes dans le bus, dans votre travail, dans le supermarché du coin et votre regard glisse sur le visage de votre voisin sans retenir son attention. Avez-vous songé que, de son côté, il n’ose pas vous parler, il vous perçoit comme un ours. Devant votre mine renfrognée, il n’ose pas vous adresser la parole. La prochaine fois que vos routes se croiseront, dites lui bonjour. Il ne vous répondra peut-être pas immédiatement, tout surpris par votre soudaine amabilité. Ne vous découragez pas, recommencez le lendemain, je gage que cette fois vous aurez droit à son salut. Cela accrochera un petit soleil à votre matinée.

    Qu’elles sont désespérantes, ces heures stériles passées devant le téléviseur où se succèdent indéfiniment les mêmes débats interminables d’où l’on ne tire aucune conclusion. Depuis longtemps, l’invective y a remplacé l’argumentation, personne ne persuade l’autre, chacun campe sur ses positions, personne n’écoute personne, c’est l’étalage de la fatuité et du mépris. Appuyez donc sur le bouton de la télécommande, ne changez pas de chaîne d’information, éteignez plutôt l’appareil et ouvrez un livre. Lisez tant que vous le pourrez, dans votre fauteuil ou dans votre lit, une heure ou dix minutes. Ne luttez pas contre vous-même, posez votre livre aux premiers signes de lassitude. Vous dormirez serein et vous vous en porterez bien mieux.

    Ne vous privez pas des petits plaisirs de la vie. Penchez-vous sur une rose du parc et humez son parfum. Vous ne passerez pas pour un attardé mental. Cela vous prendra dix secondes mais les bienfaits de cet instant magiques se prolongeront pendant des heures. Vous apprécierez votre ville et votre vie autrement. Prenez le temps de respirer les fleurs

    Une nounou s’est assise sur le banc que vous avez choisi. Elle s’est assise près de vous pour poser sur ses genoux le petit enfant dont elle a la charge. Avez-vous remarqué avec quel aplomb les bébés affrontent le regard des adultes ? Ils ne connaissent ni la timidité ni la pudeur, ils ne baissent jamais les yeux.

    À côté de vous, cet enfant innocent vous tient prisonnier de son attention, il vous scrute et ses prunelles sont plus puissantes qu’un scanner. Ne détournez pas les yeux. Soutenez son regard et souriez. Il vous sourira très vite, il sera rassuré, son visage s’illuminera d’un sourire confiant. C’est un cadeau immense qu’il vous offre, il vous donne une part de paradis.


    Sans trop vous torturer les méninges, vous identifierez aisément ces minuscules plaisirs, cette multitude d’anodines victoires à remporter sans qu’il vous en coûte ni argent ni contrainte. Chacune sera un pavé sur le chemin tortueux qui mène au bonheur.

    Je vous connais, je sais ce que vous pensez : Il a beau jeu de nous dire comment nous devons agir. Que n’applique-t-il pas pour lui-même ces conseils dont il nous abreuve ? Vous avez raison. Je connais la solution comme vous la connaissez aussi, mais voyez-vous, sans doute suis-je trop paresseux ou trop timoré pour vouloir changer l’ordre ou le désordre de mes habitudes. Il est trop tard pour changer, pour tenter de redresser le tronc tordu de mon existence. Il est trop tard pour entamer de nouvelles guerres.


     Le 11 06 2021 : Nostalgie :

    Le monde a évolué considérablement en trois quarts de siècle. Il n’est pas pire que celui qui nous a vu naître et parfois meilleur. Des dizaines de métiers ont disparu : le laitier qui déposait la bouteille encore tiède sur le seuil de notre maison, du lait entier couvert de crème, les marchands ambulants, le poissonnier qui poussait sa charrette où la glace dégoulinait, le primeur qui annonçait le fruit ou le légume du jour, le vitrier, le rémouleur qui faisait jaillir des gerbes d’étincelles sur sa meule à pédale, et le mercier-colporteur qui charriait des valises remplies de trésors pour ces dames, rubans de dentelles, aiguilles et fils à coudre, miroirs-à-main. Les cours communes voyaient défiler des longues litanies de petits vendeurs qui variaient selon les saisons, comme le distributeur de romans feuilletons, le marchand d’oublies et sa crécelle que les gosses du quartier suivaient en procession.

    La rue a changé, plus de landaus aussi grands que des chars d’assaut, plus patins à roulettes métalliques, plus de vierge visiteuse qui restait une semaine dans chaque foyer, plus de pitchac, plus de pignols, ces noyaux d’abricots dont on faisait des maisons pichepinette, ces jeux de pauvres, et les toupies de bois, on dévalait les rues en pente couchés sur les chariots fabriqués avec des planches et des roulements à billes. Nous n’avions pas besoin de figurines de Goldorak, de Nintendo, de Pokemon. Il y avait un pied de cordonnier dans chaque ménage pour ressemeler une chaussure usée. Le papa n’oubliait pas d’y poser des fers. Nos jeux étaient ceux de nos pères. La vie était simple, sauf pour les femmes qui trimaient comme des esclaves, elles trimbalaient des baquets d’eau bouillante, cousaient les vêtements pour la maisonnée, elles ne possédaient pas de voiture pour faire leurs courses. Elles se reposaient en tricotant pour l’hiver ou en reprisant les trous aux genoux des pantalons.

    Elles rencontraient leur futur mari au bal de la Saint-Jean ou du quatorze juillet, elles quittaient rarement leur ville et leur ambition la plus folle était de trouver un époux sage, qui n’ait pas trop de copains, qui ne boive pas et surtout qui ne soit pas violent. Elles avaient le droit de rêver.

    Les garçons voulaient devenir pompiers, policiers ou maîtres d’école. Leur choix était limité, il ne parlaient pas de pilote d’essai, ni de dessinateur d’animation. Le docteur Schweitzer rivalisait avec Zorro dans l’échelle des valeurs. Jamais un adulte ne demandait à un élève quel était son projet, on restait un enfant jusqu’à seize ans. C’était bien.

    De tout cela ne survit que la nostalgie, cette douce douleur qui ressemble à un amour ancien qui ne veut pas vieillir.


    Le 10 06 2021 : Certaines vies…

    Chacun se complaît dans son malheur, il se croit maudit par le sort parce qu’il est le premier de l’année à attraper la grippe, en dépit des vaccins et de toutes les précautions qu’il a prise. Il enfile un cache-nez dès septembre et ne le quitte qu’à la fin juin. Il dit toujours avec ma maladie, car il en a fait sa chose, son trésor, il ne la céderait à personne.

    Il me fut donné de connaître de vrais malheureux, une famille entière persécutée par le destin. De pauvres gens, des croyants qui ne manquaient jamais la messe du dimanche. Le père s’appelait Aimé. Il était mécanicien sur le port de Béni-Saf, il entretenait les chalutiers et les lamparos. Une vraie force de la nature, costaud comme un taureau, souriant, silencieux, résigné. Il avait épousé une fille de berger toujours vêtue de noir. Ils vivaient à la limite de la ville, sur les hauteurs de la falaise qui dominait la plage. En choisissant Antoinette, il accueillit aussi sa sœur Angèle, une simplette qui s’exprimait à peine. Enfant, elle avait perdu la tête et ne l’avait jamais retrouvée. Leur frère Richard (Ricardo), berger comme son défunt père fut l’une des premières victimes de la guerre d’indépendance. On le découvrit dans un fossé, égorgé et dépecé, éparpillé comme son troupeau de chèvres. Pauvre Richard qui était sans doute le plus miséreux de Béni-Saf.

    À l’indépendance de l’Algérie, Aimé, Antoinette et Angèle furent rapatriés comme des milliers d’autres en Seine-et-Oise. Ils arrivèrent les mains vides car ils ne possédaient rien. Pour toute fortune, ils avaient deux enfants, des adolescents. Manuel, un garçon de dix-sept ans et Évelyne, une fille de quinze ans. Le choix du roi, disaient-ils. L’aîné abandonna vite ses études pour travailler car toute la famille vivait sur le seul salaire d’Aimé. L’aîné se fit artisan peintre avant de fonder son propre foyer avec une jolie et gentille fille d’un village voisin. Il leur était légitime d’espérer un enfant. Ils l’eurent : un bébé qui hérita de la tare familiale. La malédiction se perpétuait. L’hécatombe. Aimé mourut d’une crise cardiaque bien avant l’âge de la retraite, précédant de peu Angèle, puis Antoinette qui n’avaient plus de raison de vivre. La charge de l’handicapée mentale aurait pu échoir aux jeunes. Il y a peut-être une justice divine.À quarante ans à peine, Manuel suivit ses parents dans l’autre monde. Que pouvait-il faire d’autre ?

    Les aléas de la vie firent que je perdis de vue cette famille tant éprouvée. J’ai su qu’Évelyne avait épousé le frère de sa belle-sœur, la veuve dont elle était très proche. Je n’ai pas cherché à en savoir davantage.

    Comme tout un chacun ici bas, parfois, j’ai tendance à croire que le mauvais sort s’acharne contre moi quand une épreuve se profile sur ma route. Je suis le plus infortuné, el desdichado. Il me suffit alors de penser à la désastreuse existence de cette famille. Que diraient ces gens qui n’ont connu que la fatigue, le deuil, la misère et le malheur ?

    Bizarrement, je me sens alors chanceux, indécemment choyé par la vie.


      Le 09 06 2021 : Les jeunes amoureux d’hier.

    Vous les apercevez dans les rues, ils marchent du côté de l’ombre. Ils se ressemblent tous, même démarche hésitante, mêmes silhouettes voûtées, elle porte un cabas vide à l’angle du coude, il tient une canne de marche. Ils se tiennent par la main comme s’ils craignaient de se perdre, comme si l’un des deux allait se mettre à courir brusquement. Ils vivent ensemble depuis plus de cinquante ans. Ils se connaissent bien, ils ne se parlent pas, ils se comprennent au premier regard. Plus leur vue se rétrécit, plus ils ont besoin l’un de l’autre. Chacun est devenu le phare de l’autre. Ils avancent comme deux barques en remorque dans la tempête. Leurs bras sont des filins sans lesquels ils partiraient à la dérive. Ils se sont juré de ne jamais s’éloigner, de ne jamais s’écarter. Même chez eux, ils ne s’assoient pas dans les fauteuils, ils préfèrent s’installer côte à côte dans le canapé, en face du téléviseur. Ils se tiennent encore par la main, il n’y a rien à faire. Ils sont amoureux. Dans le quartier, on les appelle les petits amoureux. Des couples de vieux qui s’aiment, il y en a des centaines dans les rues. D’ailleurs, il n’y a guère que les octogénaires, les survivants de mai soixante-huit qui ne se séparent plus. Ils ne se bécotent pas sur les bancs publics. Ils laissent ça à la jeunesse. 

    Eux, ils se tiennent par la main, comme une mère ou un père tient son enfant pas la main. Cela procède de la même tendresse. Les parents empêchent leur petit d’aller se jeter sous une voiture, les vieux veillent à ce que leur amour ne se fasse pas faucher par la mort. C’est pour cela qu’ils sont liés à la chaîne dorée de leur passion éprouvée. N’avez-vous pas remarqué qu’il n’y a plus guère que les cheveux blancs qui marchent en se tenant par la main?


    Le 08 06 2021 : Le cancre intermittent.

    Durant des années j’ai été cancre intermittent. Qui n’a jamais été cancre est passé à côté d’un monde magique et varié à l’infini. Je n’étais pas cancre dans toutes les disciplines. Non, je ne me distinguais par mon ignorance qu’en mathématiques. Je ne voyais pas pourquoi on m’obligeait à résoudre des équations à plusieurs inconnues. Je me faisais très bien à l’idée de passer ma vie sans posséder les clés de ce genre de problèmes, j’admettais volontiers que la science conserve sa part de mystère et de poésie. Pour tout dire, je me moquais de jongler avec les chiffres, les énigmes, les logarithmes et ce genre de choses sans intérêt. Je préférais lire des romans, vibrer en découvrant la vie d’êtres imaginaires. L’existence de cancre intermittent me convenait parfaitement.

    Pendant les cours d’algèbre, je m’évadais, je rêvais, la joue appuyée dans le creux de ma main, je faisais semblant d’écouter soigneusement la leçon du professeur. Je jouais le rôle de l’élève attentif, et je le jouais bien car l’enseignant ne me condamnait jamais définitivement. Si je ne voulais rien savoir des inconnues, bizarrement, la géométrie et plus précisément la géométrie dans l’espace me captivait alors qu’elles désespérait mes camarades de classe. Les grands espaces comblaient les aspirations du grand rêveur que j’étais.

Pendant des années, j’ai créé l’illusion en échangeant mes dissertations contre des exercices de mathématiques. On ne soupçonne pas les possibilités du troc de devoirs. Ce commerce libérait mon emploi du temps. J’écrivais des nouvelles pendant que les autres s’échinaient sur les travaux de Pythagore ou de Thalès. J’observais le cycle des saisons, la vie des oiseaux, les orages et les embellies qui défilaient dans le rectangle de la fenêtre. Je guettais aussi les stratagèmes des vrais cancres qui suppliaient leurs voisins de leur passer un bout de réponse sur un papier plié en huit.

    Aujourd’hui, je ne me rappelle plus le nom d’un seul de ces malheureux maîtres de maths alors que je garde gravé en moi celui des enseignants de lettres. Aux conseils de classe, ceux-ci me défendaient bec et ongles devant les réserves des autres. J’ai pu ainsi franchir, année après année, les degrés jusqu’en terminale. Et j’ai bloqué là, je n’ai pas pu aller plus loin. Je n’avais pas l’âme de l’éternel étudiant.

    Le sort est pervers car j’ai commencé ma carrière professionnelle dans un bureau d’études et, pour progresser, j’ai obtenu un diplôme de… calculateur-projeteur. Qui l’eût cru ?
    Mais j’ai très vite déserté l’univers des calculs pour une autre voie.

    Je ne regrette pas d’avoir été un cancre intermittent, cette activité intense a ouvert les vannes de mon imagination. Non, je ne le regrette pas.


    Le 04 06 2021 : Liaisons dangereuses.

    Scène de la vie de famille. Il est dix-neuf heures. Le calme règne dans la maison. Attablé, Papa lit son journal, Maman finit de préparer le repas tandis que Nathan, cinq ans, dessine gentiment sur un cahier de bristol.

    _ Qu’est-ce que tu dessines, demande Papa.
    _ Avec la classe, nous avons visité une ferme-école et on doit choisir un animal, alors je dessine une l’oie.
    _ On ne dit pas une l’oie mais une (n)oie. On fait la liaison avec le n précédent. Alors, mon chéri, dis à Papa ce que tu dessines
    _ Je dessine la (n)oie.
    _ Non, mon chéri, on dit l’oie. Que dessines-tu ?
    _ Finalement, je dessine un canard. C’est plus simple.


     Le 06 06 2021 : Si maman si, si maman si...

    La légende est tenace. À l’instant de mourir, l’homme appellerait sa mère. Dans le film de Spielberg, Il faut sauver le soldat Ryan, nous en avons une nouvelle démonstration. Frappé par une balle nazie, le guerrier américain redevient un petit enfant pour réclamer sa mère, comme si celle-ci possédait tous les pouvoirs et, puisqu’elle lui avait donné une fois la vie, pourquoi ne pas renouveler son miracle ?

    À la naissance, à la mort et au cours des plus dures épreuves de la vie, chacun invoque sa maman, la mère éternelle, la vierge Marie, celle qui veille sur son enfant crucifié. Hélas, sauf de rares exceptions qui tiennent plus du hasard que des capacités maternelles, on a peu vu une dame ramener des enfers son grand dadais de garçon parti jouer à la guerre.

    D’ailleurs, sur le lit des maternités, les parturientes savent bien qu’elles ne pourront protéger leur enfant que pendant ses premières années, tant que celui-ci se cantonnera aux limites de son berceau. Après, quand il marchera, quand l’appel de l’aventure coupera définitivement la cordon ombilical, la pauvre femme ne pourra rien pour son petit, sa brebis égarée. Elle en avait conscience dès l’accouchement : sa toute-puissance est soumise à une date de péremption.     C’est une grande injustice qui est faite aux mères. On les prive très vite de leurs prérogatives. On les écarte du jeu après avoir utilisé leur ventre. En gros, après l’adolescence de leur rejetons, elles ne peuvent qu’assister, impuissantes, aux sorties de route, aux dérapages, aux dangereux excès, aux erreurs et aux fautes de leur descendance. Il y a là un mauvais choix du Créateur. S’il avait permis aux mères de garder le contrôle de leurs garnements, l’humanité serait meilleure. Elles mettraient le holà aux premiers signes de perversion. Plus de haine en ce bas monde, plus de racisme imbécile, plus de loi de la jungle, plus de dictature du commerce, plus d’exception sociale, plus de loi du plus fort, plus de pot de terre, plus de mépris, plus de rejet, plus d’insulte plus de bras de fer, plus de combats de coqs. La douceur maternelle comme seule règle. L’harmonie au travail, des pratiques de bon voisinage, l’entraide. Partout et toujours.

    Le Bon Dieu qu’on dit bienveillant a bâclé sa tâche. Il a rangé trop tôt ses outils. Il a pourtant veillé à ce que les arbres poussent droit vers le ciel, il s’est arrangé pour que les fleuves et les rivières aillent se perdre dans la mer et les océans au lieu d’envahir systématiquement les habitations, sauf conditions météorologiques exceptionnelles. Pourquoi expose-t-il les fils aux dangers et aux dérives devant leurs mères désarmées. Pourquoi les hommes deviennent-ils sourds aux recommandations des mamans ?

    Après, l’agneau égaré ne peut que pleurer : Si maman, si. Si maman, si. Maman, si tu voyais ma vie. À l’heure des larmes, il est est trop tard, le mal est fait.


      Le 05 06 2021 : Drôle de vie.

    Ils s’étaient connus à La Ciotat. C’est là qu’ils étaient nés et qu’ils avaient grandi. Michel était dessinateur industriel dans les chantiers navals. Elle gagnait sa vie au jour le jour, en faisant des extras dans les restaurants de la ville, pour les ouvriers et les touristes qui traînaient un peu avant de prendre le bateau des calanques. Viviane avait dix-sept ans quand ils se connurent, il en avait quatre de plus. Il l’impressionna par son calme, sa pondération. Contrairement à beaucoup de méridonaux, il n’aimait pas les bals, le pastis et les bruyantes virées entre copains. Il n’avait pas cette légèreté ni cette poésie lyrique exagérée caractéristique des hommes du soleil mais sa gravité lui inspirait confiance.

    C’était un travailleur sérieux apprécié par ses chefs. Il voulait grimper les échelons et se retrouva rapidement responsable de son groupe dans le bureau d’études.

    Il rencontra Viviane dans le petit établissement où il se rendait parfois pour déjeuner avec l’un de ses clients. Elle était joyeuse, riait tout le temps, elle avait de grands yeux noirs qui trahissaient ses origines italiennes. Il se retrouvèrent à la plage et ne se quittèrent plus. Elle l’aimait bien, il ressentait quelque chose pour elle. Ce n’était pas une passion mais ce sont ces amours-là, pensaient-ils, qui durent toute la vie.

    Elle tomba enceinte très vite et il ne chercha pas à fuir ses responsabilités. Il l’épousa et, à partir de cet événement les ennuis s’accumulèrent.
    Moins d’un mois après les noces fêtées dans l’intimité absolue, la jeune femme perdit son bébé. Il en conçut une vague rancune. Il ne pouvait pas s’empêcher de penser qu’elle avait réussi son coup, qu’elle l’avait piégé. Il ne lui reprocha pas ouvertement, mais jour après jour, ce malaise grandissait.

    Au début des années 80, des bruits de plus en plus pessimistes coururent sur l’avenir des Chantiers de La Ciotat. Licenciements de masse, tentatives dérisoires pour maintenir une activité réduite, au cas où un miracle ressusciterait l’entreprise. Michel n’était pas homme à rester les deux pieds dans le même sabot. Il décida de quitter le navire avant la catastrophe, il se mit en quête d’un nouveau travail en région parisienne car, là au moins, l’emploi ne risquait pas de s’effondrer. Avec le petit garçon qui venait de naître après l’échec de la première maternité, le jeune couple vint s’établir en banlieue Ouest, près des usines de voitures de Flins et de Poissy.

    Michel souffrit de ce déracinement auquel il aurait échappé s’il ne s’était pas encombré d’une épouse et d’un enfant.

    Il la trouvait un peu sotte, un peu paresseuse, un peu trop insouciante. Il ne voyait pas les efforts qu’elle faisait pour mettre du beurre dans les épinards. Elle cousait à domicile, elle postulait régulièrement pour un poste à la mairie. Sans diplôme, elle était prête à accepter n’importe quel travail, elle n’était pas exigeante et voulait participer plus activement à la survie de son ménage. Mais l’amertume et la rancœur sont des venins dont on ne se défait pas aisément. Des remarques désobligeantes, Michel passa aux insultes, permanentes. Un rien déclenchait ses colères. Il menaçait, il s’enfermait dans sa chambre pour lire et lire encore, dans une solitude destructrice. Pas fou, Michel ne se laissa jamais aller à la violence. Il gardait le contrôle.

    Par chance, Viviane finit par décrocher un emploi de secrétaire à la mairie. Ce fut pour elle une embellie salutaire. Elle voyait du monde, elle se fit quelques amies à qui elle confia sa détresse tandis qu’elle devenait une étrangère dans son propre foyer. Cela ne s’arrangea pas avec le temps, ça s’empira même quand leur fils quitta la maison pour vivre sa vie sur la côte méditerranéenne. Viviane se sentait isolée, loin de sa famille, elle ne pouvait plus se taire, elle répliquait, elle se rebellait et ne mâchait plus ses mots. Elle tenait tête à son bourreau pour ne pas perdre sa propre estime.
    _ Mais pourquoi restes-tu avec un type pareil lui demanda l’une de ses collègues, Vous ne vivez plus comme un couple normal, vous faites chambre à part, vous ne partagez plus rien. Rien ne justifie de souffrir ainsi.
    _ Mais nous ne pouvons pas divorcer, bredouilla Viviane. C’est notre haine qui maintient notre amour.
    _ Je ne comprends pas, répondit la confidente.
    _ Moi non plus, je ne comprends pas bien mais c’est pourtant ainsi. Nous ne pouvons pas détruire ce qu’il reste de notre amour.
    _ Drôle de vie, drôle de drame.


    Le 04 06 2021 : Lili et Cora (2)

    Ce n’était pas une sinécure pour Lili que de surveiller Cora, sa maman qui avait un pois chiche à la place du cerveau. Les médecins parlaient de déficience mentale. Cora n’était pas méchante, pas sournoise, mais seulement d’une naïveté désarmante.

    Avant de partir au collège, l’adolescente sentit bien que sa mère lui préparait une surprise. Lili redoutait d’être surprise par Cora, car c’était toujours une catastrophe. Ce matin-là, elle eut beau interroger sa mère pour savoir ce que celle-ci avait derrière la tête, elle n’en tira rien.
    _ Mais rien du tout, voyons. Je n’ai rien dans le crâne, tu le sais bien, toi qui ne cesses pas de me le répéter.
    Lili regretta de ne pas lui accorder sa confiance. Une fille qui se méfie de sa mère, c’est un comble. Aussi, elle la quitta avec un lourd sentiment de culpabilité qui lui pesait sur la poitrine.
    Elle passa donc une mauvaise journée, elle ne pouvait pas se concentrer sur ses cours. Cora ne quittait pas ses pensées. À dix-huit heures elle se précipita vers la sortie, pressée de retrouver sa maman pour se faire pardonner par un bisou. Cora adorait les câlins, les chatouilles et toutes sortes de caresses. Elle ne s’en lassait jamais.

    La jeune fille arriva essoufflée dans l’appartement. Elle avait grimpé les quatre étages en courant, trop impatiente pour attendre l’ascenseur. Cora patientait sagement en faisant du coloriage. Elle adorait ce genre d’activité. Elle avait sa propre méthode : avec ses crayons de couleurs, elle remplissait le vide autour des personnages et laissait le blanc sur les sujets principaux. Lili ne réussit pas à s’expliquer cette curieuse façon de pratiquer.

    _ Pourquoi fais-tu ça ? Il faudrait commencer par mettre des couleurs sur le canard dont on parle dans ce cahier. C’est lui, le motif essentiel.
    _ Je préfère réfléchir, je ne sais pas comment l’habiller.
    _ Mais le modèle est sur la page de gauche, tu n’as rien à inventer !
    _ Justement, ça ne me plaît pas, je voudrais y mettre plus de rouge et de vert. Je cherche encore, attends un peu.
    _ Fais comme tu voudras. Un de ces jours, il te faudra bien finir ton dessin. Ça ne ressemble à rien de laisser tout cet espace vierge au milieu de la feuille.
    Lili n’insistait pas, elle ne voulait pas contrarier sa mère dont on ne pouvait pas prévoir les réactions quand on la houspillait. Elle opta pour un bavardage anodin.
    _ Comment as-tu occupé ton temps aujourd’hui, tu es allée au parc ?
    _ Oui, je suis sortie car j’avais besoin de prendre l’air.
    _ J’espère que tu n’es pas allée retrouver les clochards qui picolent sur leur banc. Tu n’as pas fait ça, tu sais que je n’aime pas te voir traîner avec ces types. Ce ne sont pas des gens bien, il ne faut pas les fréquenter.
    _ Tu m’as interdit de les voir, alors je ne vais plus avec eux. Non, aujourd’hui, j’ai aidé une femme qui tendait la main devant la porte du parc. Elle était vieille, toute maigre et j’ai eu pitié d’elle. J’ai voulu lui offrir un peu d’argent, je suis revenu en prendre dans la coupe où tu ranges tes sous, sur la tablette de l’entrée. ?
        _ Cora, tu me fais peur… Que lui as-tu donné ?
    _ Eh bien, les bouts de papier que tu gardes entre les draps de l’armoire. Le papier, ça ne vaut rien, je n’en ai pris que cinq, la mamie était quand même bien contente. Elle les a acceptés.
    _ Ne me dis pas que tu lui as apporté les billets !
    _ Des billets en papier… tout froissés en plus...

( voir page du 15.01.2021.)


    Le 03 06 2021 : Mort de rire.

    Christophe aimait rire. Il aimait rire de tout, tout le temps et avec tout le monde. Voilà pourquoi il avait beaucoup d’amis. Un bon vivant, toujours partant pour une virée entre copains et copines. Le compagnon idéal. Les guerres, la misère, la délinquance, la corruption, la politique, voilà des sujets qu’il préférait ne pas aborder. Non pas que la pauvreté, la faim, la montée des eaux et l’écologie ne l’intéressaient pas, mais réaliste, il pensait qu’à son échelle, il n’y pouvait rien changer et donc, au lieu de se lamenter, il valait mieux rire et chercher des raisons d’être heureux. Il avait fait sienne la phrase de Figaro à qui l’on demandait d’où lui venait une philosophie aussi gaie et qui répondait : L’habitude du malheur. Je me presse de rire de tout avant que d’en pleurer.

    Il n’était jamais en panne d’un bon mot, d’une aimable farce qui dissipait la tristesse d’un moment. Voilà pourquoi il était très entouré de garçons et de filles avec qui il partageait son bonheur de vivre. Laura, sa petite amie, se réchauffait à son soleil, elle buvait ses paroles comme on prend un remède car il l’avait sauvée d’une sévère anorexie qui l’avait menée aux portes de la mort.
    Aussi personne ne comprit pourquoi ni comment cet être enchanteur avait décidé de mettre fin à ses jours en se tirant une balle dans la tête. Rien n’expliquait ce geste. Les policiers menèrent une sérieuse enquête. Ils interrogèrent un à un tous ses amis qui tinrent le même langage : ce geste ne ressemblait pas à Christophe, il était le dernier à songer au suicide, mais personne autour de lui n’avait de raison de lui en vouloir. Laura appela le commissariat au retour du travail, quand elle le découvrit affalé à sa table et baignant dans son sang. Elle était effondrée. Devant lui, il avait posé, une feuille de papier bien en vue. Dommage, j’aurais aimé voir votre tête en apprenant que je ne suis plus. On écarta alors l’éventualité d’un assassinat pour favoriser l’hypothèse de la dernière farce douteuse d’un original. Peut-être aussi, murmurèrent quelques uns, leur ami avait-il été victime d’une déprime brutale, une de ces crises de désespoir imprévisibles qui déciment notre jeunesse.

    Dans le cercle de familiers, l’absence de Christophe laissa un vide que rien ni personne ne pouvait comblé. Jamais Laura ne s’amouracha d’un autre en dépit des nombreux prétendants qui se présentaient. Elle resta célibataire jusqu’à la fin de sa vie, mélancolique et silencieuse. Elle ne prononça plus le nom de celui qu’elle avait tant aimé. On disait qu’elle respectait le précepte du défunt : elle écartait tout sujet de tristesse. Elle s’étiola rapidement dès qu’elle eût atteint la soixantaine. Elle ne répondait plus au téléphone et son amie la plus proche appela les pompiers après avoir vainement tenté de la joindre pendant plusieurs jours.

    Elle aussi était appuyée à sa table. Devant elle, elle avait laissé une feuille de papier, sur laquelle elle avait décrit le mal qui la rongea toute sa vie : Ce jour-là, Christophe m’avait proposé le jeu de la roulette russe pour pimenter notre journée. Il m’assura que son revolver était déchargé et je l’ai cru pour mon malheur. Nous étions assis face à face et tour à tour chacun visait le front de l’autre. Nous avions appuyé chacun deux fois sur la détente sans résultat. Il jubilait. À la cinquième tentative, la balle est partie et il s’est écroulé. Il a eu la force d’une ultime plaisanterie: Tu vois, tu as été cap. Mort de rire !


     Le 02 06 2021 : La vocation de Benoît.

    Dans la file de la caisse du supermarché de cette préfecture d’Île-de-France, une conversation s’engage entre deux mamans d’anciens élèves qui avaient fréquenté les mêmes bancs de l’école primaire.

    Elles s’étaient reconnues malgré les années qui avaient passé. Elles avaient pris quelques rides mais elles avaient gardé intact le plaisir d’échanger à propos de leurs enfants.

    Maryse, la brune, annonça que tout allait bien pour Benjamin qui, avec l’âge, avait acquis en sagesse. Il avait pris goût aux études et, étape après étape, il avait réussi à obtenir un doctorat en finance qui lui avait permis d’accéder rapidement à un poste de direction dans un grand cabinet d’audit qui travaillait en Europe et aux États-Unis. C’était d’ailleurs là-bas que son chemin avait croisé celui de Kristine, une autre analyste qu’il s’apprêtait à épouser. Il était grand temps pour lui de fonder un foyer. Avec sa future belle-famille, il avait programmé le mariage pour le mois d’août. Ils avaient lancé les invitations et organisé les noces dans un château médiéval du Lubéron. Comme le jeune couple allait partager la vie entre la France et l’Amérique, il établirait son domicile principal au Vésinet et garderait l’appartement de Princeton que les parents de Kristine avaient acheté à leur fille. C’était à moins d’une heure en voiture de New-York et déjà assez loin pour se sentir un peu en province dans le New-Jersey.

    
    _ Mais je ne parle que de nous. Si je me souviens bien, Benoît avait toujours tenu la tête de la classe. Je le donnais en exemple à Benjamin. Je vous enviais beaucoup. Si mon garçon s’était montré aussi brillant, j’aurais été très fière. Mais finalement, il a pris son temps pour parvenir à une situation très correcte, n’est-ce pas ? Dites-moi vite comment vit votre enfant.
    _ Eh bien, répondit Jehanne, la maman grisonnante de Benoît, ne nous plaignons pas. Il n’est pas allé aussi loin que votre Benjamin mais il a fini par faire ce qu’il aimait. Il gagne sa vie, à vingt-deux ans, il a épousé une gentille fille après l’avoir mise enceinte. Elle travaille de son côté, elle est très courageuse, il a eu de la chance de la trouver car vous savez comment sont les jeunes d’aujourd’hui, pressés, pas toujours raisonnables, d’autant plus que la France traverse une sévère crise de l’emploi.
     _ Mais que fait Benoît ? Ne me dites pas qu’il est au chômage…
    _ Grâce au ciel, ce n’est pas son cas. Vous vous souvenez sans doute qu’il était un peu rêveur, en dépit de ses bons résultats. Après son baccalauréat, il hésita entre la littérature et la peinture, sa matière de prédilection. Par ailleurs, l’optique le tentait beaucoup car ses notes en physique étaient excellentes..
    _ Je crois qu’il aimait aussi la peinture…
    _ Vous avez raison, il aurait bien voulu s’établir à Montmartre et devenir le nouveau Renoir ou Gauguin. Heureusement, mon époux l’en a dissuadé. Alors Benoît a renoncé à ses rêves de bohème.
    _ Qu’a-t-il choisi en définitive ?
  _ Pour allier ses deux passions artistiques, il songea à devenir peintre en lettres, mais comme il avait déjà perdu beaucoup de temps et qu’il fallait nourrir sa petite famille, il se lança dans une carrière de représentant. Il ne s’éloigna pas vraiment de l’optique puisqu’il s’est spécialisé en accessoires sanitaires. Plus exactement, il vend des lunettes de w.c.
    _ Il n’y a pas de sot métier. Pourquoi pas, s’il aime son métier ?

 

    Le 01 06 2021 : Comment devenir un expert ?

    Pas besoin de se lancer dans des études longues et fastidieuses pour devenir un expert. Il suffit pour cela de suivre une méthode qui a fait ses preuves et que nous pouvons vérifier chaque jour.

    D’abord, un constat. Les médias et la presse de nos temps soufflent dans les voiles des experts en tout genre. Dans ce siècle de la sous-traitance forcenée, plus personne ne se fatigue à chercher, chacun confie cette tâche à autrui. On se prive du plaisir de la découverte, on finit par perdre le goût d’apprendre par soi-même. L’apprentissage en kit. Qui n’a pas son psy qu’il consulte à longueur d’année pendant parfois des décennies ? On s’y rend la première fois pour une petite fatigue et on finit par ne plus pouvoir s’en passer, l’habile praticien révélant de séance en séance une nouvelle faille remontant à l’enfance (sans l’enfance, le psy est désarmé. Pratique, l’enfance, pour un psy). Et le bobo à l’âme est devenu un chantier pharaonique.

    Et puis il y a des nuées d’autres spécialités requises par les faits divers : experts en accidents d’avions, experts en chansons, experts en littérature, en peinture, en criminologie, en cuisine, en bricolage, en écologie, en jardinage. Ces spécialistes rétribués par les médias deviennent des vedettes et, d’émission en émission, étendent à l’infini leurs compétences. Ainsi, le dermatologue se voit sollicité pour nous expliquer la gynécologie ou la cardiologie.

    Avec la pandémie, nous avons vu proliférer une myriade d’experts qui vibrionnaient sur toutes les antennes, de l’aurore à l’aurore, à la faveur des chaînes d’info. Où se sont-ils formés ? Quel est leur expérience du sujet, sachant que les seuls fléaux précédents n’ont pas encore trouvé leur remède incontestable : le cancer, le sida et ces terribles maladies que l’ont dit orphelines parce qu’elles créent des orphelins par milliers.

    Pour devenir un expert en covid, il suffit d’avoir ses accès aux médias et beaucoup d’aplomb. Ne craignez pas de vous contredire, souvenez-vous : les mêmes qui déclaraient que les masques ne servaient à rien, qui prônaient l’efficacité de l’hydroxychloroquine, qui hurlaient au complot international, qui pointaient du doigt la responsabilité des laboratoires, qui fustigeaient l’Europe, qui semaient le trouble dans les esprits, ceux-là se contredisaient sans vergogne quelques jours plus tard. La pratique était si courante, presque généralisée et les affirmations les plus folles si abondantes qu’il était impossible de faire le tri. Les experts s’écharpaient, c’était à qui porterait l’estocade.

    Beaucoup de Français finirent par ne plus écouter ces oiseaux de mauvaise augure.

    Les experts sont devenus indispensables aux tribunaux et les débats se transforment en batailles d’experts sans révéler de vérité incontestable.
    Que ferions-nous aujourd’hui sans ces amis qui se permettent de nous expliquer notre vie ?

    Ne péchons pas par ce que nous condamnons : dans ce monde trop technique, nous ne pouvons pas tout savoir, nous ne pouvons pas éviter les experts. Alors, apprenons à les connaître… À qui s’adresser pour cette mission délicate ? Eh bien, consultons un expert, ce n’est pas cela qui fait défaut.


       Le 31 05 2021 : Où vont nos rêves ?

    Nos rêves : de notre passage sur terre, il ne restera rien de nos rêves secrets, sauf si nous faisons partie de ces vaniteux qui se pensent exceptionnels et qui notent méticuleusement chaque matin dans leur journal intime ce qui a peuplé leur nuit comme si c’était un trésor qui enrichirait l’humanité.

    Je ne parle pas ici de ces rêves fantastiques qui nous transportent dans un autre univers irréel où nous sommes capables de voler, où nous courons à la vitesse du guépard, où nous affrontons sans crainte ceux qui gâchent notre vie ou nous veulent du mal. Selon les experts, ces évasions nocturnes sont indispensables à notre équilibre psychique, elles seraient la porte dérobée de notre imagination.

    Non, ce qui m’intéresse ici, c’est plutôt les rêves que nous faisons à l’âge de l’enfance, de l’adolescence. Quand la réalité des choses ne pose pas encore d’enclos à notre ambition. Nous n’avons alors qu’une vague idée du chemin à parcourir pour atteindre le bonheur, pour que notre existence aboutie. Je voudrais être pilote d’essai, chirurgien pour sauver des vies, ou artiste peintre reconnu qui expose ses œuvres dans les musées, ou ébéniste pour fabriquer de belles chaises. Évidemment, nous n’avons aucune idées de la tâche à accomplir pour réaliser ces rêves, des années d’étude, des diplômes à acquérir, du temps qu’il nous faudra y consacrer. Ces rêves-là sont de grands oiseaux aux ailes démesurées qui nous emportent au-dessus des nuages, comme Jonathan le goéland de la fable. Mais hélas, chaque année qui passe lui rogne un peu les ailes comme elle réduit nos rêves. Il nous faut ajuster nos ambitions, restreindre nos rêves, les ranger aux oubliettes. Dommage, de si beaux rêves ! La réalité les a laminés. Pas de belle princesse dans le quartier, pas de sommet invaincu où planter le drapeau de son pays, pas de médaille du mérite à accrocher à sa poitrine, pas de satisfaction d’avoir renversé des montagnes, pas de grande traversée à la rame.

    Où se cachent les beaux rêves irréalisés ? Servent-ils à quelqu’un d’autre, à un plus jeune, à un plus opiniâtre, à un plus audacieux ?

    Avec le temps, nos rêves se sont usés comme nos semelles, ils ne serviront plus. Chaque bébé qui vient au monde doit se les inventer, se les imaginer pour avoir la force d’avancer. Les rêves sont comme les mouchoirs, ils ne se prêtent pas après avoir servi, ils s’envolent définitivement, ils vont colorer les arcs-en-ciel. Ils se déguisent en anges discrets pour veiller sur les enfants intrépides.

    Qui sait vraiment de que deviennent les rêves de gosse ? Aucun expert ne s’est penché sur cette question. Cela vaudrait pourtant la peine.

    Et si cela était simplement l’espoir ?


    Le 30 05 2021 : La violence encore.

    Mais dans quel monde vivons-nous ? Ce matin ensoleillé, jour de la fête des mères, j’espérais déjeuner en paix. La fenêtre ouverte sur mon jardin peuplé de chants d’oiseaux, la télévision était allumée sur une chaîne d’information permanente et m’imposait le spectacle d’une rixe opposant deux élus de Colmar. Un commentateur favorable à un parti national présentait son mouvement comme un souffre-douleur. Il répétait les attaques verbales et physiques subies apr son camp. Selon lui, l’État à l’origine des provocations a banalisé cette brutalité et ne montre pas l’exemple. Consternante, cette attitude de deux hommes sensés représenter la loi et l’ordre. Quel poids aura leur voix quand, à l’assemblée ou dans leur ville, ils demanderont aux administrés de se comporter civilement ?

    Un ancien militaire a tiré sur les gendarmes en Dordogne qui intervenaient à la suite d’un conflit familial. Les habitants de Lardin-Saint-Lazarre sont confinés chez eux car l’homme a réussi à s’enfuir avec son arme et reste très dangereux. Cent-soixante soldats et deux hélicoptères sont mobilisés pour sa recherche. Rappelons simplement que l’armée doit protéger les citoyens. Dans cette lamentable affaire, un militaire tente de tuer d’autres militaires. On dira qu’il s’agit d’une exception. Doit-on recenser tous les cas où l’armée s’est tristement distinguée cette année ?

    Quand les élus, l’armée ou la police se livrent à la violence, le voyou de banlieue se débride. La violence omniprésente sur les écrans des jeux vidéo, dans l’actualité, dans les stades, se banalise partout.

    Au lieu de se cantonner à l’incantation et la menace stérile, il serait grand temps que l’on se penche sur ce phénomène de société et que l’on redonne enfin sa place à la parole.

    C’est peut-être un problème d’instruction… croyez-vous ? Ces élus qui en viennent aux mains sont instruits, ces soldats qui tirent sur l’uniforme ont été instruits et savent ce que représente un fusil. Il existe d’autres moyens d’engager le dialogue entre deux êtres qui se sont aimés. On n’est pas obligé d’arroser d’essence son épouse avant de l’incendier, ni de la supprimer quand on ne s’entend plus avec elle.

    Le monde part en vrille. Comment arrêter la spirale infernale ? Par la répression, répondre à la brutalité par la brutalité, instaurer la loi du talion ?

    Faut-il faire preuve d’angélisme en tentant d’instaurer le dialogue à tous les niveaux de la société ? Faudra-t-il couper la main du criminel, imposer la Charia comme dans l’Iran des Ayatollahs ? N’est-il pas désormais beaucoup trop tard ?

    Je ne connais pas de solution à ce cancer qui ronge notre monde.

    Le remède viendra peut-être d’un nouveau Gandhi, d’un nouveau Mandela ou d’un nouveau Luther-King. Espérons… Espérons et que prient ceux qui croient encore en dépit des violences décrites dans les Livres-Saints.


    Le 29 05 2021 : Le monde de l’absurde.

    Notre raisonnement s’appuie sur des dictons, des devises, des expressions et des adages inspirés par des millénaires d’expérience humaine :

    L’appétit vient en mangeant. Peut-on pour autant affirmer que la faim part en ne mangeant pas ?

    Qui vole un œuf, vole un bœuf. Alors pourquoi voler un bœuf qu’on ne peut pas cuisiner à la coque.

    Qui rit vendredi, dimanche pleurera. Qu’arrive-t-il à ceux qui rient le mardi ? Personne n’a songé à s’inquiéter de ceux-là.

    Liberté,égalité, fraternité. Cette devise qui orne les frontons des prisons est une pure utopie : Le malheureux mélomane n’a pas le droit de jouer du clairon au clair de lune, dans sa rue.

    L’Égalité est un leurre : C’est un vœu irréalisable qui ne résiste pas à la question suivante : qui payerait pour l’Égalité entre tous les hommes ?

    La Fraternité est impossible : il suffit de se plonger dans l’histoire du monde pour vérifier que les avancées sociales et les plus grands empires ont été obtenus par la révolte et la violence. C’est ainsi. Je t’aime comme un frère mais tu ne seras jamais mon beau-frère, entendait-on pendant les luttes de la décolonisation.

    Entendu dans un cimetière : Maman était si frileuse que, si on avait demandé mon opinion, nous aurions opté pour la crémation.

   Un tiens vaut mieux que deux tu l’auras : Qui préfère recevoir une gifle maintenant à la promesse d’une paire de baffes dans un an ?

   Partir, c’est mourir un peu : Qui emmène un cercueil quand il part en vacances ? L’inverse serait plus vrai : Mourir, c’est partir beaucoup.

    Plutôt souffrir que mourir, telle est la devise des hommes : Si l’on croit cette affirmation du sage La Fontaine, il faudrait interrompre immédiatement les réflexions des parlementaires sur le droit de mourir dignement.

    Il n’y a que celui qui ne fait rien qui ne se trompe jamais : Cependant, pour celui qui a décidé de ne rien faire, il y a de fortes probabilités de finir dans la misère.

    Ce que les yeux ne voient pas, le cœur n’y rêve guère : À quoi bon rêver à quelque chose qu’on a sous les yeux ? Il suffit de regarder. On ne rêve qu’à ce que l’on ne connaît pas encore. C’est une évidence : l’amour, la fortune, la santé voilà des rêves qui ne concernent que ceux qui en sont privés.

    Qui prend s’oblige : Est-ce à dire que pour ne pas avoir à dire merci, le miséreux est condamné à mourir de faim ?

    La sagesse populaire n’est pas si sage qu’il n’y paraît et il serait bon de ne pas suivre aveuglément les dictons.


    Le 28 05 2021 : Le pardon.

    Le pardon est une denrée très à la mode. Les lois chrétiennes nous l’ont seriné pendant des siècles : Pardonne-nous nos offenses, comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés. Tout cela et bel et bon, sauf que si nos fautes étaient absoutes au jugement dernier, l’enfer dont on nous menace serait fermé depuis longtemps.

    Il faudrait non seulement passer l’éponge sur les agressions subies et sur le mal qu’on nous a infligé, mais aussi en aimer l’auteur. Je ne sache pas que le remord hante les hommes, il n’y aurait plus de récidive et, par conséquent, plus de tribunaux ni de cellules.

    Avant de pardonner, si le pardon était inéluctable, il faudrait passer par une station intermédiaire : la mise au ban temporaire de nos préoccupations qui permet de calmer les esprits, de réfléchir, de faire le tri dans nos sentiments. Le meurtrier qui a volé la vie d’un père, d’un frère n’a pas à exiger le pardon. Si c’était le cas, pourquoi ne pas abolir purement et simplement l’idée de crime ? Selon moi, comme toute peine mérite salaire, toute faute grave mérite une sanction à laquelle participe l’exclusion de la société pour son auteur. Au nom de je ne sais quelle utopie, l’absolution ne doit pas être automatique, elle n’est pas un dû.

    Il ne s’agit pas, bien sûr de rétablir l’usage de la guillotine ou de généraliser les cachots et les mitards.

    Au cours d’une émission vue très récemment sur une chaîne nationale, j’ai pu entendre une jeune fille dont on avait tué le frère aîné. Elle a entrepris un long travail sur ses sentiments à l’égard du meurtrier. Elle a d’abord songé à la vengeance, elle a ressenti de la haine, de la perplexité, peu à peu, elle a refusé de se voir détruire aussi par ce crime, elle a voulu comprendre les mobiles du geste fatal qui avait décimé la famille de la victime. Elle a osé rencontrer l’homme qui purgeait sa peine (trop légère pour un tel acte), elle l’a écouté, elle croit l’avoir compris, elle s’est remplie d’empathie, de compassion, sa haine a disparu. Après sa sortie de prison, elle l’a retrouvé sans amertume, elle l’a accompagné à la mairie quand il s’est marié, ensemble, ils se sont rendus sur la tombe du frère supprimé et s’y rendent encore régulièrement. Histoire bouleversante n’est-ce pas ? Le pardon lui a apporté une zénitude salutaire. Bien.

    C’est une histoire navrante, selon moi car voilà le responsable de la suprême abjection qui se voit récompensé par une amitié usurpée. Pensez-vous vraiment que ce blanchiment de sa conscience est mérité ? Qu’il a amélioré le condamné par la loi commune ? Qu’est-ce qui l’empêchera de récidiver au prochain conflit ? Quelles seront ses limites infranchissables ? Un être que l’on a pardonné puis aimé d’une belle amitié considère-t-il l’abomination de son geste si facilement lavé ?

    Je n’y crois pas un instant. À pardonner trop aisément, tout crime devient peccadille et tout criminel se transforme en petit agneau égaré.

    Si l’on ne veut pas être rongé par la haine et le désir de vengeance, pourquoi ne pas abandonner le passé au passé ? Il ne s’agit pas d’oublier, bien sûr, mais de dissocier le responsable et le mal qu’il nous a causé. C’est un chemin plus ardu que le pardon, mais il mène à une solution plus juste.


 Le 27 05 2021 : Le prix du bonheur.

    Pour une fois, Julien pouvait se réjouir d’un signe envoyé par le sort. Un notaire de Vannes lui avait proposé un rendez-vous pour la signature d’acceptation d’héritage. Un oncle inconnu était mort brusquement, le défunt n’avait jamais été marié et n’avait pas d’enfant.

    Dans la famille de son père, on aimait la solitude, on avait un caractère assez ombrageux qui avortait les possibilités d’amitiés, les sentiments familiaux comme toutes relations suivies avec quiconque.

    Julien avait été élevé par sa maman dès le divorce d’avec son père, cinq ans après leur mariage. L’enfant de mère célibataire n’avait entrevu son géniteur qu’une dizaine de fois, à l’occasion de Noël, les contacts s’espacèrent progressivement jusqu’à disparaître complètement.

    De son enfance solitaire, il avait gardé une méfiance instinctive à l’égard des autres, hommes ou femmes, collègues ou vagues connaissances.

    Sans surprise, il se retrouva seul dès l’âge adulte, sans personne avec qui échanger des idées ou des confidences. Cette misère morale s’accompagne toujours de conséquences sur la santé. Comme il n’avait guère envie de vivre, son organisme ne luttait que mollement contre la fatigue, la maladie et les agressions de toutes sortes. Génétiquement isolé, fragile chronique, il était toujours absent au travail et son manque d’assiduité n’incitait pas les patrons à le garder. Il végétait, il stagnait dans des emplois subalternes, il passait toujours à côté des promotions. Il s’y était résigné, il savait qu’il finirait comme avait fini son papa, desséché, le cœur sec, sans espoir d’amélioration, sans ambition, transparent, sans attache ni intérêt. Voilà pourquoi la convocation du notaire breton lui permit de rêver, pour une fois. Il n’avait plus un sou. Ne pouvant plus payer son loyer depuis quatre mois, il dormait dans sa vieille Peugeot 204. Ce signe de la Providence allait le réconcilier quelque peu avec la vie, croyait-il.

    Il s’engagea sur l’autoroute de l’Ouest par le tunnel de Saint-Cloud. Pour une fois, il ressentit le besoin d’écouter de la musique. La radio était réglée sur France-info et il dut subir l’énumération des catastrophes, les cours de la bourse et la météo qui annonçait de le pluie et peut-être du verglas à l’approche de la côte atlantique.

    Il dépassa Rambouillet sans encombre. Il commençait à se lasser de la longue litanie de désastres. Il tourna le bouton de l’autoradio pour chercher la station FIP. La douce musique l’accompagna jusqu’aux abords du Mans, les sonates de Chopin commençaient à peser sur ses paupières. Il chercha une station plus gaie, Énergie, Chérie FM ou une autre radio libre. Distrait par ses tâtonnements, il ne vit pas qu’il s’était légèrement déporté sur sa gauche, le choc fut frontal. Julien sombra dans le coma et il se réveilla une semaine plus tard dans une chambre de l’hôpital de Rennes. Dès qu’il reprit conscience, il demanda si personne n’avait succombé dans l’accident. Une infirmière lui répondit qu’une jeune dame avait été blessée assez grièvement aux jambes mais sans engager son pronostic vital. On la soignait deux chambres plus loin, dans le même couloir. Julien manifesta le désir de la rencontrer pour lui présenter ses excuses. La soignante sut plaider sa cause mais il dut attendre encore sept jours avant de pouvoir se déplacer en fauteuil roulant.

    Laure le reçut aimablement, elle se reprochait d’avoir commis l’imprudence d’écrire un SMS en conduisant. Elle endossait une grande part de responsabilité.

    Pour passer le temps, en kinésithérapie ou après les séances où Laure réapprenait la marche et où Julien s’accoutumait aux broches qui tenaient sa colonne vertébrale, les deux jeunes gens se reconstruisaient en se racontant leur vie et leurs misères. Il la trouvait jolie en dépit d’une certaine sévérité dans ses traits, elle lui trouvait du charme bien qu’avare de ses sourires.

    Il découvrit que sa conversation le distrayait. Il y trouvait même du plaisir. Ils se remirent de leurs blessures et, de leur chambre d’hôpital, ils se rendirent ensemble directement chez le notaire de Vannes pour prendre possession de la maison avec vue sur le Golfe du Morbihan. Pour ne pas se séparer brutalement, il lui proposa de se reposer encore un peu en Bretagne. Rien ne l’obligeait à regagner Paris. Elle accepta l’invitation. Ils s’habituèrent l’un à l’autre, ils s’éprirent au point de ne plus envisager séparément leur avenir.

    Deux membres rompus, une échine en miettes, tel était pour eux le prix du bonheur. Jamais ils n’eurent l’impression d’avoir signé un marché de dupes pour cet amour unique pourtant si mal engagé.


     Le 26 05 2021 : Seul le silence.

    Il ne se passe pas de talk show télévisé où l’on entende seriner la panacée de tous les maux de notre époque : Il faut se parler, il faut se parler au sein des partis politiques, dans les familles, à l’école, dans les entreprises. Il faut se parler. Partout et tout le temps.

    Et pourtant, si l’on y songe, combien de solides amitiés volatilisées, combien de couples anéantis, combien de connivences explosées, combien de guerres menées entre les états à cause d’un mot, un simple mot anodin mal choisi, mal reçu ? On dit que les mots sont le ciment de l’humanité. Croyez-vous ?

    Alors pourquoi voit-on si souvent des foyers où l’on ne s’adresse plus la parole pour préserver ce qui peut l’être encore après une vie passée à s’aimer, à se quereller, à se rabibocher, à se pardonner et à se maudire ? Pourquoi y fait-on le choix du silence qui constitue une carapace protectrice? Un remède amer comme la plupart des baumes et des médecines. Le mutisme préféré au conflit permanent.

    Car l’expérience prouve que les mots sont dangereux. Celui que l’un prononce, l’autre le reçoit comme une flèche en plein cœur. Une parole qui se voudrait affectueuse peut blesser gravement car chaque mot est fait de ce que l’expérience de chacun en a fait.
    Les mots sortent comme les plantes. Certains poussent droits, ils s’élancent vers le ciel dans une trajectoire nette. Certains autres s’élèvent péniblement, se tordent et se tortillent comme des sournois. On les dit avec des sourires énigmatiques. Ce sont les plus meurtriers.

    On utilise les mêmes mots dans toutes circonstances. Les mêmes mots pour des langages différents : celui de la diplomatie, celui du commerce et des affaires, celui de l’éducation. On puise dans les mêmes dictionnaires pour communiquer, pour s’accorder, pour avancer des arguments au sein des tribunaux, dans les hémicycles et dans les amphithéâtres, pour régler les différends, pour affirmer un attachement, un amour, un mécontentement.

    Alors, quand on choisit un outil inadapté, on court à la catastrophe. Plus le vocabulaire est riche, plus les occasions d’incompréhension sont nombreuses. Utiliser un mot rare, c’est déjà se montrer méprisant, c’est déjà engager un conflit.

    Faut-il donc se taire à jamais ? Plus on parle, plus on marque sa singularité. La nature humaine est faite de telle façon que chacun est persuadé du bien fondé de ses opinions. Personne ne réussit jamais à persuader autrui. Plus on communique, plus on creuse le fossé entre les individus.

    Quel est le secret de la paix ? À mon, avis, seul le silence peut créer une sorte d’harmonie précaire mais appréciable entre les êtres.
    Parler, c’est fournir à l’autre des verges pour se faire battre. Tais-toi et tu ne fâcheras personne. Garde le silence car le monde peut se passer de ton opinion.
    Ta parole est source de conflit, malgré toi, malgré ton interlocuteur. Alors garde le silence. Sois prudent, sois modeste. Seul le silence...


    Le 25 05 2021 : Ce qu’il reste d’une vie.

    Nous voyageons avec un sac percé. Dans notre dos, il se vide à chaque pas. Il se fait très léger quand nous touchons au but. On pourrait l’abandonner par terre sans trop de mal pour finir sereinement notre périple. La nature nous y aiderait volontiers, la sénilité et Alzheimer ne sont pas destinés au chien. Alors, on jette un coup d’œil parfois nostalgique aux souvenirs qui ont survécu aux années écoulées : un inventaire à la Prévert, des photographies aux couleurs estompées.

    Un enfant effrayé devant le portail de sa maison. C’est jour de souk et un troupeau de chèvres dévale la rue, les bêtes cernent l’enfant comme une marée noire. Le berger hurle des ordres qui se répercutent sur les façades sans rien modifier au projet du bétail.

    Ce même garçonnet, un peu plus grand marche sur le sable roux. L’écume vient lui lécher les pieds dans le vacarme de la mer qui se fracasse sur la plage. Le ciel noir plonge dans l’horizon. Une lame déferle en rugissant, elle bondit comme un chien mauvais aux mollets du gosse qui pousse un cri de terreur. Des bras le soulèvent pour l’arracher au danger. Il tourne dans l’air, il est une mouette qui se pose plus loin de l’eau, en sécurité. Un éclat de rire l’enveloppe, l’homme se moque de sa frayeur. L’enfant est confus, il baisse la tête et il pleure. Il ne sait pas si ce sont des larmes de honte ou de terreur.

    Dans cette ville portuaire où il passe ses vacances chaque année, des adolescents se mènent la guerre des bâtons. Deux camps ennemis livrés à la bataille. Une lutte de harcèlement, des embuscades rapides et brutales. Ils ont arraché des branches de palmiers, ils en ont fait des massues hérissées de dangereuses épines. Dans la mêlée, les casse-têtes tourbillonnent. Ça grouille, ça hurle, du sang macule les fronts et les bras. L’apprentissage de la haine, Arabes contre Français, ils ne se connaissent pas, ils ne se parlent pas, ils ne se parleront jamais. Dommage. Le monde est ainsi fait.

    Un matin de juillet 62, la foule dans un enclos grillagé, la chaleur, l’angoisse. Seize ans, une chaleur étouffante. Au loin, on tire des coups de feu. La joie éperdue chez les uns, la désolation chez les autres, nous ignorons tout, nous ne savons pas quand un avion pourra nous emmener en France. Nous nous apprêtons à passer dans un autre monde inconnu, une autre vie insoupçonnée. Notre pays pourtant.

    Un autre matin de janvier, six ans plus tard. La neige n’est pas franche dans cette petite ville de la Drôme où je me marie. Ma future épouse porte sa robe de mariée, sa famille a pris les choses en mains. Elle comme moi, nous suivons le cérémonial que l’on nous précise au fur et à mesure. Je me sens un peu étranger, je ne participe pas vraiment, je ne connais pas bien mes nouveaux cousins. Ils composeront désormais ma nouvelle famille.

    Un couloir de maternité, j’ai attendu un appel téléphonique toute la journée. En vain. À dix-huit heures, j’ai quitté la tour de la Défense où je travaillais. J’avais presque vingt-huit ans. On me présente un bébé qui ressemble trait pour trait à mon père. Mon fils. Je me sens aujourd’hui adulte. C’est un pas irréversible.

    Et puis des enterrements, tous identiques. Des êtres chers qui disparaissent, des parents, des amis, des larmes non maîtrisées. Restera-t-il quelqu’un pour suivre le mien ?

    Mon bagage s’est allégé alors que j’ai avancé en âge, c’est à peine si je le sens encore. Parfois, une odeur, un souffle de vent, un ciel bleu réveille un souvenir. Je suis prêt à franchir la dernière porte. De l’autre côté, des gens m’attendent peut-être. Qui sait ? Des êtres que j’ai aimés. Là-bas, se souvient-on de sa précédente vie ?


    Le 23 05 2021 : La mécanique parfaite et ignorée.

    Il nous est fait un merveilleux cadeau à la naissance : un corps réglé comme une mécanique quasi parfaite que nous nous empressons de maltraiter dès nos premier pas. Nous la soumettons à des épreuves diverses qui l’usent, la mettent en danger de destruction. Notre vie se déroule à chercher ses limites. Nous la soumettons à la soif, à l’ivresse, à la faim, à l’abondance, aux coups, aux coupures, aux infections, aux pollutions diverses. Tout cela nous le faisons par jeu ou par sottise, sans même y réfléchir vraiment. C’est normal, la nature humaine est ainsi faite que nous apprenons dans la douleur alors que nous pourrions découvrir les frontières de notre endurance, naturellement, avec l’âge. Mais non, nous voulons tout, le pire et le meilleur, tout de suite. Parfois pour pouvoir en jouir, mais souvent par goût de l’expérimentation. La montée d’adrénaline est un vice fatal.

    Aussi, souvent l’accident met un terme à notre curiosité et nous prive à jamais de notre curiosité et nous finissons notre vie en fauteuil roulant, adieu les plongeons de haut vol, adieu les records, les pectoraux saillants et les abdominaux avantageux. Le paraître est une illusion.

    Tant que nous n’avons pas de douleur invalidante, nous agissons comme si notre belle mécanique supportait toutes les épreuves mais c’est un leurre. À un moment ou a un autre survient la panne. Un élément se rompt, il n’existe pas toujours de pièce de rechange.

    Un jour ou l’autre, sans raison particulière survient la panne terrible, quelque chose craque là-haut, dans la tête et nous transforme en invalide. On ne tient plus debout, le monde chavire, l’estomac se retourne. On n’y croit pas trop, on se dit que c’est un coup de fatigue, que tout rentrera dans l’ordre après une semaine de repos. On n’y avait jamais pensé, l’AVC ne frappe que les autres, or on n’est pas les autres. On est soi, cet être unique. Un accident vasculaire qui ne se soigne pas, un monstre inconnu que l’on traîne depuis l’enfance et qui attendait, sournois, tapi en nous. Un cavernum, on entend ce nom pour la première fois. Une mine posée dans les profondeurs du cerveau et tout détruire. Elle pourrait exploser à tout instant. On ne peut rien contre cette panne, seulement surveiller sa progression éventuelle et prier, si l’on croit encore… et ce n’est certainement ce qui réveille la foi. Au contraire.

    Alors, on espère guérir, on se force à sortir, on nie cette réalité dérangeante. On avance en titubant pour acheter sa baguette quotidienne, quand on ne peut pas maîtriser son pas, on pense à ce qu’on était avant, quand tout fonctionnait, car désormais, notre existence s’est morcelée. Il y a un avant, avant que tout se détraque un après qui est ce que nous sommes maintenant. Avant, on ignorait que l’on vivait dans un nirvana, on ne savait pas que notre corps était une machine compliquée qui nous servait pourtant fidèlement, sans nécessiter d’entretien. On se faisait réviser de temps en temps, c’était tout. On était bête, ingrat. Et on se dit si j’avais su… Qu’aurait-on fait si on avait su ? Rien, on n’aurait rien changé car on ne peut pas vivre dans l’angoisse que le moteur explose, on profite innocemment de sa santé. Pourtant, si on avait su, peut-être aurait-on mieux apprécié ce que la nature nous avait donné. Peut-être aurait-on été un peu plus heureux de vivre… Ne croyez-vous pas ?



    Le 22 05 2021 : La sieste.

    Après le repas de midi, elle lisait dans le salon, derrière la table de merisier. Il s’était assoupi dans son fauteuil. Il l’énervait, elle ne cessait pas de soupirer en l’observant de biais. À un moment, il sembla s’agiter un peu, elle venait de faire tomber son livre dans l’espoir de le réveiller.

    _ Ah! Enfin ! J’ai contrôlé. Plus de quarante-cinq minutes, si encore tu avais mal dormi cette nuit... Comment peux-tu dormir à cette heure ?
    _ Je dors car j’ai besoin de sommeil, c’est simple. C’est l’heure de la sieste. Cela me fait du bien, sans cela, je ne serais pas en forme.
    _ Crois-tu, demanda-t-elle sans cacher son irritation. Tout ce temps que tu passes à pioncer, c’est autant de vie dont tu te prives. Tu ne crois pas qu’il y a mieux à faire ? J’ai calculé, tu passes près de neuf heures par jour à roupiller, plus du tiers de ta vie amputée ! Ne crois-tu pas que tu pourrais consacrer ces instants précieux à des activités plus utiles.
    
    Il devinait de la colère dans ce ton tremblant, de la rage mêlée de consternation. Elle avait claqué son livre sans même en marquer la page. Elle avait sans doute fait semblant de lire pour tromper son impatience.
    _ À quoi faire, par exemple ? Qu’est-ce que j’aurais pu faire de mieux que me reposer ? Dis- moi un peu, que je ne meure pas idiot.
    _ Je ne sais pas, ça ne doit pas être très difficile à trouver.
    _ Je vais essayer de t’aider. Visiter Jérusalem et Gaza ? Pourquoi pas ? C’est certain que là-bas, les gens ne doivent pas dormir tous les jours avec les missiles qui pleuvent sur leurs têtes.
     _ Tu es de mauvaise foi, c’est incroyable. Je te parle de la France.
    _ Ouf, tu m’as fait peur. Restons donc chez nous. Il se passe beaucoup de choses palpitantes, on y enterre des policiers tués presque chaque semaine, on caillasse les pompiers, on met le feu aux centres de vaccination, on juge des politiciens corrompus, on risque sa peau après le couvre-feu que beaucoup ne respectent pas, on ne peut pas rendre visite à nos parents cloîtrés de peur de les contaminer, suggéra-t-il.
    _ Ah ! Tu vois toujours le côté sombre du monde. Je ne te parle pas de tout cela, je sais bien que la période est délicate. Tu pourrais simplement mettre à profit le confinement en restant gentiment chez toi.
    _ Tu as sans doute raison. Je pourrais alors rester au lit, en sécurité chez moi… C’est bien ce que je fais, après tout. Et j’ai bien l’intention de continuer car, contrairement à ce que tu insinues, la sieste ne nous enlève rien, car il n’y a pas de aujourd’hui de meilleure occupation que rester en vie tout en se reposant… si tu me le permets, ma chérie.


    Le 20 05 2021 : L’ amour fou.

    Ils se sont tant aimés, ils ne se sont jamais quittés.
Ils marchaient sur leur fil suspendu entre deux nuages.
Ils ont ainsi traversé l’espace et les âges,
Sans se lâcher la main, avec le monde à leurs pieds.

    Ils se sont reconnus au premier regard,
Comme s’ils s’attendaient depuis toujours,
Ils s’espéraient, indifférents à l’agitation tout autour,
Ils avaient confié leurs vies à la chance, au hasard.

    Une existence à se nourrir l’un de l’autre,
Elle buvait l’air aux lèvres de son amant, follement,
Il se gavait de son rire,
Il était son guide et son apôtre.
    
    Quand elle vit sa fin arriver, il se coucha près d’elle
Comme on dépose un bouquet.
Pars devant, je te rejoins, je te suis dans le tourniquet
Et ils s’envolèrent plus haut que les hirondelles.

    Ils s’aimaient, ils s’aimaient et ils s’aiment encore
Dans leur paradis tapissé de fleurs
Ils restent ensemble, ils n’ont pas peur.
Dieu qu’ils s’aiment, unis au-delà de la mort.


    Le19 05 2021 : La faute du survivant.

    Ce dimanche là, Mathieu était d’astreinte. Un violent orage d’août faisait craindre le retour de week-end. Comme son père et son grand-père, il était pompier volontaire. Son fils avait également suivi l’exemple des anciens. Les jours où il assurait son service, Mathieu ne quittait pas l’uniforme. Il l’endossait dès le matin, le gardait pendant le repas et ne le quittait qu’à l’heure de se coucher. À près de cinquante ans, il avait acquis une grande expérience. Il était devenu chef de véhicule, et avait la responsabilité d’une équipe de six combattants du feu

    Quand le téléphone sonna, il avait à peine découpé le poulet rôti pour le partager avec les siens. On l’appelait pour une intervention sur l’autoroute. Rien de grave, une voiture avait dérapé sur la voie de gauche rendue glissante par la pluie et la graisse déposée sur le macadam. Il fallait assurer l’évacuation du conducteur indemne mais prisonnier de son habitacle et aider le personnel de service de voirie pendant l’évacuation des obstacles éparpillés. Il avait l’habitude de ces opérations délicates qui s’opéraient au milieu du trafic. Les cônes  déviaient la circulation et on s’apprêtait à dégager la chaussée et ouvrir la circulation. C’était l’instant où chacun respirait plus librement, la délicate mission arrivait à son terme, Mathieu allait pouvoir finir le repas avec son épouse et ses enfants et rattraper l’heure perdue. Il s’apprêtait à reprendre le volant de sa camionnette tandis que ses collègues remballaient le matériel de signalisation et de désincarcération.

    Le choc brutal arriva par l’arrière et le projeta plus de six mètres en avant. Il retomba durement au sol. Il ne parvenait pas à bouger, il se sentait broyé. Le sang coulait de sa tête et l’aveuglait. Il eut le temps de voir ses camarades étendus. Il put compter cinq cadavres disloqués sous le semi-remorque fou et les voitures bousculées comme dans un jeu de chamboule-tout. Il sombra dans un coma salutaire.

    Il reprit ses esprits dans une chambre d’hôpital, des heures plus tard. Autour de son lit, son garçon et quelques secouristes en uniforme. La tête lui tournait, il eut la force de demander comment allaient ses amis percutés par le camion fou. Avec d’infinies précautions, on commença par lui apprendre qu’il avait subi plusieurs fractures du crâne et des membres inférieurs et qu’il devait renoncer au service pendant quelques mois.

    _ Comment vont les autres, insista-t-il.
    On lui répondit en secouant la tête.
    _ Personne n’a survécu. Ils sont tous morts sur le coup. Tu as eu beaucoup de chance d’en réchapper. Quelques mois et il n’y paraîtra plus rien.

    Mathieu lutta de toutes ses forces pour guérir le plus rapidement possible. Une équipe de kinésithérapeutes s’occupa de le remettre sur pieds. Il ne se découragea pas et après un semestre de soins intensifs, il put reprendre son service, avec une canne et en boitant.

    On loua son courage. Aussi souvent que possible, il rendait visite aux veuves et aux parents de ceux qui avaient péri ce triste dimanche d’été. On croyait qu’il faisait cela pour aider son prochain, fidèle à ses convictions. On notait seulement que sa bonne humeur l’avait abandonné. Seules ses interventions le tiraient de sa torpeur. Il accomplissait son devoir de façon irréprochable mais il sombrait dans une terrible déprime. On lui conseilla de consulter mais il refusait toute assistance.
    _ Personne ne peut rien pour moi, comme on ne peut plus rien pour ceux qui sont morts ce jour-là… à cause de moi.
    On se récria qu’il n’y était pour rien, qu’il ne devait pas culpabiliser, que c’était le sort qui avait décidé, que ce devait être écrit.
    _ J’étais responsable d’eux et ils ne sont plus. C’est tout ce que je vois.

   Alors qu'on le croyait définitivement rétabli, Mathieu se mit à avoir des idées morbides. Il se retirait dans sa chambre dès qu’on venait lui tenir compagnie. Il ne voulait parler à personne. À travers la porte fermée, son épouse l’entendait pleurer.

    Elle le fit interner pour qu’on soigne son esprit après avoir soigné son corps. Syndrome du survivant, séquelles post-traumatiques, comme les combattants d’Irak ou d’Afghanistan. Mathieu finit par apprivoiser sa douleur. Deux années de convalescence et il reprit lentement le chemin de la caserne où il commença par tenir le standard téléphonique, puis il reprit son poste au volant d’un nouveau véhicule. Pas tout à fait comme avant, il redoubla de prudence. Il veillait sur le public autant que sur les autres pompiers dont il avait la responsabilité.

    Jurer qu’il a retrouvé la quiétude et le sommeil serait mentir. Une grande partie de Mathieu est restée à jamais sur le goudron de cette maudite autoroute. Cette part là, aucun pompier ne peut la secourir. Et qu'on ne lui dise jamais qu'il a eu beaucoup de chance de s'en tirer.


    Le 18 05 2021 : Il en faut peu pour être heureux.

    Nous avions dix-sept ans à peine, mon cousin et moi. Nous nous ouvrions aux émotions de notre âge. Nous découvrions les jeunes filles et un regard croisé dans une rue du bourg nous mettait le feu aux sangs. J’étais plus âgé de quatre mois. Il était d’une timidité maladive, j’avais l’audace des timorés. Il était plus grand que moi et ses yeux bleu-vert lui attiraient les sympathies féminines. Je n’étais pas un géant, mes yeux sombres n’avaient aucune singularité mais je savais parler et écouter. Mon humour faisait de moi un ami auquel elles aimaient se confier.

    Les distractions étaient rares et souvent le dimanche nous échouions dans l’unique cinéma de la petite ville de Seine-et-Oise que l’on n’appelait pas encore Yvelines.

    Ce jour-là, nous prîmes place au milieu de la dernière rangée, au fond de la salle bondée. Mon parent se tenait à ma gauche et le siège voisin du sien était encore inoccupé. La séance commençait dans l’obscurité quand une jeune fille vint s’asseoir dans le fauteuil libre. Émile me donna un léger coup de coude pour me signaler l’événement. Il se raidit et ses prunelles scintillèrent comme des vers luisants.
    Nous devions assister à l’une de ces réalisations interminables de Cecil B. Demille ou de William Wyler, Les dix commandements ou Ben-Hur, je ne me souviens plus. Ces films étaient si longs que les spectateurs devaient se passer des entractes. Trois heures quarante pendant lesquelles mon presque jumeau resta plus figé qu’une statue. Vaguement inquiet, je jetais de temps en temps un coup d’œil sur la veine qui palpitait à sa tempe. À intervalles réguliers, je me rassurais car je craignais de le voir foudroyé par l’émotion.

    La durée devait lui paraître très courte dans son paradis alors que j’attendais avec impatience que les lumières se rallument, ce qui finit par arriver. Les gens se levèrent alors, faisant claquer leurs sièges. Je me dressai aussi, et je commençais à remonter l’allée tandis que mon parent semblait accroché à son fauteuil comme une bernique à son rocher. Je remontai le rang pour l’arracher à sa torpeur en lui secouant l’épaule.

    _ C’est fini, il faut partir maintenant.
    Il revint à la réalité comme s’il émergeait d’une plongée en eaux profondes. Je n’eus pas besoin de lui demander de me raconter son expérience avec sa jolie voisine.
    _ Incroyable, me confia-t-il. Je n’aurais jamais cru que le pied du fauteuil de devant pouvait m’exciter autant. Je croyais toucher le pied de la fille dans l’obscurité et comme elle ne bougeait pas, j’ai cru que ça ne lui déplaisait pas. J’ai passé quelques heures délicieuses.

    On n’avait pas encore inventé internet et les rencontres sur écrans, aussi mon cousin se contentait-il d’un pied de fauteuil. Il en fallait peu pour être heureux, la jeunesse naïve se satisfaisait d’un rien.


    Le 17 05 2021 : L’amour ! L’amour…

    Florent venait de fêter ses vingt-trois ans, seul. Trop seul à son goût car il aurait bien aimé être entouré d’amis, garçons ou filles. Mais il était de ces êtres un peu secrets dont on ne recherche pas spontanément la compagnie. Il n’arborait pourtant aucun trait disgracieux sur son visage, il s’exprimait clairement, sans zozoter ni chuinter pour peu qu’on lui demandât son avis. Quand il s’approchait d’un groupe de collègues en pleine discussion à la cafétéria, il lui semblait être transparent, pas un ne s’intéressait à lui. Il n’en ressentait aucune rancœur, aucune jalousie, simplement un petit pincement au milieu de sa poitrine. Il pensa que, comme il ne s’était jamais présenté avec une petite amie, les autres croyaient qu’il avait fait le choix de la solitude, qu’il était un ermite au milieu de la foule. En réalité, il ne souffrait que de timidité et n’avait jamais eu l’occasion de se mettre en valeur. Il gardait pour lui ses sentiments, aussi nul ne se confiait à lui.

    Chaque jour, en quittant le bureau, il rentrait chez lui en marchant. Il s’attardait devant les devantures, il flânait car il n’était pas pressé de s’enfermer dans son studio. Toujours les mêmes haltes devant les livres de la librairie, la boutique de mode masculine où les jeans usés, râpés, troués le laissaient perplexe. L’échoppe du traiteur où il achetait un plat à réchauffer.

    Ce jour-là, il remarqua la nouvelle vendeuse du magasin de chaussures. Une fleur brune occupée à exposer les modèles en vitrine, une jolie demoiselle coiffée sans excentricité, vêtue discrètement mais élégamment, sans ces affreux tatouages qui défigurent l’œuvre de la nature.

    Elle l’aperçut et lui sourit. Ce fut le coup d’aiguillon qui le propulsa à l’intérieur. La jeune fille vint au-devant de lui et lui demanda ce qu’il recherchait.
    _ Une paire de chaussures répondit-il sottement.
    _ Je m’en doute, dit-elle sans raillerie. Avez-vous vu un modèle à l’étalage ? Nous venons justement de renouveler notre collection.
    _ Je voudrais des bottines, ce qu’il y a de plus simple, du cuir noir sans boucles ni sangle…
    _ Quelle est votre pointure ?
    _ Du quarante-trois, je crois.
    Elle l’invita à s’asseoir sur le siège pendant qu’elle cherchait en réserve.
    Elle revint avec une boîte et enfila le bottillon sur le pied droit de Florent. Elle peinait un peu et s’y reprit deux fois avant de réussir à mettre la chaussure en place.
    _ C’est toujours pareil avec les chaussures neuves, le cuir doit se faire à votre pied. Si vous les prenez trop amples, elles bailleront très vite.
     _ Je comprends, souffla-t-il. Vous avez raison. Je les prends, ne les emballez pas, je les garderai aux pieds pour les élargir un peu, dit-il.
    Il ne voulait pas la froisser en mettant sa parole en doute. Il tenait à se montrer agréable. Il y parvint peut-être car au moment de fermer la porte derrière lui, elle lui tendit la main sans se départir de son ravissant sourire.
    _ À bientôt, lui dit-elle. Je m’appelle Adèle…
    _ Et moi Florent, balbutia-t-il et il se jeta dans la rue, le cœur affolé.
    Il se retourna après quelques pas, derrière la vitrine, elle le suivait des yeux.        Elle lui adressa un petit signe de la main. Ah ! Son sourire…

    Il habitait deux rues plus loin, à peine à huit-cent mètres de là. Il se sentait léger, mais léger… Au carrefour suivant, il ressentit une morsure au talon, sa peau était à vif. Il finit le trajet sur la pointe des orteils. Un supplice qu’il tentait d’atténuer en se concentrant sur le souvenir d’Adèle. Il était heureux et se tordait de douleur en même temps. C’était le prix à payer pour le bonheur.

    _ Ah ! L’amour, pensa-t-il. Ah l’amour, c’est bon mais ça fait souffrir. Ça fait du bien au cœur mais ça fait si mal aux pieds...


    Le 15 05 2021 : L’idéal de Damien.

    Nous avions dix-huit ans et des rêves plein la tête. Nous voyagions ensemble entre Bonnières et Mantes-la-Jolie. Dans le train, nous tâchions de dérouler l’écheveau de nos projets. Dans ces années qui précédaient le bouleversement de 1968, les baby-boomers que nous étions s’étaient élevés sans l’aide de conseillers d’orientation, sans psychologues, sans internets. Livrés à nous-mêmes, nous ne connaissions rien de la vie et nous ne posions aucune limite à nos plans de carrière.

    Aujourd’hui dès le cours élémentaire, on demande aux enfants de définir un projet. On leur coupe les ailes, on enferme ces pauvres malheureux dans une cage de rationalités.

    Avec Damien, nous ne partagions pas grand-chose mais comme nous habitions à cinquante mètres l’un de l’autre, nous n’avions d’autre choix que de bavarder pour occuper la demi-heure de trajet.

    Nous n’avions aucun goût commun. J’étais fou de littérature, il ne lisait que les revues d’automobiles. Il n’allait jamais au cinéma, je ne lui connaissais pas d’ami ni d’amoureuse, il ne fréquentait pas les surprises-parties, ne s’intéressait pas à la musique. Je l’apercevais parfois dans le bourg, marchant seul, tête baissée d’un pas rapide vers une mystérieuse destination.

    Un jour, j’osai lui demander ce qu’il attendait de l’existence. Son visage s’éclaira aussitôt d’un large sourire et ses yeux myopes s’illuminèrent.

    _ Tu veux dire ce qui me rendrait heureux ?
    _ Voilà.
    _ Je voudrais pouvoir acheter une voiture anglaise.
    Il n’avait pas encore passé la permis de conduire, j’ignorais même s’il étudiait la mécanique dans une école professionnelle. En réalité, je ne savais rien de mon voisin. Je m’attendais normalement à ce qu’il me réponde qu’il voulait épouser la fille de ses rêves, une douce beauté qu’il adorerait aveuglément et qui remplirait sa vie. Je supposais qu’il voulait acheter une maison, créer une entreprise qui le libérerait de la tyrannie d’un patron et des soucis financiers. Mais non, son idéal le plus fou était une voiture.
    _ Pourquoi une bagnole et pourquoi anglaise ?
    _ Parce que c’est une mécanique précise, à la fois robuste, prestigieuse et capricieuse. Il faut bien la connaître pour l’aimer. Celui qui ose le pari s’engage pour toujours. Les voitures anglaises ne supportent pas la routine ni la médiocrité, elles exigent un dévouement total.
    _ Quand tu voudras un enfant, ton Austin-Cooper ne pourra rien pour toi. Ce n’est pas ton moteur quarter cylindre qui réchauffera tes pieds quand tu auras froid dans tes draps.
_ Je le sais bien, me dit Damien, mais quand on aime, on doit être prêt à faire des sacrifices. C’est valable avec les bagnoles comme avec les femmes.


  Le 14 05 2021: Les héros et les victimes.

    En France, nous avons beaucoup de chance, nous sommes entourés de héros qu’on se doit de célébrer par des défilés spontanés, de médailler sur les places d’armes, de vanter aux informations télévisées. Le policier tombé sous les balles d’un voyou devient un héros, on le cite en exemple, on loue sa bravoure, son abnégation au service de ses concitoyens, un ministre dépose une gerbe sur le lieux du crime, la foule se presse à l’église pour ses funérailles et chacun reprend ses activités avec le sentiment d’avoir fait tout ce qui s’imposait pour rendre hommage au héros. Tout cela est bel et bon, cependant, il me semble que l’on se trompe.

    Selon moi, le héros est celui qui expose sa vie en connaissance de cause, il va au-devant d’un danger pour le romantisme d’un instant de gloire éphémère ou par sens aigu de son devoir. Le qualificatif de héros est indissociable de la notion de mort. Le héros est celui qui, en toute conscience, choisit de mourir pour sauver son prochain. Or, le fonctionnaire de police abattu sans raison, inutilement par un sauvage lors d’un banal contrôle d’identité ne soupçonnait pas le sort qui lui était réservé. S’il avait eu le choix, sans doute aurait-il préféré se trouver ailleurs à l’instant fatal. Pour moi, ce brave homme n’est pas vraiment un héros. Ce serait plutôt une victime de l’effondrement de la morale. Le dévouement du héros suscite l’admiration, la triste destinée de la victime ne provoque que la compassion. Le héros a quelque chose d’épique, son nom passe à la postérité, il devient un exemple, on lui dédie une rue. Personne n’envie la victime, l’émotion atténuée, il rejoint la longue liste des morts anonymes dès que ternit l’encre des journaux.

    Les milliers de gens sacrifiés à la folie du nazisme, ces disparus dans les fours crématoires, qui les qualifierait de héros ? Leur massacre n’a servi personne, même pas les fascistes. Un vain génocide. Les malheureux déportés n’ont pas voulu s’entasser dans les trains de la mort. Ils ne se sont pas sacrifiés, ils n’ont simplement pas pu faire autrement. Ce sont les pitoyables victimes de la barbarie humaine.

    Si on distribue aussi facilement le titre de héros, pourquoi ne pas définir ainsi les centaines de morts sur la route, les victimes de l’hécatombe provoquée par le coronavirus, par le cancer ou l’alcoolisme ? Tous des héros.

    Je crois que ce terme lave les mains et la conscience des gouvernements successifs incapables de prendre le problème de la délinquance à bras le corps pour le régler. Les murmures de la désapprobation populaire se noie dans le tintamarre des trompettes de la renommée.

    À force de banaliser cet adjectif de héros, on le dénature. On le rappe, on l’estompe, on lui retire son verni, on en fait quelque chose de commun, un fait-divers. Et le valeureux jeune homme qui se jette dans les remous d’un fleuve pour sauver un enfant tombé à l’eau, celui-là se voit retirer la couronne de lauriers dont on l’aurait coiffé en d’autres temps. Aujourd’hui, Homère serait bien embarrassé pour remplir son panthéon, il n’aurait que l’embarras du choix. Trop de héros galvaudés.


    Le 13 05 2021 : La maman de Lili.

    À douze ans, Lili devint la maman de sa mère. C’est une charge qu’elle n’avait pas demandée mais dont elle hérita par la force des choses. Pour admettre cette situation singulière, elle imagina que le sort lui avait offert une poupée géante qui bougeait, marchait, parlait, pleurait et dont il fallait s’occuper tout le temps.

    Lili n’avait jamais connu son papa, un amant de passage arrivé de nulle part et disparu aussitôt. Cora ne se souvenait ni de son nom ni de son visage. Elle n’avait que dix-sept ans à la naissance de sa petite, elle vivait alors dans un foyer pour jeunes handicapés mentaux.

    Les dix premières années de son existence, Lili les passa dans un coin reculé de province, chez sa grand-mère, puis après le décès de celle-ci, elle s’installa dans un minuscule studio de banlieue dont elle payait le loyer avec l’aide sociale.

    Cora n’était pas une débile profonde, elle s’exprimait à peu près clairement, mais elle ne savait ni lire, ni écrire et ne pouvait pas compter plus loin que cinq car la nature ne l’avait dotée que de cinq doigts par main.

    La jeune maman savait préparer un repas simple, elle lavait le linge et se chargeait du ménage avec une étonnante application. Cependant, la petite Lili constata qu’il lui fallait surveiller sa maman pour tout le reste comme une maman doit veiller sur son enfant. Quand elles allaient au parc, Cora était capable de rester une heure à caresser un chien inconnu, accroupie au milieu d’une pelouse interdite et refusait de s’en séparer quand il fallait rentrer à la maison. C’était des palabres interminables avec les maîtres de l’animal.

    De même, au retour du collège, Lili trouvait souvent sa mère accoutrée d’une robe de princesse à paillettes, le visage maquillé de rouge et de bleu, les lèvres peinturlurées.

    Il lui arrivait aussi fréquemment d’arriver chez elles au moment où un homme en sortait, la chemise hors du pantalon et le regard fuyant.
    Lili conçut une haine tenace à l’égard de ces monstres qui profitaient de la faiblesse de la pauvre femme pour assouvir leurs bas instincts. Elle ne se privait d’ailleurs pas de le leur faire savoir en les insultant jusqu’au bas de l’escalier. Alors, elle douchait Cora, elle la débarrassait de cette odeur de tabac mêlée d’alcool, de la saleté invisible qui la souillait. Elle pleurait de rage et, en voyant les larmes de son enfant, Cora ne pouvait pas retenir ses sanglots, car Cora était une tendre qui aimait les câlins. Elle avait une belle âme et, confusément, elle comprenait qu’on la raillait, qu’on lui jetait des regards de biais. Elle était déficiente mentale mais elle se défendait d’être une imbécile. Son trop grand cœur avait laissé peu de place à son cerveau.

    Un jour de désespoir elle se confia à Lili avec une étonnante lucidité.

    _ Les femmes telles que moi, on ne dit jamais qu’elles sont blondes ou brunes ou rousses, on ne les appelle pas par leur nom, on ne leur dit jamais madame, on dit simplement La tarée. C’est ça qui me fait mal.
    Aussi, Lili s’arrangeait toujours pour persuader sa mère de ne pas l’accompagner jusqu’à la porte du collège. Elle n’avait pas honte d’elle mais elle voulait simplement la protéger de la cruauté humaine comme c’est le devoir d’une maman. Car Lili aimait Cora et la considérait comme son enfant.

 

    Le 12 05 2021 : L’innocence des enfants.

    Chaque jour, avec consternation, nous assistons au déferlement d’horreurs qui défilent sur notre téléviseur à l’heure des informations. Chaque jour, nous pensons que l’humanité a atteint ses limites dans l’ignominie et chaque jour nous devons réviser notre jugement. Les crimes de Fourniret commis sur des adolescentes innocentes, l’hécatombe perpétrée par les Talibans sur des écolières, les génocides çà et là, en Asie, en Afrique et un peu partout dans le monde des hommes. La déforestation de l’Amazonie, le massacre des espèces animales, la destruction du sol, l’exploitation de nos semblables, la détérioration du climat. La liste est interminable, nous y sommes désormais habitués et leur inventaire quotidien ne dérange même plus le brushing de la journaliste imperturbable.

    Tu n’es pas drôle, me répète un ami qui lit ces billets d’humeur. Il a raison, j’aimerais tant pouvoir sourire de temps en temps, mais dans quelle direction tourner le regard pour trouver un brin d’optimisme ? Comment se défaire de ce pessimisme délétère ?

    
    Chez nous, les politiques qui martèlent fièrement Liberté-Egalité-Fraternité s’insultent inlassablement. Ils se montrent aussi intransigeants avec les-leurs qu’avec leurs adversaires. Dans la guéguerre pour le pouvoir, ils ne se supportent plus, les partis éclatent. Comment pourraient-ils convaincre l’électeur s’ils ne sont pas capables de s’entendre avec ceux qui devraient partager leur opinion ?
    Les représentants des idéologies historiques ouvrent un chemin de roses aux extrêmes. Ils se piétinent pour piloter leur navire en perdition.

    L’histoire se répétera, elle ne sert plus d’exemple. On voit des Mussolini, des Franco et des Hitler éclore et croître un peu partout, dans l’indifférence des États.

    En France le peuple égaré délaissera les bureaux de vote. Le parti de l’abstention deviendra le premier parti et l’on brandit la peur comme seul argument. On ne se donne même plus la peine d’avancer un programme de lutte contre le chômage, contre la misère croissante, contre la délinquance. Chaque candidat assure qu’il est le seul capable de trouver la solution de tous nos problèmes. Soit, mais comment y parviendra-t-il ? Il nous cache le premier mot.

Nous courons vers une nouvelle désillusion. Les dirigeants d’hier se retrouvent devant les tribunaux. La morale a vécu. La méfiance régnera :

    _ Fermez vos cœurs avec plus de soin que vos portes car le temps de la perfidie approche ! faisait dire Goethe à son Götz de Berlichingen.

    Où se sont réfugiées la pureté et la probité ? Peut-être dans l’enfance. (Je ne dis pas la jeunesse qui nous montre trop souvent un terrible visage, et on la comprend : pourquoi se chargerait-elle de tous nos péchés ?)

    Après des siècles d’errements, si nous osions confier les rênes du pays à l’innocence des enfants ? Je gage que ce ne serait pas pire.


    Le 11 05 2021 : L’illusion du souvenir.

    Pour le plus grand nombre des humains, il semble que la vie ne sert qu’à engranger des souvenirs. On remplit sa mémoire d’aventures et d’êtres qu’on croit essentiels à notre construction. Nous sommes ce que nous avons vécu. Amitiés d’enfance, amours d’adolescence, rivalités professionnelles, conflits et guerres, maladies, lassitudes de vivre, conscience de notre impuissance, solitude, les années nous proposent une large palette d’expériences et de sentiments qui restent gravés en nous comme les dessins d’un journal intime. Des foules de souvenirs, trop de souvenirs que nous gardons en nous et qui finissent par nous encombrer. Il est indispensable de faire un tri pour se débarrasser du superflu et faire de la place

    Qui n’a pas passé une nuit blanche à remuer, réveiller, raviver, analyser un épisode ancien que l’on croyait perdu dans le grand fatras de notre cerveau ? Qui n’a pas reçu en plein cœur l’image d’un ami cher emporté par le tourbillon de l’existence ? Un être unique dont on ne pensait pas pouvoir se passer. Un autre soi-même.On attendait avec impatience le matin pour aller le retrouver, pour lui raconter nos rêves, nos espoirs, nos désillusions. Un autre soi-même qui nous rendait heureux, plus intelligent, plus sensible, qui nous donnait le goût et la force de vivre.

    La vieillesse et l’état de veille quasi permanente est propice à ces bilans. Quand le sommeil nous fuit, comme Harpagon comptait son argent, le vieil-homme fait et refait l’inventaire de ses souvenirs. C’est le seul bagage qu’il emportera dans l’autre monde si le mythe de l’au-delà s’avère.

    Un visage confus se présente. Un adolescent ou une jeune fille émerge de la brume. Le sourire qui se dessine en traits de sanguine. Notre cœur bat un peu plus vite : l’émotion, la joie. Un trésor mis à jour. Nous cherchons un prénom qui ne revient pas. Après le plaisir des retrouvailles déferle la vague de tristesse. Nous avons oublié comment s’appelait cette âme si chère.

   Tant pis, nous soulevons des strates empilées comme on cherche une chemise longtemps favorite au fond d’une malle… mais nous ne trouvons rien, pas un indice, nous sommes incapables de citer un seul moment précieux passé avec lui ou avec elle. Rien, même pas un souvenir estompé par le temps.

    Alors nous nous posons la question : sur quoi s’appuyait notre mémoire pour décréter que cette personne nous était éternellement attachée ?
    Nous ne disons pas qu’elle n’a jamais existé mais nous soupçonnons qu’une illusion a surévalué son rôle dans notre existence. Sinon, comment expliquer que nous nous rappelons le visage et la voix de la boulangère qui nous vendait notre pain quotidien et que nous croisions quelques minutes par jour ?
    Notre imagination nous a abusés : elle a choisi une silhouette dans la galerie d’anonymes avec qui nous avons fait un bout de chemin pour en tricoter un rêve fondateur.

   Lavie est un songe, disait le dramaturge Pedro Calderon.

   La vie est un rêve, fais-en une réalité, précisait Mère Teresa.

    Je crois, quant à moi, que nous avons la faculté de créer des rêves pour combler les vides de notre existence. Notre inconscient invente des souvenirs, il nous fabrique des amis, des amours, des anges auxquels nous croyons dur comme fer. Tout cela n’existe pas, ou n’existe que partiellement. Mais tout cela nous renforce comme une sève, comme des tuteurs qui nous tiennent droits. La sagesse voudrait que nous ne nous amusions pas à remuer tout cela. L’illusion du souvenir est aussi forte que le souvenir lui-même.


    Le 10 05 2021 : Est-ce ainsi que les hommes vivent ?

    Il paraît que les hommes forment l’espèce la plus évoluée. À l’inverse des animaux, nous serions dotés de raison. Nous saurions faire la différence entre le bien et le mal. Pour régir notre société, nous avons inventé des lois et des droits.     Dès l’école, nos maîtres nous apprennent la morale et les religieux nous informent de ce qui est interdit et du meilleur moyen de gagner la paix éternelle en aimant notre prochain.

    Ce n’est pas par hasard que ces préceptes n’ont pour seul objectif que d’harmoniser les rapports entre les humains et de maintenir la paix et le respect universels. Siècle après siècle, les textes législatifs, les constitutions des nations, les bulles papales, les analyses des sociologues et des philosophes s’enrichissent. Objectivement, rien ne justifie la dégradation des mœurs et la violence généralisée auxquelles nous assistons.

    Le pourrissement de notre civilisation ne concerne pas que le bas peuple, le mauvais exemple est souvent donné par les dirigeants qui, un peu partout, s’autorisent la corruption, le recours à l’arbitraire, le contournement des lois qu’ils devraient défendre ou l’appel à la brutalité. C’est même la caractéristique des gouvernements les plus puissants qui répriment toute opposition, toute critique et bricolent les règles du jeu pour s’ancrer au pouvoir et satisfaire leurs ambitions personnelles.

    Jadis, les religions garantissaient une forme de garde-fous en prônant la fraternité et la foi inconditionnelle aux commandements qui ont longtemps tenu lieu de code de conduite. Tu ne tueras point figure dans les confessions les plus anciennes. Les dérives sectaires sont condamnées par les tribunaux civils.

    Notre arsenal législatif est bien pourvu, alors pourquoi un président américain s’autorise-t-il des appels à la violence, imité par les Chinois et les Russes, et d’autres présidents autocrates ?

    Comment chez-nous, la nation des droits de l’homme, tire-t-on sur des policiers censés nous protéger ? Pourquoi caillasse-t-on les pompiers ou les médecins qui interviennent dans les quartiers ?

    Tout recours à la force publique est devenue suspecte, on n’a pas le droit de surveiller les black-blocks qui ne sont mus par aucune volonté d’amélioration de notre société, mais par le seul besoin de détruire ce qui existe.

    Comment convaincre les loups qui jouent avec le terrorisme, l’incivilité, la suprématie masculine ?

    Difficile, car notre mode de pensée n’est pas le leur. Les États évolués ne peuvent pas répondre à la violence par la violence. Ils espèrent parvenir à persuader par la raison, par le respect des lois, par les textes réfutés par les destructeurs de notre société.
    Si nous les combattons avec les mêmes armes qu’ils utilisent contre nous, ils considéreront qu’ils ont gagné en nous pervertissant. En prônant la mesure, nous voyons bien que nous ne parviendrons à rien ?

    Alors quelle est la bonne attitude à adopter?

    Il faut se résoudre à admettre que nous ne pouvons plus rien faire. Il est trop tard, le mal est trop profondément ancré.
    Le sursaut civil est désormais illusoire. La guerre civile devient probable. Quel nouveau Gandhi, quel messie sauvera notre monde en perdition ? Quel fou osera s’attaquer à la folie qui règne sur la terre ?

    À moins que faute de proies, les loups finiront-ils par se manger entre eux, dans une guerre des gangs meurtrière et salutaire ?


     Le 8 05 2021 : La fin du voyage.

    Il avait eu du mal à s’endormir. Le vertige ne l’avait pas quitté. Ce n’était pas aussi fort que cette attaque qu’il avait subie il y a sept mois de cela, mais il reconnaissait les signes alarmants. Un sentiment de flotter : la tête prise dans un étau et il s’attendait au coup de grâce. C’était inévitable, le médecin le lui avait prédit : cela pourrait survenir à n’importe quel moment, sans sommation. Une déflagration dans son cerveau, un chamboulement dans son estomac. Un bouleversement du monde autour de lui, un manège devenu fou qui renversait sa chambre. C’est peut-être pour cette nuit s’était-il dit, il s’y était préparé, il s’était fait peu à peu à cette idée. Il ne pouvait pas vivre indéfiniment avec cette menace de récidive au-dessus de la tête. Un jour ou l’autre, il devra tirer sa révérence, dire adieu à la vie.

    Attendre sagement, que pouvait-il faire d’autre ? Tenter de résister était dérisoire. Il lui fallait s’engager sur le dernier tronçon de chemin.

Et le sommeil avait fini par venir, entrecoupé de brusques réveils. Je vis encore, se dit-il, ce n’est pas pour cette fois-ci. Et il s’abandonna à la fatigue. La nuit s’était écoulée ainsi, entre l’angoisse et le soulagement de respirer une minute, une heure ou une journée de plus.

    Sa tête chavirait encore au petit matin, mais il s’y était habitué, il ressentirait les vertiges de longs et pénibles instants avant de pouvoir marcher sans tituber.

    C’est peut-être mon dernier jour, se dit-il, ces alertes permanentes signifiaient quelque chose, nul ne pouvait trembler pareillement, ce n’était pas une existence. Sa fin approchait irrémédiablement, il n’en doutait plus.

    Il n’avait pas la force de se lever. Il avait lu que les mourants parcourent le chemin à l’envers, ils font le décompte de tout ce qu’ils ont connu ; le bien et le mal, les ambitions et les projets atteints, les regrets et les bonheurs. Alors, ils veulent jeter leurs dernières forces dans la réalisation d’un rêve exceptionnel : un voyage remis chaque année, ils veulent partir avec une valise pleine de beaux souvenirs pour se dire que leur existence a été intense.

Quant à lui, qu’aurait-il voulu accomplir avant de partir ? Il avait vécu le pire dès l’enfance dans un pays brutal, il avait enduré huit ans de guerre civile, l’exode, la perte de ses parents, la solitude, l’ostracisme, il avait lutté constamment contre le sort et ses victoires avaient été gagnées de haute lutte. Rien ne lui avait été donné sans bataille.

    S’il le pouvait, il préférait quitter ce monde sur la pointe des pieds, sans faire de bruit. Les défis ne l’intéressaient plus. Il ne souhaitait plus que la paix, la sérénité d’un matin d’été, un jour de plus à regarder le ciel, à écouter le chant des oiseaux dans le jardin, à être le témoin d’une nouvelle journée identique à la veille, à attendre l’hypothétique coup de téléphone de ses enfants, de refermer un livre intéressant, le dernier peut-être.

    Il voulait goûter chaque seconde comme l’ultime cadeau de la vie. C’était tout. C’est ainsi qu’il voulait finir le voyage.


  Le 5 05 2021 : Julie des chiens.

    C’est ainsi qu’on l’appelait : Julie des chiens car celui qui s’adressait à elle s’exposait à une colère terrible, sans raison. C’était comme si elle lâchait les chiens à la gorge du premier qui osait l’approcher.

    À plus de quarante ans, on ne lui connaissait pas de soupirant, pas d’amoureux, même pas d’amourette de jeunesse. Sa vie sentimentale était un sanctuaire désert, une église fermée à jamais.

    Les gens qui croyaient pouvoir tout expliquer juraient que Julie était une écorchée vive, qu’adolescente elle avait subi un terrible chagrin qui l’avait marquée à vie. Un pervers stupide l’avait démolie, elle restait marquée dans sa chair. D’ailleurs, pourquoi portait-elle toujours des chemisiers à manches longues, pourquoi se refusait-elle à montrer ses bras ? Elle dissimulait ses poignets entaillés. Elle avait tenté de se suicider, c’était évident, il suffisait de l’observer… à distance.

    On la plaignait un peu mais on la condamnait beaucoup. On ne meurt pas d’amour, un de perdu dix de retrouvés dit la sagesse populaire. Pourquoi s’enfermer dans cette solitude délétère ? Le temps passait et chaque jour écoulé réduisait ses changes de connaître la paix, sinon le bonheur.

    En avortant vivement toute avance, elle faisait le vide autour d’elle. Elle s’interdisait le droit de rêver, de fonder une famille, d’avoir des enfants, de vivre le légitime rêve de toute femme.

    C’était d’autant plus dommage qu’elle n’était pas laide. Avec un peu de soin et de coquetterie, avec un visage plus avenant, elle aurait pu susciter un début d’amour. Mais non, le mauvais rictus qu’elle affichait au moindre mot aimable faisait fuir n’importe quel prétendant.

    Julie ne tolérait que les amitiés féminines, mais elle ne se confiait jamais, elle n’évoquait pas sa vie sentimentale. Avec ses collègues de bureau, elle restait courtoise sans toutefois abattre ses remparts.

    Quelques jeunes garçons convenables avaient tenté leur chance, aucun d’entre eux n’avait réussi à sortir en boîte, à l’emmener au bord de la mer, à lui voler un baiser, à lui tenir la main. Julie les avait désespérés aussitôt. Elle leur avait lâché les chiens.

    Chaque samedi elle allait rendre visite à sa maman. Elle rentrait chez elle le dimanche soir après deux heures de route.

C’était l’autre facette de sa personnalité : Julie était une fille aimante, attentionnée, elle savait se rendre disponible pour sa mère. Elle si indépendante se transformait en esclave.

    C’est là que les curieux auraient dû chercher la raison de son ascèse, sa méfiance de la gent masculine : la maman de Julie vivait aussi seule que sa fille, elle n’était pas veuve, elle avait même été mariée mais son époux s’était enfui quand elle lui avait annoncé qu’elle attendait un bébé.

    Julie s’était construite sans père. Elle ne portait pas le nom de son géniteur, mais celui de sa mère divorcée. Elle avait été le témoin du malheur de sa maman inconsolable. Les larmes qu’elle voyait couler chaque semaine étaient un venin qui nourrissait sa haine.

Voilà pourquoi Julie ne se maria jamais et n’eut jamais d’enfant : pour ne pas transmettre la disgrâce à sa descendance, comme celle que sa mère lui avait laissée en héritage.

    Quarante ans, ce n’est pas beaucoup, aujourd’hui. Peut-être aura-t-elle le temps de s’accorder une chance ? Les sites de rencontre, les réseaux sociaux, les outils ne manquent pas pour rapprocher les êtres esseulés. Il doit bien exister quelque part en ce monde un jeune homme abîmé par la vie qui pourrait faire un bout de chemin avec elle. Il arrive que deux solitudes unies forment un excellent ferment pour un bonheur tardif.  


       Le 3 05 2021 : Pousser la fenêtre.

    Un geste qui change tout. Au petit matin, pendant que le café infuse, prendre le temps de pousser la fenêtre. Tant pis s’il fait à peine 3° en ce début de mai. Le froid n’empêche pas le ciel bleu qui fait mentir la météo. En déît des prévisions, il ne pleut pas, les nuages ont profité du déconfinement pour visiter les régions.

    Les hommes, eux, se permettent de rester chez eux à l’heure où d’habitude, ils se ruaient dans les trains et les métros. Le télétravail a du bon. Il permet de flâner un peu plus longtemps en pyjama. Une sorte d’ersatz de vacances à la resquille.

    La rue est encore silencieuse, ce n’est pas le jour des poubelles. Sur le fil électrique qui traverse la rue, une tourterelle roucoule doucement. Un mâle qui tente d’attirer une femelle. Elle est perchée à deux mètres de son prétendant. La sournoise fait semblant de n’avoir pas remarqué. Lui, le gros balourd, il s’entête dans son chant de séduction. Soudain, elle s’envole et le laisse là, piteux.

    Par-dessus les toits, au loin, une cloche sonne discrètement, elle ne réveille personne. Une chapelle de pauvres qui n’a pas pu se payer un vrai bronze dans un campanile mais une clarine bricolée avec un joli tintement cristallin pour appeler aux matines.

    Derrière les barres d’immeubles collectifs, la gare de marchandises règle ses rotations au bruit du sifflet. Survivante d’un passé presque oublié, une locomotive à vapeur laisse échapper sa fumée blanche qui vient défier les stratus tout là-haut.

    L’homme se gratte la nuque et frissonne. Il songe à son village natal dans le Cantal, aux bruits du petit jour là-bas, aux rumeurs des fermes, aux cris des bêtes qui réclament les soins du fermier.

    Il se dit que ce n’est pas le moment de prendre froid. Il a rendez-vous à neuf heures. Depuis une semaine il attend ce jour avec impatience. Il recevra sa première injection de Pfizer contre le maudit virus.

    C’est un beau jour, peut-être le premier jour d’une ère plus sereine...


    Le 2 05 2021 : Élégie 1.

    Depuis trop longtemps, ils tendent leur main

    Que personne ne retient.
    Ils ne sont rien
    Et ils vivent en vain.

    Le monde défile devant nous

    Comme un train fou.
    Des hordes de loups
    S’accrochent à leur cou.

    Quel dieu dans le ciel

    Quel monstre nourri de fiel
    Permet un enfer pareil
    Sans lever un orteil ?

    Faudra-t-il une calamité

    Pour qu’enfin naisse la volonté
    D’un messie de fraternité et de bonté ?

    Alors peut-être viendra une nouvelle conscience

    De notre vanité, de notre indifférence.
    Quand viendra l’Espérance
    D’un univers sans souffrance ?

    Seul dans son désert lointain

    Un inconnu se meurt comme un chien
    C’est notre famille qui s’efface
    Et rien ne la remplace.

    Depuis des millénaires

    Notre sang fuit nos artères
    Et nous dépérissons
    Sans force ni compassion

    Avec pour seul horizon

    Un futur livré à la déraison.
    Vite, que se lève un soleil
    Aux couleurs de miel.

    Autour de nous se tendent des mains

    Réveillons ce qu'il nous reste d'humain   
    Vite que naisse un nouveau jour
    Qui nous rappelle à un peu d’amour.
     


    Le 1 05 2021 : La drôle de vie d’Amélie.

    On disait d’Amélie que c’était une femme qui avait connu une drôle de vie, autant dire que sa vie n’avait jamais été très drôle : Elle avait à peine quinze ans quand son père et sa mère se tuèrent en voiture, un vendredi soir d’hiver, ils venaient la chercher au pensionnat.

    L’adolescente adorait ses parents qui constituaient sa seule famille. Elle se retrouva seule alors qu’elle n’était pas encore sortie de l’enfance. Les services sociaux de la mairie organisèrent les funérailles. Deux ou trois voisins, quelques collègues de son papa l’accompagnèrent au cimetière. Le courage de la jeune fille surprit tout le monde. Elle resta très digne bien qu’elle comprît l’avenir incertain qui se profilait : un foyer ou une famille d’accueil jusqu’à sa majorité, la pleine conscience que désormais elle devrait faire face à une grande solitude car le malheur crée le vide autour de soi.

    La douleur muette ne l’empêcha pas de passer le baccalauréat avec mention bien et de poursuivre ses études jusqu’à la licence de droit des entreprises. Elle trouva un emploi de secrétaire de direction dans une industrie de textile près de Lyon. Elle sut se rendre indispensable en dépit d’une froideur apparente. Le sort ne l’avait pas ménagée et elle en portait les stigmates sur son visage. Quand elle souriait, elle semblait se forcer. Ceux qui ne la connaissaient pas la disaient alors un peu hautaine. Les autres la comprenaient et la plaignaient. Elle rencontra un jeune cadre, un ingénieur en chimie qui dirigeait le secteur des teintures dans la société. Il avait été séduit par le sérieux d’Amélie et sa volonté de vivre. Ensemble, ils partagèrent un grand bonheur qui ne dura qu’une quinzaine d’années. À force de manipuler les produits toxiques, Serge fut rattrapé par un cancer multiple qui l’emporta en quelques mois. Amélie enterra son époux comme elle avait enterré ses parents et ne se voua plus qu’à son fils qui venait de fêter son dixième anniversaire. Amélie ne s’absenta qu’une semaine pour organiser sa nouvelle vie et reprit bravement le travail sans jamais se plaindre. On expliqua qu’elle avait l’habitude des deuils et qu’elle avait appris à ne pas sombrer dans le désespoir.

    Six ans après la perte de son mari, Amélie dut conduire au cimetière la dépouille de son fils unique. Celui-ci avait avalé des somnifères, il ne possédait pas la force de caractère de sa maman.

    À nouveau seule, Amélie vendit la belle maison qu’elle avait achetée avec Serge et déménagea dans une logement de trois pièces près de l’église Saint-Nizier dans le neuvième arrondissement de la capitale des Gaules.

    Ses nouveaux voisins mirent du temps à remarquer cette femme silencieuse et discrète qui vivait seule et ne recherchait aucune compagnie.

    Un jour de mai cependant, sur le banc du Parc Montel où elle venait écouter le chant des oiseaux, elle rencontra une vieille dame à qui elle se livra. Elle lui confia sa vie, c’était la première fois qu’elle se racontait ainsi et elle en ressentit une sorte de soulagement. L’inconnue l’entendit plus d’une heure et, au moment de se séparer, elle lui conseilla d’adopter un chiot. Elle possédait une chienne bichon qui lui avait donné une portée de quatre petits qu’elle distribuait à qui avait besoin de compagnie. Amélie se montra un peu réticente mais, la brave dame finit par la convaincre en l’assurant qu’elle reprendrait l’animal à tout moment si Amélie ne se sentait pas capable d’élever un animal.

    Bichette était une petite bête joyeuse en perpétuelle recherche de caresses, toujours en mouvement, dotée d’une intelligence vive. Très vite, Amélie ne put plus s’en passer. Elle la conduisait chaque jour au jardin public où elle ne se lassait pas d’observer sa Bichette qui jouait à courir après les pigeons ou à chiper leur balle aux enfants pour qu’ils la lui lancent.

    Sur le chemin du retour, un funeste soir, Bichette lui échappa de la main pour se jeter sous la roue d’une voiture… et Amélie s’effondra, elle qui avait vaillamment affronté la perte de ses parents, de son époux et de son unique enfant. Le flot de ses larmes ne cessait pas et ses anciennes collègues ne se gênaient pas pour la condamner. C’est une égoïste, elle préfère les bêtes aux hommes. C’est sur la tombe des siens qu’il fallait pleurer. Pas sur une bestiole. Elle a le cœur sec.

    Certaines lui firent part de leurs remarques acerbes. Amélie ne répondit pas. Non, elle ne préférait pas la chienne à sa famille, c’était seulement que la disparition brutale était l’épreuve de trop, la dernière poussée des eaux qui abat les murailles du barrage. Les imbéciles, les imbéciles cruels.


     Le 30 04 2021 : Pas si Modeste que ça .

    Ses parents l’avaient appelé Modeste. Ils trouvaient ce prénom très chic et peu usité. Ils espéraient ainsi conjurer le sort car l’un et l’autre avaient connu qui un frère, qui un père vaniteux. Ils craignaient que la transmission des gènes ne frappe leur enfant de ce trait de caractère insupportable. Ils espéraient que le prénom définirait le tempérament de leur enfant. Ils considéraient la modestie et la discrétion comme des qualités majeures et, de fait, pendant son enfance, leur garçon sembla épargné par le sort. Il ne mettait jamais en avant ses succès scolaires, ses aptitudes en gymnastique ou son oreille musicale. Il apprit le violon par goût mais aussi parce qu’il chantait comme une roue de charrette. Il trouvait toujours une astuce pour masquer ses lacunes et, sans se vanter, il ne montrait que les bons côtés de sa personnalité : un fils obéissant et aimant, un élève travailleur et cultivé, un adolescent élégant et soigné qui veillait à sa mise sans ostentation. Son humour bienveillant lui attirait des amis fidèles, garçons et filles qu’il fréquentait avec plaisir. Il ne refusait jamais un service, il expliquait les mathématiques ou la grammaire à ceux qui en avaient besoin et donnait des cours de rattrapage aux enfants en difficulté. On louait sa disponibilité et son dévouement.

    À quinze ans, il s’enticha de Marlène, une jolie fleur qui lui répéta qu’il était beau, intelligent et extrêmement gentil. Il était aimable et elle lui avoua qu’elle l’aimait au-delà de toute raison. Cet amour flatta notre Modeste qui en conçut quelque fierté justifiée, pensait-il.

    Hélas, les sentiments sont fragiles à cet âge. On se détache aussi vite que l’on s’était attaché et l’être que l’on croyait exceptionnel devient commun du jour au lendemain, sans motif valable.

    Modeste chercha à savoir pourquoi son adorée le rejetait aussi cruellement. Elle lui répondit par un éclat de rire qui le crucifia. Il insista, alors elle précisa :         Mais tu ne t’es pas regardé ! J’ai été idiote de me laisser subjuguer par un type tel que toi. Je devais être très déprimée et tu en as profité mais heureusement, je me suis reprise. Tout est rentré dans l’ordre.

    Il ne tarda pas à comprendre pourquoi il avait été évincé. Dans le préau du lycée, il surprit Marlène et Benoît s’embrassant à pleine bouche à l’abri d’un pilier. Terrible meurtrissure. Son rival était plus petit que lui, moche, coiffé à la diable, fagoté comme un vagabond, le visage gravelé d’acné. Quel attrait avait-il bien pu exercer sur la charmante jeune-fille ? Cela ressemblait à l’improbable union d’un âne et d’une fée.

    Modeste se sentait perdu, il lui était impossible d’admettre la perversité de la nature féminine. Il réfléchit de toutes ses forces, jour et nuit, il aurait voulu définir à quel moment il avait failli… car tout n’était pas forcément de la faute de la belle adolescente. Il pressentait qu’il portait une part de responsabilité, peut-être la plus grande part.

    La réponse lui apparut alors devant une pub de voiture qui passait à la télévision : sa trop grande modestie le rendait fade, transparent, il ne savait pas se vendre, il ne se mettait pas assez en avant. Qui verrait ses qualités qu’il s’attachait tant à dissimuler ? Qui mieux que lui ? Il décida de changer du tout au tout, pour séduire enfin.

    Il se constitua une pochette de ses plus beaux portraits depuis sa naissance à aujourd’hui. En classe, il glissa l’album sous les yeux d’une voisine de table qui y jeta d’abord un coup d’œil distrait avant de s’y plonger vraiment, captivée. À la fin de son examen, elle leva le pouce avec une moue admirative. Il remporta sa première victoire, celle qui l’encourageait à persévérer. Alors, il s’arrangea pour toujours glisser un moi je dans toutes les conversations. Il vit les sourcils se dresser, il commençait à étonner ses amis, ceux qui avaient ignoré la finesse de son esprit, la perfection de ses traits. En vérité, ce qu’il prenait pour de l’admiration n’était que consternation. Sans s’en rendre compte, il était devenu désespérément vaniteux. Et plus il voyait les autres se détourner de lui, plus il s’enfonçait dans son erreur. Insistons encore un peu, se disait-il. Ils doivent absolument réaliser que je suis un garçon exceptionnel. Et il montra sa collection de coupes remportées lors des tournois de tennis, il exhiba ses carnets de notes du cours élémentaire jusqu’en classe de troisième. Il ne vit pas le vide qui se faisait autour de lui. Je les impressionne, se disait-il, ma personnalité les écrase, je suis trop beau.

    Quand il réalisa enfin que plus personne ne voulait de lui, il était trop tard. Il avait péché par excès de zèle, il avait forcé sa nature. Il ne se ressemblait plus. Son image était détestable, il se détestait et on le détesta.

    Il se résolut à changer de lycée, il voulut recommencer le tableau à partir d’une toile blanche. Cela l’occupa pendant six mois. Il se recomposa une image conforme à son prénom. Il ne leva plus les bras au ciel en criant yes ! quand il obtenait la meilleure note, il n’amorçait pas un tour d’honneur après un cent mètres remporté sur le stade. Il redevint le Modeste qu’il avait été.

    Un jour, il reçut un texto de Marlène qui déplorait de l’avoir perdu de vue. Keske tu deviens ? Il la rappela, le cœur tremblant. Elle lui apprit qu’elle n’était plus avec Benoît, qu’elle s’était trompée, qu’elle ne l’aimait pas, ne l’avait jamais aimé, que c’était un imbécile, qu’elle regrettait son erreur.

    Il l’écouta en silence avant de raccrocher.

    Elle lui écrivit des lettres auxquelles il ne répondit pas, jusqu’à ce qu’elle le supplie en pleurant, écrasée par sa culpabilité. Il lui déclara qu’il ne voulait plus souffrir, elle promit, elle jura. Il céda parce qu’il était gentil et modeste. Et il eut raison car, après cet écart, toute sa vie, elle lui fut fidèle et reconnaissante.


     Le 29 04 2021 : Un humour destructeur.

    Louis n’était pas un mauvais père. Il aimait ses enfants, il aimait les enfants, en général. Mais il ne savait rien de la paternité car il n’eut pas la chance de profiter d’un papa assez longtemps pour apprendre comment on élève un petit. La grippe espagnole l’en avait privé alors qu’il n’avait pas encore cinq ans. Il a grandi sans autorité, sans référence, sans exemple, livré à lui-même comme une herbe folle. Il était le dernier-né d’une fratrie de trois garçons. Aveuglée par des cataractes que l’on ne savait pas encore opérer sa maman gagnait sa vie en reprisant des sacs de toile pour un minotier. La misère noire. Ayant quitté l’école très tôt pour travailler, Louis passait son temps libre, à braconner et à pêcher. Il était renommé pour dresser les chiens à la chasse et à capturer les chardonnerets, les linots et les cailles qu’il revendait. Régulièrement, son frère aîné l’accueillait chez lui pour tenter de le maintenir sur le droit chemin. Sa méthode était simple, la raclée et le coup de pied aux fesses.

    Une fois marié, s’il ne savait pas comment s’y prendre avec les gosses, Louis sut d’instinct comment les fabriquer et ne s’en priva pas. Il en engendra une bonne dizaine pour n’en garder que quatre. La médecine n’avait pas encore inventé la pilule, aussi on avait régulièrement recours à la faiseuse d’anges.

    Par caprice ou par ignorance, il ne s’occupa que de son fils aîné pour se désintéresser des autres. Il s’en occupa à sa façon, comme il avait été élevé : il cognait avant d’expliquer. Il voulait le meilleur pour son garçon, ou plutôt, il tenait à ce que son garçon fut le meilleur. Il l’inscrivit au conservatoire municipal car il se targuait d’aimer la musique et particulièrement la clarinette parce que c’est l’instrument qui rappelle le plus fidèlement la voix humaine.

    Pendant trois interminables années de solfège, son fils scanda les croches, les noires, les blanches et les rondes. Heureux d’être parvenu au bout de son enseignement, logiquement, il émit le souhait d’acquérir un instrument. Il n’avait pas d’autre choix que de demander une clarinette pour mettre toutes les chances de son côté.

    _ Pour Noël, déclara son père, cela te fera le meilleur des cadeaux.

    L’adolescent attendit donc le matin du 25 décembre pour découvrir son présent devant la cheminée. (La maison était trop petite pour un arbre de Noël, pas la place, on n’aurait pas pu circuler.)

    À peine réveillé, le cœur battant, le gamin se rua sur le long paquet noué par un bolduc bleu. Fébrilement, il défit l’emballage oblong pour dégager… un poireau. Il venait de célébrer son dixième anniversaire, il avait bien appris la portée, les notes et ne comprenait pas le jeu pervers auquel venait de se livrer son géniteur. Il ne put refouler les larmes qui noyaient ses yeux.
    Pourquoi, demanda-t-il ? Pourquoi ? Demanda-t-il à son père qui pleurait aussi, il pleurait de rire, plié par une hilarité irrépressible devant le désarroi de son enfant. C’était sans doute la meilleure plaisanterie qu’il avait jamais faite. Un humour dévastateur.

C’est ainsi que dans certains foyers on élevait ses petits, vers la fin des années 50. C’est ainsi qu’on les détruisait. C’est ainsi qu’on les initiait à une certaine forme d'humour et à la violence. Soixante-cinq ans plus tard, j’en garde encore la morsure à l’âme.


     Le 28 04 2021 : Ces petites choses indispensables.

    Après ces longues semaines de confinement, Georges décida de mettre le nez dehors, protégé par un masque, comme il se doit. Au cours de ces deux derniers mois, le maudit virus avait emporté plusieurs de ses amis les plus âgés. Chaque matin, il téléphonait à ses proches pour se rassurer quand on lui répondait. Il tremblait quand la sonnerie se répétait dans le vide.

    Le ciel bleu s’étendait comme un drap sur les toits. La rue était encore silencieuse, de nombreux commerces avaient gardé leur rideau baissé. Quelques voitures roulaient lentement et les places de stationnement étaient presque toutes occupées. Le télétravail maintenait chez eux les employés. L’heure de la rentrée des classes approchait mais les trottoirs restaient déserts. Pas de cris d’enfants, pas de jeux, pas de rappels à l’ordre de la part des mamans. Pas de groupes de femmes devant les grilles. L’école avait fermé car on avait recensé plusieurs cas de contamination.

    Georges descendit vers le centre. Une odeur familière attira son attention, une senteur de pain chaud. Il sourit. Cela lui faisait du bien, comme lorsque l’on ressent la vie reprendre dans un bras engourdi. Comment avait-il pu se passer de ce plaisir quotidien ? L’odeur familière de la boulangerie.

    Il longea la vitrine du salon de coiffure. À l’intérieur, des hommes attendaient leur tour en bavardant. Une chaise vide entre chacun assurait la distance sanitaire mais les clients qu’il voyait sans les entendre riaient, la tête renversée vers l’arrière. Le vieil homme songea à entrer pour partager leur joie mais ses cheveux n’avaient pas poussé suffisamment. Il le regretta. La seule voix humaine qu’il avait écoutée provenait de la télévision ou du téléphone. En l’apercevant, Anne-Marie, sa coiffeuse lui adressa un signe de la main. Il ne résista pas, il ouvrit la porte et, sans pénétrer, il lui lança un bonjour enjoué. _ Ça va ? lui demanda-t-elle. _ Très bien, pourvu que ça dure… répondit-il. Il poursuivit son chemin d’un pas moins traînant, ces quelques mots échangés l’avaient revigoré. Il n’était plus seul, il participait au monde des vivants. Il se souvint de son désarroi de chaque matin, au moment d’ouvrir son balcon, sur une avenue sans vie.

    Il acheta sa baguette, il croqua aussitôt un quignon. Que c’était bon de manger du pain frais qui n’avait pas séjourné dans le congélateur !

    Il continua sa promenade jusqu’à la maison de la presse où il tira du présentoir son quotidien favori. _ Heureux de vous retrouver enfin, Monsieur Georges. On commençait à s’inquiéter de votre absence, lui dit le commerçant en encaissant. _ Que voulez-vous qu’il m’arrive ? Répondit Georges : Je ne suis pas sorti de chez-moi. _ Tant mieux mais on ne sait jamais avec ce foutu virus : huit pensionnaires de la maison de retraite ont été emportés en moins de quinze jours. Ils n’avaient pourtant pas quitté leur établissement. _ J’ai eu de la chance, conclut Georges. À demain.

    Il respira un grand coup en retrouvant la rue. C’était comme avant, rien n’avait changé. Il voulut faire une halte à la supérette pour acheter quelques légumes et se réapprovisionner en conserves mais une file patientait le long du magasin. Il hésita et rebroussa chemin. Il reviendrait à une heure plus favorable. Il ne tenait pas à se mêler aux autres qui se serraient, impatients d’entrer.

    Non, tout n’était pas comme avant. Non, il ne fallait pas baisser la garde, le temps de l’insouciance n’était pas encore revenu.

    De toutes les petites choses de la vie, c’est celle-ci qui manquait le plus douloureusement : l’insouciance.


     Le 27 04 2021 : Un rêve d’ébéniste.

    Chaque année, pour noël, Martial ne formulait qu’un seul souhait : un outillage de menuisier. Il avait découvert sa vocation en suivant un documentaire télévisé. Depuis son plus jeune âge, il ne rêvait que de scie circulaire ou à ruban, de ciseau, de mortaiseuse et de raboteuse. Sa grande ambition était de devenir, non pas pompier ni pilote de chasse, mais ébéniste. Dès qu’il le pouvait, à la sortie de l’école, il se rendait dans la menuiserie voisine pour respirer l’odeur du bois tenue par Monsieur Desplat. Il remplissait sa poche de sciure et y plongeait son nez avec délectation. Le menuisier n’aimait pas trop voir un gamin errer parmi les machines dangereuses. Il répétait qu’il fallait se méfier de ces engins si gourmands de chair humaine. Il était bien placé pour inciter l’enfant à la prudence car, comme de nombreux menuisiers, il avait laissé deux phalanges de sa main gauche dans les crocs du rabot électrique. Il brandissait ses doigts estropiés sous les yeux de l’enfant pour le tenir à distance du péril.

    Cependant, il ne lui interdit pas l’accès de son atelier car il voyait bien la passion qui animait Martial. Il s’y reconnaissait et savait que cette ambition ne passerait pas avec le temps. Il n’était pas ébéniste. Il se contentait de confectionner des jardinières sur mesures, des bancs, des caisses, des malles, des cloisons, des niches, des clapiers et des poulaillers. Mais il y mettait du cœur et ce qu’il faisait, il le faisait bien. Il contemplait la poussière de bois qui se transformait en pinceau doré quand un rayon de soleil traversait son domaine. La couleur, l’odeur de sève, la chanson des outils, tout cela le comblait de bonheur et il n’en voulait pas à ce gosse de partager ce plaisir.

    Après avoir passé son brevet, fidèle à son rêve, Martial s’inscrivit dans un lycée professionnel dans la filière menuiserie-ébénisterie, et c’est chez monsieur Desplat qu’il accomplit ses stages. C’est à cette occasion qu’il commença, à utiliser les machines, sous l’œil vigilant du menuisier. Celui-ci lui conseilla toutefois de se ménager un autre métier en réserve car, de nos jours, les gens achetaient leur mobilier tout fait dans des grands magasins spécialisés. Les armoires normandes étaient passées de mode au profit de l’aggloméré plus abordable et plus fonctionnel vendu par les Suédois.

    Peu importait, Martial voulait mener à bien son projet. Il obtint aisément son diplôme professionnel et, quand il jugea qu’il en savait assez pour vivre de sa profession, il demanda à son vieil ami de lui vendre son atelier avant de partir en retraite. Monsieur Desplat accepta, heureux d’éviter la disparition de ses machines et la fermeture de son échoppe.

    Dans le bourg, le jeune menuisier avait su se constituer rapidement une clientèle fidèle qui remplit son premier carnet.

    Le jeune homme exerça quatre ans dans une espèce d’ivresse. Il réalisait son projet, peu de jeunes peuvent en dire autant, par les temps qui courent. Les commandes affluaient et l’artisan se voyait obligé de travailler dur, plus de dix heures par jour. Il ne se faisait aider par personne, par d’apprenti ni de compagnon pour le soulager. Une nuit où il se dépêchait de finir un travail urgent, il commit l’imprudence prévisible. Les rouleaux de la raboteuse avalèrent la moitié de sa main droite. Il ne lui restait plus que le pouce, il ne pouvait plus tenir un outil. Il se vit contraint de changer de métier, il transforma son atelier en magasin franchisé de meubles de style ancien.

    Il poussa ses machines contre les murs pour donner un air authentique à sa surface de vente. Il n’arrivait pas à se séparer de ses engins.
    Le dimanche, après la fermeture, il déambulait dans les allées pour s’enivrer des senteurs multiples des essences de bois. Il passa ainsi la plus grande partie de sa vie dans le cadre qu’il s’était choisi. Pas malheureux, mais pas comblé cependant. Il n’avait pas vécu de sa vocation d’ébéniste.

    Il mourut soudainement d’une attaque cérébrale peu avant d’atteindre l’âge de la retraite. Trop absorbé par son métier Martial n’eut jamais le temps de fonder un foyer. Ses héritiers, des neveux se chargèrent de la vente de l’atelier et durent débarrasser les lieux. Dans une remise, ils trouvèrent, caché par un tas de planches, un cercueil de chêne mouluré que Martial avait fabriqué en prévision de sa mort. Son dernier rêve concrétisé. Il n’en profita pas car, en l’absence de directives mentionnées dans un testament, la famille avait opté pour la crémation.

    La splendide bière fut déposée dans une association caritative où elle a sans doute fait le bonheur d’un défunt nécessiteux. Pensez: un rêve, un vrai cercueil d'ébéniste!


     Le 26 04 2021 : Une vie pareille :

    Adèle naquit dans une ferme de Lamoricière, en Oranie, un jour de Saint-Valentin, le 14 février 1920. Elle était la deuxième d’une fratrie de cinq enfants. Avant elle, il y eut Jean et après elle, Manuel, puis Marie et enfin Josette. Son père Juan avait fui la misère espagnole à la fin du 19ème siècle. Sa mère Adela était aussi une fille de réfugiés.

    Comme tant d’autres, ils avaient échoué en Algérie, à la recherche de ce qu’on leur avait présenté comme un Eldorado de tous les possibles.

    Un riche Français confia son exploitation à Juan qui y travailla comme commis dans un coin reculé du pays. Ses enfants lui apportaient une aide gratuite et appréciable, sinon indispensable. Adèle fit un passage rapide à l’école, le temps d’apprendre son alphabet, puis Juan la priva de l’enseignement. Une fille n’a pas besoin de savoir lire si elle sait compter, répétait-il. Les meilleures épouses sont celles qui ne perdent pas leur temps dans les livres.

    Adèle était robuste, travailleuse et obéissante. Elle trimait du matin au soir, s’occupait des bêtes, du ménage, de la lessive. Elle montait les murs de clôture, peignait à la chaux, creusait les drains, grattait et sortait le fumier de l’étable, cousait, tricotait, confectionnait des napperons au crochet. Elle apprenait facilement et aucun travail ne la rebutait. Elle soulevait les balles de paille au bout de la fourche et remplissait la charrette de foin aussi bien que le faisait son frère Jean avec lequel elle s’entendait bien.

    Quand Jean mourut écrasé sous le tombereau renversé par une ornière, Adèle dut le remplacer naturellement, puisqu’elle avait assez de force et de vaillance. Elle en fait autant qu’un homme, disait Juan, fier de sa fille. C’est Adèle qui aidait le père à tuer le cochon à la fin de l’automne, chaque année.

    Juan et Adela achetèrent six vaches, un mulet et montèrent une laiterie. Adèle continua à traire les vaches comme elle l’avait fait depuis toujours.

    Avec ses deux sœurs puînées, elle se rendait parfois au bal qui se tenait sur la plage, mais seulement après avoir soigné les bêtes et gratté le sol de l’étable. C’était ainsi, l’ouvrage passait avant tout. Il fallait rentrer avant minuit pour pouvoir travailler dès le petit matin.

    En 1943 les hommes partirent à la guerre, les femmes tinrent leur place à la maison et dans les champs. Un voisin communiqua à Adèle l’adresse d’un garçon dont elle devint la marraine de guerre. Elle lui écrivit, il répondit et un long échange de courriers s’engagea entre Adèle et Louis. Louis était, lui aussi, un enfant de migrants espagnols. Il vivait à Sidi-Bel-Abbes, à cent kilomètres de Béni-Saf. C’était le dernier-né, orphelin de père à onze ans il s’éleva seul, sans autorité paternelle. Ses deux grands frères avaient fondé leurs foyers et Louis resta avec sa mère aveugle. À cette époque, les cataractes constituaient une maladie invalidante.

    Dans leurs échanges de lettres, un tendre sentiment naquit entre Adèle et Louis. Il fit sa connaissance lors d’une première permission, la demanda en mariage à Juan à l’occasion d’une deuxième, et l’épousa à la faveur d’une troisième. Ils ne pouvaient pas prétendre se connaître, ils n’en eurent pas le temps. En 1942, les Américains  débarquèrent en Algérie et il se disait qu’ils violaient les jeunes filles et les réduisaient en esclavage dans les bordels militaires. Ils ne s’attaquaient pas aux épouses. C’était la propagande répandue par le gouvernement de Vichy. À cause de cela, les deux jeunes se marièrent dans l’urgence.

        Le lendemain de son mariage, Louis partit pour débarquer dans la baiede  Saint-Tropez et remonter la vallée du Rhône jusqu’en Allemagne. Il ne revint qu’après la libération de la France. Dès son retour, il fit des enfants, un garçon, une fille et une longue litanie de grossesses interrompues par une faiseuse d’anges. L’argent du ménage était dilapidé par ces avortements qu’Adèle subissait comme une malédiction, une fatalité. Comme la plupart des épouses d’alors, elle craignait que si elle se refusait à son mari, celui-ci irait voir ailleurs. Alors, elle se soumettait, grossissait, souffrait en serrant les dents. Elle ne connaissait rien des hommes. Elle n’avait connu que son père, ce tyran de travail qui n’avait qu’une valeur : l’aptitude au labeur.

    L’indépendancede l’Algérie libéra aussi Adèle qui travailla en usine près de Mantes-la Jolie pour faire bouillir la marmite. Après sa journée dans les ateliers, elle s’occupait de sa maisonnée, un mari et quatre enfants à tenir propres et à nourrir. Elle se fit retirer l’utérus et cette opération l’émancipa totalement. Elle put alors goûter à la paix méritée, aux vacances en Espagne et à quelques années de retraite, jusqu’à ce qu’un cancer sournois ne l’emporte en trois ans.

    Louis mesura alors les mérites de son épouse qu’il pleura abondamment. L’épreuve de la solitude lui ouvrit le cœur.
Quand je pense aujourd’hui à ma mère, je vois sa vie passée comme ça, vouée entièrement aux siens, à ses parents durs et ingrats, à ses petits souvent égoïstes comme le sont les enfants et à son mari seulement préoccupé par ses plaisirs : la pêche, la chasse, les amis.

    Quelle femme aujourd’hui accepterait un tel sort? La soumission, la modestie, la discrétion, l’amour distribué aux siens, la résignation.

_ Aucune.
    Une vie pareille, aucune femme d’aujourd’hui ne s’y conformerait, et c’est tant mieux.


     Le 25 04 2021 : La femme-enfant :

    Jérôme était amoureux de Maëlle. À vingt-quatre ans, il l’aimait en silence depuis longtemps, depuis des années, tandis qu’elle l’ignorait. Il faut dire qu’il cachait ses sentiments. Elle le fascinait et l’effrayait en même temps. C’était justement le même trait de caractère qui le séduisait et l’apeurait. Maëlle se montrait capricieuse, rieuse, attachante et détestable. Il semblait que tout lui était dû et que rien ne lui serait refusé. Le monde entier devait rester à son service.

    Quant à lui, le garçon était réfléchi, aimable et discret. Quelqu’un de responsable sur qui on pouvait s’appuyer.

    Le jour de son anniversaire, il se dit qu’il était temps de se déclarer à la belle Maëlle. Elle l’écouta, et quand il eût fini sa tirade, elle éclata d’un grand rire. L’amoureux ne savait pas si elle se moquait ou si elle exprimait sa joie.

    Jérôme appartenait à une vieille famille bourgeoise où l’argent n’avait jamais manqué. Son père possédait plusieurs magasins de mode dans le centre. Si on n’avait jamais eu à le rencontrer, chacun connaissait son nom pour l’avoir lu dans le journal local ou le bulletin municipal qui relataient ses participations à diverses associations sociales.

    Quand Maëlle sut que Jérôme l’aimait et envisageait une vie commune, elle ne le quitta plus.
     Quand il lui parlait d’amour, invariablement elle lui demandait de prouver son attachement par un petit cadeau. Quel petit cadeau ? Une voiture par exemple, répondit-elle. Il crut à une plaisanterie et n’y prêta guère son attention. Cependant, quelques jours plus tard, elle revint à la charge et l’interrogea sur le modèle de véhicule qu’il avait choisi.
    _ Je ne comprends pas comment ce que tu réclames de moi serait une preuve de mon amour. S’il suffisait que je t’achète quelque chose pour que tu sois sûre de moi, ce serait trop simple. Ma signature au bas d’un chèque ne t’apprendra rien sur moi, ce serait trop facile. Si je fabriquais cette bagnole pièce par pièce, ce serait autrement plus important… Mais hélas, je ne suis pas mécanicien. Si j’étais sculpteur, je t’offrirais une œuvre sortie de mes mains. Si j’étais peintre, je ferais ton portrait. Si j’étais maçon, je construirais ta maison. Comprends-tu ce que j’essaie de t’expliquer ?
    _ Je constate que je n’obtiendrai jamais rien de toi, voilà ce que je comprends. Tu ne sais rien faire, tu ne bricoles pas et tu n’es pas un artiste.
    _ Tu te trompes, protesta-t-il : je peux te donner quelque chose de rare, quelque chose de précieux que je suis seul à détenir et que je veux te faire partager, si tu le veux bien. Ça nous apportera un immense bonheur.
    _ De quoi veux-tu parler ? Est-ce d’un trésor familial ? Une fortune cachée ? Un domaine ? Un titre de noblesse ? Un château sur la Loire ?
    _ Mieux que tout cela, je t’offre dès maintenant un grand amour comme je suis seul à nourrir. Et si tu l’acceptes, je te garantis une belle vie, remplie de douceur. Jamais je ne te tromperai, jamais je ne te négligerai, je vouerai mon existence à te rendre heureuse.

    Les femmes sont ainsi faites, souvent superficielles et capricieuses. Maëlle renvoya Jérôme à ses rêves, elle le remplaça aussitôt par un autre jeune homme qui roulait en décapotable qu’elle apprit à conduire, il lui acheta une robe par semaine. Ils se marièrent et s’installèrent dans un bel appartement du quartier chic. Ce nouveau couple suscitait la jalousie de ceux qui l’approchaient.

    Les disputes se firent fréquentes quand l’argent vint à manquer, comme les mots ne suffisaient plus à s’expliquer, ils prirent l’habitude d’échanger des coups. Ils divorcèrent alors qu’elle était enceinte.

    Maëlle décida de ne plus jamais accorder sa confiance à un homme et, en prenant de l’âge, avec nostalgie, elle pensa de plus en plus à ce Jérôme qui l’aimait tant.

    Trop tard, son ancien amoureux avait épousé une Américaine qu’il avait suivi en Floride où il possédait plusieurs concessions de voitures de luxe.

 

     Le 22 04 2021 : Le prudent jusqu’au bout:


    Veuf de fraîche date, Antoine ne pouvait pas s’empêcher de rendre visite à la tombe de son épouse plusieurs fois par semaine. C’est au cours de ce rituel qu’il avait remarqué cet étrange bonhomme qui fréquentait le petit cimetière de la sous-préfecture. Ce n’est pas son allure ni sa tenue vestimentaire qui attirait son attention. Non, l’individu s’habillait comme n’importe quel autre citadin et sa silhouette était tout ce qu’il y avait de plus commun. Un homme de soixante-dix ans environ, cheveux poivre et sel, le visage pas trop marqué par le temps, si ce n’est une pâleur inhabituelle et le dos un peu trop voûté. Antoine observait ses évolutions depuis plusieurs mois, cherchant à comprendre les raisons qui conduisaient l’inconnu d’une sépulture à l’autre, sans méthode ni préférence évidentes. Il arpentait les allées au hasard, semblait-il à Antoine. Il faisait une halte devant une croix, ses lèvres s’agitaient pour une prière qu’il accompagnait parfois de grands gestes, puis il s’inclinait et continuait son périple. Antoine se disait que le quidam ne pouvait pas avoir perdu autant d’amis et de parents.
    De saison en saison, le promeneur de nécropole se courbait un peu plus, ses pas se faisaient plus menus, plus hésitants. Antoine se promit de résoudre le mystère de cet être si attaché aux défunts.


    Un jour, alors qu’il allait prier sur la dernière demeure de Geneviève, Antoine distingua l’énigmatique type qui bavardait avec la plaque mortuaire du caveau mitoyen. Pressé d’interroger le bonhomme, notre malheureux mari éploré exécuta un rapide signe de croix et allait entamer un Je vous salue Marie quand le curieux familier des lieux posa un genou et une main sur la dalle de marbre, visiblement en proie à un vertige. Antoine se précipita pour l’aider à s’asseoir sur la tombe et le soutenir en attendant qu’il retrouve son équilibre.
    _ Vous deviez bien connaître Monsieur Legendre pour être ainsi bouleversé devant sa dépouille.
    _ Je le connaissais en effet, s’entendit-il répondre.
    _ Alors vous deviez l’aimer assez pour être ému à ce point…
    _ Pas plus que cela, peut-être même le contraire, nous ne nous comprenions pas beaucoup, nous nous accrochions tout le temps.
    _ Heureusement, vous entreteniez de bons rapports avec de nombreux amis à qui je vous vois rendre hommage presque chaque jour.
    _ Ne croyez pas cela, dit le mystérieux habitué du cimetière. Je détestais ces défunts auxquels je parle si souvent depuis qu’ils nous ont quittés pour l’autre monde.
     _ J’ai peur de ne pas vous comprendre… Vous regrettez de ne pas leur avoir témoigné une plus grande attention ? Vous vous reprochez votre attitude ? Vous auriez souhaité leur exprimer vos repentirs ?
    _ Pas le moins du monde, répliqua l’autre. Voyez-vous, je suis atteint d’une maladie qui n’a pas trouvé de remède et je sais que très bientôt je les rejoindrai tous. Longtemps j’ai pris en charge le syndic des copropriétaires de la Résidence des Feuillantines. Avec plus d’une centaine d’appartements, je devais faire face à une somme importante de problèmes à longueur de temps. Vous savez comment se comportent nos semblables, ils exigent tout sans jamais s’impliquer. On me dérangeait de jour et de nuit au moindre incident : la chaufferie, les ascenseurs, l’assainissement, la sécurité des parkings, la porte de garage. Les causes étaient infinies. Je me faisais houspiller alors que je me débattais comme un diable pour résoudre bénévolement les problèmes. Alors, bien souvent, je m’emportais, je poussais ma gueulante et, dans ces cas, il m’arrivait d’adresser des insultes, des malédictions. Bref, je considérais mes voisins comme des ennemis et, à force, je perdais ma patience. Le pire : aucun de ces râleurs ne se proposa à me remplacer. 
    Donc, aujourd’hui, sentant ma fin imminente et ne sachant pas si j’irai en enfer ou au paradis, je m’efforce de me rabibocher avec ceux que j’ai honnis. Je les prie de me pardonner et de ne pas me faire subir dans l’au-delà le calvaire qu’ils m’ont infligé en ce bas monde. Je veux vivre un repos tranquille, comprenez-vous ? Je veux qu’ils me laissent en paix. Mon passage sur terre m’a appris la prudence. Si pour Henri IV Paris vaut bien une messe, pour moi, l’éternité vaut bien quelques contritions de ma part.


    Le 21 04 2021 : Le sale gosse (suite).

    Laurent n’avait jamais sollicité l’aide de sa mère. La pauvre femme vivotait à la limite de l’indigence. Veuve depuis longtemps, elle avait élevé seule son enfant, refusant de vendre le petit pavillon de banlieue, se vouant entièrement à ce qu’il restait de sa famille, elle faisait des ménages dans le quartier tout en se rendant disponible pour son garçon.

    Lui, il menait ses études de médecine et payait sa chambre en colocation en effectuant des petits boulots dans des fast-foods où on le payait une misère pour des heures indécentes qui ne lui laissaient guère le temps d’étudier correctement. À force de se désoler, il en vint à penser qu’il pourrait donner des cours à des collégiens, une heure ou deux par jour suffiraient à mettre du beurre dans les épinards. Il épingla sa demande sur le tableau réservé aux petites annonces, à l’accueil du supermarché : Étudiant en médecine donnerait des cours de mathématiques et de français à collégiens et écoliers tous niveaux.
    Une frange découpée sur le bas de l’étiquette mentionnait son numéro de téléphone. En bonne place parmi les autres recherches d’emplois comme travaux de repassage, entretiens de jardins et vente de linge pour bébés.
    
 Il n’eut pas à attendre une réponse longtemps. Le soir même il reçut un appel téléphonique. Une dame se disait très intéressée par son annonce et lui proposait une ou deux heures par jour pour s’occuper de son garçon.
    _ Quelles matières faudra-t-il lui faire travailler ?
    _ Vous verrez bien, il faudrait partir de rien, répondit la maman. C’est un cas un peu spécial, mon enfant est autiste. Il ne parle pas, il s’exprime par des grognements et des cris.
    _ Je crois l’avoir déjà rencontré au centre commercial.
    _ Vous êtes le monsieur du sac ? Vous l’avez si miraculeusement calmé… Peut-être accepteriez-vous de le garder une ou deux heures par jour, je ne sais plus comment m’en sortir avec Lucas. Sa grand-mère est épuisée, mon mari nous a quittés quand mon fils avait quatre ans, il n’a pas su trouver la force d’affronter cette maladie. Je fais du secrétariat à la maison pour des artisans mais j’ai besoin d’un peu de temps pour rencontrer mes clients et faire quelques courses. Vous nous aideriez beaucoup… Je sais que cela vous demandera de gros efforts, mais je ne discuterai pas votre prix.
    Laurent expliqua qu’il était en dernière année de médecine et que cette expérience pourrait lui apporter quelque chose. Il acceptait d’effectuer un essai. Ils prirent rendez-vous pour le lendemain, après la classe.

    Le jour suivant, il se rendit chez Madame Chloé Blond. Avant de sonner, il sut qu’il ne s’était pas trompé d’adresse, des hurlements lui parvenaient à travers le bois de la porte.

    Chloé devait attendre impatiemment car elle lui ouvrit au premier coup de sonnette. Elle avait pris le temps de soigner son image par un maquillage discret. Elle avait rassemblé ses cheveux en un petit chignon sur sa nuque.
    Elle le guida vers les cris de désespoir, dans une chambre au fond du couloir. Laurent nota que la maison était bien tenue, meublée avec goût.

    En pénétrant dans le domaine de Lucas, il lui sembla mettre le pied sur un champ de bataille, tout était sens dessus-dessous.

    Assis sur le sol, l’enfant arrêta net ses beuglements, perplexe. Laurent vint s’asseoir auprès de lui et lui tendit la main dont le garçon se saisit vivement pour la serrer très fort. Il paraissait porter son attention ailleurs, à un reflet de soleil sur le verre de la fenêtre mais le jeune homme devinait que son élève restait concentré sur lui.
    _ Je crois qu’il n’y aura pas de problème, dit Laurent. Je commencerai quand il vous plaira.
    _ Dès demain, si cela vous est possible.

    Quand il se leva pour prendre congé, Lucas s’agrippa à ses jambes en hurlant son désespoir.

    _ Je ne pourrai pas le laisser ainsi. Peut-être avez-vous une chambre d’ami pour ce soir ? Il serait préférable que je le rassure, qu’il s’habitue à ma présence au moins pour cette nuit ?
    Ainsi fut fait. Laurent s’installa chez Lucas qui, avec le temps, commença à parler. Ses angoisses s’espacèrent lentement et une vraie complicité s’établit entre l’étudiant et son élève. Un lien mystérieux et solide qui se perpétua longtemps.

 

    Le 19 04 2021 : Le sale gosse.

    Qui n’a pas été témoin d’une telle scène entre les rayons d’un supermarché ? Une jeune femme poussait un caddy où un enfant de huit ou neuf ans, presque un adolescent installé dans le chariot, braillait à plein poumons sous le regard désapprobateur des autres clients qui soupiraient ou secouaient la tête, consternés.

    Cette jeune mère charriait ses provisions, sourde aux hurlements incessants de son gosse. Stoïque, elle ne tentait même pas de calmer la colère de son rejeton, elle n’essayait pas de le raisonner, de le gronder, de le secouer pour le rappeler à l’ordre. Autour d’elle, les remarques fusaient : Il y a des paires de claques qui se perdent, je saurais comment le faire taire, moi. Comment peut-on se montrer aussi faible ? Quand on n’est pas capable d’élever ses mioches, on n’en fait pas et c’est tout.

    Raide comme une statue de marbre, la maman n’entendait rien, ne disait rien. Pourtant, celui qui l’aurait regardée un peu plus attentivement aurait vu ses yeux baignés de larmes de désarroi, de honte peut-être. Elle subissait la crise de nerfs sans pouvoir la juguler.

    Dans la file de la caisse, un jeune homme s’approcha d’elle et lui demanda si elle avait besoin d’aide. Elle répondit que personne ne pourrait la secourir car son fils était autiste et que malheureusement, sa sensibilité s’en trouvait exacerbée et le portait à de telles fureurs à la moindre contrariété.

    Pris d’une impulsion instinctive, le jeune homme se saisit d’un sac à provisions à la marque du magasin, il l’enfila sur sa tête comme une cagoule et se planta devant le gamin qui se tut aussitôt. Il ne semblait pas effrayé. Tout au plus intrigué. Il ne détachait pas son regard de son étrange voisin qui lui tint la main. Le petit malade ne retira pas ses doigts de l’emprise. Il s’abandonna en confiance. Sa fascination balaya ses craintes, ses angoisses.

    La dame posa ses achats sur le tapis roulant et paya sans être dérangée par son garçon. Le jeune homme devant elle avait déjà réglé ses courses sans relâcher son étreinte rassurante. Il l’attendait, amarré comme un remorqueur qui ramène au port une barque en perdition. Il reconduisit la jeune maman sur le parking jusqu’à la voiture, toujours coiffé de son sac en papier.

    Il saisit l’enfant sous les aisselles et l’installa sur le siège arrière. Le petit poussa un léger grognement qui annonçait une nouvelle crise. Le jeune homme ôta son sachet pour le poser sur la tête de son protégé. Il boucla la ceinture et referma doucement la porte, sans la claquer. La maman le remercia d’un sourire et partit, heureuse et soulagée.
    Le jeune homme rentra également chez lui.

    Ce jour-là, un rayon de soleil inattendu avait éclairé le monde des humains.


    Le 18 04 2021 : Partir.

    Nous sommes ainsi faits que, quelque soit l’endroit où nous vivons, nous pensons que l’herbe est plus tendre ailleurs, de l’autre côté de la Méditerranée, derrière la colline, derrière la dune ou le terril. Nous trouvons toujours une bonne raison d’aller y voir de plus près. La curiosité a toujours été l’apanage de la jeunesse. Découvrir le vaste monde, des civilisations inconnues, enrichir la connaissance de l’univers. C’est une saine aptitude jusqu’à ce que cela devienne une hantise, le seul moteur de l’existence. Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage a dit le poète Du Bellay en retombant sur terre, lassé de chercher l’inaccessible rêve.

    Pourquoi croit-on si fort que le plein-emploi se trouve forcément plus loin ? Qu’ailleurs est un Éden où on vit en paix ? Que les femmes y sont plus belles, plus douces et les hommes plus bienveillants ? Qu’il y fait toujours beau, que l’océan y est plus bleu, que chaque arbre y donne des tonnes de fruits ? Que d’immenses troupeaux vivent dans de grasses prairies ?

Et les migrants se jettent dans les vagues, entassés par dizaines dans de frêles esquifs. Femmes, enfants, chassés par la famine ou la guerre.

    Ces malheureux périssent par centaines dans les abysses, des âmes perdues, assassinées par leur rêve. Persuadés de ne pas pouvoir changer la corruption de leurs dirigeants. Ils abdiquent devant le mal. Pourquoi pensent-ils réaliser leur destin si loin de leur patrie, là où tout sera à construire, où il faudra tout recommencer sans amis, sans famille, sans connaissance de la langue, là où tout est étranger : les gens, les usages, les lois. Rien n’est familier, tout est hostile. Ils ne se sentent pas attendus. Ils se croient détestés. Ils pensent ainsi car ils ne croient plus en eux. Déconsidérés par eux-mêmes, pourquoi seraient-ils aimés par des inconnus ?

    Et comme les étoiles sont trop distantes, ils ne tardent pas à ouvrir les yeux sur une réalité brutale. Ils ne réussiront pas mieux en Europe que chez eux. Alors il suffirait de parcourir le chemin à l’envers pour retrouver leur village et leurs parents. Pas si simple, car le bagage qui les leste est trop lourd, ils trimbalent dans leur balluchon les rêves de ceux qui sont restés là-bas. Ce serait les trahir que d’avouer leur désenchantement. Alors, découragés, ils choisissent de rester de ce côté de la frontière, leur déception devient rancune, leur ressentiment se mue en haine. Nous, les autochtones, nous devenons les responsables de leurs échecs, de leur misère, nous sommes des briseurs d’illusions et cela, ils ne peuvent pas le pardonner.

    Comment les prévenir ? Comment leur dire que nous ne sommes pas tout-puissants, que chez nous aussi des compatriotes ne mangent pas à leur faim et que c’est pareil partout. L’Eldorado n’existe pas… ou alors il se niche dans nos têtes. Rien ne plus mortel que les illusions.


    Le 17 04 2021 : Le vieil homme et la mère.

    Boniface avait toujours travaillé le jardin du couvent des Ursulines. On lui avait confié cet emploi au retour de la guerre. Avec un bras estropié, tordu comme un pied de vigne, il ne pouvait décemment pas retourner à la scierie qui l’avait employé jusqu’au débarquement des alliés. Après, il avait rejoint la résistance. Dans le maquis des Cévennes, une rafale de pistolet automatique allemand lui avait déchiqueté le membre et c’était un miracle s’il avait évité l’amputation. La chirurgie avait toujours progressé sur les champs de bataille bien qu’il n’ait pas pu retrouver l’usage complet de sa main, il s’estimait heureux de s’en sortir entier, un peu en vrac mais entier. Avec son caractère de battant, il avait vite appris à se servir de sa main gauche, jusqu’à en faire une main droite.

    Le travail de la terre lui plaisait bien car il s’adaptait à son handicap. Le jardinier organise ses tâches à sa convenance, rien ne le presse et il peut s’asseoir au bout de l’allée pour se reposer quand le mal ou la fatigue le gagne. Les religieuses savaient se montrer compatissantes et généreuses. Il était le seul homme à partager leur quotidien et, en retour, il ne manquait pas une occasion d’égayer leur solitude par des plaisanteries, des mots gentils, des multiples services. Quand il leur apportait des légumes, il n’était pas rare qu’il passe en cuisine pour les laver, les peler et parfois même les cuisiner.

    Sœur Marie-des-Anges était arrivée deux ans après lui dans la congrégation. Appréciée de toutes, au décès de la mère supérieure, elle lui succéda naturellement. Sous le prétexte de s’informer des récoltes, elle aimait s’entretenir longuement dans les rangs du potager. Ils bavardaient à propos de tout et de rien, ils se confiaient des épisodes de leur vie, il lui racontait comment il s’était battu contre les nazis, elle lui révélait comment elle avait résisté au diable. À l’inverse de beaucoup d’autres jeunes-filles, dans l’ivresse de la libération, après presque sept ans de privations, dans ce monde de jeunesse libérée, elle s’était tournée vers Jésus pour se vouer à son prochain.

    En 2010, Boniface put faire valoir ses droits à la retraite, mais cela le tourmentait au lieu de le réjouir. Le sort l’avait lié à ce lieu de prières, il se voyait mal lâché dans le tumulte de la ville dont il entendait les klaxons et les sirènes par-dessus les murs d’enceinte. Il s’était trop accoutumé au silence et à la paix. Il s’en ouvrit à la mère supérieure qui lui proposa alors de rester tant qu’il en avait la force. Et puis, je me suis habituée à vous, lui dit-elle, je ne pourrai pas me passer de vous ni de votre amitié.

    Boniface poussa un long et soupir et se saisit des mains de son amie. C’était la première fois qu’il se permettait un geste de familiarité. Elle le laissa faire, elle ne le repoussa pas et depuis ce jour, souvent, les sœurs les surprenaient à murmurer front contre front, leurs doigts emmêlés. Qui confessait l’autre ? Attendries, elles souriaient et adressaient une prière silencieuse pour que Dieu accorde une longue vie paisible à ces deux-là.

    Le Seigneur sut les entendre.

 

    Le 14 04 2021: Il suffirait d’un rien.

    Bertrand se souviendra sans doute de ce jour pendant le restant de sa vie. Pourtant, rien ne laissait présager que son existence aurait pu basculer brutalement et le marquer à jamais.

    Ce matin, comme d’habitude, il prit son café accompagné de deux croissants au bar situé en face de l’abribus. Il parcourut le journal qui traînait sur le comptoir en s’attardant sur la page des faits divers. Consterné, il lut l’article relatant l’accident mortel survenu à deux pas d’ici. Une fillette de dix ans, la petite Estelle, alors qu’elle se rendait à l’école, avait été percutée par la voiture d’un chauffard qui avait pris la fuite, abandonnant l’enfant sur la chaussée. Les passants n’avaient pas eu le temps de noter le numéro d’immatriculation du véhicule mais en avaient fait une description précise: un coupé Peugeot 308 noir aux vitres fumées baissées, à l’exception de celle du côté conducteur, ce qui avait permis d’entrevoir le visage du criminel: un jeune homme âgé de trente-cinq à quarante ans, brun-châtain, vêtu d’un blouson de cuir sombre et portant une barbe de trois jours. Il roulait très vite, faisant crisser des pneus en quittant l’emplacement où il était garé. La police enquêtait, elle étudiait les plaques des voitures stationnées à l’heure précise des faits, à la place que quatre témoins s’accordèrent à préciser. L’identification du propriétaire de l’auto ne saurait tarder.

    Bertrand s’entretint quelques instants avec le patron du bar et ensemble, ils déplorèrent l’inconséquence des gens, leur égoïsme, leur cynisme. Décidément, le monde courait à sa perte, tourtes les valeurs humaines s’effondraient et le civisme en tout premier lieu.

    _ Et dire que ce type pourrait fréquenter mon établissement, dit le propriétaire. Je ne voudrais pas me trouver dans sa peau. Si on lui met la main dessus, son avocat aura du mal à le défendre. Un bonhomme pareil ne mérite que la guillotine. Si j’étais le père de la gosse, je le guetterais à l’entrée du tribunal et je l’abattrais comme un chien avant le procès. Un monstre pareil ne mérite pas de vivre aux dépens de la société. Ça mettrait du plomb dans la tête de tous ceux qui s’enfuient en laissant leur victime crever sur la chaussée.
    _ Bien d’accord avec vous, approuva Bertrand. Aucune pitié pour ces porcs. Je n’ai pas d’enfant mais si une aventure pareille m’arrivait, je ferais comme vous et quelque chose me dit que nous ne sommes plus d’un de cet avis. Les lois sont trop douces avec les assassins. Aucune excuse pour eux.

    Bertrand jeta un coup d’œil à sa montre et quitta la brasserie pour traverser la rue pour regagner la station de bus. Un coupé Peugeot 308 noir aux vitres fumées le frôla pour se ranger le long du trottoir. Bertrand sentit une bouffée de chaleur envahir son visage et son cœur s’affola dans sa poitrine. Il ne put pas crier comme il l’aurait voulu pour alerter les passants. Il se contenta de tendre l’index vers la voiture et aussitôt, une dizaine d’hommes cernèrent le véhicule pour l’empêcher de démarrer. Un grand costaud ouvrit la portière et tira le conducteur sur le trottoir. La masse compacte des citoyens se resserra autour du chauffard pour le rouer de coups de poings et de pieds. On aurait dit la meute mouvante de lions autour de leur proie. Bertrand tenta de s’approcher mais, bousculé, il tomba au sol. À demi assommé, il se releva péniblement et alla sagement s’asseoir en attendant le bus. Par la vitre arrière du transport en commun, il distingua la ruée qui se poursuivait jusqu’à ce que Bertrand la perde de vue.

    Pendant toute la journée, il consulta le site du quotidien local sans pouvoir s’ôter de l’idée la scène de lynchage à laquelle il avait failli participer, si une chute malencontreuse ne l’en avait empêché.

    Vers dix-sept heures, peu avant la sortie, il ouvrit les informations de son journal. Une marche blanche pour Grégory, ce garçon décédé sous les coups de la foule parce qu’il conduisait un véhicule identique à celui qui, la veille, avait heurté la petite Estelle. Peu après, la police avait localisé et arrêté le vrai coupable.

 

      Le 13 04 2021: Alexandre le petit.


    S’il en était un qui portait mal son prénom, c’était bien Alexandre. Quelle idée animait ses parents en l’appelant ainsi? Sans doute espéraient-ils en faire un fauve, un gagnant, un de ces êtres qui s’imposerait en inspirant le respect par la crainte.     
    _ Ne te laisse jamais marcher sur les pieds, lui conseillaient-ils sans cesse. Si on te donne une gifle, réponds par un coup de poing. Tu le dois pour ne pas devenir un souffre-douleur. Le monde n’appartient pas aux faibles.

    Léo se réfugiait dans le silence, il posait ses grands yeux rêveurs sur son père qui comprenait que ses paroles ne porteraient jamais. Non, il n’en ferait pas un conquérant et le pauvre papa se souciait pour son fils en ce siècle cruel où il faut marcher sur les cadavres de ses concurrents pour accéder aux bonnes places.

    Quand ses camarades de classe le malmenaient, Léo se cachait derrière un pilier du préau, il observait en silence la meute de gamins qui se bousculaient et se défiaient. Il tirait de sa poche un petit carnet auquel il confiait ses états d’âme, sa peine, son dépit, son désespoir et ses doutes.

    Son attitude de solitaire le maintenait à l’écart. Au mieux on l’ignorait, au pire on le raillait avec la cruauté des enfants.
    Les moqueries semblaient glisser sur lui comme l’eau sur la pierre, il ne laissait rien transparaître, ce qui avait le don d’exaspérer ses bourreaux. Plus on le tyrannisait, plus il se réfugiait dans le mutisme et plus il irritait les autres. Seul un maître d’école avait su détecter sa nature sensible et avait pris le temps, de l’écouter gentiment, sans le bousculer ou l’écraser de conseils. Cet instituteur, Monsieur Kremer, lui prêta des livres pour l’éveiller au pouvoir des mots, à la force de l’imagination. Léo engloutit Le lion de Joseph Kessel, Le vieil homme et la mer d’Hemingway, Don Quichotte de Cervantes, Mon ami Frédéric de Richter.     Cela l’aida à grandir, peu à peu, il perçut le monde différemment. Il apprit à distinguer le bon du mauvais, à ne pas redouter son prochain systématiquement. Il commença à se faire quelques amis. Oh pas beaucoup, mais un ou deux avec lesquels il pouvait échanger des idées. Le nombre ne fait pas qualité. En confiance, il leur soumit ses écrits qu’ils lurent avec intérêt. Ils l’encouragèrent à poursuivre dans cette voie. Il accueillait leurs avis objectifs et s’améliora, il corrigeait longuement ses romans à l’image de Gustave Flaubert avec Madame Bovary jusqu’à obtenir une version satisfaisante.

    Léo envoya par la poste son manuscrit à un éditeur renommé qui le rappela après deux semaines d’attente pour lui proposer un contrat.

    Dans son petit carnet, Léo avait ébauché dix sujets de romans qui ne demandaient qu’à être développés.
    Le monde de l’édition étant ce qu’il est, il ne rencontra pas un succès immédiat, il dut écrire plus de six autres livres avant d’être remarqué par le milieu. Ensuite, chacun de ses ouvrages fit l’objet de critiques élogieuses.
    Ses parents se montrèrent plus conciliants, ils étaient même fiers de leur fils et surtout, ils respectèrent son silence.

 

    Le 12 04 2021: Vivre pour ça.

    Entendre le babil d’un bébé.

    Rire avec un enfant.
    Enlacer l’être aimé.
    Longer un champ de lavande.
    Écouter le vent frissonner dans un olivier.
    Surprendre le reflet blanc d’une truite dans un torrent.
    Se réveiller au chant d’un pinson ou d’un merle.
    Suivre le vol chaloupé d’un chardonneret.
    Entendre la sirène d’un bateau quittant le port.
    Assister à la rentrée des chalutiers suivis par une nuée de mouettes.
    Respirer les odeurs d’un marché de Provence.
    Écouter un fado, un blues, un aria.
    Entendre la voix de Gérard Philippe.
    Assister à un coucher ou un lever de soleil en Méditerranée.
    Marcher sur un sentier du Vercors.
    Avoir le vertige en traversant les Grands-Goulets du Vercors.
    Se laisser bercer par le murmure des vagues.
    S’allonger sur le sable chaud et s'y ensevelir.
    Plonger dans la mer des Caraïbes pour admirer les poissons multicolores.
    Traverser la falaise d’Étretat par le tunnel en bout de plage.
    Respirer un bouquet de basilic.
    Suivre la course d’un nuage blanc dans le ciel bleu.
    Marcher dans la neige.
    S’adonner à la sieste en été.
    Se promener dans le marché couvert de Sète.
    Assister au tri du poisson dans le port de Concarneau.
    Écouter un vieillard évoquer son enfance.
    Assister au chant grégorien des moines de Triors.
    Observer la joie de ses petits-enfants le matin de Noël, sous le sapin.
    Respirer l’odeur du raisin qu’on foule.
    Cueillir un abricot mûr et le humer.
    Marcher dans les vagues.
    Se laisser tremper par la pluie tiède des Antilles.
    Déguster un pot-eu-feu un jour de décembre.
    Vivre.


    Le 11 04 2021: Henri le jardinier.

    Il avait 92 ans, il vivait une vieillesse tranquille aux côtés de la douce Yvonne, la compagne avec qui il avait décidé de finir sa vie, quelques années après son veuvage. Deux solitudes qui s’étaient rencontrées sur le tard.

    Henri avait été le jardinier d’une grande famille de bourgeois à la tête d’une prestigieuse marque de chaussures de luxe. Il vivait dans la maison où son père était né, il n’avait jamais quitté la Drôme si ce n’est pour accomplir son service militaire au Maroc. Cet homme modeste m’avait fait l’honneur de m’accorder son amitié pour me faire profiter de sa vision simple de l’existence. Il croyait aux bienfaits de la nature et me recevait en me faisant goûter des tisanes revigorantes, de thym sauvage, de romarin, de menthe et de tilleul. C’est lui qui me fit connaître les beignets de fleurs d’acacia. Je l’accompagnai jusqu’à Visan où il faisait ses réserves de vin.

    _ Veux-tu une salade ? me demandait-il régulièrement quand je me trouvais à Romans-sur-Isère. Cela te ferait plaisir ? Apporte donc deux ou trois paniers car j’ai aussi quelques tomates qu’il faut cueillir avant qu’elle ne se gâtent, et des courgettes qui sont bonnes à ramasser ainsi que des petits poivrons rouges à farcir dont j’ai ramené les graines de Rabat, il y a soixante-dix ans de cela. Je sais que tu aimes le gratin de cardons, je t’en ai mis de côté un pied ou deux.

    Ce jour-là, il désherbait un grand carré de son vaste potager. Un espace de quatre-cents-cinquante mètres carrés entièrement planté d’énormes courges d’un rouge-orange lumineux. Il y en avait une bonne centaine.

    _ Tu as planté tout cela pour toi ? lui ai-je demandé en mesurant la sueur et le travail fournis pour cette récolte trop abondante dont il ne pourrait pas venir à bout, même en mangeant une courge de trente kilos chaque jour.
    _ Non, tout n’est pas pour moi, j’en sème un peu plus pour mes amis.
    _ Tu as donc beaucoup d’amis. Il te faut beaucoup de courage pour bêcher, épierrer, désherber, semer, arroser et entretenir une telle surface.
    _ Penses-tu, ce n’est rien ! Semer dix graines ou en semer cent, cela ne fait guère de différence. Une fois qu’on l’a commencée, la tâche n’est pas plus pénible…
    _ Quand-même, à ton âge, ce n’est pas rien.
    _ C’est quand je m’arrête que je souffre du dos. Mon corps est fait à ce travail, je dois toujours continuer si je veux qu’il ne prenne goût à la paresse.

    Deux ans plus tard, sous la pression de son fils, mon ami Henri abandonna sa maison pour prendre une chambre dans une maison de retraite de Parnans, le village natal d’Yvonne. Il tomba en sortant de la douche et se brisa le col du fémur. Lui, le dur à cuire ne résista que quelques jours et quitta notre monde sans faire de bruit, sur la pointe des pieds.

    Depuis la disparition d'Henri, ses amis regrettent ses courges, ses tomates, ses salades, ses courgettes et ses tisanes. Moi, c’est cette belle personne qui me manque cruellement.



    Le 10 04 2021: Continuer le chemin?

    Quand on traverse une période critique comme celle que nous affrontons depuis plus d’un an, quand les ennuis de santé se prolongent, quand on atteint un âge délicat et que l’on se sent fragile, que l’espoir s’atténue, on se demande s’il ne serait pas judicieux de se débarrasser de son sac, de s’asseoir sur le bord du chemin et d’attendre sans bouger, puisque la fin est inexorable.

    On ressent la terrible certitude de l’inutilité. Notre lutte dérisoire contre le temps et la déchéance est vaine, pitoyable.

    Même les princes sont emportés. Que l’on soit pauvre ou riche, misérable ou puissant, nous sommes égaux devant la faucheuse. En admettant l’évidence, nous commençons à apprendre l’humilité.

    Alors, si en freinant des quatre fers nous ne pourrons, au mieux, qu’accomplir quelques pas de plus, pourquoi nous agiter comme des mouches prisonnières d’un verre retourné par un enfant cruel?

    N’est-il pas préférable de trouver la paix, de cesser de courir, de profiter des rares petits bonheurs que nous propose la vie? Se contenter d'une existence étriquée mais sereine.

    Nos enfants nous poussent vers le bord de la falaise, ils revendiquent les droits que leur confère la jeunesse : celui de nous condamner comme nous avons condamné nos parents. Nous les jugions timorés, maladroits, rustres parfois. C’est aujourd’hui ce que nous reprochent nos fils ou nos filles. Nous devenons les enfants de nos enfants qui prennent la main sur nous. Notre expérience ne compte plus, à leurs yeux. Notre place au bout de la table familiale ne se justifie plus. Nos proches s’éloignent de nous.

    Notre cercle se restreint, nous perdons ceux qui nous étaient si chers, ceux qui savaient nous consoler, nous faire rire. Ils disparaissent l’un après l’autre. Notre monde s’effondre. Autour de nous, les rues se vident, notre univers devient un désert. Nous allons puiser le réconfort dans notre mémoire, nos amis les plus chers survivent dans la nécropole de nos souvenirs. Nous vivons au passé.

    Notre sac de projets se vide au fil des jours, alors pourquoi ne pas le jeter aussi loin que possible? Ainsi, débarrassés de notre fardeau, peut-être trouverons-nous la paix?


    Le 09 04 2021: Le murmure de la fontaine.

    Dans la tristesse du confinement, il est un lieu où je voudrais passer quelques heures pour reprendre goût à la vie.

    On y accède en traversant une forêt, des vergers où se mêlent les senteurs des pêchers ou des abricotiers. On longe des champs de lavandes qui s’étalent en stries régulières sur le flancs des collines. Les insectes vrombissent dans un joyeux tintamarre et un kaléidoscope d’abeilles, de papillons et de libellules. Il faut avoir le cœur bien accroché car la route n’est qu’une suite de virages et de surprises, chaque tournant révèle un nouveau paysage où l’on voudrait se poser un instant.

    Il s’agit de Saou dans la Drôme, sur la route qui relie Crest à Dieulefit. Ce petit coin de paradis est un vieux village oublié où la covid 19 ne s’aventure pas. Le virus n’y a rien à faire. On ne peut pas parcourir cette agglomération traversée par la Vèbre sans échouer sur sa place enchâssée dans un écrin de montagnes verticales. Un îlot de quiétude délimité par un campanile de pierres adossé à la paroi de calcaire, le temps s’égrène au rythme de sa cloche qui ne dérange personne. Un platane étale ses branches centenaires pour se vautrer sur son ombre comme un grand paresseux. Une fontaine murmure à ses pieds, avec un bassin où se rafraîchissent des bouteilles d’eau pour le restaurant voisin : L’oiseau sur la branche. C’est un établissement sans chichi tenu par un anarchiste qui ose tout, qui mitonne une cuisine de paysan. Avec l’apéritif, un vin de noix ou un vin d’orange, il présente des tranches de pain enfilées sur un sarment de vigne, agrémentée d’un assortiment d’huiles locales et de gros sel. On se régale de nectar d’olivier, d’huile de colza grillé, d’huile de noix, toutes aussi savoureuses. On y sert une soupe à l’ail, des pieds-paquets, de la truite sauvage, ou des sardines grillées pour finir par un dessert de pogne perdue avec une glace à la lavande ou au citron arrosée de clairette de Die.

    Parfois, une volée de moineaux viennent chahuter dans les feuillages au-dessus de nos têtes. Des cyclistes appuient leur vélos contre le tronc pour se désaltérer un peu, passer leur tête sous l’eau froide.

    Dressé sur le seuil de son établissement, les mains sur les hanches, le patron surveille son monde, il suit la course d’un nuage blanc dans le bleu du ciel et s’en retourne à ses fourneaux.

    Après le repas, pour digérer, on s’aventure dans les rues pavées où les fenêtres s’échangent des confidences, front contre front, soulignées de rouge par les bacs de géraniums. On est vite sur les berges de la Vèze bordée de prairies où flânent des chèvres, des ânes ou des chevaux paisibles. On se prend à guetter l’éclair argenté d’une truite parmi les algues.

    Non, le maudit virus n’a rien à faire dans ce lieu de délices bercé par le murmure de l’eau.


     Le 08 04 2021: La vie rêvée d’Edgar.

    Edgar était un doux rêveur, dès son enfance, il s’inventait une existence de héros. Il se déplaçait le bras tendu par une corde qui retenait un ou deux lions qu’il n’oubliait jamais de traîner dans tous ses déplacements. Il savait que sa mère craignait pour sa vie, aussi, avant d’entrer dans la maison, il attachait ses fauves sous le porche et leur recommandait de l’attendre sagement.

    Doté d’une imagination sans borne, c’est lui qui racontait des histoires à dormir debout. Ses aventures le menaient sous de lointaines latitudes, au Mexique où il domptait des chevaux, dans le désert de Gobi où il affrontait des tempêtes de sable, en Australie où il boxait des kangourous. Les bandits qu’il affrontait revenaient régulièrement dans ses pérégrinations, un jour en Asie, le lendemain en Afrique, d’un pôle à l’autre.

    Amusés et quelque peu admiratifs, nous écoutions ses divagations toujours renouvelées. Adolescent, ce qu’il nous relatait semblait de plus en plus plausible, de moins en moins invraisemblable, quoiqu’un peu extraordinaire. Les parents de ses compagnons de classe étaient souvent des artistes célèbres, des vedettes de cinéma, des écrivains, des acteurs.

    Quand, adulte, il se lança dans le commerce, sa clientèle ne se composait que de personnalités politiques ou du spectacle. Ébahis, nous suivions ses descriptions du somptueux appartement de celui-ci ou de la puissante voiture de course de celui-là. Il nous apprenait les pitoyables filouteries de ce sympathique animateur. Edgar n’hésitait pas à détruire nos illusions.

    Edgar avait beaucoup d’amis qui défilaient chez nous quelque temps avant de disparaître soudain inexplicablement. Des médecins, des professeurs d’université. Ils passaient, ne tarissaient pas d’éloges à l’égard d’Edgar qui, selon eux, savait se montrer si serviable, si disponible, si fidèle.

    Quand l’affaire éclata, Edgar occupait un poste de directeur commercial dans une grande marque de voitures japonaises. Il se rendait souvent au restaurant avec le grand patron, il participait à des courses à Spa-Francorchamps. Tout allait merveilleusement bien pour lui. Dans son cercle intime, il ne provoquait que l’admiration… et puis un jour, bien avant l’affaire Romans, il lui devint impossible de prolonger la supercherie. Sa vraie nature éclata au grand jour. Il avait escroqué ses plus proches. Edgar avait prétexté qu’un maître chanteur le menaçait demort, il avait prétendu être atteint d’une malformation cardiaque, des bandages cachaient la cicatrice de l’opération, autour de sa poitrine. Il avait dépouillé ses parents, ses amis, ses « clients ». Passé expert en cavalerie bancaire, il remboursait une infime partie de ses dettes avec l’argent qu’il soutirait à d’autres. Et puis très vite, empêtré dans ses mensonges, pourchassé par ses créanciers, il quitta la maison, ne dédommageant personne. Nous apprîmes qu’il faisait l’objet de plusieurs plaintes, qu’il avait été incarcéré, qu’à peine libéré il avait récidivé et qu’il écumait les régions méticuleusement avant de déménager. Il se présentait à ses victimes comme négociant en bois, éleveurs de crevettes au Cambodge, promoteur immobilier au Portugal etc. etc.

    Et il disparut de notre vie comme s’effacent les comètes. Nous ignorons où ses rêves l’ont conduit. Vers une vie merveilleuse ou vers une piteuse mort?


      Le 07 04 2021 : On ne voit pas le temps passer.

    La vie avait passé comme un bolide sur la piste des formules1. Étienne, n’avait rien vu venir. Il avait assisté à tous les grands événements de son existence avec la rassurante impression que rien n’était grave, que rien n’était définitif, qu’il était toujours possible de redresser la barre, de corriger le tir, de repartir à zéro à tout moment. C’était une affaire de volonté, il suffisait de le vouloir pour donner une autre orientation au cours des choses.

    Mais embarqué dans le train fou, il n’a jamais pu, jamais songé à changer quoi que ce fut. Et maintenant qu’il voyait approcher le terminus, il réalisa qu’il avait toujours subi , qu’il n’avait rien contrôlé.

    Il avait épousé Viviane parce qu’il la connaissait depuis les bancs de l’école. Elle était sage et gentille, elle lui avait donné un garçon et une fille. Mais avait-il était heureux ? Vraiment heureux ? Suffisait-il de se dire qu’on n’avait pas à se plaindre ? Non, il ne se plaignait pas, mais parfois, devant la télévision, il se demandait ce qu’aurait pu être sa vie avec quelqu’un d’autre. Sans doute pas pire mais peut-être meilleure, avec plus de fantaisie, de folie, plus d’imprévu.

    Pourquoi n’avait-il jamais eu le courage d’appuyer sur le bouton STOP, de faire un RESET ? Pour ne pas blesser sa brave épouse, pour ne pas lui faire du mal, pour rester un honnête homme à ses propres yeux et au regard des siens.

    Pareil pour son travail, il avait servi une entreprise avec conscience, il avait tenu sa place du mieux qu’il put, aussi fidèlement qu’il avait tenu le rôle de bon mari… Le rôle, comme s’il s’agissait d’une comédie.

    Qu’avait-il fait de ses rêves d’adolescent ? Qu’avait-il fait de ses projets de voyages ? Traverser trois déserts (pourquoi trois et non pas deux ou quatre?). Effectuer un tour du monde en voilier, avec un équipage de loups de mer. Dessiner les plans et construire une maison idéale avec des matériaux nobles dans une région non polluée, jouir du grand air, élever des animaux, des chevaux.

    Comme le Petit Poucet, il avait semé ses illusions sur ses talons, il avait marché droit sur la route dégagée. Il n’avait jamais posé son sac pour se retourner un instant, il avait vécu sans se demander s’il ne s’était pas trompé de chemin. Il avait marché au pas de charge, comme s’il voulait dévorer la vie.

    Et maintenant que les forces l’abandonnaient, il réalisait que la vie l’avait dévoré, bouchée après bouchée, jusqu’à ce qu’il disparaisse, avec ses rêves intimes, ses ambitions.

    Rien ne subsistait que cette peau décharnée qui ne contenait plus rien. Un sac vide. Même plus de rêves. Même plus de regrets mais au fond, pensa-t-il, s’il n’avait pas connu de passion, il avait nourri une solide tendresse, loin du tumulte des sentiments… Cela pouvait suffire à justifier une vie. Non, il n’avait pas vu le temps passer, mais il ne s’ennuya jamais.


    Le 06 04 2021 : Qui a sauvé qui ?

    Simon avait été gâté par le sort, il avait tout pour être heureux, une épouse aimante, un métier passionnant, une santé de fer qui lui permettait de ne jamais avoir consulté de médecin, deux enfants qu’il chérissait. Il avait même le superflu car la nature l’avait doté de trois reins qui fonctionnaient indépendamment l’un de l’autre. Il n’est pas très rare que des hommes et des femmes se retrouvent avec un rein de plus mais, dans la plupart des cas, le troisième est atrophié et vit en parasite du deuxième. Béni par le sort, Simon n’avait aucune raison de boire. Lui même ne s’expliquait pas les origines de son addiction. Ni son père, ni aucun de ses proches n’était atteint par ce mal sournois. Il fallait beaucoup de patience et d’amour à Françoise pour supporter chaque jour cet époux qui se détruisait pour rien.

    Il ne s’imbibait ni au travail, ni devant autrui, il ne buvait que le soir, dans le secret de sa chambre.

    Cela durait depuis plus de dix ans, il ne réservait son vice qu’à la femme qu’il aimait. Celle-ci se révoltait parfois :
    _ Pourquoi te comportes-tu ainsi ? Tu devrais remercier le ciel au lieu de te punir ainsi. Que pourrais-tu demander que tu n’aies déjà ? Au lieu de geindre, tu devrais penser aux autres. Des enfants malades sont condamnés à mourir à cause d’un cancer du rein alors que tu en as en réserve. Pourquoi ne pas leur donner celui que tu as en trop ? Cela donnerait peut-être un sens à ton existence et tu mesurerais le prix de la vie !

    Cette proposition éclata comme une déflagration dans son esprit. Simon se rendit le jour même à l’hôpital de sa ville pour s’informer des possibilités. Au médecin qui le reçut immédiatement, il confia son mal car il craignait de transmettre un organe dégradé ou son addiction fatale. Le docteur l’examina, préleva son sang et le rassura, sa santé de fer lui avait permis d’échapper à la dégradation irréversible.

    _ Vous êtes maintenant répertorié, il n’y a plus qu’à attendre un receveur compatible, cela peut durer un an, trois ans ou plus. Vous pouvez même atteindre l’âge limite sans que l’on vous appelle. Merci, et bon courage.

    Simon reprit le cours de sa vie et oublia presque sa démarche. Il y pensait de moins en moins, sans rien changer vraiment à ses habitudes, il se contenta de réduire un peu sa consommation d’alcool. Il s’arrêtait de boire dès que sa tête commençait à tourner.

    Quatre ans après son inscription au registre des donneurs, il fut réveillé par un appel téléphonique au beau milieu de la nuit. On avait besoin de lui en Allemagne, un patient l’attendait pour une transplantation, il avait tout juste la force de tenir deux jours. Tout se déroula très vite, un hélicoptère se tenait prêt à décoller de l’hôpital. Françoise et Simon s’envolèrent aussitôt pour Berlin ou on l’espérait comme le messie. Il passa aussitôt dans la salle d’opération où on préleva son rein. Dans le bloc opératoire voisin on s’occupait du receveur.
    Tout se déroula pour le mieux, lui annonça le chirurgien. Simon voulut connaître l’identité de celui ou de celle qui avait hérité de son organe. On ne peut pas le lui révéler, c’était interdit.

    En rentrant chez lui, Simon prit la décision d’arrêter de boire. Il vida dans l’évier les bouteilles qu’il cachait un peu partout dans la maison.

    Et des années passèrent rapidement. Simon pensait de moins en moins à celui qu’il appelait son sauveur car, sans ce don d’organe, il ne doutait pas de mourir rapidement.

    Un jour, il reçut une lettre d’Allemagne, un jeune homme lui apprenait qu’il avait recherché et réussi à trouver le nom de son sauveur. Il voulait maintenant le remercier en lui présentant son épouse et son bébé.

    La rencontre eut lieu aux premiers jours des vacances de l’été suivant. Les deux hommes sympathisèrent immédiatement, liés par un sentiment qui ressemblait à celui qui réunit un père et son fils.
    _ Je vous dois la vie, disait Wolfgang.
    _ Vous m’avez sauvé répondait Simon. Sans vous, je serais mort d’une cirrhose depuis longtemps.

Qui avait sauvé l‘autre ?

        

    Le 04 04 2021 : Choses entendues à propos du télétravail.

   
    Les employés qui télétravaillent se démotivent, se sentent coupés de leur entreprise, de leurs collègues. Ils se déconnectent du monde professionnel et ne donnent plus signe de vie : ils se perdent dans la nature, ils disparaissent de la circulation, coupent leur portable et deviennent des salariés fantoches que leurs employeurs ne peuvent plus joindre.


    On sait que c’est dans le cercle de l’entreprise que les amours se nouent le plus souvent. Les sympathies se renforcent et les amitiés évoluent en idylles, puis en passion. On se pacse, on veut vivre ensemble, on se fiance et on s’épouse. Avec le télétravail, le confinement à domicile et le repli sur soi, le tissu social se délite. L’individu subit la solitude et s’enfonce dans le tourbillon de la neurasthénie et de la mélancolie. Le télétravail génère de la tristesse.


    Au sein d’une entreprise, il règne une forme de saine émulation parmi les salariés. Chacun veut tenir sa place, compter un peu plus dans la réussite de la société. C’est une affaire de prestige personnel, d’orgueil. La preuve ? Nous avons tous rencontré des hommes et des femmes qui, des années après leur départ en retraite, ne peuvent pas passer à autre chose, ils trouvent toujours une bon motif de parler de leur carrière, de leur boulot, de leurs expériences professionnelles. Le télétravail efface la frontière entre deux mondes, celui du travail et la sphère privée.


    Une fois passée l’éphémère sensation que le télétravail est un prolongement des vacances, de la liberté, on retombe sur terre. Le télétravail porte atteinte aux rapports sociaux. Chez elle, la secrétaire doit mener de front dans les mêmes lieux, son activité professionnelle et ses tâches de mère au foyer. Elle doit rédiger ses courriers, téléphoner aux clients et aux fournisseurs et calmer le dernier né qui s’énerve à l’heure de se rendre à la crèche. Elle perd patience, elle file droit vers le surmenage, le surménage.


    On pourrait penser que les enfants accueillent avec joie l’école à domicile, or rapidement, psychologues et psychiatres ont vélé une augmentation des déprimes et des anorexies. Privés du cadre scolaire, les gamins se sentent perdus. Logés à la même enseigne que papa et maman la pandémie les condamne à la solitude, à l’oisiveté. Elle les prive de jeux et de la découverte du monde. Après un an de covid19, on recense les suicides.

    L’homme est une espèce grégaire et, sans les autres, il perd ses repères, il est inutile, il tourne en rond.

    Si le confinement permet de pallier, au moins temporairement, le manque de vaccins, il a aussi ses effets secondaires indésirables. 


    Le 03 04 2021 : Un AVC offre une vie palpitante.

  Ceux qui suivent cette chronique savent qu’en octobre 2020, un AVC sévère a failli m’emporter. Après des mois d’hospitalisation et de rééducation, presque rétabli, j’ai pu rentrer chez moi. Je suis encore sujet à des vertiges, à une certaine confusion de ma mémoire et désormais, je ne pourrai conduire qu’après m’être soumis à une série de tests afin de valider mon permis.

    Pour réapprendre à marcher, je m’astreins à une longue marche quotidienne de trois kilomètres. Je dois braver le monde des gens normaux, ceux qui font leur jogging, qui se permettent le lux d’être pressés, impatients au volant quand je m’engage cahin-caha sur un passage pour piétons.

    Par exemple, ce matin, alors que je traversais la rue, une camionnette s’arrêta pour me céder la priorité, imitée par un autre véhicule et j’atteignais le trottoir opposé quand un bang me fit me retourner : une troisième camionnette venait de s’emboutir à l’arrière de celle qui la précédait.

    Je me demandai ce qu’il serait advenu de moi si le premier véhicule n’avait fait rempart entre le chauffard et moi. Je continuai mon chemin vers le magasin d’alimentation qui servait de prétexte à mon entraînement. Je pestais contre la brutalité de ce monde et de la sauvagerie de l’humanité.

    L’heure qui suivit fut occupée à remplir mon chariot et à passer en caisse. Au moment de régler mes courses, je m’aperçus que j’avais oublié chez moi mon porte feuille avec ma carte bleue et mes papiers d’identité. Je me trouvais en cet instant à plus d’un kilomètre de mon domicile, sans voiture et épouvanté à l’idée de me lancer dans un nouveau périple de quatre kilomètres et demi. Je téléphonai donc à un ami fidèle pour lui demander de passer chez moi pour récupérer mon portefeuille et de me les remettre dans le magasin où je l’attendais, près de la porte, en compagnie du vigile.

    Impatient et toujours en colère contre moi, contre cet AVC qui me diminuait, je guettais l’arrivée de mon sauveur quand une dame inconnue s’approcha de moi en me tendant une note de caisse.

    Je ne crois pas l’avoir rencontrée auparavant. Une personne issue de l’immigration maghrébine, à l’évidence. Son mari se tenait derrière elle, un peu en retrait.
    _Tenez, me dit-elle, vous pouvez partir, j’ai payé pour vous.
    _ Pourquoi ? Attendez, on va m’apporter mon porte feuille, je vais vous vous rembourser dans deux minutes.
    _ Ne vous inquiétez pas, ce n’est rien, ça me fait plaisir.

    Je tentai vainement de savoir qui elle était et pourquoi elle voulait tant m’aider, moi qu’elle n’avait jamais vu.

    _ Laissez, me conseilla l’époux de cette généreuse passante.
   _ Mais je peux payer, je ne suis pas démuni. Je voudrais vous rendre ces trente euros
    _ Ça lui fait plaisir, elle l’a décidé ainsi. Elle n'acceptera pas.
    Je remerciai cette brave âme, subjugué par sa gentillesse et son empathie envers moi qu’elle avait deviné dans l’embarras.

    Le couple me laissa sur le parking. J’avais oublié la criminelle imprudence du chauffeur de la camionnette surpris une heure plus tôt, j’étais réconcilié avec la nature humaine, plein de gratitude pour cet AVC qui me donnait l’occasion de me rabibocher avec l’humanité que j’avais si souvent honnie

     La rédemption vient souvent des plus humbles, de façon la plus inattendue… J’ignore le nom de ma discrète bienfaitrice. J’aurais pourtant tant voulu en savoir un peu plus sur elle.

 

  Le 01 04 2021 : Le mariage.

    Corentin avait éprouvé un irrésistible coup de foudre en découvrant Amandine dans le petit restaurant où il venait déjeuner avec deux collègues.

    Au milieu de la foule bruyante, il l’avait immédiatement repérée et n’avait pas pu en détacher son regard. Elle-même était accompagnée de deux secrétaires de l’importante compagnie d’assurances voisine.

    Comment ne l’avait-il pas remarquée plus tôt ? Depuis combien de temps prenait-elle ses repas ici ? Il s’en voulut d’avoir manqué de délicieux instants à contempler cette jeune-fille.

    Avait-elle senti le poids de son attention ? Elle tourna les yeux vers lui et lui adressa un sourire, si rapide, si discret qu’il se demanda s’il ne se faisait pas des idées. Il se dit qu’il avait trouvé la femme avec qui il partagerait sa vie. Il en était certain. À treize heures, elles se levèrent de table, aussitôt imitées par Corentin qui se précipita pour tenir la porte devant celle qui l’avait séduit. Elle passa près de lui en murmurant un merci aussi doux que la trne de parfum qui enveloppa le garçon comme un sortilège. Sur le trottoir, elle partit à droite tandis qu’il remonta l’avenue par la gauche. Son agence se trouvait à vingt mètres à peine. Au moment d’y entrer, il se retourna pour la chercher des yeux. Elle aussi s’était arrêtée, elle le fixait intensément, il leva la main pour un salut amical et elle lui répondit par le même signe. Toute l’après-midi, il fut incapable de se concentrer sur sa tâche. Elle l’obsédait.

    Le lendemain, il précéda ses amis pour retenir une table près de celle qu’il aimait avant même de connaître son prénom. Elle l’attendait, seule devant une minuscule table pour deux et il osa s’installer en face d’elle, trop ému pour prononcer un mot. Il avait besoin de se rassasier de son visage, de ses grands yeux noirs, il aurait voulu passer sa main dans la soie de ses cheveux bruns. Il l’aimait, il l’aimait pour toujours, c’était une certitude. Il sortit de sa torpeur quand elle lui tendit la main avec une moue un brin amusée. Je m’appelle Amandine, dit-elle. Il lui apprit son nom et un grand silence les unit comme un drap posé sur eux, qui les isolait du monde des communs.

Et tout alla très vite, la semaine suivante, comme se séparer le soir leur était une torture, ils prirent un appartement à proximité de leur bureau. Cela coulait de source, leur vie précédente ne les avait préparés qu’à cette décision, c’était une évidence.

    Il était inévitable de décider de se marier. Une formalité, dans la plus grande intimité, l’un et l’autre étaient enfants uniques, pas de frère ni sœur pour jouer le rôle de témoins, ils trouveraient bien quelqu’un au dernier moment. Leurs parents seuls participeraient à la cérémonie dans la mairie de Vierzon. Ils avaient réservé une table pour une dizaine de convives dans un restaurant chic de la ville. Tout était allé si rapidement qu’il n’avait pas eu le temps de faire la connaissance de la famille qu’il s’apprêtait à intégrer. Il la découvrit devant la porte de l’hôtel de ville. Enzo qui conduisait la voiture du futur marié ralentit devant le bâtiment. Corentin ressentit un choc. La mère et la fille côte à côte, comme le modèle et sa grossière caricature. À peine les vit-elle que belle-maman lança un tonitruant youyou et elle empoigna le bas de sa robe qu’elle souleva bien au-dessus de ses gros genoux pour se ruer vers la voiture de celui qui allait devenir son gendre. Corentin frémit en voyant cette masse noire qui fondait sur lui, peinturlurée comme une baraque foraine, de bleu criard sur les paupières, de rouge éclatant sur les lèvres, de mèches fauves. Démarre ! Démarre ! Ordonna Corentin à Enzo qui obéit aussitôt. Le beau-père chétif resta figé auprès d’Amandine qui ne tenta même pas de retenir celui qui lui avait promis un amour éternel .

    Et la belle histoire annoncée avorta à cet instant. Les amoureux ne se revirent plus, ils se passèrent d’explications, ils s’aimaient trop pour ne pas avoir compris qu’ils refusaient que cette vision d’horreur des beaux-parents devienne leur avenir. Non ! L’un et l’autre ne voulaient conserver que le plus beau de leur rencontre: la séduction.


    Le 31 03 2021 : Le monde d’aujourd’hui.

   Le monde d’aujourd’hui ne donne pas envie. Notre monde d’hier, s’il était plus plaisant, devait faillir car nous avons manqué quelque chose pour obtenir ce résultat désastreux. Normalement, quand le temps est à l’orage, au chômage et à l’incertitude, chacun devrait se raccrocher à se famille, resserrer les liens, se rassurer, se tenir par la main, pour éviter la solitude.

    Nous assistons à tout le contraire, on y perd son latin : Les gens et particulièrement les jeunes gens, ressentent le besoin de communiquer. Les réseaux sociaux, Facebook, Copains d’avant, Instagram, Twitter, Tik tok, etc. La palette s’élargit chaque jour pour rapprocher les vivants… tout en les maintenant à distance raisonnable. On se parle, mais de loin, sans s’impliquer, on peut tout dire et provoquer sans conséquences. On se recroqueville sur soi.

    Les communautés se multiplient. Il est urgent de faire connaître son avis, il serait dommage de priver l’univers de sa précieuse opinion. Et dans le même temps, les familles éclatent, les femmes élèvent seules leurs enfants, elles se sont lassées de la tutelle masculine, elles revendiquent leur liberté. Liberté de quoi ? De passer les soirées seules devant la télé, de ne partager ni joie, ni peine. Les enfants délaissent leurs parents, trop vieux, plus dans le coup. Ils se plaignent d’un monde trop cruel, trop égoïste mais ils renient leurs racines. Ils s’intéressent à la généalogie sans jamais interroger papa et maman, ils rendent visite à de lointains oncles et cousins qu’ils ont dénichés après une recherche d’ADN auprès d’une société américaine mais ils ne perdent pas leur temps à feuilleter un album de photos.

    Triste génération qui entretient sa déprime, qui détruit ce qui peut les sauver, qui n’accepte pas ce qui a tenu l’unité de notre espèce depuis des millénaires.

    Oui, nous avons négligé quelque chose. Nous nous sommes contentés d’aimer nos enfants, de les éduquer, de les armer à affronter la vie, de les protéger, et cependant, nous en avons fait de malheureux êtres aigris avant l’âge. Nous n’avons pas voulu reproduire les méthodes d’éducation que nos pères ont appliquées sur nous, oubliés les roustes, les baffes et les coups de pieds au derrière. Pour quel bénéfice ? Pour le seul orgueil de n’être pas une brute.

    Je regarde vivre mon fils, mes petites-filles et je me dis que je n’aimerais pas me trouver à leur place dans ce monde angoissant, et pas seulement à cause de la pandémie. Il semble hélas que s’affirme notre incapacité au bonheur simple.


    Le 30 03 2021 : Choses vues au printemps.

    
    Le printemps est là et, avec son arrivée, ma rue change de visage. De mon côté de la chaussée s’alignent les maisons. Le côté opposé est occupé par les installations sportives : un espace réservé au tir à l’arc, au football, au jeu de boules, au BMX, une grande antenne hertzienne et deux châteaux d’eau protégés de la voie par plusieurs rangées de peupliers qui portent leur ombre sur une allée fréquentée par les promeneurs et les jardins ouvriers.

    Une jeune femme, une nounou probablement, manœuvre une vaste poussette contenant quatre bébés fascinés par le tremblement des feuilles au-dessus de leur tête. Elle leur adresse des sourires et des mots gentils. Un labrador brun précède l’attelage.

    Quelques mètres derrière elle, un jeune homme indifférent attend que son pitbull ait fini de se soulager au beau milieu du sentier. L’affaire faite, le garçon et la bête reprennent leur balade sur le chemin qu’ils ont transformé en champ de mines.

    Trois ou quatre pinsons chahutent dans les branches. Ils se poursuivent en lançant de joyeux pépiements pour saluer le renouveau de la nature. Dans les lauriers qui délimitent les jeux de boules, des merles s’agitent également comme dans une cour d’école.

La remorque d’un poids lourd bondit sur le ralentisseur que personne ne respecte et le fracas alerte les chiens des pavillons qui aboient au passage du camion.

    Un riverain qui balaye le trottoir devant sa maison s’arrête en secouant la tête, consterné. Plusieurs accidents mortels ont endeuillé cette voie qui aboutit aux bretelles de l’autoroute. Des veilleuses et des bouquets de fleurs sont déposés au pied des arbres. Personne n'y prête attention.

    Deux petits vieux s’adonnent à leur marche quotidienne, à petits pas rapides, ils semblent trottiner alors qu’ils avancent à peine. Ils se tiennent par la main, par habitude, par tendresse, par crainte de tomber. Ils feront une halte un peu plus loin, sur un banc où ils prendront place pour observer la circulation des véhicules. Dans les années 60, ils venaient déjà se promener ici chaque dimanche, ils habitaient alors à Puteaux et possédaient un jardin comme de nombreux Parisiens qui y ont construit leur pavillon en prévision de la retraite.

    Le facteur qui a terminé sa tournée remonte l’avenue en roulant sur la piste cyclable. Il conduit son vélomoteur jaune où baille sa sacoche vide. Il regagne le centre de tri, dans la zone industrielle, de l’autre côté de l’A15. Je ne connais pas son visage, il ne quitte jamais son casque intégral, visière baissée comme s’il effectuait un rallye.

    Un convoi de luxueuses caravanes de gens du voyage se dirige vers la zone commerciale. Un véhicule de la police les suit pour prévenir une nouvelle invasion du parking du grand magasin de sport. L’affaire est mal engagée, deux malheureux fonctionnaires ne pourront pas s’opposer à cinquante itinérants bien décidés à envahir l’espace public et privé.

Des cris, des rires, les collégiens s’égayent à l’heure de la sortie. Ils chantent, se taquinent, se chipent les casquettes et entament des courses poursuites aussitôt interrompues. Ils ne sont pas très différents des pinsons enjoués émoustillés par le printemps.


   Le 29 03 2021  L’hiver 1962-1963.


    C’était le premier hiver que je passais en Métropole.
  La France n’était pas encore ma patrie, il fallait encore quelques années pour nous apprivoiser mutuellement. Les saisons d’ici ne ressemblaient pas à celles de là-bas. Les étés d’ici n’étaient pas encore de vrais étés, les hivers d’ici nous gelaient le sang. Nous grelottions dès le mois de novembre, nous dormions avec nos chaussettes et nos bonnets de laine et le poêle à charbon ne parvenait pas à chauffer les appartements qui ne bénéficiaient encore d’aucune isolation.

    Jusqu’alors, je n’avais connu que des hivers d’opérette, un décor de théâtre, un petit tour et puis s’en allait, avec la neige qui ne durait que quelques heures, les gosses se hâtaient d’en faire un bonhomme, de le prendre en photo, et notre œuvre s’écoulait dans le caniveau aux feux de midi. La représentation ne durait guère. Pas le temps d’attraper des engelures.

    Auparavant, je vivais en Algérie que des milliers de rapatriés avaient fuie aux premiers jours de juillet. La France me montrait son vrai visage, celui des tristes sorties d’usine, des marchés silencieux, des gens taciturnes qui semblaient toujours fâchés, qui ne répondaient jamais à nos saluts. Les villes se retranchaient derrière les façades grises. On n’avait pas encore entamé les opérations de ravalement dans la région parisienne.

    Arrivés un peu avant nous, mon oncle et ma tante avaient recueilli ma famille dans leur logement HLM situé sur les hauteurs de Bonnières-sur-Seine, dans le département de Seine-et-Oise, au bord de la Nationale 13, entre Mantes-la-Jolie et Vernon. La côte de Rolleboise était un piège de verglas que les voitures ne parvenaient pas à franchir, et la descente de Freneuse était un toboggan où elles provoquaient des carambolages.

    Nous aidions les 4L et les DS à se remettre sur la route, nous relevions les gens qui glissaient dans la pente, nous nous rendions utiles en étouffant nos fous-rires car on n’a rien inventé de mieux pour déclencher l’hilarité qu’une chute spectaculaire.

    Nous accédions aux paliers des bâtiments par quelques marches et au garage à vélo par un plan incliné en béton transformés en miroirs par le froid. Les voisins y réalisaient de belles culbutes et nous, les trois adolescents serviables, nous eûmes l’idée d’y déverser de l’eau chaude pour faire fondre la croûte de gel. Reconnaissants, les adultes de notre cage d’escalier nous gratifiaient de leurs remerciements chaleureux. Cela fonctionna efficacement pendant quelques dizaines de minutes, mais très vite, l’eau chaude se transforma en patinoire et les cabrioles reprirent à un rythme accéléré. Nous prévenions les voisins : _ Attention, ça glisse ! _ Merci, vous êtes gentils, pondaient-ils en tentant de s’agripper à la rampe, mais à peine posaient-ils un pied dans le piège qu’ils partaient dans une figure de soleil, cul par-dessus tête. Les patates et les oranges de leurs paniers roulaient au bas de la rampe d’accès aux caves et nous les ramassions aimablement, accrochés aux barreaux de la rambarde.

    C’était un jeu imbécile que nous n’avons pas créé sciemment, nous l’avions trouvé par hasard, sans penser que l’eau se transformerait en glace par grand froid.     Heureusement, nous n’avons déploré aucune fracture, tout au plus un bleu aux fesses. Cela nous aidait à passer les rigueurs de l’hiver dans la bonne humeur. Un jour, nous avons remplacé l’eau chaude par du gros sel puisé dans les tas déposés par les cantonniers sur le bord de la route nationale. Les gamins que nous étions grandissaient et aux yeux des grands du quartier, nous étions moins terribles que ces blousons noirs qui se battaient à coups de chaînes et qui tournaient effrayaient les bourgeois et leurs filles en les cernant sur les mobylettes comme les indiens entouraient les chariots des colons du Far-West.



    Le 28 03 2021 : Revenons à la nature.


    Thierry n’en pouvait plus d’avaler les séries policières sur toutes le chaînes de télé. Il étouffait, il avait l’impression de se noyer dans l’atmosphère épaisse de son appartement. Condamné au télétravail, il ne respirait plus l’air extérieur. Il ressentait un besoin impérieux de brise sur son visage, de vent dans ses cheveux. Enfin, il entendit les paroles tant attendues dans la bouche du ministre. On lui permettait un cercle de 10 km autour de son domicile pour pratiquer un sport. Il jeta un coup d’œil inquiet sur les gros nuages noirs qui roulaient dans le ciel en direction de l’Est.

    Tant pis si je me mouille, se dit-il, je tente le coup, courir dans le bois de Saint-Germain me fera le plus grand bien.

    Il remplit son attestation en tirant la langue car il avait du mal à choisir la bonne case à cocher parmi les quatre pages imaginées par les technocrates. Si ça se trouve, on ne me demandera rien. Il enfila son survêtement à capuche, ses baskets et son masque, mit son document dans son léger sac à dos et se lança dans la rue déserte. Courir sous la pluie. Il se lança avec bonheur sur le trottoir désert. En dix minutes, il longea le château pour se retrouver sur les sentiers de la forêt. C’est là qu’il reçut les premières gouttes sur la tête. Il ne s’en inquiéta pas, au contraire, il en éprouva un vif plaisir, comme lorsqu’il prenait une douche après une journée de travail au bureau. C’était si bon qu’il n’hésita pas à se défaire de sa veste qu’il plia dans sa besace. Offrant son torse nu à l’orage, il lui semblait se soumettre au baptême des premiers chrétiens. Il n’avait jamais autant approché cet état de béatitude. Il ne résista pas à l’attrait de la nudité intégrale, la pluie qui redoublait l’y incitait. Sa culotte rejoignit le sweat-shirt, et Thierry s’engagea dans le plus profond des frondaisons. Pas une âme aux alentours, personne d’autre que lui au cœur de la nature, lui sous l’eau du ciel, lui qui oubliait l’anxiété ambiante, lui dans l’euphorie de l’instant. Des ruisseaux lui parcouraient le dos, insinuaient leur caresse jusqu’au pli de ses fesses et le long de ses jambes. Une ivresse délicieuse dont il profita jusqu’à ce moment où il faillit trébucher contre deux uniformes qui lui barraient la route. Il resta éberlué : j’ai mon masque et mon attestation, bredouilla-t-il s’ébrouant. Il ne s’agit pas de ça, lui répondit le gardien de la paix sui semblait diriger la patrouille, votre masque ne couvre pas l’intégralité de votre corps, nous sommes obligés de vous conduire au poste. Trop d’exhibitionnistes se baladent dans le coin. Les familles ne peuvent plus promener les enfants.

    Thierry se rhabilla fébrilement et suivit les policiers jusqu’au commissariat. La salle de dégrisement était bondée de jeunes gens imbibés, de clochards venus s’y abriter, de tapineuses qui exerçaient leur métier dans les allées de la Forêt des Loges. Aucun ne portait de masque, Thierry était le seul à respecter les règles. Il se tapit dans un coin, le plus loin possible des autres. Il patienta jusqu’au soir, le temps que chaque interpellé subisse l’interrogatoire. À la nuit noire, on l’autorisa à regagner son domicile. Une sortie gâchée, il se sentait piteux, sale, imprudent. Comment avait-il pensé que l’orage lui permettait tout, que son plaisir simple excusait tout. Il rumina sa honte pendant les sept jours suivants, il apprit alors par les informations régionales sur FR3 qu’un cluster avait été découvert dans les locaux de la police de la ville, plus d’une dizaine de contaminations, des policiers, des promeneurs, des gens de toutes sortes.

    Une équipe sanitaire vint le tester, il était négatif au virus, le seul rescapé de cette funeste journée. Il remercia le ciel, la pluie, la nature... et son masque FFP2.


    Le 27 03 2021 : La boite de Pandore.


    Comme tous les enfants curieux, Mattéo et Thomas s’éclipsèrent dans le grenier tandis que leurs parents veillaient le grand-père qui venait de s’éteindre. Les jumeaux ouvrirent les valises en carton mâché remplies de journaux jaunis, d’albums de photos d’inconnus, des oncles, des tantes, des cousins emportés par les remous du temps, des gens dont ils n’avaient jamais entendu parler lors des réunions de familles. Ils découvrirent d’inévitables portraits de marmots installés sur une peau de mouton ou dans un fauteuil. Près d’eux, le grand frère ou la grande sœur, raide, le sourire figé, serrés dans leurs vêtements étrennés pour l’occasion. Des photos de classe avec, au premier rang, un gamin assis par terre, tenant une ardoise noire quadrillée sur laquelle on avait écrit CE1 1955.

    Parfois, en considérant l’invraisemblable chapeau d’une élégante transformée en étal de primeur, les jumeaux étaient pris par un fou-rire incongru en de telles circonstances. Il leur suffisait de penser à la scène qui se déroulait un étage plus bas pour interrompre leur hilarité. 
    Ils ouvrirent des ombrelles de dentelles rongées par les moisissures, puis ils s’intéressèrent à un empilement de boites qui renfermaient un assortiment de trésors oubliés : des montres cassées, des bijoux de pacotille, des oignons dans leurs goussets, des breloques, des épingles de cravate, des boutons de manchettes et d’autres objets indispensables jadis mais passés de mode aujourd’hui.
    Ils défirent les rubans de plusieurs paquets de lettres d’amour qu’ils lurent avec la délicieuse impression de transgression. Mais comme ils ignoraient tout de leurs auteurs Octave et Maria, ils renoncèrent à leur culpabilité.
 
    Enfin, ils arrachèrent à la poussière une cassette sanglée de cuir, verrouillée par deux petits cadenas dont les clés étaient dissimulées sous un ruban de tissu bleu, dans une enveloppe scellée. Sur un petit bristol, une main avait tracé : Attention, n’ouvrir sous aucun prétexte ! Danger !!! Ces mots écrits soigneusement à l’encre violette titillèrent la curiosité des adolescents. Mattéo avait déjà glissé les doigts sous la faveur de soie mais Thomas arrêta le geste de son frère.
    _ Méfie-toi, il s’agit peut-être d’un poison, du curare ou que sais-je ? Si quelqu’un a pris la peine de nous prévenir, il doit bien y avoir une raison grave. On ne laisse pas aux générations suivantes une telle menace de mort.
    _ Justement, rétorqua son frère, ce serait irresponsable. C’est sans doute une plaisanterie de mauvais goût. Si tu veux mon avis, c’est une sorte de test, de défi lancé à la postérité. Nous ne risquons rien, s’il y a là-dedans un produit dangereux, depuis le temps, il est certainement éventé.
    _ Qui te parle de venin mortel ? C’est peut-être pire : un secret honteux sur notre famille, un crime, la révélation d’un régicide, quelque tare qui nous détruira tous plus sûrement qu’une épidémie.
    _ S’il s’agissait justement des germes de terrible pandémie conservés dans une fiole, la peste, la grippe espagnole ou quelque fléau imaginé par des médecins fous en temps de guerre ? Crois-moi, il ne faut pas jouer avec ça, déclara Thomas. Il faut enterrer profondément cette boite et l’oublier. Pense à la covid 19, c’est peut-être l’imprudence de deux jumeaux asiatiques qui a mené l’humanité à la situation actuelle.

    Ils refermèrent le paquet et le dissimulèrent derrière une poutre, ils se promirent de revenir quelques années plus tard avec un scientifique pour neutraliser ce péril insondable.


     Le 25 03 2021 : V’la l’printemps !

    En 2020, nous pensions qu’avec sa force irrésistible, le printemps allait balayer vite fait toutes les saletés de notre vieille terre : adieu à la violence dans la rue, adieu à la pandémie qui menaçait gravement notre santé physique et mentale, adieu à la misère qui venait mourir sur nos plages, adieu aux mensonges des politiques de tous pays, adieu à la corruption, aux paradis fiscaux, aux envies de guerre qui menaçaient les obscurs despotes et démagogues qui fascinent les foules. Nous croyions très fort à cela, nous voulions le croire de toutes nos forces car c’était le printemps, synonyme de renouveau. C’est au printemps que les mères de jadis séchaient les draps au soleil des prairies, c’est au printemps qu’on passait une couche de peinture sur les façades, que les femmes se poudrent les joues, se dessinent des lèvres comme des fleurs rouges, que le monde se pare de beauté. C’est au printemps que nos rêves s’envolent comme des colombes et que les oiseaux pépient dans les jeunes frondaisons. Qu’avons-nous eu après tant d’espoirs ?

    Le monde n’a guère changé, ni en 2020, ni cette année. Toujours autant de menteurs, toujours autant de violence dans les rues, à la Saint-Jean, on sautera par-dessus les voitures en feu, les fusées d’artifice frapperont les fenêtres des commissariats, les policiers raseront les murs et détourneront le regard pour ne pas subir les reproches des ministres de tutelle. Les forces de l’ordre se comportent désormais comme le désordre des faiblesses. Il faudra chercher les suspects parmi ceux qui ont la tâche de nous protéger. Qui fait quoi ? On ne distingue plus les gentils des méchants. Qui devrait faire à la place de ceux qui n’osent plus s’impliquer ?

    Quant au reste, on pleure la pénurie de vaccins dans le pays de Pasteur. Depuis les années 70, on a réduit à des miettes le budget de la recherche scientifique, on ne cherche plus à créer un remède, on s’efforce seulement de l’acheter au meilleur prix. Comme ailleurs les autre sont pires que nous, les traitements du coronavirus piétinent et se soldent par des milliers de morts inutiles. Les industriels cafouillent avec leurs problèmes, leurs mensonges, leur stratégie commerciale.

    Non, les printemps ne marquent plus de renouveau. Au contraire, ils bégaient, ils bredouillent, ils persistent et signent. L’espoir se désespère. Les annonces télévisées pleuvent comme des giboulées devant les foules désabusées. On le sait, la covid 19 et ses variants multiples marquent la fin d’une ère, peut-être la fin d’une civilisation. Le peace & love risque bien de sombrer dans le chaos.

    Devant le désenchantement de la jeunesse, on entend le sinistre Il nous faudrait une bonne guerre !

    C’est dire...


    Le 24 03 2021 : Blandine et Léon.

    Blandine ressentit des nausées au début du mois de septembre. Elle et Jérémie, son mari , venaient de rentrer d’un voyage en Italie. Ils avaient accompli leur merveilleux voyage de noces après quatre ans d’attente. Venise, Florence, Rome, les Pouilles, la Sicile et la Sardaigne. Un périple épuisant mais inoubliable. Ils avaient voulu bien faire les choses et avaient préféré attendre plutôt que de lésiner sur les dépenses. Ils avaient ainsi programmé de faire un enfant lors de leur visite de l’île d’Elbe, une semaine avant de franchir la frontière à Menton.

    Elle ne s’étonna donc pas de ressentir les effets de la grossesse et consulta le docteur Baumberg qui la rassura. Rien d’anormal à ce stade, cela se passe bien dans la plupart des cas, ces vomissements ne signifient rien, la faute à pas-de-chance. Les malaises pouvaient disparaître sous un mois, ou une semaine, aussi subitement qu’ils avaient surgi. Il prescrivit du repos indispensable après la fatigue de la découverte de la péninsule.

    Cela ne s’arrangea pas, ça empira même. Elle ne pouvait plus manger, la simple vue de son assiette lui soulevait l’estomac. Elle cessa de travailler sept jours après les premiers symptômes. Elle passait ses journées à courir entre sa chambre et les toilettes. À table, elle n’avalait rien, elle maigrissait à vue d’œil. Son médecin la rasséréna encore, elle récupérerait son poids normal très rapidement. Ses collègues de travail venaient la voir, elles s’inquiétaient sur sa santé, sur celle de l’enfant. Peu à peu, elle constata que les gens se souciaient plus du fœtus que d’elle-même. Il lui sembla qu’elle commençait à disparaître, on ne la voyait plus, seul comptait son petit ventre. S’il est plat, ce sera une fille, bedon arrondi annonce un garçon. Ses amies prenaient l’habitude de parler à ses entrailles et avaient tendance à l’oublier.

    _ Tu dois te forcer, comment veux-tu qu’il se forme correctement si tu sombres dans l’anorexie ? Lui aussi doit se nourrir, il en a autant besoin que toi ! Essaie de de te forcer, même si tu n’as pas faim, fais-le pour lui...

    Blandine avait l’impression que Léo (le couple avaient choisi ce prénom) lui dévorait les viscères, elle frissonnait devant le miroir qui lui renvoyait l’image de ses côtes saillantes. Avec ses yeux au fond des orbites cernées de noir, avec ses joues creuses, elle évoquait les prisonniers des camps de la mort. Effrayante image. De jour en jour, Blandine dépérissait. Allongée dans le fauteuil au dossier rabattu, elle recevait ses amies fidèles qui, à peine arrivées, tâtaient son ventre. Comment va notre petit fauve ? À trois mois, il s’agite comme un beau diable, en a-t-il de la vigueur !

    Elles ne lui adressaient pas un mot, Blandine leur en était reconnaissante car elle n’aurait pas eu la force de leur répondre. En même temps, elle se désolait de ne plus compter, d’être devenue une ombre irréelle.

Sept jours avant Noël, on la transporta à l’hôpital, vidée de son sang. Elle n’avait résisté que cent-dix jours de gestation. Le médecin décida de pratiquer une césarienne car elle n’avait plus assez de chair pour un accouchement naturel qui la déchirerait à coup sûr. Il lui ouvrirent délicatement la paroi abdominale. Et Léo fit son entrée dans le monde des humains. Un beau lionceau qui avait englouti le foie, la rate, les reins de sa maman qui n’eut pas le loisir de connaître son petit. Les enfants sont des prédateurs, ils dévorent leur mère qui leur sacrifie sa propre vie pourvu qu’ils vivent.


    Le 23 03 2021 : Tel fils, tel père.

    En dépit de ce qu’affirmait son père à qui voulait l’entendre, Killian n’était ni pire ni meilleur que la plupart des enfants du vingt-et-unième siècle. Mais Jean-Paul n’en démordait pas : à dix-huit ans, son fils n’était pas plus mature qu’un gamin de CE2. Le père ne comprenait pas que le garçon refuse toute activité intellectuelle. Il ne lisait que les bandes dessinées, et encore, il n’écoutait que le rap et calquait son vocabulaire sur celui de ses idoles : le résultat était consternant, la visière de sa casquette retournée, la braguette de son jean au niveau de ses genoux, cette façon de ponctuer chaque mot par un geste de la main, doigts écartés.

    _ À son âge, se disait-il, j’étais loin d’être aussi stupide, j’avais un peu plus de plomb dans la tête, j’étais déjà grouillot dans un bureau d’études, j’apprenais le dessin industriel derrière une planche. D’abord calqueur, puis premier et deuxième échelon et projeteur, chef de groupe à vingt-et-un ans, et responsable d’études à trente ans, avec une vingtaine de gars sous mes ordres. Après, le métier a changé avec le numérique, le Dessin Assisté par Ordinateur. Les open spaces se sont vidés, finis les copains, l’odeur du papier, des mines de crayon et de l’encre de chine, l’ambiance et tout ce qui faisait l’intérêt des bureaux d’études. Aujourd’hui, les jeunes n’en veulent plus, ils n’ont envie de rien, ils sont épuisés avant de commencer à bosser.

    Et puis vint le jour où Killian arriva avec un tatouage agressif : un naja qui émergeait de sa poitrine pour s’enrouler autour de son cou et dresser sa tête sous le menton, tous crocs dehors.

    Jean-Paul entra dans une colère irrépressible :
    _ Tu bousilles tout ce que nous t’avons donné, pourquoi détruire l’œuvre de ta maman ? Elle t’a fait avec tout son amour et toi, tu ne trouves rien de mieux à faire que de barbouiller ces horreurs sur ton corps. As-tu songé que jamais tu ne pourras effacer ces conneries ? Tu es marqué à vie. À partir de maintenant, tu nous verseras une pension, ça t’apprendra qu’il faut mériter son pain. Tu ne peux pas en même temps cracher sur nous et nous dépouiller de nos économies. Il faudra te mettre au travail et vite !

    Killian réalisa qu’il avait atteint les limites et que Jean-Paul avait résolu de redresser la barre. Dès le lendemain, il annonça qu’avec un ami, il avait créé un site sur Facebook pour lancer une activité de réparation de vélos, de trottinettes et de skate-boards.

    Quand son fils eut expliqué son projet, Jean-Paul se tint le crane à deux mains. Il hurla qu’un métier s’apprenait, qu’on ne se déclarait pas mécanicien du jour au lendemain, que cela impliquait de sérieuses responsabilités.
    _ Nous y avons pensé, répondit le jeune adulte, nous avons listé les tutos qui nous expliquent le métier.
    _ Et la comptabilité, les démarches, les impôts et tout cela ? Qui te l’enseignera ?
  _ La chambre de commerce propose des cours gratuits, on y aide les nouveaux entrepreneurs, nous nous sommes renseignés, ne t’inquiète pas.
    _ Et où t’installeras-tu ? Dans ta chambre ?
    _ Le père de William met à notre disposition un local qui lui servait de réserve, quand il tenait son imprimerie. Nous avons aussi trouvé le nom de notre boite : Will-Kill-Bike.
    Atterré, Jean-Paul haussa les épaules et se réfugia derrière son établi pour martyriser un bout de planche. Il avait décidé de ne plus se laisser gagner par le dépit et, pour y parvenir, il devait ignorer les agissements de son gamin inconséquent. Il s’enferma dans un mutisme de prison. Il gardait toutefois un œil, inquiet sur Killian qui passait des journées derrière son ordinateur à envoyer des messages et à répondre aux demandes.
    Des courriers parvenaient de toute le région, des chèques, des relevés de banque, des déclarations. Le père confia à son épouse sa perplexité et ses craintes mais celle-ci le rassura.
    _ Ne te tracasse pas, je surveille et je n’ai encore rien vu de suspect, ces enfants se débrouillent bien, leur commerce tourne bien, ils payent leurs charges et leur stock, les questionnaires de satisfaction sont positifs.
    Elle prit le temps de le démontrer à son époux qui murmura :
    _ Ça alors, mais ça alors, si je m’y attendais…
    _ Fais-leur un peu confiance. Tu ne te souviens pas de ce que tu voulais faire après avoir loupé ton CAP ? Non ? Je te rappelle que tu voulais rejoindre la bande de mercenaires de Bob Denard au Rwanda. Tu voulais devenir un Affreux. Si je ne t’avais retenu...
    _ Je comprends mieux pourquoi  mon père n'arrêtait pas de râler!


     Le 21 03 2021 : L’homme est une bûche.

    Force est de le constater, de toutes les créatures, l’homme représente la seule espèce qui ne retient rien de sa longue expérience terrestre.

    Il n’apprend rien, il ne voit pas plus loin que son nez, il sacrifie tout à son plaisir immédiat, à son intérêt exclusif. Parlez-moi de moi, il n’y a que ça qui m’intéresse, chantait Guy Béart. Plus rien n’émeut l’humanité. Le travail des enfants esclaves, le sort réservé aux fillettes et aux femmes dans une grande partie du monde, la misère qui profite aux despotes, les épidémies qui ravagent des continents, les fortunes consacrées à la fabrication des armes, les guerres de religions, toujours plus absurdes et meurtrières, les cadavres rejetés par la mer sur les plages de la Méditerranée et de l’Atlantique, une infime minorité de milliardaires se partagent la richesse de notre planète au détriment de quarante-six milliards d’individus. Tout cela l’indiffère. Mais qu’on évoque une restriction de la libre circulation pour contenir la propagation du coronavirus meurtrier et des milliers de gens défilent dans la rue en hurlant des slogans rageurs. Que dans notre pays, les paysans recourent au suicide pour exprimer leur détresse, que dans notre belle capitale des centaines de misérables dorment dans des tombes de carton, que d’année en année, toujours plus de mères de famille s’approvisionnent aux Restos du cœur, tout cela devient normal. Le malheur de notre prochain ne nous ne concerne pas, nous ne pouvons pas accueillir toute la misère du monde, disait Michel Rocard pour légitimer une politique plus rigoureuse vis à vis des migrants et il ajoutait lucidement qu’il fallait s’y efforcer.     Sans ouvrir toutes grandes les portes de l’Europe, il doit bien y avoir suffisamment d’argent diffus pour aider les pays démunis et contrôler le pouvoir des dictateurs qui affament leurs peuples. L’Organisation des Nations Unies a été créée dans ce but. C’est la tâche qui lui a été définie dans sa Charte signée le 26 juin 1945 lors de la conférence de San Francisco.

    La solution à la dégradation de notre société et de sa morale existe mais les États ont prouvé leur manque de volonté, leur impuissance. Seule une démarche citoyenne pourra améliorer le sort de milliers d’hommes. Aurons-nous le temps de réagir alors que le déferlement de violence et de haine occupe nos antennes ? Les guerres surgissent partout, elles n’épargnent pas les peuples jadis représentés comme des havres de paix, comme le Liban ou les Balkans ou les communautés se côtoyaient en harmonie. Au sortir des conflits mondiaux, on répétait plus jamais ça. Aujourd’hui, on se dit qu’on ne reverra jamais la douceur de vivre et l’optimisme dans nos sociétés modernes. Notre modèle nous apparaît de plus en plus comme une utopie lointaine, irréalisable.

    _ Alors ? Vers qui tourner notre regard ? Qui nous rendra l’espoir ?
    _ Seule la jeunesse turbulente pourra réussir là où les aînés ont échoué mais elle est trop résignée jusqu’à ce jour. Se réveillera-t-elle à temps ? Elle détient le salut de notre conscience. Nos enfants seront-ils assez solides pour nous sauver ? Je voudrais y croire, car rien en ce bas monde ne peut porter nos espoirs.   Pour l'instant, le désespoir semble avoir gagné la bataille. L'homme est une bûche immobile.

    Quant à nous, les vieux, nous sommes trop épuisés, trop désenchantés. Nous avons trop cru à un monde meilleur. Le temps de l’insouciance et des banquets heureux a passé. Les poètes tels que Claude Léveillée ont hélas raison.



    Le 20 03 2021 : Une vie de chat.

    C’était le dernier né, le petit, le seul qui avait droit à un surnom : Maman l’appelait Ricou, deux syllabes pour remplacer les deux syllabes d’Éric. Ce diminutif sans intérêt ne faisait pas gagner du temps. Aucun des trois autres enfants de la maison ne bénéficiait de cette marque de tendresse.

    On disait qu’il vivait comme un chat, indépendant, libre de toute contrainte. Ses cheveux ne voyaient jamais le peigne, il s’habillait sans recherche, à la diable. À l’heure de son retour de l’école son cartable volait entraversant le hall d’entrée, la porte claquait, et Éric avait déjà disparu.

    _ Mais, où est Ricou ? s’inquiétait Maman. C’est bien lui que j’ai entendu ? Où est-il encore passé ? Ce gosse est infernal, il n’a même pas goûté !

    Le diable préférait courir les chemins de campagne, construire des cabanes dans le bois voisin avec José, son ami portugais qui partageait ses jeux, ses parties de pêche, ses razzias dans les vergers environnants.

    Sans m’en informer, il se servait dans mes affaires, il revendit ma motocyclette, ma carabine à plomb, un casque allemand trouvé dans une brocante et mes livres de poche dont il ne lisait aucun.

    Il truffait la moindre phrase de calamiteuses fautes d’orthographe.

    Je me souviens d’un mot qu’il avait écrit à notre mère : Maman (jusque là, tout allait bien) demin, réveil moi à 8 heure.
    En brandissant le billet, j’allai le tirer du lit où il dormait paisiblement.
    _ Tu as dix minutes pour refaire ton message sans aucune faute.
    Il ne se rebella pas. En deux secondes, il dessina un réveil-matin secoué par la sonnerie, les aiguilles sur le 8 et le 12. Il prit soin d’écrire Maman dans l’angle supérieur gauche du papier. Irréprochable, concis, efficace.

    Éric avait des mains d’or, il excellait en menuiserie, en serrurerie, il démontait un moteur et le réparait sans jamais avoir pris de cours. Il peignait des tableaux tourmentés qui trahissaient un mal-être considérable : une femme inquiète qui s’enfuyait, dissimulée sous un foulard, hagarde, elle emportait un enfant serré contre elle. Dans un paysage désolé, de terre rase rouge et jaune, un arbre se desséchait sous un ciel d’incendie. Où puisait-il son inspiration morbide.

    _ Je ne sais pas, ça vient comme ça, sans contrôle, me disait-il.
    On lui demanda de présenter ses œuvres dans plusieurs salons régionaux, mais il se lassa vite et abandonna cette occupation, comme tout ce qu’il entreprenait.

    Il connut plusieurs amoureuses, il tenta de vivre avec elles, le temps de faire un enfant puis rapidement, ses unions tournaient en échec.

    Il ne vécut que de petits boulots payés au noir, sans se soucier de l’avenir. Il était certain de mourir jeune. Grâce aux aides sociales il occupa un studio, incapable de travailler, épuisé par toutes les formes d’ hépatites.

    De temps en temps, je lui téléphonai pour prendre de ses nouvelles, il me répondait quand il en avait envie. Je ne m’en souciai pas outre mesure, le chat nous avait habitués à ses silences. Il parlait de s’établir en République dominicaine ou ailleurs. J’allai le visiter dans des établissements de soins où on tentait de le guérir de ses addictions.

    Un jour, alors qu’il ne s’était pas manifesté depuis longtemps, je me rendis chez lui pour interroger ses voisins.

    Sur son palier, une jeune-femme me répondit qu’il ne fallait pas m’inquiéter, qu’Éric était accoutumé à ces disparitions et qu’elle ne doutait pas de son retour. Mon frère ne revint pas, à cinquante-deux ans, il se décomposait depuis quinze jours ou davantage dans son lit, seul. On l’enterra à la sauvette comme on enfouit un chat errant. Aucun de ses enfants n’assista à ses funérailles. Ils vivaient loin d’ici, dans le Sud. Sa dernière amie occasionnelle l’accompagna au cimetière, une pauvre fille perdue qui s’était attachée à lui, elle aurait voulu rester un peu plus avec Éric, mais il n’était pas d’accord. Il ne supportait pas les cages, même dorées. Quand un chat des rues se fait renverser par une voiture, on n’en fait pas toute une affaire...



    Le 18 03 2021 : Rien ou pas grand-chose.

    Nous avons tous connu des êtres dont nous ne pensions pas pouvoir nous passer un jour. Des amis qui ont accompagné notre adolescence, des confidents dont nous connaissions tout, qui savaient tout de nos peines et de nos espoirs. Ils comptaient plus que des frères ou des sœurs car nous les avions choisis et qu’ils nous avaient choisis. Ils nous correspondaient totalement. Parce que c’était lui, parce que c’était moi, disait Montaigne en évoquant son amitié avec La Boétie. Et puis un jour, une guerre, un déménagement, une mutation du père, le décès d’un parent, quelque événement brutal les ont arrachés à notre univers, ils ont disparu comme un membre amputé. Longtemps, nous nous sommes éveillés le matin avec la douleur de leur absence. Nous pensions à lui, l’irremplaçable. Nous apprenions à mourir progressivement en renonçant à des parties importantes de nous. Nous apprenions aussi à vivre plus intensément quand une joie nous était proposée par le hasard: la splendeur d’un soleil couchant, la magie d’un chant d’oiseau caché dans les frondaisons.

    Plus de rires autour de la table familiale ou chaque dimanche on fêtait un Noël. On s’offrait des fous-rires empaquetés de tendresse.

    Et quand l’âge commença à alourdir notre pas, la nostalgie et son cortège de souvenirs doux-amers venaient bercer nos instants de solitude : une silhouette d’une passante entr’aperçue dans la foule nous secouait brusquement, une robe légère où jouait le vent, le cristal d’un rire d’enfant, une colline ourlée de soleil rouge, le chuchotement de la mer que nous écoutions, les yeux fermés comme on déguste un alcool, un baume empoisonné.

    Et nous cherchons un prénom effacé par les années, comment avons-nous pu oublier ce complice de notre jeunesse ? Comment notre mémoire a-t-elle pu estomper l’image de cette jeune fille qui avait enchanté la fin de notre adolescence ? De temps en temps, ces souvenirs émergent du brouillard, ils nous tirent par le bas de notre veste, par le bout de notre cœur: dis, te rappelles-tu ?

    Non, il ne reste rien, ou pas grand-chose. Mais ces miettes qui refusent de s’éparpiller dans le tourbillon des années, ces perles, ces diamants sont précieux pour nous, ils sont les astres qui illuminent notre jeunesse, notre passage sur terre et qui justifient notre existence. Au moment de partir, nous ne penserons pas à notre carrière réussie, à la maison que nous avons construite, nous ne garderons que les moments bénis de notre jeunesse, le sourire de celle à qui nous allions nous unir, à cet enfant qu’elle a déposé dans nos bras. Et  dans le ciel, nous chercherons le feu de ces étoiles disparues.


    Le 17 03 2021 : Le ressac.

    Après les tempêtes, on les voit, les curieux qui longent la mer à pas lents. Que cherchent-ils dans le magma blanchâtre qui envahit l’estran ? Certains y traquent de quoi manger, des crustacés ou des poissons prisonniers d’une flaque d’eau. D’autres sont en quête de trésors remontés des fonds marins et rejetés par la houle : des bois flottés aux formes mystérieuses qui feront de beaux pieds de lampes, des bouteilles portés par les courants, des bouts de filets, des bas de lignes arrachés, des coquillages et tant d’autres objets inutiles qui encombreront à jamais les greniers.

    Il nous arrive aussi qu’une crise telle que la pandémie que nous affrontons nous ramène des souvenirs que nous nous sommes efforcés d’oublier pendant des années. Et le sel du temps ravive nos plaies. Il suffit d’un rien, un jeune neveu dont nous ignorions l’existence, une nièce que nous avions connue petite fille espiègle que nous retrouvons maman de quarante ans. Ils nous demandent de raconter le peu que nous savons de notre famille, ils y cherchent leurs repères, leur ancrage. Notre expérience de la vie nous a appris à nous protéger de ces surprises. Bien sûr, la construction d’une identité émeut toujours et ces grands enfants qui n’ont pas pu profiter d’un père et d’une mère nous touchent. Avons-nous le droit de les repousser du pied comme des conques brisées par les vagues ? Naturellement, comme tant d’autres, nous espérons découvrir l’étoile de mer qui illuminera la voûte sombre de notre ciel de nuit. Ces réveils du passé ont quelque chose d’inquiétant, ils nous menacent.

    Nous avons vécu des guerres, des conflits, des épreuves et nous avons bâti autour de nous des murs de solitude qui nous protègent et nous isolent dans un silence rassurant. Nous apercevons déjà le bout de notre chemin, cette porte qui s’ouvrira sur un monde différent que nous espérons paisible. Nous voulons l’espérer même si elle nous conduira au cœur d’une tourmente.

    Alors, cette jeunesse impétueuse et forte nous bousculera forcément comme la tempête lamine la grève et abat les falaises. Il faudra raconter et répéter, soulever les dalles de marbre qui gardent enfouis les souvenirs douloureux et notre mémoire. La perte des parents maltraités par la vie, les déchirures, les cataclysmes, les injustices, les affronts, les trahisons et la longue litanie des peines subies. Sans parler des remords, des regrets, des hontes…

    À la généalogie, je préfère le droit à l’oubli et à la quiétude. Le ressac dépose aussi des cadavres sur le sable.



    Le 16 03 2021 : Fermer les yeux.

    Qui n’a jamais cherché à explorer la sensation d’être aveugle ? Qui n’a jamais fermé les yeux et tendu les bras vers l’avant pour se diriger dans le noir absolu ? Depuis l’enfance, Philippe n’avait pas cessé de s’interroger : serait-il capable de s’accommoder d’un monde sans nuance, sans lumière, sans repère visuel ? À soixante-cinq ans, il ne voulait pas mourir sans répondre à cette question. Les athlètes des tournois handisport ne se débrouillaient pas complètement seuls, il leur fallait un partenaire voyant pour les mener sur la piste. Ils avaient développé d’autres sens, l’ouïe pour s’appuyer sur le rythme des pas, sur la respiration de l’autre. Philippe prétendait résoudre seul les différents problèmes qui se présenteraient à lui.

    Peu à peu, il se familiarisa à un parcours. Il décida d’acheter son journal chez un marchand du quartier voisin. Il effectua le trajet une bonne dizaine de fois, les yeux ouverts et les sens aux aguets. Il nota les feux rouges au crissement des freins, au ronronnement des moteurs de voitures, à leur accélération lors du démarrage quand les feux passaient au vert. Il remarqua l’odeur du pain autour de la boutique du boulanger, celle des roses devant le magasin de la fleuriste, la senteur chaude du pressing, les effluves de la bière et du tabac froid qui émanaient de la brasserie. Les cris des enfants sous le préau de l’école privée lui signalaient qu’il devait tourner à gauche vingt pas plus loin. Il accueillait chaque découverte comme une petite victoire dans sa quête de transformation de sa personnalité. Il approchait du but, bientôt, il aura tellement progressé qu’il sera en mesure de se promener dans le quartier avec un bandeau opaque sur les yeux.

    Quand il se fut bien imprégné de tous les éléments du parcours, il décida de se lancer dans le premier test dans les conditions réelles d’un aveugle. Dans une quincaillerie, il acheta des lunettes de protection de soudeur. Il s’équipa d’une canne blanche et osa affronter la rue. Déjà, appuyer sur le bon bouton de l’ascenseur présenta la première difficulté. Il dut recommencer plusieurs fois pour s’arrêter au rez-de-chaussée. Il s’égara et se reperdit sur le palier des étages intermédiaires, il s’en voulut de ne pas avoir mémorisé le tableau des boutons d’étage et ressentit ses échecs successifs comme le résultat d’une grave négligence qui aurait pu entraîner des conséquences dramatiques.

    Il plongea dans l’air froid de l’avenue comme on se lance dans les vagues de l’océan. Immédiatement, il chercha les jalons odorants et sonores qui ponctuaient son parcours, il les reconnut un à un. Il entra dans la bulle de parfums de sucre et de pâte chaude qui signalaient la boulangerie-pâtisserie. Il retrouvait ses marques et soupira d’aise. Il envisagea d’autres défis, d’autres explorations plus lointaines.

    Une camionnette de livraison recula sous le porche de la boutique, son moteur électrique n’émettait aucun bruit, aucune odeur de gaz d’échappement. Philippe ne la détecta pas. Le véhicule le renversa sur le sol et en entendant le choc, le chauffeur appuya sur la pédale de frein. Dans sa chute, l’apprenti aveugle cogna du front contre une borne qui empêchait le stationnement des voitures à cheval sur le trottoir, ce qui mettait en danger les piétons et particulièrement les non-voyants. L’apprentissage d’une nouvelle vie s’arrêta là pour le retraité. Avant de mourir, il eut le temps d’entendre la sirène de l’ambulance, le sifflet du policier qui réglait la circulation et éloignait les curieux.     Un monde plein bruit et de fureur. Trop de vacarme pour s’orienter convenablement et lire le silence.



    Le 15 03 2021 : Fuir le danger.

    Sébastien étouffait après un an de pandémie, il vivait dans une peur constante de la contamination. Il renonça à voir ses amis aussi souvent que par le passé, dans cette époque bénie où l’on pouvait se serrer la main et s’embrasser sans crainte. Se rendre dans un magasin était devenu une torture. Il se surprenait à grogner dès qu’un client franchissait les trois mètres de son périmètre de sécurité sanitaire. Lui jadis aimable et courtois ne répondait plus au salut de ses voisins pour ne pas engager une conversation rendue périlleuse par les fatales gouttelettes de virus qu’elle occasionnait.

    À force de s’écarter de son prochain, il finissait pas ressembler à ces fauves solitaires rejetés par leurs semblables. Il se faisait horreur, il ne se reconnaissait plus, il se dégoûtait. Il en était arrivé à ne plus recevoir la famille de son fils, ses petits-enfants dont il n’avait pourtant jamais pu se passer.

    Alors, il restait des heures devant sa télévision pour entendre des voix humaines sans risquer sa vie. Mais toutes les émissions remettaient sur le tapis le sujet du coronavirus, impossible d’y échapper.

    Il trouva la solution dans le journal des programmes que le facteur glissait dans sa boite tous les vendredis. On y conseillait de pratiquer une activité physique, de se promener en forêt, de découvrir les sentiers de douane le long des côtes. Sébastien approuva ce conseil et réunit son courage pour se rendre dès l’ouverture dans une grande enseigne d’articles de sport. Là, parmi les allées désertes, il choisit de solides chaussures, des vêtements imperméables pour affronter la pluie et… il hésita à poursuivre des achats car il se sentait trop âgé pour trottiner dans la nature, son cœur commençait à fatiguer. Le tennis, le volley-ball, de badminton, tout cela ne le séduisait pas, trop d’inconvénients. Des heures d’angoisse en prévision. Alors, il pensa à la pêche à la ligne. Il se voyait déjà seul au bord de la mer, respirant le vent du large débarrassé de ce maudit fléau. Il acquit un lancer et une gaule de quatre mètres, une boîte de rangement pour les fils de nylon, les appâts et les hameçons. Grâce à son rembourrage, la caisse pouvait servir de siège.

    En partant tôt le matin, il était possible de passer quelques heures de quiétude sur la côte normande, d’acheter des fruits de mer frais. L’iode ne pouvait pas lui faire de mal.

    Il démarra donc dès le lever du couvre-feu et trois heures plus tard, il lançait son bas de ligne dans l’écume qui léchait le pied des falaises découpées par la valleuse d’Életot, au nord de Fécamp. La marée montante poussait les vagues qui heurtaient les roches calcaires avec une furie grandissante. Ivre de vent et de bruit, perché sur un rocher où il se sentait à l’abri, confronté aux éléments le vieil homme oublia les temps tourmentés, il oublia l’heure et les dangers de l’océan. Quand il réalisa que son perchoir n’était plus qu’un minuscule récif entouré d’eau, il était trop tard. En quelques minutes, il se vit cerné par de puissantes gerbes blanches qui l’emportèrent au large, dans un ressac impétueux.

    Sébastien échappa à la covid 19. Malheureusement, il ne put pas poser un lapin à la mort avec qui il avait rendez-vous.



    Le 13 03 2021 : Le portrait trouvé.

    Julie aimait lire, cette passion la conduisait chaque mercredi à la médiathèque de sa ville. Elle s’installait dans son fauteuil favori, entre les romans français et les polars. Elle se laissait guider par le hasard, cueillant des ouvrages comme on compose un bouquet. Elle parcourait la quatrième de couverture, lisait la critique sans s’y fier entièrement car elle n’était pas dupe. Aucun éditeur ne mentionnerait un article fustigeant son auteur. Elle préférait se rendre compte par elle-même en découvrant un paragraphe vers le milieu du livre. Bien souvent, l’écrivain soigne l’accroche avec une formule originale et bâcle très vite les chapitres suivants.

    Parfois, elle reprenait un roman qui l’avait séduite, elle éprouvait le même plaisir qu’en retrouvant un ami fidèle. Elle y dénichait souvent une phrase, un mot, une métaphore qu’elle avait négligés.

    Ce jour-là, elle s’attarda sur Des Souris et des hommes de John Steinbeck. C’était sa lecture préférée, un court roman qui la bouleversait depuis ses seize ans. Elle y revenait deux ou trois fois par an sans jamais se lasser.

    Elle le posa au-dessus de Rue des Boutiques obscures d’Éric Modiano et s’enfonça dans son siège, se délectant par avance.
    Un rectangle de papier glacé glissa des dernières pages du roman américain. Elle aimait aussi tomber sur un marque-page laissé par un lecteur précédent. C’était encore plus agréable si celui-ci y avait noté ses observations. Une photographie de jeune homme, plus exactement qui avait servi d’onglet. À qui appartenait cette image qui avait accompagné la lectrice ?… car seule une femme amoureuse pouvait garder ainsi le portrait de son compagnon et s’en rassasier au détour d’un paragraphe. Julie imaginait des rendez-vous romantiques, le soir, dans la solitude d’une chambre de demoiselle.
    Le garçon fixait l’objectif, il ne souriait pas, ses grands yeux sombres, un peu tristes, harponnaient l’attention de Julie. Ils semblaient cacher un mystère. Qui était ce garçon ? Elle ne l’avait jamais vu en ce lieu. Il ne vivait pas dans cette ville, elle ne se souvenait pas l’avoir croisé au lycée ni sur les bancs de l’amphi. Un tel visage serait resté gravé dans sa mémoire. Mais elle, la jeune-fille amoureuse, celle qui fréquentait cette bibliothèque devait habiter ici. Qui était-elle ? S’était-elle aperçue qu’elle avait perdu la photographie de celui qu’elle aimait ? Savait-elle où elle l’avait mise ? Sans doute souffrait-elle de sa disparition ?

    Cette idée la bouleversa, elle souffrait pour la lectrice inconnue. Elle songea à lui rendre le portrait. Elle se rendit à l’accueil et demanda s’il était possible de connaître le dernier emprunteur du livre de Steinbeck. Elle expliqua qu’elle souhaitait lui faire parvenir une photographie oubliée entre les pages. L’hôtesse consulta son ordinateur.

    _ C’est Monsieur Marc Leval, un de nos plus fidèles abonnés. Il vient régulièrement, si vous voulez me confier le cliché, je lui remettrai lors sa prochaine visite. Généralement, il passe le jeudi matin. Il est professeur de latin au lycée, il profite d’un trou dans son emploi du temps pour renouveler sa provision de livres. Généralement, il est là dès l’ouverture, à 9h30.
    _ Je préfère lui remettre en mains propres, objecta Julie, je suis libre le jeudi. Cela ne me dérangera pas du tout, ajouta-t-elle en rougissant.
    _ Je comprends, dit l’employée avec un sourire entendu.


    Dès le lendemain elle se présenta à la médiathèque et se promena entre les rayons. Elle le vit immédiatement devant les Beaux-livres.
    Le cœur prêt à défaillir, elle s’approcha du jeune homme.
    _ Je crois que ce portrait vous appartient, dit-elle. Vous l’avez oublié dans un roman de Steinbeck.
    _ Je ne l’ai pas oublié, je l’y ai laissé volontairement, répondit-il.
    _ Pourquoi faites-vous ça ? demanda Julie en lui tendant le portrait.
  _ Pour provoquer le sort, avoua-t-il. Je suis assez timoré. Timoré et romantique. Trop timoré et trop romantique. Alors, j’ai eu l’idée d’aider un peu la chance. Vous êtes la première à répondre.
    _ Et alors, qu’en pensez-vous ? interrogea la jeune-fille.
    _ Sans vouloir vous offenser, ce n’est pas exactement ce que je recherchais. Cela ne tient pas à vous. C’est simplement que je ne suis pas intéressé par les femmes…
    _ Ah… vous êtes donc…
    _ Oui, je suis… désolé, souffla-t-il.
    _ Ce n’est rien, conclut Julie.

    Elle laissa là Marc Leval et retourna vers l’espace des écrivains américains. Elle choisit Les Raisins de la colère et glissa sa propre photo entre la dernière page et la couverture.



    Le 12 03 2021 : Funeste inceste.

    Si l’on avait encore quelque illusion sur la nature humaine, le déferlement d’horreurs quotidiennes détruit irrémédiablement notre angélisme.

    _Tu aimeras ton prochain comme toi-même, nous enseigne l’évangile de Jésus selon Saint-Marc dans son deuxième commandement.
Pour ma part, je ne me plierai pas à cette injonction, je n’aimerai pas mon prochain et je me méfierai de lui comme de moi-même. Chaque jour, ou presque, j’apprends avec dégoût l’ignominie dont est capable notre espèce et j’en viens à m’interroger sur ma propre personne : si des gens érudits sombrent dans de telles ignominies, des professeurs d’université sensés former la jeunesse, des exemples pour leurs élèves, alors à qui se fier ?

    Dans la classe de seconde classique, nous débattions de l’actualité et de Patrick Henry qui avait enlevé séquestré et tué le petit Philippe Bertrand

alors âgé de sept ans. Certains lycéens dont j’étais imaginaient le cheminement du criminel. Qu’avait-il subi ? Quelle épreuve lui avait infligé la vie, quel terrible traumatisme en avait fait un fauve sans pitié ?

    Notre professeur leva la main pour couper court à nos suppositions.

    _ Ne cherchez pas d’excuses ! S’exclama-t-il. On ne touche pas à l’enfance, c’est le dernier refuge de la pureté.
    Ainsi, le brave Monsieur René Ferriot mit un terme à nos divagations. Nous parlions alors d’un assassinat gratuit sans caractère sexuelle. Aujourd’hui, il s’agit de viols répétés sur ses propres enfants. Récemment, un abominable couple de trentenaires a profané puis liquidé leur fillette de deux mois. Deux mois… de quelle pâte étaient faits ces parents ? Comment la maman a-t-elle pu laisser faire son conjoint ? Comment a-t-elle pu participer et prendre du plaisir à cet acte ignominieux ? Même les fauves ont un instinct maternel, aucun animal ne tue ses petits par cruauté. Les humains le font. Ils osent s’avilir au mépris de toutes les lois civiles et religieuses. Ils sont conscients de leur méfait car ils dénient, ils inventent des fables, il évoquent un enlèvement avant de jeter la chair de leur chair dans une décharge ou dans une rivière. Ils mentent tant qu’ils croient pouvoir sauver leur misérable peau. L’horreur ne concerne pas une classe sociale particulière, l’auteur ne s’adonne pas forcément à la drogue ou à l’alcool. Rien dans leur existence n’explique cette dégénérescence de leur morale.

    Cela me porte à croire que ce ne sont pas des circonstances particulières qui façonnent ces montres. Ils ont cette tare en eux depuis longtemps, ils portent cette nature pervertie depuis toujours et ils n’attendent que l’occasion.

    Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Non ! Le jour où je ressentirai quelque empathie pour ce mal absolu, je me détesterai. À jamais.


     

     Le 11 03 2021 : Que reste-t-il de nos rêves ?

    Auguste jardinait quand la foudre s’abattit sur sa tête. Il ressentit le choc comme un arc d’éclair. Il tomba à la renverse. Le ciel était bleu, pas un seul nuage pour expliquer l’accident. Au zénith, le soleil vibrait douloureusement et se mit à parcourir en quelques secondes sa course quotidienne. Une fois, deux fois, dix fois, sans pouvoir se fixer un instant sur un point de la voûte céleste. Auguste tentait vainement de résister à la tempête qui bouleversait ses sens, son estomac, son cerveau, tout son être. Il ne contrôlait plus rien.

    Le vieil homme comprit qu’il venait de subir un AVC. Il chercha à prévenir les secours mais à peine se hissa-t-il sur ses genoux qu’il s’effondra encore, la face contre terre. Son crâne pesait des tonnes, il ne parvenait pas à le soulever, les efforts qu’il déployait l’épuisaient davantage. Impossible de maîtriser les vertiges qui le projetaient sans cesse sur le sol, sur ses vomissures.

    Alors, il réalisa que le bout de son chemin était proche, imminent. Et il s’abandonna, c’était l’heure du bilan. Il se revit gamin, dans la cour de la ferme familiale, quand il courait après les agneaux, il se rappela les longues promenades sur les sentiers qui séparaient les chaumes, ses cabrioles sur les gerbes de foin. Son insouciance d’enfant.

    Il avait oublié son mal, il ferma les yeux pour ne plus souffrir du balancement de l’astre du jour.

    Et il se souvint de ses seize ans, quand les siens le comparaient à une asperge poussée trop vite. Sa peau blanche lui donnait un air maladif, avec sa mèche blonde qui cachait la moitié droite de son visage. Son père avait tenté dix fois de le persuader de raccourcir ses cheveux, mais il avait tenu bon, il avait préservé encore deux ans cette coiffure romantique. À cette époque, il rêvait de voyages, d’ascensions himalayennes, de records de traversées, de livres palpitants qui raconteraient la détresse et la fragilité humaine. Des héros luttant contre un sort cruel, de grands amoureux contrariés, de belles et d’implacables douleurs, de malédictions inexorables. Il se voyait écrivain adulé, sculpteur célèbre entouré d’élèves respectueux. Il s’imaginait au sein d’une joyeuse bande de camarades, de brigands sans scrupules qui détroussaient les bourgeois pour distribuer aux pauvres. Il se voyait mercenaire en Afrique, libérant le peuple opprimé. Les rêves d’adolescents ne connaissent ni limites ni raison. Ils restent ancrés en soi comme une maladie maligne qui se réveille à l’improviste, au moment où on s’y attend le moins.

    Avant ce terrible jour, Auguste n’avait jamais songé au bel avenir qu’il s’était rêvé. Dès qu’il entra dans l’âge adulte, la réalité du quotidien avait pris le dessus, adieu les projets insensés, adieu les cavalcades au clair de lune, adieu les belles alanguies. La vie, monotone, lisse, la routine qui s’impose. Des petites victoires, son mariage avec une brave fille du canton, une récolte exceptionnelle, un prix agricole, une bonne fatigue d’honnête homme, un fils à qui transmettre l’exploitation, un avenir sans surprise… et cet accident vasculaire qui le pousse dans le dos, qui le précipite à terre, une bourrade du destin.

    Le bilan fut vite établi : rien de ce qu’il avait imaginé n’était arrivé. Restait la certitude de ne plus avoir le temps ni la force de réaliser ses projets, même pas en partie.

    Auguste s’abandonna, il renonça à lutter, il murmura à quoi bon ? Cette formule dévastatrice. Il pensa que si l’au-delà existait, il trouverait le moyen d’y emmener non pas ses souvenirs, mais ses rêves, ses rêves d’adolescent.


    Le 10 03 2021 : Un homme de foi.

    Dans la petite bourgade, il était reconnu comme un homme très pieux. Il était revenu dans sa ville natale pour y terminer paisiblement sa vie. Il avait mené une carrière chaotique, bringuebalé de plans sociaux en reconversions, de relocalisations en liquidations. Il avait joué de malchance durant la majeure partie de son existence. Il n’avait rien construit, ni maison, ni foyer. Il avait vécu seul, avec le sentiment que le mauvais sort le traquait, personne ne l’attendait ici, mais c’est encore dans le quartier de son enfance qu’il se sentait le mieux, accompagné de ses souvenirs heureux. Ses parents étaient de braves gens, sa mère était enseignante et son père dirigeait un atelier dans la seule manufacture du bourg. À dix-neuf ans, pour voir du pays, il s’engagea dans l’aviation. En fait d’aventure, il ne trouva que les murs tristes d’une caserne de Lorraine où défilaient de jeunes appelés qui accomplissaient leurs classes. Il ne renouvela pas son engagement, la vie militaire ne lui procurait pas les palpitations qu’il en attendait. Son retour dans la vie civile n’apporta aucune amélioration, il se voyait toujours à côté de la plaque, spectateur et victime des temps, si peu acteur de sa destinée. C’est sans doute ce qui le rapprocha de Dieu. Dès le premier jour de sa retraite, il se rendait à l’église où il se réfugiait derrière un pilier pour prier. Il implorait le Seigneur de baisser les yeux sur lui pour lui donner un petit coup de pouce. Il y revenait après le déjeuner et avant la tombée de la nuit. Il passait donc de longues heures en ce lieu saint où il ne faisait rien d’autre que d’enfiler ses Notre-père et ses Je vous salue Marie. Le rituel se répétait, immuable, pour tromper la désolation de son oisiveté.


    Un mercredi de janvier, le grand froid d’hiver le refoula sous la nef alors qu’il s’apprêtait à regagner la chambre d’hôtel où il vivait. Il longea les murs pour échapper aux courants d’air glacés en contemplant les reproductions des peintures de Michel-Ange et de Van Eyck. Après une bonne heure de cette promenade un peu monotone, il sentit une lourdeur dans ses jambes et, n’y tenant plus, il se réfugia dans le confessionnal inoccupé. À cette heure et par ces frimas, les croyants n’éprouvent pas le besoin impérieux de mettre à nu leur âme.

    Pelotonné dans son manteau, un peu engourdi, il finit par s’endormir. Il sombra dans un sommeil réparateur. Un raclement de l’autre côté de la cloison le tira de sa torpeur. Derrière la grille, il distingua la forme claire d’une jeune femme qui attendait un signe pour se livrer.

Il la salua d’un signe de croix et l’écouta. Avec une confiance désarmante, elle lui raconta par le détail tout se qui pesait sur sa conscience.

_ Regrettez-vous vos péchés, demanda-t-il après avoir reçu ses longues confidences.

    La pécheresse acquiesça en se battant la coulpe et fit acte de contrition. Elle reçut sa pénitence qu’elle exécuta, le cœur léger et s’en fut, légère, soulagée d’une grande charge.

    Le brave curé, père de la paroisse, observa la scène avec curiosité avant de s’installer dans la loge du confessionnal réservée au public. Amusé, il rejoua la scène et se confessa à l’inconnu qui tint son rôle avec conviction et savoir-faire. Il n’y avait rien à redire.

    Le prêtre voulut voir le visage de l’imposteur et tira vivement le rideau qui le masquait. Il découvrit alors un vieil homme au bord des larmes qui expliqua qu’il avait pris au pied de la lettre la définition de l’église : La maison de Dieu ouverte à tous ses enfants . Il profitait donc de ce généreux refuge qui le protégeait des rigueurs du climat et, en paiement de cette aide, il avait eu l’idée de confesser ceux que, trop occupé par ailleurs, le père ne pouvait pas entendre. L’homme de Dieu dut convenir qu’en effet, devant se multiplier entre pas moins de cinq chapelles et églises, faute de relève venue des séminaires, il se voyait contraint de bâcler certaines de ses charges, dont la confession et, lui qui condamnait le mensonge, il se dit prêt à partager le travail pourvu que cela restât un secret entre lui et sa doublure.

    Ainsi fut décidé et pendant des années, les fidèles se confessèrent à un inconnu. Investi de l'approbation du prêtre, notre homme s’établit dans le logement vide du sacristain et les habitants du bourg n’eurent qu’à s’en féliciter.

    Gageons qu’à son décès, l’âme du malheureux s’envola tout droit vers le paradis.   


  



    Le 8 03 2021 : L’ombre de la danseuse.

    Gaëlle aimait rester dans la salle après le départ des élèves de son cours de danse. Elle s’assouplissait à la barre, elle se corrigeait devant le miroir qui couvrait tout un pan de mur. Elle aimait ces moments de solitude qui la confrontaient à son image. En dépit de ses quarante-cinq ans, elle gardait une silhouette fine et élancée que beaucoup d’adolescentes lui auraient enviée. Elle gardait ses longs cheveux bruns noués en escargot sur sa nuque, ce qui lui donnait un air un peu austère pour ne pas dire sévère.

    Un jour de juin, au lieu de danser sous la lumière vive des néons comme elle le faisait d’habitude, toute à ses voltes, ses pointes et ses sauts, elle laissa le soleil éclairer les lieux à travers le baie vitrée. C’était une impression agréable et nouvelle pour elle. Elle connaissait tellement le parquet et les dimensions de la salle qu’elle n’avait pas besoin de lumière artificielle. Elle prit tant de plaisir qu’elle en oublia l’heure et, tandis que l’aurore incendiait le ciel de ses couleurs sanguines, les bras écartés et la tête penchée vers l’arrière, elle parcourait les diagonales du cours.

    Elle enchaîna une série de balancés, d’arabesques, de grands jetés, d’échappés. Elle se sentait légère, aérienne. Contre le mur, son ombre la suivait ou la précédait, selon sa situation par rapport à la verrière. Gaëlle gardait malgré elle un œil sur la silhouette brune qui semblait évoluer avec elle, comme l’aurait fait un partenaire.

    L’impression était si forte qu’à un certain moment, il crut que son reflet sombre se dissociait d’elle pour mener sa propre chorégraphie. Elle s’arrêta brusquement. La forme continua sur sa lancée et revint vers elle en exécutant des grands pas rapides, les bras tendus vers elle. La danseuse hésita une seconde et bondit aussi haut qu’elle le put. L’ombre du danseur se détacha de la cloison et se positionna sous elle pour la réceptionner et la porter très haut au-dessus de sa tête. Elle planait, elle survolait les bassesses de  de notre humanité. Il n’y avait plus en ce bas monde qu’elle et l’ombre virevoltant et volant comme des elfes. Rien d’autre n’existait, elle et lui, si forts, si agiles, comme des oiseaux marins qui tournoyaient pour jouer avec les flots. Des mouettes, des sternes qui défiaient la pesanteur, tantôt fous comme une tempête, et tantôt calmes comme une marée descendante.

    Elle dansa à perdre haleine, à perdre la notion du temps, jusqu’à ce que la nuit noire vienne les envelopper.

    Le spectre revint le lendemain et les jours suivants. Je m’en vais, j’ai rendez-vous avec mon ombre, disait-elle en plaçant ses chaussons dans son sac, impatiente.


    Le 6 03 2021 : Insupportable violence !

    Comme si l’époque n’était pas assez anxiogène à cause de la pandémie, voilà qu’un peu partout en France, des actes barbares se multiplient : des guerres entre quartiers avec des blessés graves, parfois des morts. Les mêmes adolescents s’en prennent aux forces de l’ordre, aux pompiers, aux ambulances et aux médecins qui portent secours. Alors les ces agents de la sécurité civile n’a plus droit d’accès à ces territoires perdus de la République et la population des cités est livrée à elle-même.

    Jadis, les anarchistes pensaient que seule la violence pouvait changer le monde et que la révolution sanglante était le seul moyen de détruire cet ordre oppresseur pour en reconstruire un meilleur. Leur brutalité, leur cruauté parfois était motivée par un idéal, une utopie. Une illusion de solution universelle. La violence était outil pour y parvenir.

    Aujourd’hui, la violence est gratuite, aucun idéal ne motive ce déchaînement de haine. Les uns s’attaquent aux autres, tous se ressemblent, les loups mangent les loups sans avoir faim. Ils ne détruisent pas leurs voisins pour s’emparer de leur territoire, non, ils se battent pour se valoriser, pour le prestige du vainqueur. Le bon n’est plus le sage, le paisible, celui qui respecte les lois divines, le juste mais celui qui n’hésite pas à estourbir un gamin de son âge mu par le même instinct délétère. Des anges du mal, des graines de meurtriers aveugles.

      Souvenez-vous des films d’après guerre interprétés par James Dean, Marlon Brando. Ils traduisaient une révolte de la jeunesse qui refusait l’univers des adultes qui ne lui convenait pas. La fureur de vivre, Graine de violence. Les protagonistes de West-side-story se battaient pour la prédominance de leur race : Blancs contre Portoricains, natifs contre migrants envahisseurs, enfants de la même classe sociale , distingués par la seule la couleur de leur peau. Cette adaptation moderne de Roméo et Juliette s’appuyait sur une particularité encore présente dans les États-Unis de nos jours. L’ostracisme montré dans la comédie musicale se réveille dès qu’un président haineux et incompétent tel que Trump désigne l’étranger comme responsable de la crise, le bouc-émissaire devient le Mexicain qui a fui la misère de son pays, l’Afro-Américain, l’Européen trop généreux avec les pauvres selon lui et propagateur d’idées subversives qui portent atteinte à la liberté, telles que la Sécurité sociale initiée  par Obama. La violence est une braise qui couve naturellement dans l’âme humaine et qui se réveille au moindre souffle pervers.

    Parfois elle ressuscite quand l’actualité lui propose un prétexte (guerre de territoire liée au trafic de drogue), mais souvent elle n’a pas besoin de prétexte pour embraser un quartier, une ville, un pays. C’est cette gangrène qui ronge notre pays. Elle cessera un jour comme s’épuisent les pandémies , quand ceux qui provoquent les émeutes seront les plus grandes victimes de leurs jeux dangereux.


          Le 5 03 2021 : Il revient chez lui.

         Il ne voulait pas forcément quitter la maison, il s’y trouvait bien, il occupait ses jours comme le font les retraités qui veulent profiter de leur vie : il cultivait son jardin au propre comme au figuré, comme l’entendait Voltaire, il luttait contre le temps qui s’acharnait à dégrader sa maison, il lisait, écrivait, sortait autant que le permettaient la météo et le coronavirus, il se consacrait aux siens, à son épouse, à son fils et à ses petites-filles qui lui procuraient du bonheur. Une existence paisible et bien remplie qui le satisfaisait. S’il n’avait tenu qu’à lui, aujourd’hui, il aurait gardé le même état d’esprit sans une once de regret ou de dépit. Il n’aurait rien changé, tout lui convenait. De sa fenêtre il observait les saisons qui transformaient les arbres et les massifs du jardin, les fleurs, les fruits, les oiseaux qui y faisaient leurs nids. Chaque printemps renouvelaient les mésanges, les rouges-gorges, parfois des chardonnerets que le réchauffement climatique poussaient toujours plus au nord.

         Non, si on lui avait laissé le choix, il aurait opté pour le statuquo.

 
       Mais il n’a pas eu la possibilité de formuler son avis. Au matin du 14 octobre 2020, alors qu’il se réveillait à peine, un tsunami a emporté tout ce dont il était fait : sa conscience, ses souvenirs, sa force, ses projets et le ressac l’a emporté très loin, vers des zones obscures, au seuil d’autres horizons d’où généralement on ne revient pas, ou, quand on a de la chance, on en revient très amoindri, invalide ou estropié.

       Il eut de la chance car l’AVC qui le frappa ne le terrassa pas : il fallut cinq mois de rééducation en établissement médical pour lui permettre de récupérer une grande partie du sens de l’équilibre. Sa mémoire et son élocution lui furent rendues, intactes. Ses gestes se coordonnèrent rapidement et après une absence de presque deux saisons, il retrouva la douceur de son foyer. En descendant du taxi qi le ramena chez lui, il remarqua que le nature avait continué sans lui son cycle de mutations, les herbes avaient poussé dans le plus grand désordre, les premières fleurs blanchissaient l’amandier, les rosiers lançaient leurs branches en tous sens, une joyeuse anarchie avait envahi les massifs. La terre avait continué de tourner sans lui, démontrant la fragilité de l’homme. Les cimetières sont remplis de gens indispensables, disait Clemenceau.

Quant à l’homme, il ramena de son périlleux voyage une troisième jambe pour le soutenir au soir de sa vie, selon l’énigme du Sphinx résolue par Œdipe.

Il rapporta aussi la certitude que notre espèce est éphémère et que nos vanités, notre orgueil, nos prétentions sont dérisoires, nous ne sommes que des ombres ténues qui traversent le bas-monde et nous ne possédons que ce que le sort veut bien nous accorder


        Le 3 03 2021 : Mourir, c’est partir un peu.

    Il est de ces amours qui ne meurent jamais. Maëlle et Johan partagèrent une grande passion, une de ces histoires qui lient deux êtres au point que, dès qu’ils se sont connus, ne peuvent plus se passer l’un de l’autre. Vivant dans le même appartement, rester trente minutes dans des pièces différentes leur était un supplice. Il devaient toujours garder l’autre à portée de main, à se couver des yeux pour se rassurer, pour se prouver que la vie est belle, qu’elle mérite d’être vécue et savourée.

    Leur attachement était tel qu’ils renoncèrent à leurs métiers respectifs. Il était professeur de latin, elle était anesthésiste auprès d’un grand chirurgien parisien. Pour ne pas se quitter, ils achetèrent une petite librairie de quartier qui périclitait. Ils en firent un point de rendez-vous autour d’un thé ou d’un café, on y venait pour commenter le dernier livre lu et recueillir des avis sur le prochain roman dont on a tant parlé à la télévision. Le couple s’était ainsi constitué un noyau de clients fidèles devenus des amis qui passaient dans l’échoppe pour le seul plaisir d’échanger quelques mots avec le sympathique jeune couple.

    Quand ils furent sûrs de l’avenir de leur entreprise, ils achetèrent un appartement à deux pas, dans cet arrondissement où s’alignaient les magasins de grandes enseignes. Alors, naturellement se posa la question d’un enfant. Ils se demandèrent s’il n’étaient pas trop tôt. Maëlle souhaitait voyager un peu avant de s’engager dans cette lourde responsabilité. Pourquoi ne pas visiter l’Italie, Florence, Venise et la Sicile ? En vérité, elle redoutait qu’un bébé ne les détourne l’un de l’autre, par la force des choses. Secrètement, il ressentait sourdement les mêmes craintes, sans se l’avouer. Après avoir beaucoup hésité, il proposa de surseoir deux années encore avant d’endosser la charge de parents. Ils avaient vingt-sept ans, il était temps, pourvu que tout se déroule normalement et qu’aucune impossibilité physique de l’un ou l’autre ne complique le projet. Autour d’eux, nombreux étaient les foyers ou la stérilité amenait de graves difficultés, des frais considérables et des soucis si lourds qui entraînaient parfois la séparation ou le divorce.

    Ils passèrent donc un test qui les rassura et ils conclurent que rien ne s’opposait à un petit délai.

    Deux ans après avoir monté leur librairie, ils accomplirent leur voyage de noce en Toscane et en Vénétie, ils s’envolèrent ensuite pour le sud de la péninsule où ils passèrent le reste de leur mois de vacances à se baigner, à visiter les trésors archéologiques et à profiter du soleil. Ils revinrent à Paris au début de septembre, rassasiés de splendeurs, avec une belle collection de souvenirs inoubliables. Ils étaient encore à la période des c’est la première fois, et le moindre événement prenait une dimension exceptionnelle car il le vivaient à deux.


    Les drames arrivent toujours stupidement. Un escabeau délabré acheté à la boutique Emmaüs, une étagère trop haute, un barreau vermoulu et la chute de presque trois mètres, la tête qui cogne l’angle d’une caisse en bois et le vie de Johan s’arrête là. Celle de Maëlle aussi, du même coup. Un avenir dévasté, un choc terrible, le rêve d’une existence heureuse anéanti. La déprime, les larmes, les séances chez le psychologue pour obtenir de l’aide, pour savoir comment faire son deuil. Elle refusa les conseils, elle voulait garder Johan dans l’écrin de son cœur, toujours vivant, elle avait imaginé qu’il s’était momentanément éloigné. Elle s’accrochait à cette conviction salutaire. Elle pleura comme on respire, toute habillée de malheur, habitée par une détresse immense.

    En évoquant l’amour de sa vie, elle ne prononçait pas les mots de mort ou de décédé. Elle préférait dire il est parti . Elle agit comme si elle avait épousé un représentant de commerce, un marin au long cours, un pilote, un absent.

    Pour elle, définitivement, mourir c’est partir un peu, ce ne sera jamais disparaître complètement.



    Le 2 03 2021 : Ne garder que le meilleur de la vie.

    Pierre L. était un petit bonhomme rond et jovial qui avait traversé beaucoup d’épreuves sans jamais manifester d’amertume ni de regrets. Je n’ai jamais entendu qu’il ait vécu avec une femme et quand je lui demandai pourquoi il ne s’était jamais marié ni fondé un foyer, lui qui aimait les enfants et qui avait de l’affection à revendre, il répondait invariablement : Au moins, aucune femme ne prétendra que je l’ai rendue malheureuse, tout le monde ne peut pas en dire autant.

    À une époque trouble où être père de famille pouvait dispenser du Service du Travail Obligatoire, Pierre se porta volontaire afin d’éviter le départ de son beau-frère pour l’Allemagne. Sa sœur Cécile et Louis avaient une petite fille qu’il adorait et il n’aurait pas supporté d’en faire une orpheline.

    
    Il devint donc docker sur le port de Königsberg, en Prusse. Il y connut la faim, le froid et la fatigue mais par bonheur, des allemands compatissants leur jetaient des harengs par-dessus le grillage de clôture. Cela leur permettait de survivre.
    Cette place-forte constituait un point stratégique pour le transport de matériel de guerre et le trafic y était intense entre la mer Baltique, la Mer du Nord et la Manche. Tellement important qu’il fut la cible de plusieurs bombardements en août 1944 et en avril 1945. Au cours d’un pilonnage du camp où dormait Pierre, Le toit du baraquement s’effondra, une poutre tomba sur la tête du captif français, un éclat de bois s’enfonça dans son crâne.
    Les médecins nazis lui portèrent secours, l’opérèrent pour lui ôter ce qui perforait sa boîte crânienne et le transportèrent avec eux pendant leur fuite devant l’armée soviétique.
    De tout cela il ne se souvint nullement car il était plongé dans un coma profond. Il reprit conscience en Pologne dévastée où des chirurgiens russes l’avaient pris en charge et continuèrent de le soigner jusqu’à ce qu’il fût capable de rentrer en France, quelques mois après la fin du conflit, alors que beaucoup de prisonniers étaient déjà revenus des camps. Après un court passage dans les mines d’Alès, il occupa un emploi réservé aux blessés de guerre. Jusqu’à sa retraite il fut le cantonnier de Gagnières, dans le Gard, village lové dans la vallée de la Ganière où les affaires se discutaient sous le platane centenaire qui dispensait son ombre aux clients du café-restaurant de la place. Sa bonne humeur constante en fit une personnalité de la bourgade, il était de toutes les manifestations municipales, les concours de coinche, les lotos et les tournois de pétanque. Cette vie paisible lui convenait parfaitement.
    
    Pourtant, il lui arriva quelquefois de piquer une colère contre les gens qui blâmaient les Germains, qui soutenaient qu’ils approuvaient tous Hitler.
    _ Les Allemands ne sont pas pires que les Français. Comme partout, il y a des bons et des mauvais, tous ne sont pas à mettre dans le même sac.
    Il pensait à ces ouvriers qui lançaient des poissons par-dessus les barbelés pour les prisonniers affamés. Ils risquaient de se faire arrêter par la Gestapo pour connivence avec l’ennemi. Il évoquait ces docteurs qui l’avaient opéré, trépané, alors que des victimes allemandes affluaient de toutes parts et que l’armée rouge commettait des atrocités sur la population. Ils auraient pu l’abandonner à une mort certaine, mais ils préférèrent le confier aux Polonais qui, eux-mêmes passèrent le relai aux Soviétiques.
    _ Le bien et le mal cohabitent en chacun de nous, en ceci l’humanité est homogène. Pour rendre la vie supportable, il faut n’en garder que le meilleur, répétait Pierrot L., Pierrot-le-sage.

    Et cet homme paisible qui ne voulait déranger personne mourut foudroyé par une crise cardiaque et non pas d’une longue maladie invalidante. Il resta ancré à jamais dans le cœur de ses proches.


        Le 1 03 2021 : Oser la timidité.

        Les timides séduisent, c’est en prenant conscience de ce fait que Gaspard a changé sa vie.

      Avant cela, conforté par ce que lui avaient répété ses parents, et ses carnets de notes élogieux, il se pensait beau, intelligent et sans égal. Il était le meilleur et il le faisait savoir à tout propos, il étalait sa science, toujours, et surtout quand on ne lui demandait rien.

      Pendant des années, d’échec en échec, il avait persévéré. Il croyait que qu’il n’en faisait pas assez, qu’il s’y prenait mal, qu’il se montrait trop modeste, trop commun et que, par conséquent personne ne cherchait à en savoir davantage à son propos. Trop terne, insignifiant, sans aucun trait de caractère fort, une eau dormante, un met insipide, trop prévisible, nul.

       Sa vanité décourageait toute tentative d’amitié, par son exubérance, sans le savoir, il avait tracé un cercle de feu autour de lui. Tout le monde n’a pas le talent de Cyrano de Bergerac. On ne l’approchait plus, on le méprisait, on fuyait son autosatisfaction, on aurait aimé qu’il doutât un peu, comme tous les adolescents de son âge.

        Au centre d’un grand vide, il ne pouvait interroger personne, pas d’ami, pas d’amie non plus, le désert des sentiments.

        Sa démarche calamiteuse ne conduisait à rien de bon. La solitude le mit sur le chemin de l’introspection. Il consulta les livres à la mode qui fleurissaient la devanture des kiosques : Valoriser sa personnalité, Comment s’imposer aux autres, Le chemin de la réussite, Apprendre à se distinguer, Exploser votre carapace. Mais ce que les psychologues prônaient, cette certitude insolente, c’était exactement ce qu’il avait exercé depuis des années et c’était ce qui l’avait plongé dans la grande désolation qui le coupait du monde.

   _ J’en ai trop fait dans cette assurance exhibitionniste, réalisa-t-il brusquement, je dois absolument faire le contraire.

        Et, du jour au lendemain, Gaspard devint un grand timide. Il commença par se taire alors que les mots lui brûlaient les lèvres, il baissait la tête quand on commença à lui demander son avis. C’était un rôle, bien sûr, mais il était doué pour se glisser avec excès dans la peau d’un personnage bien différent de lui.

      Les jeunes filles s’intéressèrent enfin à lui, car elles rêvent de façonner un être malléable pour en faire une poupée de chiffon, un serviteur docile, un esclave. Les mamans procèdent ainsi avec leurs enfants, c’est un instinct inné. Avec le silence et la retenue, il fit ses première conquêtes, il connut ses premières amourettes, il prit goût à l’aventure… et aux aventures. Cœur d’artichaut, il passait de l’une à l’autre sans scrupule. Celui qui s’était longtemps comporté comme un pédant devint vite un cruel séducteur implacable qui ne respectait pas ses amoureuses. Le retour de bâton ne tarda pas. On se remit à l’éviter, à hausser les épaules quand il tentait de s’immiscer dans une conversation. On le garda à distance.

      La stratégie de la timidité qui réussissait si bien aux autres l’avait mené au désert des incompris.

    Alors, avec la même conviction, il s’adonna entièrement à la méditation transcendantale. Or, il faut s’isoler pour méditer efficacement. Il s’isola donc, longtemps, si longtemps que sa vie s’écoula comme le torrent se perd dans la mer. Ainsi il s’égara et finit sa vie sans ami, sans compagne, sans enfant, seul avec son mal de vivre. Après l’orgueil démesuré, il avait osé la timidité. La vie est un don de la nature dont on ne peut profiter qu’en restant soi-même.



    Le 28 02 2021 : Un mari à tout prix.

    Florimond Combier en avait assez de cette guerre qui n’en finissait pas : en trois ans, il n’avait quitté le front qu’une seule fois, à l’été 1917. Il avait passé trois jours auprès de son épouse et de leur fils né en janvier 1913, un capricorne. Il avait retrouvé un vigoureux bambin qui parlait déjà presque correctement. Par contre, Célimène, sa femme ne s'exprimait pratiquement plus, elle n’avait pas desserré les dents. Pensait-elle à la cruelle séparation qui suivrait ce bref répit ? Il semblait qu’elle lui en voulait, que cette permission ne la réjouissait pas. Florimond était remonté au front avecl' étrange impression qu’une autre tranchée s’était creusée entre sa vie de soldat et celle d’avant le conflit. Il n’était plus à sa place, nulle part. Il détestait faire le soldat, il n’aimait pas être privé des siens pour des motifs nationaux qui ne le concernaient pas. Il n’avait pas jeté son sac dans son abri infecté de puces et de punaises qu’on l’appela pour préparer le prochain assaut. Au coup de sifflet du lieutenant, il jaillit de la coulée pour se ruer sur les fils barbelés qui protégeaient les positions allemandes. L’artillerie entra en action et l’enfer déferla sur le no man’s land. Et puis plus rien, il tomba à la renverse, face au ciel où les nuages noirs couraient comme des chevaux de combat. Il pensa qu’il devait se mettre à l’abri avant l’orage, puis il sombra dans un sommeil profond qu’il accueillit avec délice.

    Après trois mois de courriers adressés en vain à l’état-major, Célimène dut admettre que son époux avait disparu. Qu’était-il advenu de lui ? On n’avait pas localisé son cadavre, on ne pouvait donc pas le déclarer mort pour la France. Sans sa dépouille ni témoignages crédibles, toutes les suppositions étaient permises. Dans la furie et la confusion de l’attaque et des bombardements, personne ne pouvait assurer que Florimond n’en avait pas profité pour s’enfuir, pour déserté, pour se rendre à l’ennemi.

    _ Nous sommes désolés, Madame Combier, mais dans la situation actuelle, votre mari n’a plus de réalité, il a disparu des effectifs sans laisser de trace. Il se pourrait qu’il reparaisse un jour, demain ou dans dix ans. Il ne nous appartient pas de vous accorder la rente des veuves de guerre ni l’aide aux pupilles de la Nation pour votre enfant. Nous avons réalisé toutes les recherches et, il faut bien le reconnaître, il nous est impossible de savoir ce qui lui est arrivé.


      Célimène tenta ses propres recherches en écrivant aux camarades de Florimond, puis elle dut abandonner son enquête. Alors, une femme qui traversait les mêmes épreuves lui suggéra de visiter les hôpitaux militaires pour se dénicher un mari de substitution. On t’a volé le-tien, on doit t’en donner un autre. La pauvre femme se constitua une liste des établissements de soins où des soldats blessés physiquement ou mentalement tentaient de survivre. Les premiers estropiés jouissaient souvent de leur raison, les autres s’agitaient comme des pantins désarticulés, ils poussaient des cris d’animaux, pleuraient ou hurlaient et, en roulant des yeux fous, ils répétaient sans cesse les mêmes gestes qui ressemblaient à un rituel de danse sauvage. Ceux-là, pour la plupart, ne reconnaissaient personne, ils tremblaient ou se figeaient quand elle s’adressait à eux.

    Après la quinzième visite, elle en repéra un prostré sur un banc du parc. Il ressemblait vaguement à Florimond, il était sourd et muet et ne réagissait à aucune sollicitation. Célimène pensa que ce malheureux conviendrait et ce serait le mieux qu’il pourrait lui arriver que de regagner la chaleur d’un foyer. Elle accomplit rapidement les démarches requises et repartit avec le mort-vivant. On ne lui fit pas de difficultés, les médecins étaient trop contents de se débarrasser de ce fantôme qu’ils ne pouvaient pas soigner, même avec les moyens les plus modernes que constituaient les électrochocs.

     Elle installa son nouveau mari dans un coin de la soupente, elle approcha pour lui une chaise devant la lucarne. Docile, l’homme y prit place et n’en bougea plus. Elle montait trois fois par jour pour le laver, le nourrir et le coucher sur un grabat. Il ne se plaignait jamais, il la regardait lui passer le savon sur les bras et tout le corps. Parfois, elle croyait reconnaître une lueur de reconnaissance dans ses yeux. Le petit Joseph montait chaque jour dans le grenier pour jouer au pied du malade qui l’observait en silence.

    Quand l’inconnu décéda, deux ans plus tard, la rente de veuve de guerre remplaça celle de grand-blessé et l’enfant put se prévaloir du titre de pupille de la Nation.

    Célimène vécut à l’abri de la pauvreté jusqu’à l’âge de quatre-vingts ans, Joseph fit carrière comme officier dans l’infanterie de marine…

    
En septembre 1961, en labourant une parcelle, un paysan des Ardennes déterra des ossements. Les lambeaux de tissus et de papiers délabrés ne permirent pas de préciser l’identité du corps. On ne put que déterminer à quelle unité il appartenait, mais tant d’hommes avaient péri sur cette ligne de front que l’on préféra en rester là.


    Le 27 02 2021 : Copain d’avant :

    Mon pays natal n’était plus qu’un vague souvenir vieux de presque trente ans. La guerre m’en avait chassé, avec mes parents et, contrairement à la majorité des réfugiés, je ne remâchais aucune nostalgie. Sur ces terres au-delà de la Méditerranée, je n’avais connu que la violence et la haine. Certes, le ciel était moins clément en métropole, mais on n’y vivait pas la peur au ventre, peur de l’attentat meurtrier, de la grenade lancée à la sortie du lycée ou de la voiture qui explose en décimant les badauds qui attendent la fin de le séance pour acheter leur billet de cinéma.

    Non, je ne regrettais pas le soleil, ni les rues blanches qui rosissaient au couchant. Mais je ne pouvais pas renoncer à mon adolescence évanouie et Christian était celui qui représentait le mieux cet âge d’or de l’existence. Nous étions inséparables depuis la maternelle, sa maman était ma maîtresse à la petite zile, telle que nous nommions la garderie ou petit asile. Nous avons donc passé douze années à écouter les mêmes instituteurs, puis les mêmes professeurs puis en quelques jours, une semaine avant l’indépendance, le sort malin décida du reste de notre vie. Une terrible vague d’attentats sema la terreur dans les familles de pieds-noirs, plus de deux-mille disparus pendant la semaine du quatre juillet 1962 dans le seul département d’Oran. Nous pleurions non pas notre maudit pays mais ceux que nous avions perdus et ceux que nous allions perdre en nous éparpillant dans une vaste patrie encore inconnue de nous.

   Christian et moi, le jour de notre départ, nous nous nous sommes serré la main devant la porte de l’établissement où sa maman occupait un logement de fonction avec ses trois fils.

    _ Où vas-tu ? Me demanda-t-il avec une cassure dans la voix.
    _ Je ne sais pas encore, ai-je répondu, et toi ?
    _ Nous allons à Brive-la-Gaillarde où ma grand-mère a gardé sa maison. J’y ai passé des vacances, c’est une belle région. Bonne chance…
    _ Bonne chance à toi aussi et adieu.

    C’est ainsi que nous avons mis un terme à plus d’une décennie de fidèle amitié. Nous nous disions nos premiers émois amoureux, nos espoirs, nos déconvenues, nous repassions nos leçons ensemble, nous jouions au hand-ball sous le préau, nous regardions les camions militaires qui remontaient l’avenue Loubet à toute vitesse et leur klaxon hurlant. Il me prêtait des livres soutirés à la bibliothèque de ses frères aînés, nous en parlions jusqu’à la tombée de la nuit, assis sur les marches du secteur des grands. Ces longues discussions nous aidaient à oublier le contexte angoissant de cette nouvelle page de l’Histoire. Nous nous rassurions alors que notre monde allait exploser.

    En Seine-et Oise où je tentais de me faire une place, je pensais bien souvent à mon camarade, dans les moments de découragement ou de colère. Six ans plus tard, n’y tenant plus, j’ai cherché son adresse sur les annuaires des P.T.T.

    Tout heureux, je lui ai écrit aussitôt et quelques semaines plus tard, je reçus sa réponse. Il enseignait l’électronique dans un établissement technique de Versailles et me proposait de venir me voir le dimanche prochain.
    Mes parents le reçurent avec joie pour le déjeuner. Alors que je m’attendais à poser et à répondre à une foule de questions, lui comme moi, nous restâmes muets pendant tout le repas. Nous ne trouvions rien à nous dire, nous étions comme deux inconnus impassibles voyageant dans le même compartiment. Il éluda toutes mes curiosités, se contentant de hocher la tête de temps en temps et de m’adresser un sourire forcé. Il ne m’apprit rien à son sujet, j’ignorais comment il avait supporté le déracinement, comment sa maman et sa grand-mère s’étaient organisées pour fuir notre pays. Vers quatorze heures il déclara q0u’il devait partir, qu’il craignait les bouchons sur l’autoroute. Il ne me dit ni au revoir, ni adieu. Et il disparut de ma vie une deuxième fois. Définitivement. Il ne restait vraiment plus rien de mon adolescence dévastée.


    Le 26 02 2021 : L’invitation :

    Ce jour-là, Jérémie rentra du travail tout excité. Il n’avait intégré l’effectif de cette société de commerce de tissus que depuis quelques mois et ses perspectives d’avancement s’ouvraient considérablement. Julien Lebras, responsable des ventes était tombé malade et s’absentait de plus en plus souvent, au point de manquer quatre semaines d’affilée. Cela commençait à poser un sérieux problème d’organisation. Un jour, alors qu’il n’avait pas encore constitué son carnet de clientèle et qu’il recherchait  des rendez-vous en téléphonant du bureau, le jeune homme dut intervenir en toute hâte sur une affaire que Monsieur Lebras avait initiée. La dernière recrue s’en tira avec les honneurs et le client satisfait en avait informé le patron et lui déclara même qu’il préférait travailler avec Jérémie plutôt qu’avec le chef des ventes sur le déclin. À la suite de quoi, le propriétaire de l’affaire ne l’appela plus que par  mon petit Jérémie, il l’interrogeait à propos de sa famille, de son histoire. Était-il heureux avec son épouse, projetaient-ils d’avoir des enfants ? Combien ? À Chacune des réponses de son commercial, il approuvait par un très bien, c’est très bien. Jérémie se confiait comme il l’eût fait avec un proche parent ou un véritable ami, conscient que ces confessions l’ancraient davantage dans cette entreprise de textiles.

    Après avoir relaté les faits à son épouse Magali, il suggéra d’inviter Monsieur  et Madame Bourgeon pour le dîner de samedi soir. Il pensait formuler sa demande le lendemain, jeudi pour permettre aux Bourgeon de s’organiser. Ils passèrent le reste de la soirée à débattre du programme. Fallait-il retenir quatre couverts au restaurant français très renommé dans Paris ?
    _ C’est délicat, ils penseraient que nous avons l’habitude de mener un train de vie au-dessus de nos moyens.
    _ Je me chargerai du menu, je cuisinerai sans chichi mais bon, tel que maman m’a appris. Un chapon aux panais et pommes rôties ou une pintade aux olives et aux haricots verts et aux mogettes de Vendée.

    Le samedi vers vingt heures, les invités se présentèrent. Monsieur Bourgeon portait une bouteille de champagne et un vin de Tain-l’Hermitage. Madame disparaissait derrière un énorme bouquet multicolore.

    Le repas se déroula très agréablement, on évoqua le travail, les qualités de Julien, ses perspectives de carrière et ces dames entamèrent une discussion un peu en aparté. Elles parlèrent de leur région natale, de leur enfance, de leurs parents. Béatrice Bourgeon soignait son apparence, elle se montrait coquette et sans rides, coiffée d’un élégant chignon bas bouclé et vêtue d’un tailleur de grand couturier. Sans ostentation, elle s’exprimait en choisissant ses mots. Elle sembla étonnée quand Magali lui apprit que sa maman avait vécu longtemps à Pornic.

_ Quel heureux hasard, s’exclama-t-elle, mon époux a passé son enfance et sa jeunesse à Saint-Michel-Chef-Chef. Il y a créé sa première société qu’il a vendue après notre mariage pour s’installer à Paris.

    En entendant le nom des villes qui lui étaient familières, le vieux Monsieur Bourgeon interrompit sa conversation avec son employé pour s’adresser à la jeune maîtresse de maison.

   _ Vous dites que votre maman avait passé sa jeunesse à Pornic ? Nous étions presque voisins, il se peut même que je l’aie croisée… Comment s’appelait-elle ? Demanda le chef d’entreprise. À cet âge, j’ai connu beaucoup de monde.
    _ Elle s’appelait Jeanne Brugier après avoir épousé mon père.
    _ Brugier, Brugier, ça ne m’est pas inconnu. Quel était son nom de jeune-fille ?
    _ Elle était la fille unique de Claude et Odette Jamet.

    Cette révélation sembla semer le trouble dans la tête de Monsieur Bourgeon qui piqua le nez dans son verre de champagne.

    _ Eh bien, mon cher ami, tu connaîtras enfin à quoi ressemble le bébé que tu as fait à cette pauvre fille que tu as séduite alors que nous préparions notre mariage.

    Monsieur Bourgeon grimaça douloureusement et se leva de la table.  

     _ Vous comprendrez, mon cher petit Jérémie, que cette situation embarrassante nous impose de la retenue. En dépit de l’affection que je vous porte, ce genre de réunion amicale ne pourra pas se reproduire en raison de la peine que cela occasionnera à Béatrice.  Je suis ravi d’avoir fait la connaissance de votre épouse. Quant à vous, soyez certain que j’apprécierai de vous garder dans mon entreprise.
    Pour ne pas froisser Béatrice, il salua Magali d’une poignée de main rapide, sans la regarder dans les yeux.

    Après le départ des invités, un long silence régna dans l’appartement, seulement ponctué par le tintement des couverts qu’on débarrassait.

    _ Tu ne dois pas être mécontente, dit enfin Jérémie, il était grand temps que tu découvres le visage de ton géniteur.
    _ Pas mécontente ? Je me serais bien dispensée de connaître le monstre qui a abandonné ma mère enceinte pour aller se marier avec cette dinde maquillée comme une baraque foraine.


     Le 25 02 2021 : Les jumelles.

        Autour d’elle, Christine ne faisait que des envieuses :

    _ Oh les jolies petites filles, elles sont adorables, vous avez une chance inouïe, j’ai tant rêvé de donner le jour à des jumelles. Hélas, le Bon Dieu ne m’a pas entendue, disait la maman d’une élève de la même classe que celle fréquentée par Claire et Laure.
     _ Eh bien, si vous aimez les bessonnes, je vous les prête, prenez-les pendant une semaine et revenez me dire si vous avez toujours le même avis, répondait invariablement la mère des deux sœurs. Vous ignorez de quoi vous parlez

    Ses vraies jumelles, n’étaient pas de ces êtres hybrides sujets à tant de fantasmes, ces mystérieuses créatures bicéphales qui ressentent ensemble les souffrances, qui se cherchent perpétuellement et qui n’ont pas besoin de parler pour se comprendre.

    Claire et Laure se ressemblaient physiquement en tous points, mêmes yeux bleus, même cheveux blonds, mêmes tailles fines, mêmes voix, même rires… et c’était tout. Pour tout le reste, elles s’opposaient jusqu’à se déchirer parfois. Généralement, les jumeaux échangent leurs vêtements et leurs jouets, dit-on. Celles là n’échangeaient que des gifles et des coups de pieds. Il ne se passait pas de jour sans pugilat. Christine avait envisagé un moment de les vêtir pareillement… comme des jumelles normales. Les gamines refusaient l’uniforme, elles arrachaient leurs robes, elles se roulaient par terre pour les souiller, elles cassaient les bras de leurs poupées jumelles, elles arrachaient la tête de leurs Barbie, elles piétinaient leurs sacs à dos semblables. Il fallait leur acheter des chaussures de modèles différents, dans des magasins d’enseignes concurrentes.

    Les faire cohabiter était devenu un enfer. Elles ne voulaient pas dormir dans la même chambre et hurlaient jusqu’à ce que leur père abatte la cloison d’un grand placard pour aménager deux chambres séparées sans porte de communication.

    L’adolescence n’arrangea rien, elles choisissaient des amis différents, elles fréquentaient des groupes distincts, avec des pôles d’intérêt opposés. Laure était passionnée d’équitation et de nature quand Claire dévorait les romans policiers. L’une vivait dehors alors que l’autre passait ses jours et ses nuits à lire dans sa chambre. Comment organiser des vacances avec deux filles qui se comportaient comme chien et chat ? Chaque année, Christine les envoyait en colonies de vacances, l’une à la mer, l’autre à la campagne, dans un haras.
_ Ça leur passera, répétait le papa, sans conviction.

    Le temps ne faisait qu’empirer leur relation. Chacune détestait le petit copain de sa sœur, elles se déchiraient, se raillaient, s’invitaient à changer d’amoureux car celui-là était au-dessous de tout. Alors, pour obtenir la paix, elles abandonnaient tout projet de fonder un foyer avec quiconque.

    Et les années passèrent ainsi, dans une systématique destruction de l’autre. Toutes à leurs chamailleries, elles découragèrent leurs prétendants et se retrouvèrent vieilles filles à soixante ans. Seules, car les parents avaient disparu prématurément, épuisés par la permanente guerre domestique qui avait empoisonné leur existence.

    Tout finit par s’user. Avec le temps, tout s’en va chantait Léo Ferré. La haine entre les deux sœurs s’estompa peu à peu, Claire et Laure pouvaient enfin se parler, l’après-midi, à l’heure du thé. Après avoir beaucoup louvoyé autour du délicat sujet de leur discorde, Claire osa interroger son ennemie favorite.

    _ Pourquoi m’as-tu autant haïe ? J’ai cherché, cherché et je n’ai jamais trouvé de réponse.
    _ Pareil pour moi, je me suis toujours creusé la cervelle pour savoir pourquoi tu devenais folle à ma seule vue, répliqua Laure.
    _ C’est simple : je te craignais car tu hurlais dès que j’ouvrais la bouche, alors je criais plus fort que toi.
    _ J’avais l’impression que tu m’avais volé mon image, mon cerveau, mes envies, mes rêves. Je ne m’appartenais plus, j’étais comme possédée par le démon que tu étais.
    _ C ‘est étrange, du décris exactement le sentiment qui a longtemps été le mien. Tu représentais la partie sombre de ma personnalité, la vindicative, la hargneuse, la poison.
    _ Tout comme moi, au fond, si nous nous étions écoutées alors, nous nous serions sûrement comprises.

    Ainsi, ces deux sœurs jumelles avaient pourri leur vie par peur, pour ne pas céder la première, parce qu’elles s’aimaient trop. Ah ! Si elles avaient osé se confier au lieu de se rejeter réciproquement la faute, elles auraient sans doute gagné leur part de bonheur, un mari, une famille, la paix.



        Le 24 02 2021 : Après cette date, votre couple n’est plus valable.

        Ludovic ne comprenait pas comment ils avaient pu en arriver là. Comment avait-elle trouvé le courage de boucler sa valise, sans chercher une explication, sans tenter de se rabibocher ? Ce point d’interrogation, allait donc le hanter : qu’avait-il fait pour mériter cela ? Il n’avait rien vu venir ...

        Ils ne s’étaient pas querellés. En rentrant comme chaque soir vers 18h30, il avait trouvé Maëlle au pied de l’immeuble avec sa mallette de maquillage et un sac poubelle gonflé de vêtements. Elle guettait un taxi.
        _ Où vas-tu, demanda-t-il.
        _ Je pars, répondit-elle sèchement.
        _ Tu vas passer quelques jours chez tes parents ? Ils ont un ennui ?
        Elle lui lança un regard de biais où il lut un mépris glaçant. Il voulait savoir et se sentait prêt à l’obliger de parler. Il avait la conscience tranquille et il l’aimait encore en dépit de la dizaine d’années passée ensemble. Il l’aimait et ne voulait pas la perdre.
    L’avant veille, il l’avait emmenée dans un restaurant italien, comme ça, sans raison particulière, pour une soirée avec elle dans une ambiance cosy.
       Il ne parvenait pas à imaginer ce qui motivait ce départ subit et cette attitude dédaigneuse. Il avait en mémoire le repas qu’ils avaient partagé chez Guido qui tenait la pizzeria où ils s’étaient connus lors de la soirée organisée par sa promotion de l’université. C’était un rituel, chaque année, ils y venaient célébrer l’anniversaire de leur vraie rencontre. Avant, Maëlle n’était qu’une camarade de classe presque anonyme. Une fille que rien ne distinguait, il l’avait à peine remarquée auparavant. Mais lors de cette réunion d’anciens étudiants, il s’était passé quelque chose de mystérieux entre eux. Il avait noté que chaque fois qu’il la regardait, elle le regardait aussi. Un sourire échangé, sans être un canon de beauté, elle avait un visage agréable, elle était jolie, simplement jolie, ce qui était appréciable. Il l’avait raccompagnée chez elle, ils s’étaient revus de plus en plus souvent, au point de ne plus pouvoir se passer l’un de l’autre. Après trois mois de ce petit jeu, ils décidèrent d’habiter ensemble. Ils s’étaient trouvés et rien ne laissait présager cette rupture, car c’était bien une rupture, même s’il ne se l’expliquait pas.                                

        Ludovic se saisit du bras de Maëlle.

        _ Je te préviens, je ne te lâcherai pas avant que tu ne m’aies dit ce que tu as dans la tête. Pourquoi me laisses-tu après une décennie de vie commune.
        Elle se dégagea vivement :
        _ Pourquoi ? Tu oses me demander pourquoi ? Mais regarde les amis de notre âge, ils ont tous été pacsés ou marié. Combien sont-ils encore avec leur premier amour ? Tu ne sais pas ? Je vais te rafraîchir la mémoire : aucun ! Tous ont divorcé ou rompu. Pas un n’a franchi le cap des dix ans. Nous n’avons pas fait d’enfants, contrairement à certains qui ne se sont pas arrêtés à ça. Je te vois venir, tu veux faire de moi ta chose, ton objet. Tu as commencé à m’appeler ma chérie, puis mon lapin, bientôt tu me donneras du maman. Je n’en veux pas, je veux garder notre aventure intacte avant que nous ne vivions plus à deux que par habitude.
       _Tu as peut-être envie, d’être mère, c’est normal, mais cela peut s’arranger. J’aurais dû m’en préoccuper, j’aurais dû le voir, pardonne-moi.
        _ Mais tu n’as rien compris, mon pauvre Ludo. Tu es gentil, je n’ai rien à te reprocher, cela ne dépend ni de toi, ni de moi. Comprends qu’à notre époque, les couples de dix ans, ça ne se fait plus et c’est très bien ainsi. Après ce délai, les couples ne sont plus valables. Il y a péremption.
       
         Elle s’empara de ses affaires et se planta au milieu de la rue pour obliger un taxi à s’arrêter, elle s’y engouffra et disparut à jamais_ Je ne comprends toujours pas ce que j’ai fait, bredouilla Ludovic. Si je le savais… Si elle m’avait avoué qu’elle en a rencontré une autre... Mais non, je l’aurais vu… J’aurais préféré pourtant...

      


    Le 23 02 2021 : Abnégation Vaillance et Compassion.


    

Au Centre de rééducation fonctionnelle de la Châtaigneraie de Menucourt dans le Val-d'Oise, on s’efforce d’aider ceux que la vie a maltraités. Dans les longs couloirs du premier sous-sol, on croise des malheureux en chaise roulante, d’autres arc-boutés sur un déambulateur, et d’autres enfin qui s’appuient sur des cannes ou des béquilles. Ceux là ont été opérés après une fracture grave, leurs jambes sont hérissées de broches qui traversent leurs chairs. On rencontre aussi de jeunes gens, filles et garçons vêtus de polos rouges ou noirs et de pantalons de toile blanche. Ils vont d’un atelier de soins à un autre, suivis comme de leur ombre par des étudiants futurs kinésithérapeutes ou ergothérapeutes. Leur optimisme, leur volonté sans faille en font des alliés indispensables des patients. Ils accomplissent de vrais miracles en permettant de marcher à des personnes qui, quelques semaines plus tôt, étaient incapables de tenir debout.

Et puis il y a aussi ceux que l’on ne voit que rarement, ceux qu’on déplace sur des brancards pour les masser à l’écart dans un box individuel, on les baigne dans la piscine pour dénouer leurs articulations et réveiller leurs nerfs.


    Je réapprenais à marcher en parcourant des longueurs de couloir quand, par l’entrebâillement d’une porte, j’aperçus une dame allongée sur le dos sur une table de massage. Près d’elle, un jeune homme semblait prostré. Il lui tenait les mains et caressait ses doigts avec une grande délicatesse, penché sur elle, tandis qu’elle fixait le plafond, figée, imperturbable. Qui était ce garçon si attentionné ? Son fils, son petit-fils car la maigreur des jambes de la malade me laissait présumer qu’il s’agissait d’un personne très âgée.

    Je fis part de mon interrogation à la kinésithérapeute qui marchait derrière moi en tenant mon épaule, prête à me retenir si je titubais.

_ Cette pauvre mamie a fait un AVC et depuis plus de six mois, nous nous efforçons de la ramener à la vie. Elle ne parlait pas, elle était incapable de se mouvoir dans son lit, elle ne reconnaissait personne. Elle progresse très lentement mais elle progresse. Ne désespérons pas, quand elle commencera à vraiment se réparer, cela ira beaucoup plus vite. Nous ferons notre possible sans désespérer, nous savons qu’il faudra bien travailler avec elle, car dans cette lutte, les soignants ne sont pas seuls. Le plus gros du travail est accompli par les patients. S’ils ne veulent pas s’en sortir, nous ne pouvons rien pour eux.

_ Comment savez-vous que cette dame veut guérir ?

_ À force, nous arrivons à nous comprendre, à communiquer avec des petits riens. Une étincelle dans le regard, une tentative de sourire...

_ La présence de son fils doit l’aider.

_ Ce n’est pas son fils, c’est le kiné qui l’aide. Il est seul à la manipuler.

_ Comprend-elle ce qu’il lui dit ?

_ Nous ne nous posons pas cette question. Nous faisons comme si elle nous entend… et peut-être nous entend-elle. Je ne doute pas que dans un mois ou dix mois, nul ne peut savoir quand, cette grand-mère parcourra des longueurs de couloir, comme vous aujourd’hui. Souvenez-vous, il y a quatre mois, vous ne teniez pas sur vos jambes.

_ Et vous, comment tenez-vous le coup face à cette détresse ?

_ Certaines questions nous sont interdites, par exemple nous ne nous demandons jamais combien de temps cela prendra. Nous ne baissons pas les bras, nous sommes des petits soldats, nous luttons, c’est tout. Et surtout, nous considérons qu’ici il n’y a pas de classes, chacun de nos patients mérite le meilleur de nous car nous ne pouvons pas économiser nos efforts devant la souffrance humaine, nous soignons également les grands de notre société comme les plus démunis. Cette dame est seule au monde, sa fille ne vient jamais la voir, elle ne supporte pas le spectacle de sa maman ainsi diminuée.

_ Comment faites-vous pour l’accepter ?

_ Moi ? Répondit-elle, moi, c’est plus qu’un métier, c’est ma vocation. Pas une seule seconde je n’ai regretté mon choix. Voyez mon collègue, il caresse le doigts de la patiente pour réveiller ses sensations, il lui parle en même temps pour l’encourager, il lui dit : Vous êtes courageuse, continuez, c’est très bien.

_ Elle le comprend ? Elle y croit ?

_ Elle l’entend, elle comprend qu’elle n’est pas abandonnée et, si le kiné y croit, elle finit par y croire aussi. C’est vraiment un beau métier que le nôtre.

_ Cela ne fait pas le moindre doute.

Je sentais sa main agrippée à mon épaule et je n’avais pas peur de tomber, je ne risquais rien.


     Le 22 02 2021 : L’art de gouverner.

   Brassac tenait bien en main son aréopage. Depuis sa réélection pour un nouveau mandat, il avait appris comment imposer le silence quand le débat dégénérait et que le fil de la discussion partait en vrilles : avec son stylo ou sa cuillère à café, il tapotait son verre ou sa bouteille. L’ordre régnait aussitôt et on reprenait calmement le sujet du jour.

    Ce mardi justement, son comité restreint devait trancher la question des panneaux publicitaires qui défiguraient la villes, masquaient les carrefours et les signalisations routières.

    Certains évoquaient l’apport d’argent qui aidait les foyers modestes saignés par le remboursement des prêts sans lesquels ils n’auraient jamais pu acquérir le pavillon de banlieue, en sacrifiant une parcelle de leur jardin.

    Moriot se tamponna les lèvres avec sa serviette et leva l’index comme à l’école. Brassac lui accorda la parole en le priant d’être bref car son emploi du temps était chargé. Il ignorait comment il allait se débrouiller pour réaliser ce qu’il avait prévu.

    Le responsable de l’environnement suggéra que le problème provenait non pas du principe des panneaux eux-mêmes ou de leur emplacement, mais plutôt de leur conception. Si leur fonction était d’attirer l’œil, les éléments de mobilier urbain avec ses annonces déroulantes, son éclairage, dix fois plus petits que ces imposants murs de planches utilisés généralement à l’entrée des agglomérations et qui provoquaient ces réactions de rejet épidermiques. Ce système présenté était visible même de nuit, plus sûr car sa faible portée au vent le rendait plus résistant à la tempête, son entretien, son remplacement en cas de vandalisme étaient assurés par contrat avec le fabricant. Le budget était donc plus contrôlable.

    On poursuivit le tour de table en envisageant différentes mesures sociales pour attirer les voix des électeurs. On évoqua les nuisances de bruit provoquées par le passage des poids-lourds.

    Moriot dressa encore une fois le doigt. Pour ne pas braquer la susceptibilité de l’opposition, pourquoi ne pas demander au fabricant de prévoir en alternance avec la publicité, un message d’utilité publique tel que la lutte contre le cancer, les incivilités au volant ou pour la protection de la nature. Brassac approuva l’idée et procéda au vote à main levée.

    Ensuite, le leader paya les consommations et fixa un nouveau rendez-vous pour la semaine prochaine, même heure, même lieu.

    Celui qui se chargeait du rapport de séance râla un peu, comme à son habitude, arguant qu’il n’avait déjà pas beaucoup de temps et qu’il ne savait pas s’il pourrait tirer un exemplaire pour chacun, sans compter le prix de l’encre et de l’usure de l’imprimante.

    Les autres participants, en compensation, le dispensèrent de payer sa tournée. On se serra la main et on se sépara, certains partirent ensemble à la pêche, d’autres restèrent au Bar des Sénateurs pour la partie de belote, et les derniers rentrèrent chez eux pour bricoler.

    Ainsi, régulièrement, ce conseil de bénévoles refaisait les lois, traitait des grands sujets de société, prenait des mesures pour améliorer la diplomatie, gratuitement car ses délibérations ne servaient à rien et restaient définitivement dans le cadre privé de ce troquet.

    Aucun des participants ne se présenta jamais aux élections municipales car, enfin, à chacun son boulot.

    Que de talent gâché ! Quand on pense au prix que coûtent le gouvernement, les députés, les parlements et les commissions pléthoriques dont on ne voit jamais les effets bénéfiques sur notre vie...



    Le 21 02 2021 : Le héros de guerre

   Il est de ces hommes que la guerre révèle. Lui qui menait une vie bien modeste, loin de tous les dangers, par la force des circonstances très particulières, il a risqué sa peau pour libérer la France de l’occupant nazi.

   Soixante ans après le conflit, il portait toujours dans sa poche une carte d’identité militaire frappée du sigle de la Royal-Air-Force. Il s’y montrait rayonnant, coiffé d’un calot de jeune lieutenant épaule en avant décorée d’une barrette d’aspirant.

    Avait-il fait sa carrière dans l’armée comme il le racontait ? Avait-il combattu ensuite en Indochine et plus tard dans la Maghreb qui réclamait son indépendance ?  Dans les conversations, il s’arrangeait toujours pour introduire habilement son sujet favori : un épisode de sa glorieuse expérience sous les drapeaux d’une armée française qui n’existait pas car en 1940, les Allemands avaient interdit à la France de la collaboration la conscription comme l’armée de métier.

    Alerté par quelques incohérences et contradictions, moi qui n’ai jamais applaudi au bruit des tambours des commémorations, j’ai prêté l’oreille plus attentivement à ses récits. Je lui ai posé quelques questions : 

    _ Comment as-tu rejoint l’Angleterre ? Où étais-tu cantonné en Allemagne après la défaite des nazis ? Dans quelle arme as-tu combattu ?

    Il me répondait par des circonvolutions destinées à m’embrouiller l’esprit : _         _Attends, c’est particulier, en quittant l’École des Officiers de Réserve avec le grade d’aspirant, j’ai intégré l’armée de l’air dissoute ensuite par les nazis, j’ai été muté chez pompiers de Marseille. Seul l’uniforme de la sécurité civile était alors toléré: la police, la gendarmerie, les Postes et les pompiers. C’est là que j’ai accompli mon temps.
    _ Et tu as rejoint la résistance…
 _ Pas exactement, je ne pouvais pas, nous étions tellement surveillés… certains de mes amis ont réussi à quitter la France pour regagner Londres, moi, je n’ai pas pu, on nous avait à l’œil, comprends-tu ?

    Je compris surtout qu’il s’inventait des aventures guerrières, qu’il avait passé son temps à l’abri et n’avait jamais quitté la zone libre où il avait déniché une planque. Comme c’était mon ami, je ne voyais pas l’utilité de l’accabler. Chacun a la vie qu’il mérite.

    Par la suite, en approchant le groupe d’anciens combattants auquel mon père appartenait, je vérifiai que ceux qui se vantaient de leurs exploits n’avaient en réalité rien fait dans l’intendance, à l’arrière des combats.

    Les plus vaillants soldats, ceux qui chantent leur courage, sont ceux qui ont passé leur temps à chercher une bonne planque et ne sont jamais servi d’un fusil… S’ils peuvent se prévaloir d’une vie inventée, pourquoi pas ? La guerre a drainé tant de vilenies et de mensonges, un de plus, un de moins… Une bonne imagination remplace avantageusement une blessure de guerre.

    Alors, direz-vous, la carte de la Royal-Air-Force était un faux?
    _ Pas du tout, à la libération, les Britanniques récupérèrent pour quelques mois la gestion de ce qu'il restait de notre armée de l'air et c'est ainsi que notre aspirant de réserve qui rempila à la fin de la guerre bénéficia de cette prestigieuse preuve de sa bravoure.

   

       Le 20 02 2021 : Cherami.

      Cherami était devenu une personnalité dans la bourgade de sous-préfecture. Avec le temps, les commerçants s’étaient habitués à ce sympathique clochard ainsi surnommé car il s’adressait à chacun avec une certaine préciosité : Cher ami, une petite pièce de votre part me permettrait de boire un verre de rouge pour supporter ma condition, sinon, un simple billet me remplirait l’estomac et rendrait le vin moins nocif. Toujours courtois, jamais invasif, il passait la tête par la porte entrebâillée en se gardant de franchir le seuil, conscient que son intrusion dans un magasin pouvait déranger les clients et le personnel. Ses hardes et les vêtements à la dernière mode ne faisaient pas bon ménage.

    Il errait dans les rues pendant la journée pour disparaître à la tombée de la nuit. Effectuait-il du gardiennage dans un entrepôt ou une ferme aux frontières de la ville ? S’il travaillait, ce ne pouvait être qu’au noir, sans feuille de paie, sans cotisation sociale, sans garantie de l’emploi ni règle du travail. Il n’était pas homme à réclamer de l’aide auprès des services sociaux. Il se serait déconsidéré car la chaîne qui le liait à sa pauvreté était, selon lui, la marque de sa liberté. Il se contentait de peu, de très peu, parfois de rien mais ne se plaignait jamais. Il subsistait tant bien que mal en exerçant des petits boulots. Avec la culture qu’on devinait à travers son vocabulaire recherché, on imagine que, s’il l’avait voulu vraiment, il aurait pu postuler à un poste de commercial ou de fonctionnaire, ou, pour le moins, d’employé municipal.

    Mais Cherami n’était pas du genre à se soumettre à une quelconque règle professionnelle, à des horaires, ou à un rendement. Il n’était pas prêt à renoncer à sa vie de bohème. Aux beaux jours il aimait bien se promener sur les berges de la Seine. Assis sur une pierre pendant de longues heures, il contemplait le fil de l’eau, s’évadait avec une péniche qui glissait vers Rouen ou Paris, il imaginait les îles verdoyantes peintes par les impressionnistes, et les heures défilaient comme passent les chalands nonchalants.

    Vers la fin du mois de septembre, quand les jours commençaient à rétrécir, Cherami disparut sans que quiconque s’en inquiétât vraiment. Après tout, il n’avait de compte à rendre à personne, pas d’épouse ni d’amoureuse, pas d’enfant, même pas de chien. Je suis un self-made-man, comme Jésus Christ. Je ne dépends que de moi-même se plaisait-il à répéter.

    Après quatre jours sans le voir, les commerçants s’inquiétèrent sérieusement. Où était-il ? Il s’était peut-être noyé dans le fleuve, alors qu’ivre-mort, il errait sur les rives. Une équipe de cinq bénévoles se constitua rapidement et se lança à sa recherche à partir de l’endroit où il avait été aperçu pour la dernière fois par des enfants. Ceux-ci indiquèrent que le vagabond marchait vers l’aval sur le chemin de halage alors qu’ils jouaient à faire des ricochets. Ils précisèrent même qu’il se mêla au concours de rebonds un long moment avant de reprendre sa balade.

    Ses amis longèrent le courant en fouillant les méandres, les empierrements effondrés, les branchages entremêlés arrachés par la dernière tempête.

    À plus de six de kilomètres de la ville, ils entendirent des gémissements qui provenaient d’une buse en béton abandonnée sur une petite plage de graviers. Cherami était là, recroquevillé dans ce qu’il croyait être un abri sûr où il avait projeté de dormir.

    En cette saison, la chasse était ouverte. Les lapins fréquentaient les talus où ils creusaient leurs terriers. Un Nemrod du dimanche avait cru distinguer la tête caractéristique d’un lièvre devant la conduite d’égout. Il ajusta et tira une cartouche. Un grand hurlement de douleur lui répondit et Cherami jaillit du tuyau où il s’était allongé, tranquille, les pieds dehors, au frais. Le chasseur maladroit pensait avoir vu le V formé par les deux oreilles de léporidé. Il cribla de plombs le bas des jambes de notre vagabond qui séjourna ensuite dans une chambre d’hôpital, puis dans une maison de convalescence, puis dans un foyer réservé aux sans-abri.

    Vivre entre quatre murs, sous surveillance constante, s’astreindre à des horaires pour les repas, partager sa chambre, consulter les médecins, les infirmières, c’était trop lui demander. On l’obligea à marcher avec une canne, à ne pas s’éloigner de l’asile s’il voulait bénéficier plus longtemps de l’aide matérielle et des soins qu’on lui prodiguait. C’était trop lui demander. Il devint silencieux, neurasthénique, sujet à des colères subites. Ce n’était plus Cherami au sourire perpétuel que les habitants avaient l’habitude de côtoyer.

    Ce qui devait arriver se produisit : une nuit, l’oiseau déserta sa cage. Il disparut de la ville, du département… et peut-être aussi de ce monde.

    Adieu, Cherami, as-tu trouvé la paix, là où tu te trouves ?

       

    Le 19 02 2021 : Bébert se met au vert.

    Bébert est un vrai Chti du Nord, avec l’accent, la gouaille, la gaieté spontanée et le goût pour la bière. C’est ce penchant qui lui fit choisir de servir les clients derrière le comptoir de sa brasserie. de quartier. Son établissement se tenait sur le port de Boulogne-sur-Mer. Comme c’était un garçon sans complication, il appela son établissement Chez Bébert. Les dockers composaient l’essentiel de sa clientèle. Au gré des déchargements, ils venaient avaler vite fait le sandwich au pâté fait maison, et une bière pression partagée avec le patron

    Il était favorablement connu pour son infatigable bonne humeur, il saluait toutes les personnes qu’il croisait : gentiment, il s’informait de la santé de chacun et serrait plus de mains qu’un président.

    Sur les quais, chacun lui rendait son salut… Sauf cette dame à la moue pincée qui l’ignorait ostensiblement. Bébert se fit un jeu de la saluer avec une constance admirable. Il espérait finir par la convaincre de répondre à son bonjour. Après avoir persévéré des années il s’avoua vaincu et transforma ses salutations par un laconique salut romain, la main droite levée.

      À soixante-cinq ans, le foie détruit, il fut bien obligé de prendre sa retraite. En dépit de son amour pour son Nord qui e qualifiait pas encore de Hauts-de-France, il voulut s’éloigner de la grisaille et de la tentation de s’adonner à la blonde sans faux col qui détruisait son foie. Il compulsa les brochures des ventes immobilières dans le Midi. Il acheta sur plans un pavillon au Cap-d’Agde dans un lotissement qui jouxtait le camp de nudistes, mais ce n’est pas ce point qui l’intéressait le plus. Le prix de la maison était dérisoire et la vente de la brasserie couvrit largement le coût de l’acquisition.

    Une semaine après son anniversaire, il déménagea sur les terres du Languedoc. Là, il déchanta quelque peu en découvrant que son pavillon était réservé aux vacanciers et ne pouvait pas être considéré comme habitation principale. Le promoteur avait caché cette particularité pour réussir à récupérer son investissement. Heureusement, devant l’afflux de propriétaires floués, le maire révisa les restrictions et Bébert put occuper son logement avec l’accord de la municipalité.

        Il s’habitua à la proximité des nudistes qui se cantonnaient à circuler sur la trottoir d’en face et n’avaient pas le droit de traverser la voie sans être vêtus décemment.

        Bébert entretenait sa maison, il bricolait pour finir les travaux bâclés par les entreprises. Il se mit en tête d’empêcher les mauvaises herbes de pousser trop près de son mur de clôture et de faire sauter le crépi.

        À quatre pattes, muni d’une gouge, il déracinait les pissenlits et les ronces qui poussaient au pied de son muret. La tête baissée, dans cette position peu valorisante, il distingua des pieds nus devant lui. Il se dressa sur ses genoux pour se retrouver quasiment nez-à-nez avec le bas-ventre d’une dame nue.

       _Excusez-moi, dit la femme hautaine qui le snoba si longtemps, n’êtes vous pas de Boulogne-sur-Mer ? Je restais près de votre café, là-bas.

    Bébert se hissa douloureusement pour échapper à l’embarrassante confrontation avec l’intimité de la passante.

          _ Je suis de là-bas, mais vous ne ressemblez pas à ma voisine, celle qui ne daignait pas répondre à mon salut. À l’époque, vous aviez peut-être honte de votre aspect qui était pourtant très correct, alors qu’aujourd’hui, vous voilà plus nue qu'un lombric . Vous ne craignez pas de me montrer vos fesses.
      Vexée, la dame tourna les talons pour regagner le trottoir qui lui était réservé, permettant à Bébert de découvrir le côté pile de son anatomie.
         _ Bonne journée à vous, lança Bébert, je ne crois pas que j'aurai l'occasion de vous saluer encore....à moins de me promener aussi à poil! 


       Le 18 02 2021 : Un vie parmi d’autres.

    Vous en connaissez certainement, des êtres qui sont passés près de vous, parfois très près, et qui ont disparu aujourd’hui sans laisser de trace et vous vous demandez à quoi a servi leur existence. Des gens modestes qui ont tâché de ne pas faire de vagues, de ne pas vouloir refaire le monde.

         Leur ambition ? Ne rien devoir à personne, se dévouer à leur famille, tenir leur maison correctement, se sacrifier pour que les enfants aillent le plus loin possible dans leurs études, qu’ils deviennent quelqu’un de bien.

    Ils n’y parviennent pas toujours, par manque d’autorité ou de savoir faire, parce qu’ils n’ont pas été assez vigilants au changement du monde, à l’évolution de la morale et des mentalités. Dès l’adolescence, bien souvent, leurs gamins partent en vrille, ils renient la façon de vivre de leur père, de leur mère et ils accumulent les erreurs de parcours. Plus tard, ceux-là diront peut-être ah, si j’avais su… Pas certain qu’ils réalisent.

    Chez eux, quand ils osaient donner leur avis lors du repas dominical, ils s’attiraient des moqueries, on les traitait d’arriérés, de rétrogrades, alors souvent, ils préféraient garder le silence, ils se taisaient pour ne pas mettre en danger un semblant de cohésion familiale.

    Le temps est assassin, pour eux plus que pour les autres et quand la fin arrive, la famille vole en éclats. La fratrie que le rituel du dimanche ne réunit plus, la maison a perdu son âme, les liens se diluent, chacun part de son côté. Après les formalités chez le notaire pour se partager l’héritage, la maison est vendue, personne ne veut y vivre, on préfère acheter un appartement. On ne se voit plus, c’est à peine si parfois, le jour anniversaire du défunt, on se téléphone pour réveiller un souvenir très ancien. Un sms suffit. Te rappelles-tu, frangin ? Non, je ne vois pas de quoi tu parles.

    On pense de moins en moins souvent à celui qui a quitté ce monde, les fleurs se dessèchent dans le vase sur sa tombe, cela ne sert à rien, on ne remplace plus les chrysanthèmes pour la Toussaint ou la fête des morts. Ce jour-là, on préfère promener les petits en forêt, ils ont besoin de respirer. Pourquoi évoquer le papy ou la mamy devant eux ? Ils ne s’en souviennent plus, ils étaient trop jeunes. C’est à peine si on leur a montré une photo, un jour de pluie, pour passer un moment.

    Et puis la mémoire est poreuse, on oublie les êtres qu’on a aimés, il paraît que c’est normal : il faut faire de la place dans notre cerveau comme dans nos tiroirs, créer de l’espace pour ceux qui arrivent.

    Ils semble que nos parents s’en sont allés comme s’effacent les ombres, sans faire de bruit , pour ne déranger personne. Ils ont fait leur temps, ils ne comptent plus. Ils ne servent plus à rien, ils ne sont plus que des ombres fugaces.

    Que voulez-vous ? Les mois et les années défilent trop vite, on ne peut pas, on ne doit pas regarder sans cesse en arrière. On doit avancer, toujours se tourner vers l’horizon vers lequel l’âge nous pousse inexorablement…

    Demain, qui sait si ceux que nous avons aimés, ou leurs enfants auront une pensée pour nous ? Devant un portrait de groupe sur papier mat, ils demanderont, le doigt posé sur une inconnue aux cheveux blancs : qui est-ce ?

    Qui leur répondra : Mais enfin, c’est ta grand-mère !


     Le 17 02 2021 : Le Petit-Poucet.


    Ils étaient rares, ceux qui connaissaient son prénom. Depuis la maternelle, on ne nommait que Petit-Poucet. Il avait pourtant un joli prénom : comme il est né en criant et en gigotant comme un beau diable, sa maman l’avait baptisé Alexandre en pensant que son enfant doté d’un tel caractère allait conquérir le monde, colle Alexandre-le-Grand. Or l’enfant ne grandit guère et eu du mal à franchir le mètre sous la toise. Il était définitivement, irrémédiablement petit, en dépit des médecines, des vitamines et des hormones que ses parents lui faisaient ingurgiter. Ses membres étaient bien proportionnés, sa démarche élégante et souple, les traits de son visage, son sourire, ses yeux bleu-vert retenaient le regard agréablement. Il ne souffrait d’aucune anomalie si ce n’est a petite taille. Un à un, il vit s’effondrer ses rêves de gosse, la plupart des métiers lui étaient interdits : il était trop court pour être motard dans la police, ainsi que pompier ( il ne pouvait pas poser le pied sur la première marche du camion), ni pilote de course (les pédales restaient inaccessibles à ses jambes d’enfant de cinq ans), ni bûcheron canadien (impossible de s’attaquer à un tronc centenaire avec une hachette adaptée à ses bras).

    Aussi, on ne l’invitait jamais à jouer au football, de peur de le faire tomber et de le blesser, il ne faisait partie d’aucune équipe de relai à la course, il était cantonné à la fonction de celui qui surveille les affaires des autres pendant les matchs. Il faisait tapisserie pendant les anniversaires, aucune jeune fille n’acceptait de danser avec lui.

    En classe de sixième, Il commença à prendre conscience qu’il ne pouvait pas participer aux mêmes jeux que ses camarades. Désespérant constat qui le reléguait à la marge de l’humanité.

    Et pourtant, un événement mit un terme à son avilissante vie de nabot. Un hasard facétieux voulut qu’en rentrant du collège, un attroupement de curieux s’était formé autour d’un regard situé au beau milieu du trottoir. Un tube cylindrique en béton descendait à plus de trois mètres de profondeur. Le conduit ne mesurait pas plus de quarante centimètres de diamètre. Au fond du trou, on distinguait le crane d’un enfant qui avait malencontreusement glissé, les bras le long du corps. Il ne pouvait pas s’accrocher à la corde que des égoutiers tentaient de lui passer sou les aisselles. On parlait de faire venir une pelleteuse pour agrandir le puits. Inconcevable, l’enfant était fatigué et sa tête roulait sur son épaule.
    _ Je veux bien tenter d’aller le chercher, proposa Alexandre. Attachez-moi par les chevilles et faites-moi descendre lentement. Je parviendrai peut-être à le saisir et vous nous hisserez lentement.
    _ Il faudrait l’accord de tes parents, objecta un secouriste.
    _ Nous n’avons pas de temps à perdre, vous voyez bien qu’il faut le libérer de ce piège.
  Ainsi fut fait. On noua ses pieds et on le glissa dans le goulot où il descendit sans mal. Il put agripper le malheureux gamin et donna le signal de la remontée. Deux minutes plus tard, les deux enfants se tenaient serrés dans une couverture, dans une ambulance qui les transporta à l’hôpital pour un simple contrôle.

    Évidemment, l’affaire fit grand bruit. Petit-Poucet devint Grand-Poucet aux informations régionales, son aventure fit le buzz sur les réseaux sociaux et plus personne ne s’aventura à railler Alexandre-le-Petit qui connut des années de gloire, dans sa petite ville natale où il était cité en exemple.

    


    Le 16 02 2021 : Le vieil homme et la mère.


    Gabriel était un brave garçon, mais il était le seul à le savoir et c’était il y longtemps. À soixante ans, il avait fait son trou à la force du poignet et menait son entreprise à coups de gueule avec son personnel, à force de ruses et de sourires avec ses clients qui le considéraient comme un énergumène un peu bizarre, un peu caractériel mais qui n’avait jamais failli à sa parole, quelqu’un de sûr qui remuait ciel et terre pour livrer en temps et en heure des produits irréprochables ; Dans le métier, on se répétait : Gabriel, c’est quelqu’un de droit. Certes un type rigide comme une barre de fer, qui n’avait jamais réussi à garder une épouse plus de deux ans, ni plus d’un an pour ses compagnes. Après une série de tentatives malheureuses, il résolut de ne plus épouser ni accueillir une femme à demeure chez lui car, pensait-il, elles partaient toutes avant de lui laisser le temps de révéler sa nature profonde. Il se voyait comme un grand incompris à qui l’amour ne lui laissait aucune chance de montrer sa vraie nature : un vrai tendre, un doux dedans.

    Pour ne rien arranger, Monsieur se montrait plus susceptible qu’un gamin de quinze ans. Celle qui voulait tenter le diable devait mettre son amour-propre au fond de sa poche et subir sans broncher. Cela n’arriva évidemment que très rarement, toutes les imprudentes faisaient leurs valises, épouvantées par ses colères incontrôlables.

    Dans son entourage, on entendait souvent : Gabriel ne s’arrange décidément pas avec l’âge, il faut le prendre avec des pincettes. Qu’est-ce que ce sera dans cinq ans !toujours.

    Il existait pourtant une femme qui avait autorité sur cet ours. Elle s’appelait Denise, elle avait vingt ans de plus que lui, il l’aimait en dépit de son mauvais caractère qu’il avait sans doute hérité d’elle. Elle seule pouvait lui imposer ses volontés, elle seule élevait la voix devant lui quand il la contrariait, elle seule avait la capacité de le faire devenir aussi docile que le petit garçon qu’elle avait mis au monde, il y avait six décennies. Denise était une fille-mère, ce qui la marquait du signe de la honte, à cette époque.

    Quand il courbait l’échine devant ses caprices, c’était sa façon de la remercier pour les sacrifices qu’elle s’était imposés, non pas à cause de lui, mais pour lui. Elle ne connu jamais d’autre homme pour pouvoir se consacrer à son fils, son petit. Et lui, il la voyait toujours aussi belle que dans son souvenir, quand elle l’accompagnait à l’école en le tenant par la main.

    Peut-être faisait-il payer aux autres leur chance d’avoir eu un papa et une maman unis sur son berceau. Il en voulait à tous ceux qui n’hésitaient pas à se débarrasser de leurs aînés en les enfermant dans une maison de retraite, un EHPAD, ou les abandonnait à une terrible solitude dans leur pavillon de province, loin des commerces et des administrations. Ils auraient fait piquer leurs vieux s’ils avaient pu, et cela, Gabriel ne le supportait pas. Il enrageait en les entendant se plaindre des contraintes subies par la faute de leurs parents. Les ingrats !

    Avec sa maman Gabriel était un ange, pour toujours un bébé à peine sorti de son ventre. Loin d’elle, il hurlait à tort et à raison comme un nourrisson mais avec elle, c’était un ange.



    Le 15 02 2021 : Valentin et Juliette.

    Valentin savait que son prénom était un atout, un miel pour les femmes.

Il n’avait jamais eu à se creuser la tête pour aborder, retenir l’attention et enfin séduire celles qu’il convoitait. Il détenait un sésame secret pour s’ouvrir les cœurs. Un simple Bonjour, je m’appelle Valentin et l’affaire était dans le sac, sans se fatiguer, naturellement, il s’y habitua comme s’il était normal de posséder ce don. Comment résister au Saint-patron des amoureux ? Ses vues étant toujours satisfaites sans effort, il ne s’attachait pas comme il l’aurait dû à ses conquêtes trop aisément acquises. Il se lassait rapidement et passait sans scrupule à la prochaine expérience. Il savait que son célibat n’allait pas durer et qu’il n’aurait pas le temps d’éprouver la solitude, comme la plupart des garçons de son âge. Ainsi il ignorait la valeur des gens avec lesquels il ne cherchait même pas à approfondir ses relations, il se contentait du superficiel, du rapide, du vite-fait avant de se remettre à l’affût. Sa renommée de bourreau des cœurs ne désespérait pas les demoiselles qui lui tournaient autour au risque de se brûler les ailes. Est-ce par orgueil, dans l’espoir secret d’être la première et peut-être la seule à amadouer le grand fauve et, pourquoi pas, d’en faire un toutou ? Celles-là ne tardaient pas à déchanter.

    Valentin était tout sauf un saint et, précisément, il se révélait plutôt un diable cruel et destructeur qui se débarrassait de ses victimes aussitôt après le avoir consommées. Les prétendantes s’épuisaient vainement et, comme il vivait dans une petite sous-préfecture de province, son aura ne brilla guère plus de quatre ans. Ensuite, il constata l’ampleur du vide qu’il avait provoqué autour de lui. Les garçons le raillaient, les filles le fuyaient… jusqu’au jour où une nouvelle élève intégra sa classe. Elle venait de Paris, ce qui ajoutait à son charme. Elle s’appelait Juliette, un autre prénom porteur de fantasmes. Un autre symbole de l’amour fou, de la passion qui emporte toutes les résistances, qui abat toutes les oppositions. Mignonne sans ostentation ni manières, pas vraiment une beauté mais simplement jolie, ce qui inspire la confiance. Elle connaissait l’importance d’un prénom sur l’ascendant que l’on a sur les autres. Juliette attirait l’attention des jeunes-hommes autant que Valentin avait subjugué les jeunes-filles. Mais, comme elle bénéficiait des mêmes armes, d’instinct, elle se méfia de Valentin. Elle ne lui accorda pas un regard, c’est à peine si elle le salua comme elle salua les autres élèves.

    Piqué au vif, le séducteur méprisé déploya des ruses de sioux pour l’approcher et se rendre intéressant. Or, il n’avait jamais appris la carte du tendre. Il ne savait pas écouter, il ne savait pas se taire au bon moment et la demoiselle, fine mouche le laissa s’enliser dans le doute, la désespérance, la peine profonde, la désillusion. Il se tint à l’écart des autres, ne répondait à personne, passait son temps à renifler et à ses ronger les ongles. Il avait perdu sa superbe. Il faut avoir souffert pour aimer. Il faut avoir pleuré pour reconnaître le grand amour. Juliette l’avait envahi sans se donner du mal, en existant simplement. En silence, elle occupa son cœur, son esprit, ses jours et ses nuits. Il jeta les armes en même temps que son amour-propre. Il lui dit le premier je t’aime qu’il eût jamais prononcé. Elle lui rit au nez, il insista, il lui répéta chaque jour jusqu’à ce qu’elle lui réponde : Ah bon ? Tiens donc… Alors, peu à peu, insensiblement, elle le laissa venir. Et quand elle le sentit près à tomber comme une pomme mûre, elle le releva et le rassura.

    Et ils entamèrent une histoire d’amour exclusif, comme on les lit dans les romans. Un de ces amours qui dure une vie, qui fait rêver et qui rend jaloux le reste de l’humanité.



    Le 12 02 2021 : Elle aimait la mer.

    Lucie découvrit la Méditerranée à quatorze ans, ses parents avaient travaillé cet été-là et l’avaient envoyée en colonie de vacances sur la Côte-d’Azur, aux portes de l’Estérel, près de Saint-Raphaël. En descendant de l’autobus elle ressentit un choc dans la poitrine. Subjuguée, elle ne pouvait pas détacher ses yeux de l’immensité bleue parcourue de frissons verts sous les caresses du vent.

    Elle assista à un somptueux coucher de soleil, si différent de celui qu’elle contemplait à Paris, du haut de la butte Montmartre, sur les marches du Sacré-cœur. Elle croyait alors que c’était le plus beau spectacle que la nature pouvait lui offrir… mais la mer qui se teignait de rouge, de jaune et d’orange pour se fondre dans l’horizon violet, c’était autre chose et l’aube entre les tours de La Défense ne supportait décidément pas la comparaison.

    Depuis, chaque année, dès le printemps, elle harcelait papa et maman pour revenir dans le Midi. Elle découvrit ainsi toute la côte méditerranéenne, de Collioure à Menton, les lamparos de Port-Vendres, les longues plages de Camargue, les calanques de Cassis jusqu’à la Ciotat, les roches rouges de l’Estérel, les collines couvertes de mimosas sur le massif du Tanneron, les criques qui alternaient dans chaque baie de Sanary à d’Antibes, les pinèdes de Juan-les-Pins, les pointus, les yachts, les bateaux de promenade qui desservaient les îles, elle voulait tout découvrir, tout connaître. De septembre à juillet, elle ne vivait que pour revenir sur la grève méridionale comme la vague poussée par le mistral. C’est ainsi qu’elle imaginait le paradis sur terre.

    Après son baccalauréat, Lucie envisagea de s’établir au soleil. Elle s’abonna aux petites annonces du Midi libre, de Nice Matin, de La Provence, et des parutions du Sud de la France. Elle envoya des dizaines de C.V. Elle diminua ses prétentions bien au-dessous des salaires en Île-de-France. Elle posta sa candidature aux sociétés d’intérim, aux agences de voyages, aux campings qu’elle avait fréquentés, aux sociétés immobilières, partout où elle se voyait une chance infime. Peine perdue, elle désespérait. Attachée à son rêve de vivre au bord de la mer, elle prit le TGV à la gare de Lyon et se rendit à Marseille. Obstinément, elle alla cogner aux portes des entreprises, toutes sortes de commerces, des boutiques, des restaurants. A force d’insister, elle se fit embaucher comme stagiaire payée une misère dans une pizzeria tenue par Elvis, un séduisant jeune homme qui lui fit miroiter la possibilité d’une carrière et plus si affinité. Il savait se montrer joyeux, cordial et pendant six mois, leur collaboration sembla porter ses fruits : elle servait en salle, aidait à la cuisine, encaissait et s’occupait de la plonge et de laver les nappes et les serviettes.

    Un dimanche soir, il lui versa en liquide sa paye prélevée sur les pourboires et lui dit que désormais, elle serait déclarée, cotiserait pour la retraite et la sécurité sociale. Elle aurait même droit à ses congés payés.

    Avant de fermer boutique, le garçon confectionna un régal de pizza qu’ils dégustèrent ensemble, puis il lui proposa de passer la nuit dans son studio. Toute à son bonheur nouveau, elle accepta. Le lundi matin, il la laissa dans l’appartement car, dit-il, il voulait passer chez le boulanger pour préparer un bon petit déjeuner avec viennoiseries. Elle attendit son retour jusqu’à onze heures, quand un autre garçon fit irruption, après avoir ouvert le porte avec sa propre clé. Il expliqua qu’il était propriétaire des lieux et qu’Elvis n’était que de passage, d’ailleurs, à cette heure, il devait être sur le ferry pour la Corse.

    _ Mais il doit revenir, suggéra Lucie.
    _ Rien de moins sûr, le bail de sa pizzeria s’est arrêté hier. Elvis est une sorte de chat qui va et vient à sa guise. Il n’est attaché à rien ni à personne. Il est libre comme le vent.
    Son salaire de misère ne l’avait guère enrichie, elle ne savait pas où dormir et ses économies de six mois lui permettraient à peine une semaine dans un hôtel des vieux quartiers. Elle sentait que cette aventure pouvait la mener sur une pente fatale. Elle prit peur que sa passion pour la mer ne la détruise comme ses fracassent les bateaux dans la tempête.
    La mort dans l’âme, elle effectua un dernier tour sur le vieux port. Elle n’y croyait plus. Elle décida de remonter à Paris par le premier train qui remontait la vallée du Rhône. Dans le compartiment vétuste, elle contempla dans son cadre une vue de la chaîne des Alpes, avec ses sommets enneigés. Elle ressentit un choc en pleine poitrine.
_ C’est magnifique, se dit-elle, c’est là que je veux vivre. C’est bien plus joli que la mer. Tout ce blanc donne une impression de pureté, de plénitude...

    Arrivée à Paris, elle se rendit chez ses parents pour leur raconter son odyssée et son captivant grand projet de montagne.

    _ Pas question, trancha son père. Modère tes envies. Tu te contenteras de la butte Montmartre, c’est plus adapté à tes moyens.

    Ainsi, Lucie resta dans la capitale où elle trouva sans mal un travail d’attachée commerciale au service import-export d’une importante société multinationale. Dans le cadre de ses fonctions, elle traversa plusieurs mers et plusieurs océans. Elle passait ses vacances au ski, en France, en Italie ou en Suisse. Enfin, le bonheur  qu’elle trouva sans le chercher !


        Le 10 02 2021 : Gilles et John.

    Ils s’étaient connus le jour du débarquement. John, l’Américain venait de réussir la traversée de la plage d’Arromanches en Normandie balayée par les mitrailleuses allemandes. Il vécut cette épreuve comme un cauchemar infernal et, en arrivant dans le village, il se demanda par quel miracle il avait pu rester debout alors que tant de camarades étaient tombés avant d’avoir posé un pied sur la sable.

       Une autre surprise l’attendait dans la rue qui longeait le front de mer : là, au vu de tous, indifférent à la mitraille, alors que les maisons s’effondraient sous les bombes allemandes et alliées, un étrange énergumène bêchait tranquillement son potager. Les habitants se cachaient dans les caves ou se terraient dans quelque abri écarté mais lui, au beau milieu de l’enfer, n’avait d’autre urgence que d’entretenir ses poireaux et ses haricots verts. Autour de ce havre de paix, des hommes couraient, courbés en avant, le casque enfoncé sur la tête et le doigt sur la détente de leur arme. John enjamba la clôture pour s’approcher du bonhomme : un solide Normand de vingt-cinq ans, coiffé d’une casquette qui ne dissimulait pas ses cheveux blonds.

      Le soldat le salua en anglais, Gilles leva la main comme le font les indiens. Il n’avait rien rien compris mais répondit hello. Il se remit à l’ouvrage.

      Le débarquement fut un succès sanglant, l’armée germanique recula et John resta dans ce jardin avec ce Français inconnu au comportement si étrange. L’homme qui vivait seul lui offrit naturellement le gîte et le couvert, un jour, un mois, un an et vingt ans plus tard, le garçon de l’Ohio partageait toujours la maison de Gilles. Ils s’entendaient bien, aucun ne maîtrisait le langage de l’autre. Aussi, par la force des choses, ils étaient du même avis et n’avaient guère l’occasion de se quereller.

      La paix revenue, les habitudes s’établirent : le café-calva du matin avant de partir en mer pour déposer les paniers à crabes. Les cadavres des victimes du débarquement attiraient poissons et crustacés. Cette côte était devenue un point de pêches miraculeuses et les touristes qui se régalaient d’un plateau de fruits de mer les restaurants locaux ignoraient d’où les tourteaux tiraient ce goût succulent.

     Les autochtones s’accoutumèrent à la présence de ce discret étranger sur leur terre et, quand ils cherchaient à en savoir plus sur lui en interrogeant Gilles, celui-ci répondait invariablement : Je ne sais pas, je ne le comprends toujours pas et de son côté, c’est pareil avec moi.

     Leur amitié dura longtemps, jusqu’à ce que une vieille dame vienne de l’Ohio, un jour de commémoration et reparte avec son frère.

      Privé de son ami silencieux, Gilles dépérit rapidement. À Arromanches, cette fidèle camaraderie resta dans les mémoires. Gilles et John revenaient souvent dans les conversations au bistrot. Puis bien plus tard, alors qu’il ne restait plus de survivants de cette époque, les Gilets jaunes remplacèrent Gilles et John par un curieux hasard de l’actualité.


        Le 9 02 2021 : Comment se forment les couples.

        François et Nathalie se voyaient régulièrement trois jours par semaine. Qu’il pleuve ou qu’il vente, parfois les deux en même temps et quelquefois sous la neige, ils se rencontraient dans les allées du petit cimetière de village qu’ils fréquentaient pour se recueillir sur la tombe de leurs conjoints disparus. Ils se croisaient sans jamais s’adresser le parole. C’est à peine s’ils hochaient la tête quand le hasard les plaçait l’un en face de l’autre. Le crissement de leurs pas sur le gravier couvraient le bonjour qu’ils auraient pu s’adresser.

        Nathalie Vigneau était veuve depuis deux ans, son époux avait péri dans sa voiture en revenant de son travail, au cours d’un carambolage sur l’autoroute.

       François Berlan enterra son épouse le même mois, quelques jours plus tard, à l’emplacement voisin de celui que les Vigneau avaient acquis pour reposer ensemble, le moment venu. Avec Rose, ils avaient hésité entre une concession et un bungalow dans un camping sur la côte aquitaine. Un cancer foudroyant emporta Rose. Le sort avait choisi pour eux.

        Quant à eux, Nathalie et Albert possédaient cet emplacement depuis que les parents Berlan étaient décédés. C’était un héritage qu’ils ne pensaient pas utiliser avant de longues années.

        Un jour d’Automne, alors qu’une tempête balayait la Normandie, fidèles à leur habitude, les deux veufs poussèrent en même temps la grille du cimetière. Une violente tornade les enveloppa pour les jeter l’un contre l’autre. François reçu Nathalie sur sa poitrine comme un coup de bélier qui lui coupa le souffle. Il eut cependant le réflexe de rattraper Nathalie par un bras au moment où elle allait chuter contre une croix de marbre.

        Il la tint serrée contre lui pour l’aider à lutter contre les rafales de vent qui renversaient les pots de fleurs et semaient le désordre en ce lieu de paix. Il la guida jusqu’à sa voiture, malgré les protestations de la dame qui insistait pour qu’il la laissa revenir seule chez elle.

         Il refusa tout net, arguant que s’il l’abandonnait à son sort et qu’un accident survienne, il pourrait être accusé de non assistance à personne en danger. Il se le reprocherait jusqu’à la fin de sa vie.

     Elle lui offrit un café et des cookies pour le remercier et, chez elle, ils bavardèrent aimablement pendant plus de deux heures. Puis François rentra chez lui.

        Depuis ce jour, il passait la prendre les jours de cimetière et la reconduisait après avoir fleuri les deux tombes.

        Cela dura cinq bonnes années, puis une crise cardiaque emporta François. le jour de ses funérailles, ses enfants s’étonnèrent de la présence discrète d’une dame vêtue d’un manteau noire.

        Désormais, trois fois par semaine, fidèlement Nathalie se recueillait sur la tombe de Vigneau et celle des Berlan.



     Le 6 02 2021 : Un petit bruit suspect.

    Bertrand n’était pas maniaque, tout au plus un peu tatillon. Il n’aimait pas que chaque objet ne soit pas à sa place, que les événements ne se déroulent pas comme il le prévoyait, il détestait les surprises, les visites surprises, les surprises-parties, le seul mot de surprise le révulsait.

    Dans l’échelle de ses phobies, les mystérieux petits bruits du moteur de sa voiture culminaient bien au-dessus du lot des désagréments. Tout tintement suspect, tout cliquettement inattendu lui étaient une torture.

    Un jour, sur l’autoroute, il faillit créer un accident grave à cause d’un simple bout de fil de fer accroché à son bas de caisse. Le petit bruit l’alerta instantanément et il freina au premier clic-clic. En une seconde, toutes les éventualités défilèrent dans sa tête, un coup de volant à droite pour se garer sur la voie d’urgence provoqua un concert de klaxons derrière lui. Apparemment une large majorité de conducteurs n’aimait pas non plus les changements de direction surprises.

Impatient de vérifier qu’il ne perdait pas une pièce de sa carrosserie, il ouvrit sa porte au moment précis où une camionnette de surveillance passait à sa hauteur. Adieu la porte qui fut projetée à une vingtaine de mètres plus loin. Heureusement, on ne déplora aucun blessé. De la tôle froissée et une belle frousse. Ç’aurait pu tourner au drame. C’est dire, pour un infime fil de fer !

         Son goût du parfait aurait pu le mener beaucoup plus loin. Dérangé par un cognement inhabituel et persistant sous le plancher de sa Citroën, il demanda de l’aide à l’un de ses collègues de travail qui s’y connaissait en mécanique. Celui-ci le suivit dans son garage et, muni d’une lampe baladeuse, il se glissa sous le véhicule. Le bricoleur ne prit même pas la peine de s’allonger sur un plaid tant le sol carrelé était propre, les étagères bien rangées, les vitres lavées. Aucun outil ne traînait sur l’établi. On aurait pu manger par terre, remarqua-t-il, impressionné. Il vérifia qu’il ne s’agissait pas d’un carter mal fixé, d’une attache défaite du pot d’échappement, du parechoc avant dévissé.

_ C’est surtout quand le moteur tourne, observa Bertrand. C’est énervant !

_ Monte et donne un coup de démarreur, proposa l’ami.

Bertrand obtempéra et, au premier coup de clé, la voiture fit un bond en arrière car la marche-arrière était engagée. La roue passa sur le thorax du mécano.

_ Oh pardon, murmura Bertrand confus et tremblant. 

        Pour réparer son erreur, il avança précipitamment le levier de vitesse pour enclencher la première et l’auto revint à sa place initiale, un mètre plus haut, un petit mètre, assez pour que la roue repasse sur le ventre de l’infortuné camarade… qui s’en tira avec quelques côtes cassées et la peur de sa vie

         Un cœur qui continue de battre est-il plus important qu’une tôle qui persiste à cogner ? Peut-être pas pour notre perfectionniste !



     Le 4 02 2021 : La loi du plus fort.

   Ce drame s’est déroulé dans les premiers mois de la grande guerre, celle qui faisait rêver les stratèges adeptes de la tactique de l’immobilisme : ne jamais reculer et sacrifier les hommes sans compter pour un mètre de terrain gagné et perdu le lendemain. La guerre d’usure, gourmande de sang humain, on n’avait pas encore inventé le gaz moutarde et l’on gagnait la tranchée ennemie à la pointe de la baïonnette.

    Les pauvres soldats jaillissaient de leur position au coup de sifflet du lieutenant ou de l’adjudant et montaient à l’assaut sous une pluie d’acier et de feu. Beaucoup tombaient avant d’avoir atteint les défenses barbelées allemandes. Tantôt les blessés étaient secourus par les infirmiers germaniques et tantôt par des brancardiers français. Les premiers étaient soignés et expédiés dans des fermes de Bavière pour remplacer les ouvriers mobilisés, les autres étaient rafistolés dans un hôpital de campagne et renvoyés au front dès qu’ils avaient recouvré assez de force pour tenir une arme et grimper les échelles pour monter à l’attaque

    Très vite, les malheureux bidasses avaient trouvé le moyen de se mettre à l’abri: ils cessaient l’assaut, chargeaient un blessé ou un cadavre sur le dos en guise de carapace et ainsi protégés par leur blindage de chair, ils revenaient parmi les siens. On les loua d’abord leur courage, puis l’État-Major comprit la supercherie et ordonna de punir ceux qui cherchaient à sauver leur peau.

    Près de la Somme, un sous-officier s’était distingué par sa bêtise et son fanatisme. Il détestait les trouillards et, pour l’exemple, exécutait avec son propre pistolet le planqué qui s’était jeté sur un tas de dépouilles pour attendre la fin de l'opération.

     Notre jeune officier fanatique et méfiant décida d’accompagner régulièrement l’assaut des fantassins pour surprendre les simulateurs et les lâches.

    L’un d’entre eux, Marcel Dupuis natif d’Asnières, fut repéré pataugeant dans la boue d’un trou d’obus où il s’était laissé glisser entre les deux positions allemande et française. Le lieutenant revint sur ses pas, son pistolet baissé vers le pauvre bougre et s’apprêta à appuyer sur la détente. Deux salves le touchèrent en même temps, l’une tirée par les Uhlans à qui il présentait imprudemment son dos, l’autre tirée en pleine poitrine par nos troufions qui croyaient distinguer en lui un trouillard cherchant à regagner à ses positions avant la fin de la bataille.

    En polémologie comme ailleurs trop souvent, la loi du plus fort revient à l’absurdité humaine.



     Le 3 02 2021 : Une haine fatale.

    C’est peu dire que ces anciens amoureux éperdus se détestaient, se haïssaient, s’abhorraient irrémédiablement, après s’être aimés au-delà de tout. Comment en étaient-ils arrivés là, à cet enfer de chaque jour alors que pendant des années ils n’avaient vu le monde qu’au travers des yeux de l’autre. Ceux qui les avaient connus ne comprenaient pas. Aucun événement particulier n’était survenu pour entamer leur passion.

      Avant de s’épouser, ils avaient vécu comme s’ils s’attendaient mutuellement. Avant de se connaître, ils savaient qu’ils se rencontreraient, ils en rêvaient chacun de son côté, c’était une certitude, une évidence, ils étaient appelés à fonder un foyer exceptionnel. Ils n’auraient pas su en expliquer la raison mais ils ne doutaient pas qu’ils trouveraient le bonheur ensemble, l’un par l’autre. Alors pourquoi et comment ce désenchantement, cette aversion cataclysmique ?

        Le temps, voilà le grand responsable, cette machine à user les gens et les sentiments, comme les vagues rongent la falaise jusqu’à l’effondrer, comme le lent travail des années rogne nos forces et notre patience, obstrue notre vue pour ne laisser apparaître que le laid, que le vil, que la tristesse de l’existence.

        Quand l’invective et les reproches remplacent les mots doux, il est souvent trop tard, c’est l’escalade… ou la pente douce vers le naufrage du couple. Impossible de lutter quand on jette toute son énergie dans la destruction du conjoint. Souvent, dans la solitude de leurs chambres séparées, ils cherchaient à comprendre comment ils étaient parvenus à cette déchéance. Quel était l’élément déclencheur ? Ils n’auraient pas su le dire. C’était ainsi et il n’y avait rien à analyser.

        La solution unique était le divorce. Ils l’annoncèrent à leur proches qui se récrièrent. Quel gâchis ! Pourquoi ne pas tenter de sauver ce qui pouvait l’être encore. Un arbre brisé par la tempête repart souvent d’une racine enfouie. Ils se rendirent chez un psychologue renommé pour entreprendre une thérapie de couple. Dans le cabinet du psy, ils se jetèrent leur amertume à la face, sans chercher le moins du monde à s’engager sur la voie de la réconciliation.

        Leurs échanges de noms d’oiseaux se prolongea dans la voiture où leurs hurlements et leurs gesticulations étonnaient les conducteurs qui les approchaient… jusqu’à l’accident. Leur voiture zigzagua comme un homme ivre, elle heurta la lisse médiane et se désintégra dans une série de tonneaux. Les pompiers eurent beaucoup de mal à extraire leurs corps fracassés qui s’étreignaient pourtant. Il fallut les séparer. Certains dirent qu’ils voulaient s’enlacer, d’autres qu’ils voulaient s’étrangler. Qui saura ?

         A ce jour, ils sont réunis dans la même tombe, pour l’éternité.



     Le 01 02 2021 : Bouvante-le-haut.

     Qui aurait l’idée de chercher ce minuscule village dans le massif du Vercors ? La route serpentine le traverse pour s’arrêter quelques centaines de mètres plus haut dans la montagne, comme un randonneur essoufflé. Ne vous étonnez pas de trouver une chaise déposée au milieu de la chaussée, ça ne risque rien, rares sont les véhicules passent par là. Les gens qui vivent là n’ont pas peur du silence ni de la solitude. Le coin est charmant mais désert, quelques maisons autour d’une vielle église, une fontaine avec son bassin, un cimetière, un torrent (la Lyonne) qui murmure sa chanson pour ne pas troubler la paix des lieux. Pas de commerce, pas de forge bruyante, pas de cris d’enfants, il y a-t-il seulement une école ? J’en doute.

    J’y ai flâné une bonne heure, c’est assez pour connaître l’essentiel, je repérais le cadre de mon prochain roman ( la ferme des solitudes). J’étais tombé dessus comme on trouve une pépite d’or. Un joyau enchâssé dans un écrin de sommets, de crêtes de calcaire blanc et de vallons verdoyants: le Rocher des cailles, le col de la Rochette, le Rocher du Midi, l’Echarasson, les Rochers du Pionnier, et plus bas, les eaux bleues du lac, les Goulets et les vertigineuses falaises de Combe-Laval. Sur les flancs de collines abruptes, des vaches rousses , des villardes, jouaient les acrobates. Avaient-elles comme le mythique dahu deux pattes plus courtes que les autres pour mieux s’accrocher à la pente ?

        Un détail étrange retint mon attention : aucune lourde porte de bois ne fermait l’église ouverte à tous les vents, un cadre bricolé d’à peine un mètre de hauteur, rempli par un simple grillage à poules n’arrêtait ni les pigeons ni les oiseaux qui auraient envie de souiller le saint lieu et encore. A qui se destinait ce barrage dérisoire ? Je le compris quand j’entendis grogner et couiner dans mon dos, de l’autre côté de la rue. Une truie et quatre porcelets se vautraient dans l’herbe du talus. Toute la famille traversa nonchalamment la chaussée déserte pour jeter un regard dans l’église, sans doute pas pour prier mais plutôt pour chercher l’ombre bienfaisante en ce mois d’août torride.

        C’est ainsi que je ressentis un grand élan d’amour pour ce hameau où les porcs recherchent la compagnie de Jésus et de la Vierge Marie.

        J’étais trop heureux pour risquer une nouvelle visite pendant l’hiver. Je ne me sentais pas d’affronter la tortueuse route enneigée, faite de virages, de montées et de descentes.

        Il en est des lieux comme des humains, il faut savoir attendre le bon moment pour les voir sous leur meilleur jour afin de ne pas émousser le plaisir qu’on a de les retrouver.


            Le 30 01 2021 : Les vieux amants.

        Ils s’étaient connus au début des années 60, dans une troupe de théâtre d’amateurs où ils étaient très actifs. Anne-Marie ne se contentait pas de jouer la comédie, elle confectionnait les costumes et participait à l’élaboration des décors, volontaire et enthousiaste pour toutes les corvées. La Parisienne avait toujours mille projets en tête, mille curiosités à satisfaire : tout l’intéressait, les autres, la vie après la mort, les communications avec les disparus, la peinture, la musique, la cuisine. C’était une boule d’énergie toujours en action, bienveillante avec ses amis dont nous étions, le cœur et les bras ouverts à ses enfants et petits enfants à qui elle transmettait ses passions.

        Elle nous a quittés en janvier 2020, à la suite d’une maladie des poumons, étouffée par un œdème fatal, avec l’impression de se noyer. Nous fûmes les derniers à lui rendre visite à l’hôpital.

        Jacques, l'Alsacien de Pantin, était tout le contraire de son épouse: discret, il a passé sa vie à la regarder, béat d’admiration et d’amour. Il parlait peu de lui.         Quand on l’interrogeait sur sa santé, il répondait invariablement : Anne-Marie n’a pas pu dormir cette nuit, elle est très fatiguée. Impossible de d’obtenir des précisions sur son propre état de santé. Nous apprenions par Anne-Marie qu’il avait eu son lot de misères: foudroyé par un arc électrique dans un transformateur, le bas-ventre gravement brûlé par des rayons pendant un traitement médical.

        Qui entraînait l'autre de musée en exposition, de théâtre en séances de signature (elle était aussi auteur de romans), de conférence en concert ou Connaissance du monde? Ils y allaient ensemble, toujours ensemble.

        Elle n’avait pas à le supplier pour l’embarquer dans un voyage en Autriche qu’elle affectionnait particulièrement, en Bretagne, au Guilvinec où ils avaient acheté une petite maison de pêcheur. Il était toujours d’accord pour la conduire là où elle souhaitait aller.

        Au décès de sa compagne de toujours, il se montra courageux et ne laissa rien paraître de sa douleur immense. Quelques semaines plus tard, contaminé par le coronavirus il entra à l’hôpital et de rémission en rechute, il ne retourna pas chez lui dans leur maison de Sarcelles,. Affaibli par de constantes hémorragies provoquées par les rayons, il se tut, il se replia dans son lit de douleur.

        Aujourd’hui, il a décidé de jeter l’éponge. Il n’a plus rien à faire parmi nous, dans ce monde cruel. Il veut rejoindre son soleil, son épouse. C’est son obsession, il a cessé de se nourrir. Il attend que son aimée vienne le chercher car, il en est convaincu, la mort les rassemblera. C’est la fin qui réunit les vieux amants qui se sont aimés toute une vie.

        Parfois, si on sait les examiner par le bon bout de la lunette, les histoires d’amour ne finissent pas mal, quoi qu’il arrive.

 

Le 29 01 2021 : Si tu avais une journée à vivre…

_ Si tu avais une journée à vivre, à quoi l’emploierais-tu ?

_ Quelle drôle d’idée ! Au bout de ce délai, je partirai à coup sûr ?

_ Mais non, disons que tu aurais un risque sur deux de mourir…

_ Merci, mon cas n’est pas désespéré. Eh bien je ferais une grasse-matinée, ce qui ne m’est pas arrivé depuis longtemps, puis je prendrais un petit déjeuner copieux, comme ceux que me servait ma mère : des tartines beurrées, de la marmelade d’orange, un grand bol de chocolat fumant.

_ Est-ce tout ? Tu n’es pas très exigeant, songe que c’est peut-être la dernière journée de ton existence, remplis plutôt ta malle à souvenirs !

_ Et puis je prendrais la route d’Etretat, je me paierais une énorme plateau de fruits de mer, avec un homard entier, des langoustines, des gambas, une douzaine d’huîtres N°4 et un assortiment de coquillages : coques, palourdes, moules. Le tout accompagné d’un bon muscadet ou un vin d’Alsace bien sec. Ensuite, pour digérer mon café-calva, je ferais une balle balade au-dessus de la falaise jusqu’à seize heures, avant le coucher du soleil car la nuit je ne suis pas très à l’aise au volant. Enfin, je redescendrais pour reprendre ma voiture et je partirais vers Paris par l’autoroute A13, c’est plus commode, il y en a pour moins de trois heures. Ainsi, j’aurais gavé mes sens d’un des plus beaux sites de mer qu’il soit donné de voir et j’aurais respiré l’air iodé du grand large.

_ Impossible, ce n’est pas réaliste.

_ Et pourquoi pas, je te prie, monsieur Je-sais-tout ?

_ Réfléchis deux secondes, tu ne seras jamais de retour chez-toi avant le couvre-feu de dix-huit heures.

_ Je n’y avais pas songé, tu as raison. Donc je reporterai mon voyage, et mon décès à des temps plus paisibles, quand le coronavirus ne bouleversera plus notre quotidien.

_ Ce serait plus sage… A moins de choisir un programme plus rapide, un bon restaurant, une bonne pièce de théâtre, un bon film.

_ On n’a plus ce type d’articles en réserve. Tu vois, je suis contraint de remettre mon projet à Dieu sait quand.

_ Le fait est : tu dois patienter jusqu’à l’ouverture des lieux publics et la suppression du couvre-feu.

_ Ce n’est pas de la mauvaise volonté de ma part…

_ J’ai bien vu que tu avais accepté l’idée de mourir, tu n’as pas fait de difficulté.

 _ Dommage… J’ai toujours aimé Etretat et ses plateaux de fruits de mer. Je devrai attendre, c’est surtout ça qui m’ennuie.



    Le 28 01 20121 : Des dieux et des rois.

   Au milieu des années 70, le bâtiment et les entreprises de travaux-publics tournaient à plein régime, leur carnets de commandes affichaient complets pour plusieurs années. D’énormes chantiers, des barrages, des industries, en France et à l’étranger sur le nouveau site de Fos-sur-Mer, au Brésil, au Mozambique assuraient  le rêve disparu du plein emploi disparu aujourd'hui. Les bureaux d’études se démenaient pour honorer leurs contrats. Ils faisaient constamment appel à des agences d’intérim qui fournissaient un appoint indispensable.

     Un jour, le directeur du personnel nous présenta le tout nouveau dessinateur en bâtiment qui devait nous aider à rattraper notre retard dans la livraison des plans. Nous travaillions dans des cellules de six personnes vouées au même projet. Un grand garçon joufflu, jovial qui écoutait les directives du chef de groupe, qui souriait comme si on le prenait pour un enfant. Il semblait comprendre avant même d’entendre les consignes. Je sais, je sais , répétait-il.

_ J’espère que vous connaissez le métier, dit le responsable, plus par boutade que par défi, tant l’intérimaire paraissait sûr de lui.

_ Vous plaisantez ? On m’appelle le Roi du dessin.(A cette époque, on dessinait derrière une planche à dessin, avec des crayons, de l’encre de chine, des tire-lignes. On ignorait alors le dessin assisté par ordinateur).

    Avant dix-huit heures, le chef repassa par le bureau pour vérifier le travail de l’intérimaire : un vrai torchon, ni fait, ni à faire, une journée perdue.

_ Je ne comprends pas, s’étonna-t-il, vous m’aviez dit que vous étiez le Roi du dessin.
_ C’est de votre faute, aussi, protesta le malheureux grouillot, je suis le Roi du dessin, mais vous ne m’avez pas dit que vous vouliez un Dieu ! (il disait un Djieu !). Ce n’est pas tout à fait pareil ! là, je ne peux rien pour vous.

        Allez savoir pourquoi, l’intérimaire ne revint pas le lendemain.



        Le 27 01 2021 : Le temps ne fait rien à l’affaire.
  

      Juliette et Basile s’aimaient depuis soixante-quatre ans, un exploit de nos jours, un record, un exemple pour la jeune génération qui admet qu’après dix ans de vie commune, il est grand temps pour un couple de songer à divorcer ou à se séparer pour ne pas sombrer dans la routine et l’ennui.

    Basile fêtait son quatre-vingt-quatrième anniversaire en présence de ses enfants, ses petits-enfants et les enfants de ceux-ci. Aidé de son mari, Juliette avait cuisiné un festin pour tout son monde. Basile avait débouché ses bouteilles les plus vieilles, dont un grand cru de Bordeaux millésimé 1956, acquises pour son repas de noces.
      Vers quinze heures, les joues étaient plus rouges que de coutume, les rires plus retentissants, et les plaisanteries plus lestes autour de la table.
      _ Je voudrais savoir quelque chose, après tout ce temps passé à tes côtés, à te soutenir dans toutes tes épreuves, à te faciliter la vie, dit Juliette.

      _ C’est ça l’amour, que veux-tu savoir enfin ? Répondit Basile.
      _ Je voudrais que tu me dises la vérité : m’as-tu jamais trompée ?
      _ Jamais de la vie, réplique le patriarche, la main sur le cœur.
      _ Serais-tu prêt à le jurer sur la tête de tes petits enfants ?
      _ Pourquoi cette inquisition, justement aujourd’hui ? Après tout ce temps, que vas-tu soulever les pierres ? Méfie-toi, un monstre peut s’y dissimuler, personne n’y gagnera rien…
       _ Tu as raison, il y a si longtemps, j’aurais mauvaise grâce à te chercher querelle… N’empêche, tu pourrais me l’avouer, si tu m’as trompée. Je considérerais que ce n’était qu’un faux pas, une erreur. Je sais que tu m’as toujours aimée et jamais tu ne m’as délaissée, jamais tu ne t’es montré mauvais à mon égard.

       Après un silence infini, Basile soupira longuement.

      _ Tu as raison de m’en parler, je n’ai pas cessé de le regretter. Une seule fois, une seule petite fois j’ai été infidèle, je te le jure, je n’ai jamais revu cette femme, une aguicheuse qui trompait abondamment son époux, un collègue de travail. Je m’en suis voulu pour toi, pour cet ami que j’ai abusé. Heureusement rien ne s’est su et c’en est resté là.
        Juliette bondit de sa chaise et s’enferma dans sa chambre, suivie de Basile qui s’efforçait de la consoler.
        _ Voyons, ne fais pas la sotte, puisque je te l’ai avoué, c’est pardonné, il n’y a plus de tromperie qui tienne. Viens nous rejoindre, la famille est réunie pour nous, ne gâche pas cette belle journée.

    Têtue, Juliette ne céda pas, elle resta enfermée et ses pas nerveux martelaient le plancher.

          _ Je t’attends en bas, murmura le vieux mari, rejoins-nous, je t’en prie.
          Il regagna le banquet, parmi les-siens dans un silence de banquise.

       Après un quart d’heure interminable, son épouse redescendit avec une valise tenue par des sangles qu’elle déposa sur le perron.

           _ Que fais-tu, demanda Basile, stupéfait.
       _ Vous direz à votre père que je ne veux plus le voir, il a trompé ma confiance une fois, rien ne pourra m’assurer qu’il ne recommencera pas. A tout propos. Dites-lui de partir immédiatement et de ne jamais revenir.
            _ Enfin, protesta Basile, tu ne vas pas me chasser de ma maison !
           _ Ta maison est surtout la mienne car tu t’en es montré indigne. Disparais de ma vie et de ma vue. Je ne reviendrai pas sur ma décision.

        Ravagé, il quitta sa maison, son foyer et habita dans un petit studio en colocation avec un étudiant. Il décéda quelques mois plus tard, par manque de goût de vivre plus longtemps. Ses enfants s’occupèrent de son enterrement. Toute sa famille l’accompagna au cimetière, sauf Juliette qui déclara qu’elle n’allait pas pleurer un homme qu’elle ne connaissait plus.

          Pourtant, elle surveilla l’inhumation derrière un cyprès, mais personne ne la remarqua et nul ne surprit ses larmes.


         Le 26 01 2021 : La foire d’empoigne.

        Naïvement, je croyais la sagesse des anciens qui répétaient quand tout allait mal : Il faudrait une bonne guerre…

        C’était, à leurs yeux, la panacée, le remède contre toutes les dérives des mœurs, les maux de la société, le mal-être des populations.

        Cette guerre salutaire, eh bien nous l’avons, contre cet ennemi invisible et sournois qu’est le coronavirus. Logiquement, nous aurions dû assister à un ressaisissement des Français, une union sacrée, tous contre la pandémie dans un acte de résistance à la fois citoyenne et individuelle. Protégeons-nous pour protéger les autres.

        Et qu’avons-nous à la place ? Un délitement des liens de toutes sortes. Les cheveux blancs râlent contre la jeunesse insouciante qui fait entrer le fléau dans les foyers. Les jeunes se déchaînent contre les grands-parents sur les réseaux sociaux où ils déversent des flots de haine contre leurs-grands-parents, ces égoïstes qui les privent de sortir le soir en instaurant un couvre-feu  (voilà bien un terme de temps de guerre!). Les travailleurs mis au chômage lèvent le poing contre les gouvernants qui déciment des pans entiers de notre économie, qui aggravent la pauvreté. Les commerçants obligés de fermer boutique pendant un temps indéterminé. Et pour couronner le tout, une violence inouïe s’est généralisée dans les villes : on tue un vieillard en pleine rue pour dix euros, on tabasse à mort pour un portable, on tire au mortier d’artifice contre les forces de l’ordre impuissantes, on lynche les policiers, on caillasse le camions des pompiers, on détrousse els médecins urgentistes venus pour secourir dans les banlieues.

     Mais où est la sainte-union des résistants à la débâcle ? Dans cette débandade de la solidarité humaine, chacun se sent abandonné, seul dans la meute. La colère remplace le dépit, et la violence y trouve son terreau.

        D’où peut venir le salut ? Qui peut pourra resserrer les liens défaits ? Les politiques ? Pour l’instant, ils participent au grand massacre, à la critique systématique de leurs concurrents. Ils n’ont pas compris qu’à force de pilonner tous azimuts, ils se discréditent autant qu’ils avilissent les autres, car le peuple ne fait pas de tri, d’autant plus que les partis sont poreux et qu’entre eux, le va-et-vient au gré des élections est une pratique couramment admise.

        On ne voit guère d’où pourrait surgir le messie. Il faudra bien s’y résoudre, nous assistons à la fin de notre civilisation, nous entrons dans l’ère de Mad-Max, et les plus faibles périront dans l’indifférence générale.


        Le 24 01 2021 : Le portrait gravé d’Isabelle.

     C’est en balayant autour de son établi qu’Antoine découvrit le cercle de cuivre par terre, enfoui sous la limaille et la poussière. Il sentit une bouffée d’angoisse lui étreindre la poitrine. Un coup d’œil autour de lui, personne ne le regardait, ni prisonnier, ni gardien. Il se baissa vivement et ramassa le disque luisant, un culot d’obus qui avait roulé là, Dieu seul sait comment. S’ils l’avaient surpris, les Allemands l’auraient fusillé sur place ou ils l’auraient envoyé dans un de ces camps de concentration où se retrouvaient tous ceux qui avaient saboté, volé, comploté contre le régime nazi. Il cacha l’objet entre sa chemise et sa peau, sous plusieurs couches de vêtements.

        Il passa sans problème le contrôle aléatoire à la porte. A peine arrivé dans son baraquement, il grimpa sur son châlit et se glissa sous sa couverture.

        Il pensa aussitôt à celle qui l’attendait à Paris. Celle à qui il avait promis de revenir bientôt en quittant sa maison et son travail, en juin 40, juste avant de se faire prendre avec tout son bataillon sur la route de Dunkerque.

        Le souvenir de son épouse l’entraîna naturellement à son atelier de gravure dans le quartier du Marais. Si loin de l'Allemagne de 1941. Son carnet de commandes était rempli, il travaillait pour les ébénistes, pour les antiquaires, parfois pour les joailliers. Il aimait son métier de graveur, il s’était forgé une réputation d’artiste. Il fabriquait des écussons, des plaques professionnelles, des médailles de toutes sortes, des autodafés, des cadeaux offerts à l’être aimé.

          Il refusait l’idée de se débarrasser de ce bout de métal compromettant. C’eût été dommage. Il décida d’y graver le doux visage d’Isabelle, telle qu’il s’était inscrit dans sa mémoire, à jamais. Il ne possédait pas d’image d’elle. La seule photographie qu’il avait emportée était partie en miettes sous les averses de mai, au cours des nuits passées dehors. Il allait pouvoir se confectionner un portrait indestructible qui remplacerait avantageusement toutes les représentations sur papier ou sur carton.

        Avec un poinçon d’acier trempé, il traça les traits de son épouse, son front haut où roulaient des mèches blondes, son menton d’enfant, ses grands yeux clairs, sa bouche rieuse, sa tête légèrement penchée sur son épaule ronde où il aimait poser ses lèvres. C’était facile pour lui car il la connaissait par cœur, il l’avait tant observée, tant contemplée, tant admirée !

        Il finit par dessiner les décors, une tresse sur le périmètre, il perça un trou près du bord supérieur pour pouvoir y accrocher une chaîne ou un ruban, comme elle voudra. En attendant, pour pouvoir la garder, il y passa une cordelette qu’il suspendit à son cou. Il sentait son épouse contre sa poitrine, il y puisait de la force. Isabelle ne quitta plus le cœur de son mari et, ce faisant, elle ne quitta pas sa tête non plus. Elle se rappelait à lui constamment, du matin au soir et même pendant la nuit.

        Après deux ans gâchés dans cette ancienne fonderie transformée en usine de munitions, il commença à désespérer. Il ne voyait pas le bout du tunnel, rien n’indiquait que sa captivité allait s’achever bientôt. On parlait de relève qui allait s’organiser afin de permettre aux prisonniers de guerre de rentrer à la maison. Des rumeurs seulement que rien ne confirmait.

        Il ne tenait plus en place, c’était une obsession. Il devait tenter une évasion. Avec la même méticulosité dont il faisait preuve pour la gravure, il prépara un plan après avoir noté les allées et venues des gardiens et des prisonniers. Pour ne pas ébruiter son projet, il résolut de partir seul, à l’heure de changement d’équipes du soir car la fabrique d’obus tournait vingt-quatre heures sur vingt-quatre. A cette heure entre chien et loup, il régnait une certaine confusion dans les allées du camp et les soldats étaient occupés à surveiller les entrées et sorties des esclaves et délaissaient un peu les abords des baraquements.

        Antoine se cacha derrière sa bâtisse de bois et, quand il fut certain de son coup, il longea le mur d’enceinte et se faufila dans une brèche du grillage qu’il avait ménagée le veille. Il se faufila sur le chemin d’accès, étonné par la facilité du déroulement. Cependant, il ne pouvait pas circuler dans le village avec cet énorme KG inscrit dans son dos grossièrement à la peinture blanche.

        Il poussa le portillon d’une maison et se retrouva dans un jardinet où des affaires d’homme séchaient sur un fil d’étendage. Il remercia le ciel et arracha un pantalon, une chemise et une veste qui flottaient au vent… et se retrouva nez-à-nez avec un couple d’amoureux qui se bécotaient, adossés à la façade de la maison. La fille de la maison et un soldat qui se saisit de son fusil appuyé au mur. Terrorisé, Antoine resta pétrifié. Il voyait sa mort en face. L’Allemand épaula et tira. Antoine reçut l’impact en pleine poitrine et tomba en arrière. Une seconde, une seconde plus tard, il se dressa sur ses fesses et se releva, hébété. Comment avait-il échappé à la mort certaine ? Il avait été pourtant touché.

        Profitant de la stupéfaction du militaire qui se demandait comment il avait pu manquer sa cible à cinq mètres à peine, le Français détala à toutes jambes et s’enfonça dans un bois qui longeait la route. Il courut jusqu’à l’épuisement avant qu’une patrouille ne se lance à ses trousses avec des chiens et des pisteurs. Puis il se laissa glisser sur le sol pour se reposer. Il plongea sa main dans sa chemise, sûr de constater une plaie béante, un saignement, une blessure grave. Ses doigts ne rencontrèrent que la médaille de cuivre, déformée par la balle qui lui était destinée. Il n’y reconnut pas le visage de son aimée. Il se promit de graver une autre médaille dès son retour à la maison. Sur l’or, cette fois-ci. Et il rangea le médaillon providentiel dans les plis de sa chemise, sur son torse.

    Son amour, son Isabelle lui avait sauvé la vie… et son amour du métier, la gravure ne l’avait pas moins sauvé.

                

     Le 21 01 2021 : Des paroles en l’air ?

    Mantes-la-ville, un matin d’automne dans le petit bois des Merisiers aujourd’hui rasé. J’avais dix-huit ans, avec mon père nous allions de temps en temps y chercher des champignons : des rosés des prés, des mousserons parfois dans les clairières, des girolles et des morilles les jours de grande chance, nichées sous l’humus et les feuilles mortes.

        Il devait être à peine huit heures, il avait plu pendant la nuit, un soleil timide accrochait des pendeloques de cristal aux branches, il ourlait d’or les ramilles et la cime de chênes clairsemés qui composaient l’essentiel de la végétation. Il ne faisait pas froid et nous nous sentions bien.

        Le cueillette promettait, le sol était humide et nous ne doutions pas que les trésors qui agrémenteraient l’omelette du midi ne manqueraient pas de pointer leur nez hors du tapis roux où s’enfonçaient nos pas.

        Nous le vîmes en même temps et, instinctivement, nous nous figeâmes : à une vingtaine de mètres de nous, immobile, un inconnu semblait nous observer. Je fus tenté de reculer, mais mon père plus intrépide m’incita à avancer : N’aies pas peur, nous n’avons rien à nous reprocher, ce bois est ouvert à tous, il appartient à la ville.

        L’air de rien, nous nous sommes alors approchés du bonhomme qui restait légèrement voûté, toujours immobile.

     C’est à quatre mètres de lui que nous avons distingué la corde qui le soutenait à une branche basse. Ses pieds touchaient terre, ses genoux étaient pliés, il aurait pu se relever aisément avant de mourir, avant que son visage ne devînt verdâtre et que sa bave ne coule sur son menton.

        Cours avertir la police ! Je sautai sur mon vélo et pédalai comme un perdu pour me rendre au commissariat à peine distant de six-cents mètres.

        Je frappai vigoureusement à la porte, à l’intérieur des rires et des éclats de voix retentissaient. Je cognai de plus belle jusqu’à ce qu’un agent veuille bien m’ouvrir. Confusément, j’expliquai notre macabre découverte. Nous sommes déjà avertis, nous allons nous rendre sur place, me répondit le fonctionnaire que je connaissais car il vivait dans le même immeuble. Il était client de mon père.

        Il nous apprit quelques jours plus tard que le pendu était un brave retraité qui vivait dans le quartier avec son épouse. Un gentil couple sans histoire, favorablement connu dans la ville.

       Ce matin-là, après avoir bu son café, le septuagénaire s’est coiffé de sa casquette de laine et s’est dirigé vers la porte. Où vas-tu comme ça ? Demanda la femme. Je vais me pendre, répondit le mari. Eh bien, amuse-toi bien, lui lança-t-elle en fermant la serrure derrière lui.

       Il ne s’étaient pas querellés, tout allait bien, ils préparaient un séjour en Touraine, chez leur fille qui venait d’avoir son deuxième enfant.

          Il l’a dit et il l’a fait, c’est aussi bête que ça, conclut notre voisin, le policier.


           Le 20 01 2021 : Le grand bleu.


         Quand on a vu le jour aux Antilles, on tourne naturellement son premier regard vers la mer et, bien souvent, on ne la quitte plus des yeux. Né sur les hauteurs de Fort-de-France, Timothée ne se rassasia jamais du majestueux spectacle de la baie qui changeait de couleur au gré des nuages. De gros cumulus survolaient l’océan en traînant un peu, comme les voiliers qui se laissaient bercer par la houle maternelle.

         Le garçon prononça ses premiers mots, le doigt pointé sur l’horizon : Maman, dit-il en montrant le large, dressé sur la pointe de ses petits pieds comme s’il s’apprêtait à s’envoler par-dessus la ville et le port pour plonger au large, après la ligne plus sombre qui marquait la limite des grands fonds.

            Sa mère commençait à se faire du souci car si, en Martinique, on vénère la mer, on la redoute aussi car la légende de l’île est faite d’histoires de navires qui sombrent, de pêcheurs à la dérive, de baleines emportant les harponneurs dans les abysses. Au lieu de le dissuader des immensités liquides, ces contes terribles et merveilleux l’attachaient davantage à ses rêves. Il en était certain, c’est là que sa vie allait puiser tout son sens.

        Dès lors, cela devenait une obsession. Il n’était bien qu’au milieu des vagues et de l’écume. Quand il fut en âge de travailler, il rechercha du travail sur les quais, et traîna du côté des docks. Prêt à tout envisager, à tout tenter, il tenait fermement à embarquer. C’était ça, son idée, sa seule idée.

           Le film de Luc Besson vint confirmer la passion qu’il nourrissait. Le Grand Bleu, le bleu marine, la musique d’Eric Serra, le jeu de Jean-Marc Barr et de Jean Reno l’avaient conquis. Sans se lasser, il assista à plusieurs séances d’affilée, fasciné, incapable de quitter la salle, une ancre le retenait à son siège. Avec ses amis d’enfance, de plus en plus enthousiaste, il ne parlait que du Grand Bleu. Très vite, à force de l’entendre ressasser les scènes du film, ils le surnommèrent le Grand Bleu et cela ne lui déplut pas le moins du monde, cela le flattait même.

        Sa chance se présenta un mois plus tard : une équipe de techniciens recrutaient de la main d’œuvre pour construire une plateforme de plongée au large du Diamant. Il se présenta et fut embauché et au jour dit, il fut transporté sur zone en zodiac.

        Le chantier était commencé et, à une extrémité du platelage, une demi-douzaine de jeunes gens en maillot de bain, les pectoraux sculptés, avec ou sans bouteille de plongée, se laissaient glisser vers les profondeurs et remontaient quelques minutes plus tard. On lui explique que ces hommes mettaient en place la corde et le lest avec les repères pour la prochaine compétition d'apnée qui devait se tenir dans quinze jours.

       Trépignant d’impatience il s’arrangea pour obtenir une promesse d'invitation pour le jour des éliminatoires.

      Il se tenait non loin du siège du départ quand le premier candidat se préparait, absorbait goulûment de l’air pour gonfler ses poumons, un entraînement léger, quelques brasses, sans le contrôle de médecin ni de chronométreur, la routine. L’homme avala une dernière inspiration et s’enfonça dans l’océan comme dans un lit.

        N’y tenant plus, Timothée l’imita, à l’abri d’un édicule destiné au matériel de médical et de vidéo. Il ressentit une joie intense et se laissa avaler par la masse noire loin, en bas. Subjugué par son expérience, il oublia tout, cette douleur aux temps, la musique qui saturait ses tympans, il s’abandonna à son délicieux voyage hypnotique.

        Là-haut, un ouvrier demanda tout haut si quelqu’un savait où était passé le gars qui entassait les planches depuis le matin. Les uns et les autres se regardèrent. Ils comprirent instantanément la gravité de cette disparition.

           Un homme grenouille bascula aussitôt dans l’océan et en ressortit longtemps après, quand ses deux bouteilles étaient sur la réserve.

    Le fou de la mer avait succombé à ses rêves. Sans doute était-il mort heureux. Les secours en mer prirent le relais et fouillèrent les eaux jusqu’à le nuit noire, éclairés par un puissant projecteur. Vainement.

        Le lendemain, aux premières lueurs du jour, l’équipe reprit son travail.
_ Il est là! hurla un charpentier en désignant les interstices du planchers.
    Deux garçons se jetèrent dans les vagues et ramenèrent le corps de Timothée qu’ils étendirent sur le sol de bois.
Bleue, sa peau était bleue, de la tête aux pieds, l’effet du froid ?
_ Dommage, un beau type comme ça, si jeune, si fort, si grand, remarqua un de ses amis qui travaillait aussi sur l’ouvrage.

_ Et oui, dommage, si grand et si bleu. Le Grand bleu, il n’aura jamais autant mérité son surnom, conclut un pince-sans-rire.



     Le 19 01 2021 : Les trésors du grenier.

    Deux adolescents dans le grenier de leur grand-père décédé récemment. Des frères de quatorze et seize ans soulèvent les couvercles des malles d’osier, déplient les vielles robes de dentelles roulées dans des papiers de soie, feuillettent des livres jaunis et des albums de photographies où posent des adultes inconnus, des moustaches qui rejoignent les rouflaquettes, de grosses grands-mères vêtues de noir et enchignonnées, des bébés assis dans des fauteuils de velours de Gènes ou à plat-ventre sur des peaux de moutons. Des gens d’une époque très ancienne qui arborent leurs médailles militaires ou d’invraisemblables chapeaux de paille décorés d’oiseaux exotiques. Ils découvrent des outils bizarres dont ils cherchent vainement l’utilité. Ils rient sans retenue devant les curieux vestiges d’une civilisation disparue.        

      Partis pour passer un bon moment loin des autres qui pleuraient dans le salon, en bas, ils se coiffent de hauts-de-forme, de feutres, de canotiers et de calots militaires. Ils enfilent des redingotes, des queues de pies, des gilets de satin noir. Il déroulent de bandes molletières et des ceintures de flanelle. Ils passent ainsi en revue l’évolution de la mode de le fin du dix-neuvième siècle à nos jours.

    Ils finissent par tirer un tube d’ébène niché dans un carton à chapeau. Intrigués ils forcent la fermeture dorée et reniflent la farine grisâtre qui y est entreposée. Ça n’a aucune odeur. Ils y plongent l’index qu’ils passent sur leur langue. Ça n’a aucun goût non plus. Qu’est-ce que ça peut bien être ? Du tabac sans doute, une épice rancie, un fard ? Peut-être cette poudre de riz dont ils se maquillaient et blanchissaient les perruques ?

     _ Mais non ! C’est du tabac à priser. Ils soignaient leur rhume et leur sinusite en pétunant. On en parle dans la tirade des nez de Cyrano de Bergerac !

     Ravis d’avoir résolu leur mystère, les deux frères se bourrent les narines, de pleines pincées qui les font éternuer à s’éclater le crâne. Après s’en être gavés, ils décollent du fond un petit bristol à demi-moisi.

     Voici les cendres de Marcel Grandjean né à Blois en décembre1893, mort en héros sur le front de la Somme en septembre 1918. Paix à son âme.

    Pendant que les adultes déversent toutes les larmes de leur corps, les garçons se délestent du contenu de leur estomac dans le carton à chapeau.

      Paix à leur ventre!

   

         Le 18 janvier 2021 : Romance.

        Sandrine était une coiffeuse qui aimait son métier car elle s’y épanouissait au contact de ses clientes dont elle était souvent la confidente. Elle écoutait des histoires romanesques, des amours de jeunesse jamais oubliées, des vies passées à regretter de n’avoir pas osé au bon moment, des bonheurs entrevus et jamais réalisés, des malheurs magnifiques qui marquaient au fer rouge des existences entières. Sandrine enviait ces femmes qui lui livraient leurs rêves manqués, leur peine d’avoir loupé le coche, pendant que les bigoudis chauffaient. Elle aurait voulu avoir connu d'aussi belles romances, une de ces passions éphémères dont on ne se défait pourtant jamais complètement. Ah ! Que n’aurait-elle donné pour porter, elle aussi, une telle infortune merveilleuse à relater tandis que le casque séchait la mise en plis.

        Son avenir était tout tracé en lettres de soleil doré et de bleu-outremer: elle allait se marier au début du printemps prochain avec un garçon qui l’aimait et qui lui avait promis des matins radieux, des jours heureux, des enfants sages, des rires, des jeux, des amis fidèles. Comment refuser ?

        Elle se maria donc à Joël par une belle journée, toutes ses camarades de classe l’accompagnaient à l'église, des dizaines de clientes étaient venues lui souhaiter une belle vie, des nuits merveilleuses et des noces inoubliables.

      Inoubliables, elles le furent car c’est devant l’autel qu’elle remarqua le témoin de celui qui s’engageait à l’aimer, celui auquel elle s’était promise, devant ses parents, ses amis et tous ceux qui avaient participé à ce moment solennel.

        Après le repas, on dansa et Sandrine accorda un tango à Christophe, le meilleur ami de son époux. Dans ses bras, elle sentit que la tête lui tournait, qu’elle allait la perdre et elle la perdit en effet.

          Pas besoin de se parler, c’était un séisme qui emportait tout sur son passage, elle s’enfuit avant la fin de la fête, Christophe la précédait de peu, ils sautèrent dans la voiture garée devant l’église et partirent comme des fous pour le Midi, chez un cousin du garçon qui vivait dans le Lubéron. De là, elle rédigea plusieurs lettres expliquant à chacun qu’elle s’était trompée, qu’elle en était désolée et qu’elle avait pris enfin la bonne décision de la séparation, pour ne pas mentir, par respect pour chacun car le mal qu’elle venait de faire éviterait une vie de difficultés inextricables.
        Après trois mois passés en province, qu’elle mit à profit en défaisant un mariage jamais consommé, les choses commencèrent à se gâter, Christophe n’était pas le bel inconnu plein de promesses. Il se révéla assez commun, peut-être même un peu simple pour ne pas dire simplet. Bref, un imbécile qu’elle rejeta aussitôt. Bien danser le tango ne suffit pas à rendre une femme heureuse.
        Naturellement, elle chercha à recoller les morceaux de son mariage fracassé avec Joël qui refusa tout net ses tentatives de réconciliation, il n’était plus disposé à tenter le sort avec une créature aussi fantasque.

     Sandrine vécut donc seule, elle subit les longues soirées devant la télévision, à boire pour oublier et à rêver, non pas à un bel inconnu, mais à l’homme qui lui avait été donné une première et dernière fois.

        Elle voulait rêver, eh bien elle rêva pendant des années et elle finit pas réaliser que les rêves sont toujours plus beaux quand ils sont impossibles.


          Le 17 janvier 2021 : Le perfectionniste.


      Dès son plus jeune âge, Philippe fit preuve d’une exigence particulière : il n’acceptait pas la moindre imperfection sur les jouets qu’on lui offrait. Il ne lisait pas un livre s’il découvrait une page cornée. A l’adolescence, le problème de l’acné provoqua chez lui une quasi-claustration qui dura près de trois ans. Il refusait de se montrer au lycéens avec le visage constellé d’affreux boutons rouges. Quand il ne pouvait pas faire autrement que d’assister aux cours, il se dissimulait sous un bonnet enfoncé jusqu’au sourcil et un cache-nez ou une écharpe remontée jusqu’aux yeux. Il se voulait parfait. S’il n’y parvenait pas, il se cachait, se portait malade, disparaissait de la circulation au point que certains professeurs le surnommaient l’Arlésienne, bien que ses études n’en souffrirent pas. Il travaillait deux fois plus que les autres pour rester au meilleur niveau.

        A seize ans, il commença à s’intéresser aux filles et, dans sa classe, il en repéra plusieurs dignes d’être mieux connues.

        Béatrice par exemple, une jolie blonde aux reflets roux qui ne ménageait pas ses sourires. Un samedi, elle l’invita chez elle sous le prétexte de réviser ensemble. Il accepta, le cœur battant mais la séance d’étude ne dura pas plus de trente minutes. Il déguerpit aussitôt qu’il le put.

    La demoiselle était incapable d’articuler une phrase sans la polluer d’expressions à la mode : en fait, en définitive, voilà, rapport à, du coup et d’autres tics de langage qui faisaient bouillir notre jeune homme. L’aventure avec Béatrice avorta avant même d’avoir commencé.

    Murielle n’eut pas plus de chance quand il remarqua qu’elle mâchait bruyamment, puis Capucine qui sautillait en battant des mains chaque fois qu’elle était heureuse, et Adèle qui se rongeait les ongles, et Joëlle qui faisait claquer sa langue pour signifier qu’elle réfléchissait intensément.

        Les années s’écoulèrent ainsi, d’espoir en déconvenue. Avec le temps, les chances de découvrir la femme parfaite s’amenuisaient, les déceptions se succédaient inexorablement. Sa renommée de garçon impossible à contenter. Les candidates intrépides qui tentèrent le coup malgré tout, par bravade, par trop de confiance, chutaient après quelques jours.

      A soixante-cinq ans, après avoir écumé les thés dansants, les sites de rencontres, les vacances en Grèce au club Méditerranée, les agences de mariage, il se résigna à jeter l’éponge : La femme parfaite n’existait pas.

     Et puis enfin, Mireille croisa son chemin, celui de la boulangerie. Elle l’attaqua bille en tête : Vous pourriez dire bonjour, nous nous croisons tous les jours ici et Monsieur me snobe, il faut vivre avec son temps, pépère. C’est fini, les hommes qui font la gueule. Aujourd’hui, les gens se parlent !

      Près de s’étouffer, il bredouilla une excuse et s’enfuit dans la rue. En chemin, il se demanda si ce n’était pas cette piquante sexagénaire qui avait raison. Le lendemain, il s’arrangea pour la entrer dans la boulangerie en même temps qu’elle. Elle revenait de son marché, chargée de paniers qu’il lui prit des mains. Il lui sourit pour se faire pardonner son impolitesse de la veille. Ils se virent, se revirent. Il la retrouva au parc où elle se changeait les idées tous les après-midi. Il s’efforça d’abord à l’écouter, elle inventait de charmantes métaphores qui illuminaient ses propos. Elle provoquait l’étonnement, le rire, la joie. Elle portait des assemblages osés de vêtements, des mitaines, des baskets rouges, des guêtres, des nœuds dans ses cheveux gris qu’elle refusait de teindre.

       Elle lui devint vite indispensable. Après un long round d’observation de quatre mois, ils décidèrent d’aménager ensemble pour faire des économies car il faut rester prudent, on ne sait jamais, qui peut prédire ce que nous serons dans dix ans ?

        Il apprit beaucoup avec elle, en la regardant vivre, en l’écoutant. Telle qu’elle était, elle lui était destinée, parfaite pour lui.

        Oh ! Le mot perfection avait évolué chez lui, il découvrit que la perfection était faite d ‘un assemblage de petites imperfections précieuses. Ce constat illumina le reste de sa vie. Que ne s'était-il-il montré moins pointilleux à vingt-cinq ans?


         Le 16 janvier 2021 : Le mulet de Joseph :

       Joseph ne menait pas une vie facile. Aussi loin qu’il cherchait dans sa mémoire, il ne trouvait que du travail harassant, du mal au dos, aux jambes, aux bras cassés par les travaux des champs. Sa ferme était accrochée à un flanc de colline mal exposé, il avait obtenu cette exploitation au décès d’un oncle qu’il n’avait jamais vu car dans ces contrées, on n’a guère le temps ni l’envie de visiter la famille. Chaque heure est précieuse et on ne la gâche pas plus qu’on ne jette son argent par les fenêtres.

       Au risque de se tuer, en chutant sous le soc de l’araire, en manœuvrant une charge trop lourde, en tombant d’un fruitier qu’il était en train de tailler, jamais il ne se résolut à embaucher de l’aide.

    C’est seulement à l’âge de soixante ans qu’il accepta l’idée d’acquérir un mulet pour l’assister dans les travaux pénibles. Il acheta une grande bête solide et faite à l’effort, un mastodonte noir capable de traîner un tronc d’arbre comme s’il s’agissait d’un fétu de paille, docile et bon caractère. Il l’appela Diable et il trouvait que ce nom de démon convenait à l’animal couleur de jais.

      Très vite, Joseph s’en fit un ami à qui il se confiait volontiers, il lui disait ses peines, ses espoirs déçus, ses ambitions laminées, le poids des années qui roulaient comme une avalanche de moraines, balayant et broyant tout sur son passage. Il lui disait aussi ses frustrations, ses colères qui, une fois exprimées galopaient comme un cheval fou que rien ni personne ne pouvait contrôler.

     Dans ces moments de révolte, Joseph saisissait un pieu, une branche morte et passait ses nerfs sur son brave compagnon de misère qui subissait sans ruer. Rien ne l’apaisait, c’est la fatigue qui finissait par arrêter la violence de l’homme.

Les corrections sans motif se multipliaient, à un rythme toujours plus soutenu, avec une brutalité croissante de jour en jour. Il frappait comme d’autres boivent, pour retrouver un peu de calme.

    Un jour, ivre de rage, il cogna sur le front du mulet qui tomba à genoux avant de rouler sur le côté en agitant ses pattes comme pris d’épilepsie. Le malheureuse bête de somme laissa rouler sa tête sur le sol et mourut les yeux ouverts sur son bourreau.

    Ils sont nombreux, ceux qui se conduisent pareillement avec leur épouse, leur compagne, leur mère parfois. Au tribunal, on explique leur attitude criminelle par une enfance meurtrie, une maltraitance subie, un choc affectif dévastateur. On trouve toujours une bonne raison. On transforme même des bourreaux en victimes comme s’il était naturel que les plus faibles assument les dérives des plus forts. La vérité est que des tortionnaires économisent le prix d’un mulet en battant les femmes qui croisent leur chemin.


  Le 15 janvier 2021 : Le bécasseau.

Ce jeune bécasseau naquit le premier de la portée dans un nid douillet bien caché parmi les joncs d’un étang calme, écarté de la route des oiseaux migrateurs.

Il était l’aîné et le favori de ses jeunes parents qui, dès le premier jour de sa vie le choyèrent, le couvèrent pour qu’il ne prenne pas froid et grandisse vite. Ils ne cessèrent pas de s’extasier à son propos.

_ Tu es bien le plus beau de tous les bécasseaux de ce plan d’eau, le plus robuste, le plus élégant, le plus intrépide. C’est à toi que reviendra le premier rôle durant ta vie entière, n’en doute pas. Pour cela, apprends à te débarrasser de tes éventuels rivaux qui oseraient convoiter ta suprématie. C’est à ce prix que ton glorieux destin s’accomplira : sois rusé, ambitieux, cynique au besoin, cruel s’il le faut, sans scrupule car les autres te respecteront si tu oses ce qu’ils n’envisagent pas. Sois capable de les surprendre, de t'imposer chaque heure à leur attention.

Le bécasseau écouta les conseils prodigués par ses aînés et commença par pousser dans l’eau, hors du nid, les trois œufs qui protégeaient ses frères ou sœurs. Il devint rapidement le maître de son domaine aquatique.

Puis il appliqua les recommandations enseignées, il mêla la dureté de caractère, il apprit d’instinct à utiliser les armes de la séduction et de l’intimidation : il promit beaucoup, il menaça volontiers, il donnait son avis sur tout et sur tous, il se constitua une petite cour d’oiseaux serviles et flatteurs qui attendaient le premier faux pas du bécasseau pour lui ravir le trône qu’il se construisait.

Ses élèves jaloux l’observaient, ils le singeaient et apprirent de lui comment conquérir et conserver le pouvoir.

Et puis un jour, alors qu’il avait réuni un aréopage d’adeptes pour se divertir, il relâcha son attention et oublia un court instant sa vigilance. Fatale faiblesse. Ses admirateurs se transformèrent en bourreaux, ils le cernèrent pour le larder de leurs longs becs effilés. Notre bécasseau fut exécuté sans pitié et céda sa place à son vassal favori qui mit aussitôt en exercice tout ce qu’il avait appris pendant une année.

On devine le sort que subirent les successeurs du bécasseau. Un à un, ils périrent de la même façon.

Cette mésaventure du bécasseau devrait inspirer la sagesse à nos dirigeants et à leurs opposants : on ne règne pas longtemps en mentant et en divisant. Il se trouvera toujours un jeune fauve plus malin, plus beau parleur, plus pour porter le premier coup dans le dos car le pouvoir est un alcool qui détruit la capacité de raisonner.


  Le 14 01 2021 : Un gentil garçon, une adorable fille.

     Benoît travaillait dans un organisme de retraite situé sur le boulevard  Malesherbes. Son bureau se tenait derrière une cloison de verre dépoli qui délimitait l’espace réservé aux contentieux: Cinq autres bureaux avec autant de rédactrices. Trois jeunes femmes partageaient le bocal avec lui. En quatre ans de présence, il n’avait quasiment jamais échangé deux mots avec elles. Il n’aurait pas su dire si elles étaient belles ou laides car il ne pouvait pas s’empêcher de baisser les yeux quand il les croisait. Les deux autres plus anciennes dans le bureau étaient secrétaires en titre et ne le jugeaient pas assez intéressant pour lui consacrer du temps. Non pas qu’il fût laid, il était même assez beau mais son caractère ne le rendait pas plus expressif qu’un portrait suspendu dans son cadre. A vingt-cinq ans, il avait gardé sur sa peau la fragilité de l’enfance, ce qui, si on prenait la peine de le regarder attentivement, lui conférait une touchante fraîcheur. A ceci s’ajoutait le blond de ses cheveux toujours soigneusement peignés. Contrairement aux jeunes de son âge, rien de négligé en lui. Les modes urbain, trash, gothique, ne l’avaient jamais tenté. Une fois pour toutes, il avait opté pour un pantalon de velours l’hiver, un jean (sans trou) l’été, une chemise bleu-pâle de préférence, et un blaser bleu marine en coton ou en laine suivant la saison. Ainsi vêtu, il se savait à l’abri de tout jugement malveillant.

Avec ses cheveux aussi blonds perpétuellement tirés en queue de cheval, son visage clair jamais maquillé, ses grands yeux bleus, elle était le pendant féminin de Benoît. Ils usaient de la même réserve, uniquement préoccupés par leur travail, peu causants, peu liants. Il se ressemblaient tant, dans leur façon d’être, physiquement et moralement qu’il était évident que ces deux-là étaient faits l’un pour l’autre.
Les dames âgées les désignaient du menton, hochaient la tête avec un air entendu.
_ Ah! Ces gamins, quand vont-ils se déclarer? Faut-il leur tenir la main pour la bague au doigt? Il faudrait bien qu’ils se décident, car ce sera trop tard pour un enfant. Nous, de notre temps, on était bien plus dégourdis !
En les entendant, les deux jeunes échangeaient un sourire rapide avant de se replonger dans leur tâche.
        
Et puis un jour de pluie de printemps, ils se retrouvèrent ensemble dans le hall de l’immeuble. Il s’était muni d’un parapluie alors qu’elle s’était laissé surprendre par l’orage.
Il l’accompagna devant son immeuble, rue de Rome.
_ Vous habitez loin, s’inquiéta-t-elle quand il lui serra la main sous le porche.
_ Non, à deux pas, je suis sur le boulevard des maréchaux, porte des Ternes.
_ Mon Dieu ! Vous en avez pour trois quarts d’heure de marche !
_ Ce n’est rien, j’aime bien marcher, répondit-il.
Ils prirent l’habitude de faire le chemin ensemble. Un jour chez Benoît d’abord, le lendemain chez Sophie. En route, ils bavardaient de choses et d’autres, de leurs lectures, des films qu’ils avaient préférés, et ils ne s’étonnaient plus d’être souvent du même avis.

Quand les vacances d’été arrivèrent, ils partirent dans leurs familles respectives, ils se dirent adieu un peu tristes, se promirent de s’envoyer une carte postale. Elle alla chez une ancienne camarade de faculté, du côté de Fréjus. Il rejoignit un cousin qui les avait inscrits à un stage de voile aux Îles-Glénan, en face de Concarneau.
Que croyez-vous qu’il advint de ces deux anges ?

Sophie rencontra un garçon dans un bal sur la plage, l’Estérel l’envoûta, la quiétude du midi la séduisit tant qu’en septembre, elle refusa de regagner Paris. Elle épousa son amour de vacances et ouvrit avec lui un restaurant sur la côte.
De retour Boulevard Malesherbes, Benoît fut très déçu, presque malheureux. Il se reprocha d’avoir loupé le coche en n’osant pas s’engager plus tôt avec Sophie. Il démissionna, reprit ses études de finances et partit travailler à Londres. Il épousa une jeune fille bien sous tout rapport, native de Manchester.

        Longtemps, l’un et l’autre se rappelaient leur amour manqué dans l’organisme de retraite. Ils n’en souffraient pas. Ils avaient fait de beaux mariages.
Que voulez-vous, elle comme ça, la vie.


Le 13 01 2021 : La délicatesse humaine 

La gare des Trembles ressemblait à ces images du Far-West vues au cinéma. Il fallait s'éloigner du village et descendre une ravine aride pour y accéder. Ma mère et moi, nous attendions un train pour rentrer chez nous, à la ville située à une quinzaine de kilomètres. 

Nous étions venus dans ce petit bourg pour rendre une visite à mes oncle et tante. Nous attendions sur le quai désert, sous une chaleur étouffante. Un étrange individu s'approcha de nous en silence pour se planter à cinquante centimètres à peine devant maman et la considérer en détail. Il l'obligea à reculer jusqu'au mur de la bâtisse. Ma mère ne pouvait pas dissimuler son inquiétude tandis que l'inconnu gardait son visage sous le nez de la pauvre femme.

   Un paysan sans doute, haut d'un mètre soixante environ, le bout de ses ongles cernés de lunes noires dépassait de sa veste beaucoup trop grande. Des pinces à vélo tenaient le bas de son pantalon donné par un parent ou un ami géant. Il portait une casquette dont le bord de la visière, rongé par la sueur, baillait comme le bec ouvert d'un canard en colère.
   Sa face hérissée de poils ne voyait le rasoir que le dimanche pour la messe, quant à ses sourcils, plus drus que des brosses à dents, il portaient une ombre sur ses yeux petits comme des jujubes, fichés au plus profond de leurs orbites.

    _ Que voulez-vous?  demanda maman qui commençait à se sentir vraiment mal                    

    Escousse-moi, madame, répondit-il, vous n'êtes pas de Palikao?
     Maman répondit qu'il se trompait, elle ne connaissait pas ce lieu.
     Perdonne-moi, c'est que tous les bourricots se ressemblent.

    Il tourna le dos et s'éloigna avec une mine dépitée. Alors, ma mère s'abandonna à un fou-rire réparateur: elle venait de se faire traiter de bourrique par un ouvrier de ferme originaire d'Espagne, travaillant en Algérie sans doute depuis longtemps mais cantonné avec les siens dans ce bout du monde.

     Je voulus savoir ce qu'il avait cherché à dire.

   _ Je l'ignore, dit maman. Il a fait sa bouillabaisse avec plusieurs  adages, sans doute: Tous les ânes s'appellent Martin, et peut-être aussi : Qui se ressemble s'assemble, je ne sais pas ce qu'il y a dans sa tête. Pauvre malheureux, il ne soupçonnait pas qu'il pouvait me vexer.

  Il me parut évident qu'il court à la catastrophe, le rustre qui veut se montrer délicat... mais l'intention demeurait bonne. On peut en sourire, mais pas le railler, il ne le mérite pas. 


         Le 12  01 2021 : Un auteur vivant :
      
     Voici quatre mois que, par la force des choses, j'ai abandonné cette conversation pour un long voyage en terre inconnue, celle d'où on ne revient pas. 
Le 14 octobre au matin, j'ai été foudroyé par un AVC. Transporté aux urgences, pris en charge par un médecin neurologue très compétent de l'hôpital de Pontoise qui ne donnait pas cher de ma peau, j'ai été soigné, nourri par perfusion, alors que je sommeillais dans un état semi-comateux incapable de parler, de me situer dans un espace qui tourbillonnait sans cesse. 
            Miraculeusement, j'émergeai de ce mauvais pas pour m'installer pour de longs mois encore dans un établissement de rééducation ou je réapprends à marcher, à manger , communiquer. Heureusement, mes facultés mentales n'ont pas été affectées, je lis, j'écris et je mènerai désormais une vie presque normale quand je serai capable de me déplacer sans déambulateur ni fauteuil roulant, et surtout quand j'aurai repris le volant de ma voiture. A mon réveil à la vie, bien que toujours sous la menace constante d'une récidive, j'ai vu le monde avec un œil différent. L'agitation du monde politique, la valse des égos, la pantomime des Grands de ce monde qui gouvernent par tweetts, qui s'accrochent comme des berniques à leur pouvoir, Les malversations, les collusions, le cynisme, que tout cela me paraît vain! Je ne regarde plus les informations télévisées, je me limite aux grands titres
            A cet univers factice dominé par le paraître, je préfère revenir à ce qui me semble essentiel: l'affection des miens, les histoires que j'ai dans la tête, plus souriantes que ce que j'avais écrit jusqu'à l'accident, la recherche des petits bonheurs quotidiens: le sourire d'un passant, un rayon de soleil sur le bois de Menucourt, loin du coronavirus.
            En y réfléchissant, je réalise que cette épreuve qui aurait pu être fatale, qui le sera peut-être un jour, m'aura été bénéfique. J'ai passé la tête par la porte entrebâillée et j'ai aperçu l'après. Il faut croire qu'il n'y avait pas grand-chose de séduisant.
           Aujourd'hui, chaque matin, je dis bonjour à la vie, et je dis merci aux miens qui m'ont tant encouragé à me battre contre la maladie. Il faut lutter bec et ongles pour contrecarrer notre fragilité, notre vulnérabilité.


    Le 13 10 2020 : Un ami vivant.

En relisant ces pages, j’ai soudain réalisé que ces amis que j’évoquais avaient disparu de l’histoire de ma vie, soit en mourant, soit en s’engageant sur une route écartée de la mienne. Voilà une solitude bien désespérante. Heureusement, il me reste un ami qui s’inquiète de moi, qui me tient souvent compagnie, en dépit de la distance qui nous sépare.

Il ne s’agit pas d’une amitié d’enfance, ni même d’adolescence. J’ai entendu parler de lui en mai 1968. Il enseignait à Constantine, dans cette Algérie que j’avais quittée six ans plus tôt. Il y accomplissait son service civil en coopération, avec mes futurs beau-frère et belle-sœur qui avaient invité Michelle à les accompagner. Ainsi la jeune Drômoise que je m’apprêtais à épouser allait découvrir mon pays natal que connaissais si mal.

Nous étions en pleine révolution, la France était bloquée par les grèves de mai, pas de carburant, pas de courrier, rien. J’écrivais à Michelle une lettre chaque jour, avant même que la réponse ne me parvienne. Cet ami, J.C. taquinait gentiment mon amoureuse qui réceptionnait parfois cinq ou six enveloppes d’un coup.

Bien plus tard, lors d’une visite de ma belle-famille à Paris, j’eus l’occasion de connaître J.C. qui vivait à Courbevoie, dans une zone qui ressemblait au décor du film Le chat. On rasait des quartiers entiers pour y construire les tours de La Défense. On détruisait un monde ancien pour ériger une nouvelle ère vouée au béton et au verre.

J’appris que cet ingénieur en métallurgie avait été élevé par une maman seule, son papa était décédé en des circonstances qui me sont restées mystérieuses. Je n’ai jamais osé l’interroger à ce sujet douloureux pour lui. Je préfère attendre le moment opportun.

 Nous nous revîmes plusieurs fois quand il habitait encore Courbevoie, non loin de la maison où je le connus, aujourd’hui remplacée par un bâtiment. Il partageait sa vie avec une compagne aimable et douce native de Nancy.

J.C. nous préparait le repas avec une généreuse recherche et une méticulosité étonnantes. J’y voyais son goût du travail bien fait et surtout son envie de satisfaire ses amis. Ce sont des qualités assez rares de nos jours pour que je m‘attache aussitôt à lui.
Pourtant, rien ne nous destinait à cette amitié réciproque : il aime les mathématiques alors que je suis fou de littérature, il ne vote pas pour les candidats que j’ai choisis, il aime le tumulte des immeubles de bureaux, la dalle où trônent les sculptures modernes.

Sa maman décéda bien avant qu’il eût atteint l’âge de la retraite, il quitta les Hauts-de-Seine pour s’établir en Lorraine. La distance ne nous a pas vraiment éloignés. Nous continuons à communiquer plusieurs fois par semaine. Nous nous inquiétons de la santé et du moral de l’autre, nous évoquons l’actualité, il est le premier à lire mes romans, avant leur parution. J’apprécie aussi son attachement à Nancy, à son histoire, à son architecture, à l’Art-Nouveau, à la place Stanislas.

Il lui a dédié un site qu’il alimente sans cesse par le fruit de ses recherches dans les bibliothèques virtuelles ou réelles. Il y a peu de temps encore, il se promenait dans les rues de la ville pour photographier une façade, un pignon, un détail de colonne ou un vitrail.

Les années qui passent l’ont empêché de poursuivre ses courses aux trésors. Grâce à cette curiosité insatiable il garde une capacité d’émerveillement propre à l’enfance.

Finalement, nos passions sont presque semblables : il déterre l’Histoire alors que j’invente mes histoires.

Cela suffit-il à faire de lui un véritable ami, un de ces êtres rares dont on voudrait profiter le plus longtemps possible ?

Certainement pas. Si je n’avais pas J.C., il y a longtemps que j’aurais sombré dans un pessimisme fatal. Il m’apprend toujours quelque chose, non pas à son propos car il parle rarement de lui-même, mais de son regard sur le monde. Car cet individualiste s’est tourné vers les autres qu’il aide comme il peut en prenant soin de sa compagne affaiblie par la maladie et en administrant sa copropriété, et il en faut, de l’abnégation pour supporter les plaintes de ses voisins qui exigent tout.

Son balcon-loggia où règne l’harmonie est le fidèle reflet de son caractère : on y trouve un nichoir à mésanges, des bacs d’herbes aromatiques et de légumes à la belle saison, des fleurs et de la verdure. Ce jardin n’est pas l’œuvre d’un méchant homme. Seul quelqu’un de bon et de patient peut suivre le pas lent de la nature. Je reçois régulièrement des clichés d’oiseaux surpris dans la mangeoire, de rayons de soleil ou d’arc en ciel qui enjambent son horizon. Désormais, c’est de sa fenêtre, qu’il observe la vie chaque matin différente. Il me fait part aussitôt de ses émotions.

N’est-ce pas là le témoignage infaillible d’une belle et forte amitié : le partage ? Il me serait difficile de m’en passer.

  

 

Le 12 10 2020 : Je ne vous parlerai pas de…

Ce matin, en consultant les nouvelles de ces derniers jours, je suis pris d’une soudaine nausée qui me donne l’envie de me jeter du haut des falaises d’Étretat désertées par les touristes.

 
Dans la zone industrielle d’Herblay, une ville voisine sur l’autre rive de l’Oise, trois individus se sont livrés à un tabassage de deux policiers. L’un des agresseurs s’est rendu aux autorités. Je ne vous en parlerai pas, je ne me demanderai pas pourquoi on ne mentionne pas le nom de ces citoyens français.

Le commissariat de Champigny-sur-Marne a été bombardé par des mortiers d’artifice, des voitures ont été détruites, des boules de pétanque ont fracassé des fenêtres. Heureusement, le ministre concerné déclare qu’il n’est nullement impressionné par cette violence. Les syndicats de police se tordent les bras. Je n’en parlerai pas. Il y a trop à en dire.

 
Un infirmier déplore la montée subite du coronavirus dans le pays. Il annonce que nous ne sommes pas prêts à affronter la deuxième vague. Pas assez de lits, pas assez de personnel soignant, les médecins et infirmiers sont découragés, épuisés et beaucoup quitteront le métier. Il cite le cas d’un collègue qui envisage de se reconvertir…en élagueur.

Ils en ont assez des promesses non tenues, des belles paroles vaines, du contrôle permanent des gestionnaires payés à prix d’or pour leur expliquer sans cesse comment il faut économiser en fermant des services ou des établissements de soins. Je n’en dirai pas davantage.

Je préfère ne rien ajouter à la douleur des soignants.
 
Pendant ce temps, des jeunes-gens se plaignent qu’on interdise leurs réunions, ils rejettent la mode des masques, ils veulent pouvoir s’embrasser, se toucher et boire des coups ensemble comme avant. Et si on le leur interdit, ils se réuniront dans les appartements loués sur Airbnb. Pourquoi s’en priveraient-ils, puisqu’ils ne risquent rien. D’accord, ils exposent leurs parents, les vieux, mais ils ne peuvent pas s’arrêter de vivre leur jeunesse.
Faut-il commenter ?
 
Nos gouvernants se sont mués en vigies du droit international. Ils font entendre leur voix tremblante d’indignation au Liban, en Turquie, en Syrie, en Grande-Bretagne, ils menacent et pointent du doigt. Omniscients, ils indiquent la voie aux autres pays d’Europe, pendant que notre pays se vide de ses entreprises au moment le plus critique. Nous y sommes résignés.
Que puis-je en dire ?
 
         Une folie générale s’est emparée du monde, l’Arménie et l’Azerbaïdjan jouent un jeu dangereux qui risque d’embraser la planète.

Dans Beyrouth en ruines, les explosions se succèdent, les Libanais veulent fuir leur patrie livrée à la corruption, en dépit de l'ultimatum lancé par notre président.

La Grande-Bretagne s’est engagée dans un bras-de-fer périlleux. Outre-Manche, on commence à se demander si le Brexit ne coûtera pas plus cher aux Britanniques.

Aux États-Unis un pitre montre ses muscles devant une partie de la population subjuguée.

En Corée-du-Nord, un autre pantin dément menace l’Occident de son arme atomique : Que voulez-vous que je dise de tout cela ?

L’hiver pointe son nez, les oiseaux ont déserté mon jardin, la terre gorgée de pluie colle aux semelles. Dans les supermarchés, des ombres affligées déambulent dans une triste sarabande de masques sanitaires.

Je ne sais plus où poser mon regard.
 
Vendredi, je recevrai pour deux jours mes petites filles, mes petits anges que je n’ai pas vus depuis un mois. Je me gaverai de leur innocence, de leur beauté… et je tremblerai de peur…
Je préfère me taire.


 

Le 10 10 2020 : Que sont mes amis devenus ? (3): René

Peut-on être l’ami d’un homme de trente ans plus âgé que soi ? Un professeur de lettres perdu de vue pendant quarante ans qui ne se souvenait pas de son élève, dans ce lycée technique où il ne travailla qu’une année.

On dit que l’âge rapproche de l’on enfance qu’on a vécue. C’est vrai. Dans ma mémoire, René Ferriot était resté cet enseignant plein d’empathie qui, en lisant l’une de mes dissertations m’avait soufflé : Quoi qu’il arrive, ne laisse jamais s’éteindre la petite flamme qui t’anime. Ne cesse jamais d’écrire.

Il donnait ses cours sans contrainte, ceux qu’il n’intéressait pas pouvaient se regrouper au fond et s’occuper autrement à condition de ne pas perturber la classe. Quand il s’énervait, il suffisait de se pencher vers ses chaussures et de s’exclamer : Oh ! Les beaux lacets ! Il pouffait aussitôt, incapable de sévir.

J’avais déjà bien avancé dans l’existence, je n’attendais que la retraite. Je ressentis le besoin impérieux de le rechercher, de savoir ce qu’il était devenu. Mes recherches sur Google me guidèrent vers une maison d’édition de poésie dans le Midi de la France. Comme on jette une bouteille à la mer, je lui adressai une lettre pour me rappeler à son souvenir. J’évoquai le rôle important qu’il avait tenu dans ma passion pour la littérature. Je lui dis aussi que, grâce à lui, je n’avais pas laissé s’éteindre la petite flamme. Une quinzaine de jours plus tard, je reçus sa réponse. Il m’écrivait de sa maison de La Rollandière, un hameau dépendant de Marignac-en-Diois, au pied du col-du-Rousset, dans cette Drôme que mon épouse me fit découvrir et aimer.

René me déclara qu’il ne se souvenait pas de moi, que mon courrier l’avait touché et qu’il voulait que je lui raconte ma vie. Il m’invita à passer  quelques jours dans sa maison de vacances lors de mes prochaines vacances à Romans-sur-Isère.

C’est avec joie que nous nous rendîmes dans son repaire de Marignac accroché à flanc de colline. Le toit de sa maison touchait presque le sol du côté de la route alors qu’une façade de trois étages se tournait vers la montagne. Chaque matin, dans sa véranda, il embrassait le Vercors. Il y composait des poèmes, il peignait des tableaux. Le temps l’avait un peu rabougri comme un vieil olivier, mais son intelligence et son imagination avaient gardé leur vivacité. Le soir, il me lisait des vers à la gloire de la nature, ça parlait de galets lavés par les sources, d’écorces, du murmure du vent, du chant des arbres, des fleurs affligées et d’amour. Rarement, il évoquait la présence humaine.

 Divorcé d'une Allemande rencontrée pendant le STO, il avait épousé Chantal qui avait enseigné les mathématiques et qui menait la maison. René était détaché des choses du monde. Il ne savait pas se servir d’une carte bleue, ni planter un clou dans le mur et il se vantait d’être un contemplatif. D’ailleurs, il m’avoua qu’il discutait avec les anges. Il se disait fervent catholique mais la religion qu’il me décrivait s’imprégnait surtout de Panthéisme.

René nourrissait un amour platonique pour une enseignante qu’il avait rencontrée cinquante ans plus tôt et c’est à elle que ses poèmes étaient dédiés. Il s’arrangea pour que Chantal découvre son secret. Elle en souffrit atrocement.

    Au cours de ces soirées d’échange accompagné par les stridulations des cigales, mon épouse Michelle et moi recueillîmes leurs confidences les plus intimes.

De retour dans le Val-d’Oise, pendant des années, je continuai à lui écrire et il me répondait aussitôt, à un rythme soutenu.

En d’autres circonstances, jamais je n’en aurais fait un ami, il était tout ce que je n’étais pas : Les gens l’exaspéraient, il s’emportait contre un de ses voisins qui, un jour, lui dit qu’il vidait son coffre parce qu’il fallait bien faire quelque chose. C’était, pour lui, une philosophie intolérable. Il ne concevait pas qu'on puisse réduire son ambition à la propreté d'une voiture.

Il m’envoyait régulièrement ses recueils de poèmes dont je me régalais, mais il n’aimait pas mes romans qu’il jugeait trop durs. Il décrit la vie, lui répétait Chantal qui me défendait bec et ongles. J’avais appris à mesurer sa sensibilité, je fermais les yeux, pourvu de préserver notre amitié.

Je ne reconnaissais pas toujours le brave professeur auquel je m’étais attaché.
Plus d’une fois pourtant, je fus tenté de mettre un terme à nos relations, par exemple quand il s’efforçait de me rabibocher avec son Dieu que j’avais rejeté, témoin de son incapacité ou de sa cruauté pendant huit ans de mon enfance. Il m’avait confié qu’il souhaitait me modeler. Je m’étais insurgé contre cette tentative de mainmise sur ma façon de vivre.
Alors qu’il se disait chrétien, il était insensible au sort des malheureux qui périssaient en traversant la Méditerranée. J’évoquais la politique et il se bouchait les oreilles. Nous étions  si différents que je ne  comprenais pas comment nous pouvions nous aimer autant.
 
René et Chantal quittèrent leur maison au pied des montagnes et leur résidence à Grasse pour un hôtel médicalisé à Hyères. Chantal fut hospitalisée pendant leur déménagement et ne profita jamais de sa villégiature, foudroyée par un cancer.
Dès le lendemain de ce drame, René cessa de m’écrire, nous ne communiquions plus que par le téléphone.
Je devinai que ça ne convenait pas à cet amoureux des lettres et, de mon côté, je me désolais d’avoir perdu nos longs échanges épistolaires.

Un jour, j’appris le décès de mon ami, j’en fus cruellement meurtri. Je lui dois beaucoup, je n’oublie pas que grâce à sa bienveillance, j'ai continué d’écrire, vaille que vaille, en dépit des difficultés et des obstacles si nombreux dans le monde de l’édition.

Je pense souvent à lui, à nos querelles, à nos discussions. Certaines nuits d’insomnie, sa frêle silhouette vient me tenir compagnie, avec, dans son ombre, celle de la délicate Chantal.

 

Le 10 10 2020 : Que sont mes amis devenus ? (2)

                                    Hassan : 

         Si je ne l’ai pas côtoyé longtemps, Hassan reste l’un des plus importants parmi les rares amis que j’ai eus. Je ne l’ai pas rencontré à l’école, peu d’arabes fréquentaient ma classe, pas plus de trois pour plus de trente élèves. Les indigènes disparaissaient après deux ans, ils en savaient assez. C’est la rue Du Guesclin qui nous a réunis. La dizaine de garçons qui y vivaient improvisaient des parties de foot devant les docks abandonnés.

Un jour, je remarquai ce jeune de mon âge qui assistait à un match sans chercher à y participer. Il suivait simplement des yeux la balle, sans parler, sans gesticuler. Il se contentait de nous observer.

Nous étions au milieu de l’année 1960, alors que la guerre civile séparait les deux communautés, son attitude finit par nous alerter. Il est bizarre, que cherche-t-il ? Méfions-nous, il prépare un coup, il nous espionne, un jour il déboulera avec une dizaine de ses amis pour nous égorger ou nous balancer une grenade.

Hassan entendait ces réflexions sans y prêter attention. Il s’entêtait à revenir chaque jour, après les cours, dans la ruelle qui menait à la montagnette, cette colline où nous allions chercher de la glaise, où nous allions faire voler nos cerfs-volants et qui constituait la limite entre les bidonvilles et le quartier français.

         Il nous apprivoisa en deux semaines. Si nous ne lui réservions pas une place dans les équipes, nous le tolérions et parfois même, nous lui confiions le sifflet d’arbitre.

         Une fin d’après-midi tandis que mes devoirs me retenaient à la maison, il entra dans la cour pour m’attendre devant ma porte, assis sur le perron. Évidemment, ma mère le chassa de notre patio comme on fait fuir un chien errant qui fouille une poubelle.

_ Je ne veux pas que tu me ramènes des arabes, tu es devenu fou ? Sais-tu ce qu’il te veut ?
_ Je ne sais pas, je ne l’ai pas appelé, j’ignore même son nom.
_ T’a-t-il invité chez lui ? Sais-tu où il vit ? Es-tu certain que son père n’est pas un fellagha ?

         Hassan partit tranquillement, sans courir, pour me guetter au coin de la rue. Quand je sortis, il vint marcher à mes côtés. Il me tendit un paquet qu'il avait caché entre sa peau et son tricot.

_ Tiens, c’est pour toi.
         Il m’offrit Pour qui sonne le glas, d’Ernest Hemingway.
         _ Merci, mais pourquoi me donnes-tu ça ?
         _ Parce que tu es gentil.

         Après avoir couru et sué derrière le ballon, quand les gamins se séparaient, Hassan et moi, assis sur le bord du trottoir, nous bavardions, nous commentions les livres que nous échangions. Il repartait chez lui à la tombée de la nuit. À force de le voir tourner dans le quartier, les habitants s’habituèrent à cet adolescent discret mais poli. Ils n’y prêtèrent plus attention.

         Nous nous fréquentâmes pendant un an environ, jamais il ne me parla de sa famille, de sa vie, des études qu’il menait. Il consentit seulement à me révéler son prénom.

Il faisait presque partie de notre foyer, ma mère prévoyait sa part quand nous allions pique-niquer sous les eucalyptus sur la route du Tessala. Je supposais qu’il était Kabyle, sa peau était plus claire que la mienne, il avait un visage large, ouvert, intelligent.

Au début de l’été 1961, nous quittâmes le minuscule une-pièce-et-cuisine que nous louait le vétérinaire et nous déménageâmes pour un plus grand appartement adapté à recevoir une famille de six personnes. Il nous aida à charger les quelques meubles que nous possédions sur la camionnette prêtée par un client de mon père. Au moment de nous séparer, il s’empara de ma main qu’il serra longuement dans la sienne. Son regard humide plongeait dans le mien comme s’il voulait retenir chacun de mes traits.

_ Attends, lui dis-je, je dois te rendre tes livres.
_ Garde-les, me répondit-il en haussant les épaules.

Par la lunette arrière de la voiture, je lui fis des signes d’adieu tandis qu’il trottinait dans notre sillage.

Ma nouvelle maison se situait à moins de trois kilomètres de la rue Du Guesclin, pourtant, je ne revis plus jamais Hassan. Il était dangereux pour un arabe de circuler à pied dans la ville européenne.

Le 2 juillet 1962, au milieu de la plaine de La Senia brûlée par un soleil impitoyable, dans la foule des familles assises sur leurs valises en attendant un avion, allez savoir pourquoi, je cherchais le visage de mon ami. Je ne le vis pas.

Aujourd’hui encore je me demande si, à l’heure des règlements de compte, le FLN ne lui a pas fait payer très cher l’amitié qu’il me portait.

 

            Le 09 10 2020 : Que sont mes amis  devenus ? (1)

                                                           Christian
   

         Le quasi-confinement auquel nous sommes soumis me laisse assez de temps pour faire un état des lieux sur les amitiés ou les simples ombres qui ont jalonné ma vie, à partir de l’école primaire et qui, allez savoir pourquoi, resteront gravées définitivement dans ma mémoire.

         En 1951, première année à l’école Marceau de Sidi-Bel-Abbès. L’établissement de style colonial déroulait ses arcades au long de la place de la République vers l’avenue Kléber. J’habitais en face, de l’autre côté des jardins de la République, sur l’avenue Loubet. Au-dessus des platanes s’étalaient les fenêtres des logements d’enseignants. Mon ami Christian vivait là, c’était le fils de ma première institutrice à la petite zile (le petit asile). Il était le benjamin d’une fratrie de trois garçons, son père était un légionnaire que je n’ai jamais croisé, la maman était divorcée et élevait ses enfants avec la grand-mère venue de Corrèze. Christian et moi, nous avons toujours partagé les mêmes bancs depuis la classe de maternelle dirigée par sa maman. Nous révisions ensemble nos leçons, nous potassions le BEPC. Après le goûter, je venais sur le balcon qui donnait sur la place et je sifflais. Je n’avais aucun talent de rossignol et je me demandais toujours comment mon gazouillis de canari malingre parvenait jusqu’à lui. Aussitôt un trille strident me répondait. Il devait guetter mon signal, sa fenêtre ouverte. Je traversais la chaussée pour le rejoindre. Nous nous installions devant le tableau noir d’une salle vide, dans l’odeur de craie et de bois ciré. Nous passions trois heures et davantage à tenter de résoudre nos exercices ou à passer en revue les événements récents de notre courte existence, avec la gravité et la légèreté réservées à notre âge. Tout était important et pourtant, nous traversions cette guerre avec une insouciance salutaire.

         Nous avions presque seize ans en 1962, quand l’indépendance fut déclarée. Ma famille dut abandonner notre appartement, chassée brutalement par une vague de massacres en Oranie. La veille, nous aurions juré que nous finirions nos jours dans cette ville qui abritait la Légion Étrangère. Mon ami et moi avons abandonné tout contact pendant une éternité. Souvent, je pensais à lui dans ces dures années, jeté dans ma pesante solitude de rapatrié écorché-vif. Sa présence m’aurait aidé à tenir. Nos confidences me manquaient, quand nous évoquions nos premiers émois d’adolescents et nos doutes de connaître un avenir dans un pays détruit par la haine.

         En automne 1968, Christian me rendit une visite inattendue. Après de brillantes études en informatique, avec un diplôme d’ingénieur en poche, il enseignait dans une école technique à Versailles. Mes parents et moi habitions à Bonnières-sur-Seine. Je venais de terminer mon service militaire et ma future épouse, enseignante elle aussi, passait quelques jours chez moi. Nous avons passé une soirée à ressusciter nos souvenirs d’enfants puis Christian repartit. À cette époque, nous ne possédions ni téléphone fixe ni portable, et nous nous sommes une fois de plus perdus de vue.

         Quelque temps après, je découvris sans mal son adresse dans le Bottin de Brive-la-Gaillarde. Michelle et moi, nous y fîmes une halte sur le chemin de l’Espagne. Je revis Christian qui partageait un pavillon avec sa maman et sa grand-mère. Là encore, nous avons réveillé les jours de notre enfance. Christian traversait une période difficile, il n’exerçait plus à Versailles ni ailleurs et vivait de ses allocations de chômage. Sa situation me navrait car j’étais persuadé que ce garçon brillant habitué à tout réussir serait le dernier à pointer à Pôle-Emploi.

         Encore quelques années de silence. En 1976, des années plus tard, taraudé par le besoin de renouer avec mes racines, j’ai téléphoné à son adresse corrézienne. Nous disposions enfin du téléphone et j’étais bien décidé à échanger avec lui. Je tombai sur un étrange ami égaré dans la désolation. Sa maman et sa grand-mère étaient décédées. Il habitait seul dans cette maison. Il bafouillait, ne manifestait aucun plaisir de me retrouver. Comme je proposai de lui laisser mon numéro et mon adresse, il me répondit qu’il trouverait aisément sur le minitel. Je l’exhortai à noter mes coordonnées car j’avais changé de département, il refusa, pressé de raccrocher. Il prit toutefois le temps de m’expliquer qu’il n’avait toujours pas trouvé de travail depuis que nous nous étions vus, il venait de déposer un dossier à la mairie pour un poste de je ne sais quoi. Il me parut complètement paumé. Ce n’était plus le merveilleux ami que j’avais connu.

         J’ignore ce qu’il est advenu de lui… et je ne veux plus le savoir. Je préfère garder en moi l’image de l’adolescent qui savait si bien siffler, ce feu-follet qui déroutait ses adversaires sur un terrain de hand-ball, ce jumeau qui ne se lassait jamais d’écouter mes secrets, celui dont les conversations m’enchantaient.

         Le temps cruel dévore notre enfance, j’ai fini par m’y résoudre, mais pourquoi se croit-il obligé d’emporter nos amis les plus chers ?


         Le 08 10 2020 : Le secret de Christiane.


         Comment une jolie fille, aussi intelligente que l’était Christiane n’avait jamais intéressé aucun garçon, pourquoi s'était-elle condamnée au célibat? Ce mystère de la nature aurait intrigué plus d’un psychologue, si seulement elle avait voulu soumettre son cas à un spécialiste.

         À trente-cinq ans, impossible qu’elle n’ait jamais connu personne, pas une amourette, pas une ébauche d’idylle, rien, le désert. Elle avait toujours vécu en ville, elle avait fréquenté des écoles mixtes et le conservatoire municipal où sa classe de piano réunissait des élèves des deux sexes. Elle ne vivait pas au fin fond d’une campagne écartée de la grand-route. Elle occupait depuis une décennie un gentil studio au centre de la ville, en face des restaurants et des grands magasins. Les soirs d’été, elle s’accoudait à sa fenêtre pour considérer la rue principale, de son perchoir du quatrième étage. Elle observait les groupes de filles et de garçons qui sortaient du cinéma en riant, ils jouaient à se courir après, à se toucher le dos, à se chiper une écharpe ou une casquette. Elle écoutait leurs plaisanteries, auxquelles elle aurait tant voulu participer. Devant son miroir, elle tentait de répéter les pas de danse qu’elle avait vus. Après quelques tentatives, elle y réussissait sans trop de mal, sans paraître ridicule. Mais elle savait qu’elle n’aurait jamais la chance de danser, qu’elle ne trouverait jamais sa place dans un groupe d’amis, qu’aucune confidente n’écouterait patiemment ses tristesses. Elle le savait. Avec le temps, elle avait accepté cette situation, elle s’en accommodait car, d’une certaine façon, c’est elle qui la provoquait.

         Avec ses collègues du bureau, elle se montrait d’une politesse glacée. Sans mépris, sans vanité, sans besoin de grande explication, elle signifiait à chacun que la solitude lui convenait et qu’il était inutile de chercher une faille dans le mur qu’elle avait édifié entre elle et son entourage.

         Elle se contentait de la considération de ses chefs qui voyaient en elle une responsable capable de garder ses distances avec le personnel tout en restant attentive aux problèmes de chacun.

         Au cours d’un pot auquel Christiane ne participait pas, une secrétaire abonnée au mensuel Philosophie magazine avança une hypothèse : Elle se conduit ainsi, expliqua-t-elle, parce qu’elle ne s’aime pas. Quand on ne s’aime pas, on ne provoque aucun désir chez les autres qui perçoivent des signaux infimes, des messages secrets qui disent : attention, restez au large si vous ne voulez pas souffrir.

         _ Peut-être a-t-elle été une enfant maltraitée, avilie pas les adultes, peut-être ne l’a-t-on jamais valorisée. Elle a sans doute subi la névrose d’une mère jalouse qui n’a pas su lui dire qu’elle était mignonne. Elle s’est attribué la responsabilité du divorce de ses parents, renchérissaient les autres adeptes de l’analyse à deux balles et des coachings du comportement à la mode.

         S’ils savaient… S’ils savaient ce qu’elle cachait avec tant de mal, s’ils savaient ce qu’elle s’efforçait d’ignorer, s’ils savaient ce que peut-être elle-même ne s’avouait pas…

         Un jour, récemment embauché au service du personnel, un jeune homme lui demanda naïvement et maladroitement :
_ Pourquoi personne ici ne te connait vraiment ? J’ai interrogé les gens autour de moi, nul ne peut me fournir le moindre renseignement. J’ai regardé dans ton dossier, on ne dit rien de ton enfance, ton lieu de naissance ne figure même pas. Que s’est-il passé ? On dirait que ta vie a commencé au BEPC…
         Christiane porta la main à sa joue, comme s’il elle venait de recevoir une gifle. Elle chancela même un peu avant de tourner les talons pour s’enfermer dans son bureau.

         Pendant la semaine qui suivit, elle arrivait avant tout le monde, elle sortait bien après l’heure, elle prenait son déjeuner derrière son ordinateur et nul ne sait combien de temps cela aurait duré si Guillaume, le nouvel employé, n’était venu frapper doucement à sa porte. Elle l’accueillit avec un sourire.

         _ Je préfère te voir ainsi, dit-il, je craignais de t’avoir contrariée.
_ Pourquoi le serais-je ? J’aurais tort de me fâcher, tu es gentil de t’intéresser à moi et de me parler. C’est si rare…
_ Alors oublie mon indiscrétion.
_ Au contraire, je vais tout te dire, répondit-elle en sortant de son tiroir la première d’un journal qui montrait la photo d’une enfant avec le titre en gras : La petit Christiane B. recherchée depuis dix jours a été retrouvée saine et sauve devant son immeuble. Elle aurait été séquestrée dans une cave de son immeuble, droguée et abusée par un groupe d’adolescents habitant le même bâtiment. La police procède à leur identification.
_ Je suis désolé pour toi, murmura Guillaume.
_ Tu n’y es pour rien, tu comprends maintenant pourquoi je me sens souillée, moche, pestiférée à vie. Quel tordu pourrait aimer une femme fracassée telle que moi ? Quoi que je fasse, cette tache restera sur mon front. Je suis marquée, condamnée pour le restant de ma vie.
         _ J’espère que ces monstres ont été arrêtés, au moins, et qu’ils moisissent en prison.
_ Ils étaient mineurs. Ils ont été placés sous surveillance dans des établissements pour enfants difficiles. Ils sont sortis depuis longtemps. Après le décès de mes parents rongés et détruits par la haine et les remords, j’ai déménagé loin de chez moi, j’ai traversé la France pour ne pas risquer de rencontrer un de mes tortionnaires… J’espère que tu sauras garder le secret.

Il fut bouleversé par ce qu’il venait d’entendre, ils prirent l’habitude de prendre leur repas à la même table du réfectoire, ils sortirent aussi ensemble au cinéma, en boîte. Il savait écouter en silence et, avec lui, elle apprit à se confier. Il en tomba très vite amoureux et elle trouva en lui tout ce dont une femme pouvait rêver.

 

Le 07 10 2020 : Maman et la France.

         Pour maman, juillet 1962 fut une bénédiction : C’est en France, qu’elle gagna la place de chef de famille à laquelle elle n’avait jamais prétendu en Algérie, empêchée par les traditions, la bêtise des hommes, les événements.

         L’État racheta la carte professionnelle de mon père. C’était une mesure prévue pour limiter la concurrence des rapatriés avant qu’ils ne mettent à terre les artisans locaux. En échange de quoi, les Pieds-Noirs renonçaient à redevenir artisans pour le restant de leur vie, à demeurer des employés. Papa chercha un emploi et il dut accepter un travail au noir pendant quelques mois chez un coiffeur de Mantes-Gassicourt, un ivrogne violent, que l’alcool rendait hargneux, une brute qui martyrisait son épouse et passait sa colère sur son personnel. Mon père qui n’avait jamais baissé le front devant personne ravala sa fierté en pensant à ses quatre enfants et son épouse.

         Ma mère trouva un poste régulier dans un atelier d’emballage de casseroles établi sur les hauts de Freneuse, à l’orée du bois de la Houssaye. C’est elle qui ramenait l’essentiel de l’argent du foyer. Elle déchargeait des camions de cartons et de gamelles qu’il fallait ranger dans les boîtes avant de les renvoyer par d’autres semi-remorques vers les distributeurs. Il n’y avait pas de transpalette et les manutentions se faisaient à l’os. C'était tuant pour une femme.

         Pour la première fois de son existence, grâce à elle, notre maisonnée bénéficia de la sécurité-sociale. En Algérie, les artisans n’avaient pas droit à cette aide. Nous pûmes ainsi subsister presque un an, jusqu’à ce que papa trouve un employeur plus décent.

         Maman eut le temps de s’imposer comme le pilier de son foyer. Elle y réussit d’autant mieux que mon père chancelait. Il avait mal supporté le déracinement, les vexations. Il avait perdu ses habitudes, ses repères, la chasse et la pêche qu’il aimait tant. Il traînait des dimanches entiers sur les bords de la Seine boueuse et nauséabonde en pensant à la Mékerra et à Méditerranée. Sa raison chancelait, il parlait seul, il pleurait pendant les repas, et ne répondait plus aux questions. Enfermé dans son mutisme, il promenait son regard las sur le monde. On redoutait de le voir sombrer dans la neurasthénie et qu’il ne se mette en danger.

         Mais le temps qui passe offrit sa plus belle victoire à maman : elle venait d’avoir quarante-trois ans et se voyait désormais à l’abri d’une nouvelle grossesse. Elle accueillit ce changement comme une libération aussi belle que celle que ressentirent les Algériens en nous voyant quitter leur pays. Adieu aux faiseuses d’anges qui nous ruinaient, adieu aux opérations dangereuses, aux tuyaux, aux pompes, aux yeux cernés, aux risques d’infection, à la peur de la police et des envies du mari.

         Elle osa enfin imposer son avis, elle s’habitua à refuser. Elle exigea de partir en vacances comme ses collègues de l’usine Singer où elle était payée à la pièce, elle géra l’argent du ménage pour économiser et faire construire une maison. Tout cela sans laisser l’impression qu’on se serrait la ceinture.
         Elle se débrouilla si bien que mon père dut admettre l’évidence. De fait, elle avait pris le pouvoir et s’était imposée par ses compétences. Elle qui avait appris seule à lire et à écrire mais, à mes yeux, elle avait été la plus efficace des féministes, en douceur, sans user de la tyrannie. Elle avait brisé les chaînes de la soumission ancestrale qui l’aliénait.

         J’en ai vu, des rapatriés inconsolables qui versaient des larmes sur la lointaine patrie, sur leur paradis perdu. Maman, quant à elle, déclarait tout net que c’est en France qu’elle a commencé à vivre.

 

         Le 06 10 2020 : Il y a vague et vague.

 

         Algérie 1960 : Nous sommes en pleine vague de terrorisme. On tue aveuglément de part et d’autre de la population, en ville comme en campagne. En ville l’OAS fait sauter les maisons et les commerces des sympathisants du FLN. Hors les murs, les fellaghas et les légionnaires se combattent la nuit et exécutent le jour. Dans ce raz-de-marée de haine, ceux qui n’aspirent qu’à la paix subissent.

         Je l’ai déjà dit ici, mon père aurait tout sacrifié pour une partie de chasse ou de pêche. Au plus fort du danger, rien ne le retenait chez nous, une force impérieuse le poussait à enfourcher sa moto pour aller traquer la perdrix ou le mérou. Plusieurs fois déjà, il avait manqué de mourir par le couteau dans une embuscade.

         _ J’ai prévu d’accompagner un client au Petit-Figuier, près de Rachgoun. Nous prendrons sa voiture, plus pratique que la moto, déclara-t-il à maman.
         _ Qui est ce client qui mérite tant d’égards ?
_ Pépé-le-Sérieux.
_ Celui qui possède l’ardoise la plus longue, celui qui ne paie jamais ton travail, celui à qui tu dois offrir l’anisette en plus ?
_ Quoi ? C’est un client comme un autre, je dois le ménager.
         _ Eh bien ce sera non. Tu n’iras pas pêcher, tu as failli y laisser ta peau quand les arabes t’ont bombardé de rochers qu’ils faisaient rouler du haut de la falaise. Tu ne t’en souviens pas ? As-tu aussi oublié les rebelles qui t’ont collé la trouille de ta vie au barrage des Trois-Rivières ? J’espère que tu te rappelles que tu as une épouse et quatre enfants et que si tu disparais, ils crèveront de faim. Fais comme tu veux, mais si tu quittes la maison demain, tu ne m’y retrouveras pas en rentrant. Je serai définitivement à Béni-Saf chez mes parents et j’y resterai jusqu’à la fin de mes jours.
          Cette fois, elle y mit le ton pour le convaincre et, étrangement, il céda sans barguigner. Il avertit Pépé et renonça à sa sortie.
         Bien lui en prit, lundi matin, un autre adepte de la pêche en mer cogna aux volets de bois du salon de coiffure. Marcel, le survivant venait annoncer que Pépé-le-Sérieux avait péri à Rachgoun et qu’on n’avait pas encore retrouvé son corps.
        _ Les fellaghas l’ont surpris, demanda papa.
_ Non. La mer s’est levée d’un coup. Alors que j’ai préféré remonter mes lignes et me mettre à l’abri, Pépé s’est entêté sur son rocher. Un grande vague a cassé à ses pieds, elle l’a submergé pour l'enlever en se retirant. Il a disparu dans l’écume et la tempête l’a gardé avec elle.
 
         Les Alpes-Maritimes, octobre 2020 : les autorités venaient de renforcer les mesures sanitaires en fermant les restaurants et les bar à Marseille et Aix-en-Provence. Les chiffres des hospitalisations et les bilans de la campagne de tests faisaient redouter la seconde vague de coronavirus. Les gens durent se calfeutrer chez eux. Cela tombait bien, il pleuvait depuis deux ou trois jours. Dans la nuit du 1er Octobre, un déluge s’abattit dans les vallées du la Roya, de la Vésubie et de la Tinée. La crue subite emporta des dizaines de maisons à Saint-Martin-Vésubie, à Colomars, à Fontan, Saorge, Tende et Lantosque. Les ponts et les routes s’écroulèrent dans les flots, isolant les villages en quelques instants. On attendait une vague pandémique et c’est une toute autre vague qui sema la désolation, moins sournoise, plus brutale, terrible, une vague qu’on ne pouvait pas empêcher avec du gel hydro-alcoolique et des masques.

         Il y a vague et vague et la pire n’est pas celle à laquelle on pense d’emblée.

 

         Le 05 10 2020 : Un matin comme les autres.

 

         Deux vieux endormis dans le même lit. Pouah, diraient les jeunes en imaginant la scène. Il est vrai que cette idée a de quoi effrayer. D’une manière générale, la décrépitude d’un être dérange car elle insinue la perspective de la mort, la sale mort qui frappe après avoir dévoré la jeunesse, la beauté, l’espoir, la force, et toutes ces belles facultés dont on a profité innocemment pendant près d’un siècle. C’est long, un siècle, quand on a vingt ans et si court quand on en a quatre-vingts. Mais surmontons notre aversion naturelle et revenons à nos deux vieillards dans leur chambre.

         Ils dorment la fenêtre entrouverte pour jouir des premiers rayons de soleil. C’est un prestige qu’ils découvrirent assez tard, quand ils ne purent plus dormir après six heures trente. Elle est couchée sur le dos, les bras le long du corps. Un rai de lumière caresse l’albâtre de son visage posé dans le nid de ses cheveux blancs également. Un réseau de veines claires trace des figures compliquées sur ses joues, sur ses tempes, sur ses paupières fermées.

         Dans cette aurore de fin d’été, elle porte une longue chemise de nuit avec un col de dentelle. Son souffle soulève régulièrement son torse. On dirait une jeune mariée.

         Il est allongé sur le côté, à sa droite, appuyé sur son coude. Il est réveillé depuis une demi-heure. Il contemple son épouse qui se repose encore un peu. Il ressent un élan dans sa poitrine. Il retrouve les traits qui l’avaient séduit il y a presque soixante ans. Miraculeusement, le temps ne l’a pas fripée, c’est à peine si deux ridules marquent l’angle de ses yeux. Elle n’a pas trop changé, se dit-il, elle est restée assez belle. Elle ne rivaliserait pas avec ces jeunettes qui défilent sur le l’écran de télé pour gémir devant un micro. Bien sûr, il ne faut pas se raconter des histoires, mais enfin, il lui suffit de la voir vivre pour se sentir apaisé. Et quand elle est heureuse, tous les astres du ciel déferlent dans la maison.

         Il l’aime, il l’aime encore et toujours car il n’a jamais aimé qu’elle.

         Alors, il bénit le sort de l’avoir ainsi favorisé en lui faisant connaître Léa. Il le remercie d’avoir permis qu’elle l’aime aussi, si fidèlement, si longtemps, si intensément…

         Il se penche vers elle et dépose sur son front un baiser plus léger qu’un papillon. Elle soulève les paupières, elle sourit.
         _ Bonjour, mon amour, murmure-t-il, je ne voulais pas te réveiller.
         _ Je ne dormais pas, je t’attendais, répond-elle sereine.
         Elle roule contre lui pour se lover dans le creux de son épaule.
         Ils ferment les yeux, ils s’enferment dans leur bonheur pour accueillir un nouveau jour de miel.


     
             Le  04 10 2020 : La vie en pente douce :
    

         Ils s’étaient connus en terminale, ils obtinrent leur bac en même temps. Ils s’entendaient bien, elle était mignonne et joyeuse, il n’était pas moche et plutôt taiseux. Les gens qui les fréquentaient disaient qu’ils formaient un beau couple et qu’ils se complétaient. Il réussit son concours et sortit de l’école d’architecture avec son diplôme en poche. Elle eut moins de chance et échoua de quelques points. Il intégra un prestigieux cabinet où il devint chef de projet. Quant à elle, elle fut embauchée dans une importante agence immobilière avec un salaire confortable.

Maintenant que leur avenir se voyait tout tracé, ils emménagèrent dans un beau quatre-pièces avec vue sur les Buttes-Chaumont. Ils se quittaient le matin, se retrouvaient parfois pour déjeuner dans un restaurant près du travail d’Anaïs. Le soir, ils s’arrangeaient pour rentrer un même temps, l’un et l’autre détestaient attendre dans une maison vide. Comme dans la plupart des foyers, Frédéric et sa compagne s’attardaient devant la télévision quand ils n’avaient pas décidé de voir un film au Gaumont.

Ils profitaient au jour le jour d’une existence ouatée et rassurante, ils n’avaient pas encore envisagé de faire un enfant. Ils préféraient le souhaiter vraiment avant de se lancer dans cette aventure. Ils ne voulaient pas se presser, ils avaient des années.

 À la veille du départ pour les vacances de la Toussaint, le patron de Frédéric libéra son personnel une heure plus tôt afin d’éviter les bouchons sur le périphérique et les transports en commun. Le jeune homme se dit alors qu’Anaïs apprécierait qu’il vienne la rejoindre à la sortie du bureau. Il alla se poster sur le trottoir d’en face. Il faisait assez frais, il releva le col de son manteau et enfonça les mains dans ses poches. Il n’eut pas à patienter longtemps, il la vit sortir parmi les premières. Au lieu de traverser la rue pour prendre son métro, elle resta là, devant la porte, comme si elle guettait quelqu’un. Et un type sortit à son tour, elle courut vers lui, s’accrocha à son cou et, dressée sur la pointe des pieds, elle déposa un rapide baiser sur les lèvres de son collègue. Cela ne dura que trois secondes puis ils se séparèrent. Anaïs se prépara à emprunter le passage pour piétons. Elle aperçut alors Frédéric qui la regardait, livide. Quand leurs regards se croisèrent, il tourna le dos et s’engouffra dans la bouche du métro. Elle se lança derrière lui qui l’ignorait. Elle le saisit par le coude et le contraint à l’écouter.

_ Arrête, tu n’as pas compris, je vais t’expliquer.
_ M’expliquer quoi ? C’est très clair, répliqua-t-il sur un ton glacial.
Il l’abandonna là, sans lui accorder plus d’attention.
Elle regagna l’appartement avant lui, elle l’attendit plus d’une heure. Il rentra sans prononcer un mot. Coupable, elle respecta son silence. Ils dînèrent dans une atmosphère pesante.
         _ Je te demande pardon, murmura-t-elle alors qu’il débarrassait les couverts, je te promets de…
         _ Ne promets rien, l’interrompit-il, après ce que j’ai vu, comment te faire encore confiance? Ne jure pas, tu mentirais.
         Elle baissa le front. Elle avait définitivement détruit quelque chose. À partir de cette nuit, elle dormit dans la chambre et lui dans le canapé du salon. Ils se rencontraient dans le couloir, mangeaient séparément en ville, ne se confiaient plus rien.

         Après quatre mois de cette existence bizarre, Frédéric annonça qu’il envisageait de déménager, cela ne servait à rien de poursuivre ainsi. Cela n’aboutirait qu’à se faire du mal, or, s’il ne voulait pas souffrir, il ne souhaitait pas lui faire payer son infidélité. Il lui laissait le logement, les meubles et la vaisselle. Il voulait changer de cadre. Celui-ci lui était devenu insupportable.

         Les yeux baignés de larmes, elle l'implora de lui accorder quelques semaines encore, les choses pourraient s’arranger avec un peu de temps. Il fallait persister, pardonner pour sauver leur histoire. Cela valait le coup d'essayer.
         Il ne lui répondit même pas. Le samedi suivant, une équipe de déménageurs embarqua les cartons qu’il avait préparés durant la semaine. Il ne lui dit pas où il allait s’établir. Elle demeura seule dans le trop grand appartement qu’ils avaient occupé jusqu’alors.
         Elle lui téléphonait régulièrement pour un problème ou un autre, pour la déclaration d’impôts, pour une échéance d’abonnement à payer, pour l’adresse d’un de leurs amis communs qu’il conservait dans son répertoire. Il répondait toujours aimablement, mais sans plus. Il leur arrivait de se saluer de loin dans une soirée où ils avaient été invités. Dans ce cas, Frédéric ne s’attardait pas, il partait après avoir bu un seul verre. Ils finirent par ne plus se voir. Séparément,  ils avaient renouvelé leur cercle d’amis. Elle ne l’appelait plus, il ne s’inquiétait plus à son sujet.

         Quatre ans passèrent ainsi, sans douleur et sans joie. Frédéric s’investissait beaucoup dans son travail où il avait pris du galon. Il avait acheté des parts et participait au conseil d’administration.

         Un soir, à sa grande surprise, on sonna à sa porte. Anaïs était plantée sur le seuil, elle tenait une fillette par la main. Elle semblait au bout du rouleau. Elle traînait une valise à roulettes derrière elle. Il la fit entrer.
Entre deux sanglots, elle lui expliqua que sa boîte l’avait licenciée à cause de la crise, la vente de leur appartement avait à peine suffi à rembourser les dettes accumulées pendant huit mois de chômage. Elle lui demanda s’il pouvait l’héberger, elle et la petite, le temps de trouver une solution. Elle s’occuperait du ménage tant qu’elle serait sans emploi.
_ Et le père ? demanda-t-il en désignant l’enfant.
_ C'est terminé depuis longtemps. On s'est trompés, il a suivi une Asiatique au Japon. On s’est un peu emballés, on ne s’entendait plus. J’ai vite déchanté. Si j’avais su…
_ Lundi, je dois partir pour Doha où nous entreprenons un gros chantier, une immense tour de bureaux avec un hôtel-palace et piscine sur le toit. Je m’absenterai au moins trois mois, je ne vois pas d’inconvénient à ce que tu habites ici avec ta fille. Elle est superbe, sais-tu, avec ses cheveux blonds. On dirait la Reine des Neiges.
         _ J’espère que je ne te dérangerai pas… Je sais que tu vis seul.
_ Exact, je ne t’ai pas remplacée. Tu me connais, la solitude ne m’a jamais pesé. J’ai l’habitude.
Il lui signa un chèque afin de régler les factures courantes et lui permettre de faire face aux dépenses, pour elle et l’enfant.

Sa mission le retint au Qatar plus d'un semestre. Il lui téléphonait à son domicile une fois par mois pour vérifier qu’elle remontait la pente. Enfin, remplacé par un de ses associés, il revint en France.                 Le silence de l’appartement le saisit immédiatement. Il ouvrit les volets et découvrit une enveloppe au milieu de la table du salon. Sur une feuille A4, au feutre noir elle avait tracé ce simple mot: MERCI. Elle avait aussi glissé le chèque qu’il lui avait laissé et qu’elle n’avait pas encaissé.

Il fit le tour des gens qu’il connaissait pour tenter d’apprendre où elle était partie. Personne ne put le renseigner. Jamais. Elle disparut de son existence. Il se demandait si ce vide était préférable à l'humiliation de la trahison. Il laissa couler les jours, les années et sa vie en pente douce. Plus rien ne l’intéressait.

 

         Le 03 10 2020 : La justice des chiens:


         En ce dimanche du début de septembre 1960, mon père nous proposa une balade à pied dans la campagne, aux abords de la ville. Ma mère s’en étonna car régulièrement, mon père partait seul sur sa moto, à la pêche ou à la chasse, en dépit des risques encourus. Les fellaghas rôdaient autour de nous, invisibles. Ils profitaient de la moindre occasion pour se livrer à un carnage. Elle fit part de son inquiétude mais papa se récria que les enfants avaient besoin de respirer le grand air et qu’il n’avait pas l’intention d’aller plus loin que la ferme B. à deux kilomètres à peine des limites de Sidi-Bel-Abbès. Comme souvent, maman abdiqua.

         Et nous voici donc sur la route, mes parents, ma sœur, mon frère de six ans et le bébé de deux ans dans sa poussette.

         Le ciel manifesta vite son envie de pluie. De gros nuages gris roulaient au-dessus de nos têtes. Maman voulut faire demi-tour.
         _ Nous avons parcouru plus de la moitié du chemin. Autant continuer, nous serons bientôt sur la propriété B. Nous pourrons nous abriter dans les bâtiments, protesta mon père.

         Une demi-heure plus tard, nous quittâmes la route d’Oran pour nous engager sur la grande allée bordée d’oliviers plantés sur les talus.

         Nous pressâmes le pas jusqu’à l’entrée de la cour de l’exploitation. Nous nous trouvions au beau milieu du rectangle formé par l’habitation, l’étable et la grange quand une meute de chiens furieux surgit d’une porte ouverte. Douze à quinze fauves ivres de rage qui tournaient autour de nous qui nous resserrions autour des adultes. Certains nous barraient le passage en montrant les dents et en grognant, d’autres suivaient un chien loup noir qui bondissait comme un dauphin au-dessus de la poussette. La horde était formée de dogues danois, de dobermans, de bergers allemands, des robustes bêtes prêtes à nous dépecer.
_ Ne vous arrêtez pas, ne vous affolez pas, ne criez pas, gardez votre calme. Si vous leur montrez votre peur, ils vous attaqueront.
Facile à dire… Ma sœur et mon cadet ne pouvaient pas s’empêcher de couiner comme des souris, ma mère était livide, le bébé était muet. Quant à moi, j’étais tétanisé, je ne pouvais pas plier mes genoux, mes rotules semblaient soudées. J'assistais à une danse macabre qui célébrait notre fin.

Les fauves réduisaient leur cercle menaçant autour de nous, leurs mufles heurtaient nos mollets, leurs flancs tentaient de nous bousculer mais papa nous entraînait vers l’avant.

_ Ne les regardez pas, ignorez-les, dites-vous qu’ils n’existent pas.
        À l’évidence, nous n’allions pas pouvoir tenir plus longtemps. Mon père avait une grande habitude des chiens. Depuis son plus jeune âge, il avait toujours eu des épagneuls, des setters, et même des lévriers. Les clients de son salon de coiffure lui demandaient conseil pour dresser un chien qui avait pris le vice de broyer les perdrix tirées, ou qui sautait comme un fou au lieu de marquer un arrêt. Papa savait comment corriger ces tares. Nous priions pour que cette science ne le trompe pas cette fois-ci.
         La stratégie des chiens s’organisa rapidement. Le loup noir se planta devant nous, la tête basse, solidement campé sur ses pattes. Derrière lui, les autres formèrent une frontière, déterminés à nous stopper. Nous ne pouvions plus bouger. Mon père dut s’immobiliser car une barrière de crocs s’opposait à nous. Pas un aboiement, pas un grognement, un silence de cimetière.

         Et soudain, un homme jaillit d’une porte ouverte : un miraculeux employé armé d’une matraque qui tournoyait dans l’air, son turban flottait derrière lui comme une queue de comète. Il portait un treillis kaki avec une médaille militaire épinglée sur sa poitrine. Il fondit comme la foudre sur la meute. Les coups pleuvaient sur les crânes, les échines et les animaux se dispersèrent en une seconde… Tous sauf le loup noir qui fit front, bien décidé à ne pas reculer. Le gardien marcha sur lui et cogna avec une terrible brutalité. Le chien finit par s’éclipser en boitant lamentablement, vaincu.

         Monsieur B., le colon sortit à cet instant pour nous accueillir.
       Papa lui demanda la permission de poser ses pièges à étourneaux entre les arbres et les vignes. Il projetait de venir braconner le dimanche suivant. Le maître des lieux accepta immédiatement car, chaque année, au début de l’automne, les grives et les étourneaux ruinaient une belle part de la récolte de raisins et d’olives. Certains propriétaires payaient les braconniers pour exterminer ce fléau.

         Mon père avait obtenu ce qu’il souhaitait et nous n'avions plus de raison de nous attarder dans cet enfer. Armé de sa canne, Miloud nous accompagna jusqu’à la grand-route pour éloigner tout danger. Nous apercevions des ombres derrière les troncs. Le fellah mimait un pas vers la menace et les spectres s’enfuyaient aussitôt.

         Le chemin du retour s’effectua dans un silence marmoréen. Maman eut le bon goût de ne rien reprocher à son mari. Quant à nous, les enfants, trop heureux de nous en sortir sains et saufs, nous n’avons plus évoqué cette épreuve.

         Le samedi suivant, durant le repas, papa nous apprit que le gardien de la ferme B. avait été tué par les chiens. Comme de coutume, il s’était allongé à l’ombre d’un olivier pour profiter de sa sieste. Sans prévenir, les chiens avaient sauté sur lui et l’avaient dévoré sur place. Ils s’étaient fait justice. On ne retrouva que la tête du malheureux. Les employés de la ferme avaient organisé une battue qui dura quatre jours entiers. Une à une, les bêtes furent exécutées. On en débusqua dans les ravines, dans les gites de sangliers, dans des arbres creux. Seul le chien noir réchappa au massacre. Nul ne sait où il a pu se réfugier. Noir, aussi noir qu’une robe de juge. 


         Le 02 10 2020 : Comme chien et chat.

 

         Philippe et Julien se détestaient et pourtant ils ressemblaient comme deux gouttes d’acide. Le père ne s’éloignait jamais de son fils et celui-ci restait toujours près du père. Ils avaient la même taille, la même voix, les mêmes expressions, les mêmes tics, le même caractère prompt à l’attaque, la même conscience professionnelle, les mêmes réactions d’écorchés vifs. Le premier se distinguait pas ses cheveux blanchis prématurément par les épreuves de la vie, mais le second prenait le même chemin.

         Ils vivaient sous le même toit, face à face, unis par la même colère. Dans l’atelier de mécanique de précision où ils travaillaient, on se désolait de voir ces deux braves types s’agonir dès qu’ils se parlaient. Ils ne se supportaient pas et ne pouvaient pourtant pas se séparer.
         Le drame venait de ce qu’ils ne s’aimaient pas personnellement, et comme chacun était le reflet de l’autre, ils détestaient cet autre moi qu’ils avaient sous les yeux. Et ils échangeaient continûment des tombereaux d’injures qui aiguillonnaient leur haine.

         Car ils avaient trop souffert ensemble pour décider de se séparer. Ils avaient traversé la même grande douleur : celle de la perte de Danielle, la femme qui était le ciment du foyer. Ils se reprochaient de ne pas l’avoir sauvée, de ne pas avoir su la tirer des pinces du crabe qui eut raison d’elle après quatre ans de lutte. Philippe enterra son épouse, Julien dit adieu à sa mère et, en revenant du cimetière, ils commencèrent à se quereller devant les amis et les voisins venus aux funérailles. On leur pardonna, on prétexta que leurs nerfs se relâchaient, que c’était normal… ça devait l’être un peu, en effet.

            Mais cela ne cessa pas, ils s’invectivèrent jusqu’à ce mois d’avril 2020, quand le papa fut pris d’une fièvre violente, s’étouffa, manqua d’air et fut transporté aux urgences de la ville. Il allait succomber au coronavirus.

         Pendant plus de trois mois, le garçon dut se passer de son père. Il se rendait seul au travail, rentrait seul, chipotait seul devant son assiette qu’il n’avait pas le courage de remplir, s’installait seul dans le fauteuil, devant la télévision qu’il oubliait d’allumer. Philippe était incapable de téléphoner avec son masque à oxygène, il avait perdu ses  forces, ne se déplaçait plus. Cela parut interminable à Julien. Il lui semblait qu’on l’avait amputé d’une part de lui-même. Sans entendre la voix de son père, il éprouvait l’horrible solitude. Chaque jour, il redoutait le coup de fil qui lui annoncerait la terrible nouvelle. 
          Vers la fin du quatrième mois, le médecin lui annonça que son père était transféré dans une clinique de réhabilitation fonctionnelle, à quelques kilomètres de leur domicile. Il lui serait enfin permis de lui rendre visite en respectant les précautions d’usage : le masque, le mètre-cinquante. Le praticien recommanda au garçon de ne pas abuser, de ne pas fatiguer le convalescent.
         _ Bien sûr ! Ne vous inquiétez pas, je ne vais pas saboter votre travail. Il m’a tant manqué que je veillerai sur lui comme sur mes économies. Je le garderai dans le sucre.

         Et le jour même, dès la sortie du travail, il se rendit au chevet de son père. Dans le couloir, il croisa des ombres fragiles, des êtres décharnés qui avançaient pas à pas, de pâles fantômes soutenus par un infirmier en blouse blanche.

         _ Mon Dieu, murmura-t-il.
S’il avait cru en quelque divinité, il aurait volontiers prié.

Quand il poussa la porte de la chambre, il chancela sous le choc ; Son père était livide, la bouche entrouverte, les joues creuses, les yeux cernés par d’immenses lunes noires. Il avait déjà été confronté au même spectacle, la veille du décès de Danielle. Il se laissa tomber sur la chaise, près du lit et considéra le visage de Philippe. À quoi ressemblait hier ce spectre qu’aujourd’hui on déclarait presque guéri ? Ce devait- être effrayant…

Et subitement, il regretta d’avoir prononcé des mots cruels : minable, raté, égoïste, pauvre type, toutes ces insultes qu’ils avaient échangées inutilement, injustement. Pourquoi n’avait-il pas tenté de maîtriser sa stupide exaspération ? Pourquoi avait-il répondu à la détresse par la violence des mots ? Ils ne méritaient pas cela. Alors, Julien ne put retenir ses larmes en songeant à ces années gâchées.

_ Qu’est-ce qu’il te prend, abruti, te voilà en train de chialer comme une femmelette ?
L’œil de Philippe brillait d’une malice retrouvée miraculeusement.
Julien saisit la main de son père.
_ Je ne pleure pas, je croyais que tu avais calanché.
_ Et puis quoi encore ? Tu pensais que j’allais te laisser seul, mais tu ne ferais que des conneries, tu n’es pas capable de te débrouiller seul. Ce serait du joli, en deux mois tu ruinerais ce que j’ai mis une vie à construire.
_ Arrête, vieille bourrique, ne joue pas au méchant, tu ne l’es pas.
         Philippe se tut, il aspira une grande goulée d’air, il ferma les yeux.
         _ Mon fils, murmura-t-il enfin. Mon tout petit…

 

        Le 01 10 2020 : L’enfance accablée.

Notre instituteur du CE1 s’était absenté. Le directeur de l’école Marceau répartit les élèves de notre classe sur les bancs vacants de six autres cours. Avec quatre autres gamins, nous nous présentâmes à la porte de Monsieur Bergereau : Massif, moustache épaisse, tablier noir serré à la taille par une large ceinture de cuir munie d'une boucle d’acier, le bonhomme était réputé pour sa brutalité. Dans cet établissement d'Algérie, ils étaient trois adultes à se disputer le titre de pire bourreau d’enfants. En ces temps reculés, la lanière était un outil d’éducation au même titre que la règle de chêne, la grille de protection du poêle brûlant transformé en prison et rôtissoire où l’on enfermait les cancres pour leur rafraîchir les idées. On pratiquait l'éducation à la dure.

Nous arrivâmes comme des intrus au moment où les enfants de cet autre CE1 remettaient leur dictée. L’enseignant me désigna un siège libre, dans le fond, à côté d’un petit indigène peigné comme un chardon et à la peau translucide parcourue de veines bleues qui grimpaient de son cou à ses tempes.

Le gosse remit le premier son devoir qu’il posa solennellement sur le bureau du maître. L’anxiété se lisait sur son visage.

Monsieur Bergereau prit la copie du bout des doigts comme s’il s’agissait d’un mouchoir souillé. Avec un sourire dédaigneux, il brandit très haut un gros crayon rouge. Sa main courbée oscillait comme la tête d’un cobra qui s’abattit pour tracer vivement une croix en diagonales, puis un zéro plus gros qu’un œuf sur l’angle supérieur gauche de la feuille. Il appuya si fort que la mine déchira le papier. Puis, avec le même air dégoûté, il laissa tomber l’œuvre lacérée qui voleta jusqu’au sol. Il n’avait pas pris la peine de lire la première ligne de l’exercice. Dans son esprit, certain que ça ne valait rien, il avait déjà noté son élève sans attendre que celui-ci ne lui eût remis son travail.

Livide, mon voisin lança un regard circulaire noyé de larmes, sous les ricanements des lèche-bottes. Puis il alla récupérer son ouvrage qui gisait sur le sol. Il s’agenouilla devant le rectangle blanc comme devant une dalle de marbre posée sur son enfance bafouée.

S’il avait eu quelque ambition de progresser, je doute que l’épreuve qu’il venait de subir l’aurait incité à s’intéresser à notre orthographe, ou à notre littérature, ou à quoi que ce fût de notre civilisation. Il ramassa le lamentable feuillet, le posa sur ses deux paumes tendues et revint s’asseoir près de moi. On eût dit un enfant de cœur déplaçant les Saintes-écritures. Il remuait ses lèvres, peut-être priait-il, peut-être récitait-il une longue litanie de malédictions. La fin de la matinée s’écoula ainsi, dans une étrange ambiance où les railleries d’une majorité approuvée par le maître maculaient le silence réprobateur d’une petite minorité de gamins dont j’étais. L'enseignant venait d'offrir à ses élèves quelques bons moments de franche rigolade aux dépens d'un petit malheureux.

La feuille resta sur le pupitre, tout contre mon coude. Sa blancheur lacérée de rouge hurlait le désespoir d’une enfance méprisée, avilie dès sa naissance. Quelle était la conséquence probable de cette éducation sauvage ? La haine, une haine aussi cruelle que cet instituteur qui s’appelait Bergereau, synonyme de pasteur. Si j’avais possédé un agneau, pour rien au monde je ne l’aurais confié à ce monstre. Il me l’aurait transformé en fauve enragé.

  

Le 30 09 2020 : Pénélope et son navigateur.

 

Elle ne s’appelait pas Pénélope. Ses parents l’avaient baptisée Jocelyne, mais dans la ville c’était ainsi qu’on la nommait. Un sobriquet qui lui allait bien, qui lui collait à la peau, qu’elle avait admis sans rechigner, au point que peu à peu, personne ne la qualifiait autrement. On ne la désignait plus que Pénélope. Elle était devenue une sorte d’icône, la célébrité idéalisée de la vieille cité. Elle souriait à tout le monde, mais elle ne fréquentait qu’une amie, Christiane, une veuve qui la comprenait et qui partageait ses douleurs depuis l’enfance.

Pénélope avait poursuivi sa carrière dans la même agence d’assurances, elle avait occupé le même logement, elle s’était fondue dans les mêmes habitudes qui ressemblaient désormais à un rituel connu de tous. Un quotidien sculpté dans le marbre.

Sa vie était suspendue au courrier qu’elle envoyait et à celui qu’elle recevait d’un inconnu rencontré pendant ses vacances sur l’île de Bréhat, en 1967 : Yann Kervarec s’entraînait alors à barrer son premier voilier, celui qui allait le mener à parcourir les océans. Ils s’étaient plu immédiatement, se l’étaient avoué, s’étaient promis de se retrouver bientôt et d’unir leur destin dès le premier tour du monde bouclé.

En attendant son amoureux, elle lui rédigeait de longues lettres pour lui répéter son amour, pour le rassurer, pour lui conseiller la prudence dans les tempêtes. Après ses courses au large, il avait travaillé pour la recherche océanographique, il recensait la faune et la flore marine, mesurait le déclin de la nature, la mort des coraux, la pollution et la longue liste de problèmes environnementaux… Et il n’avait jamais pu revenir auprès de sa belle. Trop occupé par son métier.

Qu’importe, l’attente perpétuelle et la solitude ne la désespéraient pas. Elle s’en nourrissait. C’était ainsi qu’elle prouvait sa passion à l’homme de ses rêves. Deux fois par semaine, elle se rendait à la poste avec Christiane, elles bavardaient en chemin et glissaient l’enveloppe dans la boîte comme on dépose une gerbe au pied d’une stèle. Leurs lettres se croisaient. Le lendemain, elle recevait une réponse de Bretagne, d’Angleterre, de Norvège, d’Afrique du Sud du Sri Lanka, de la Réunion, des Antilles ou de Nouvelle-Zélande.
_ Je n’ai jamais vu un amour pareil, répondait Christiane aux curieux qui l’interrogeaient. C’est bien plus qu’une passion, c’est un attachement fou, une curiosité exclusive de l’âme humaine.
Ainsi, sous l’œil amical de Christiane, Pénélope conduisit sa belle histoire jusqu’au bout de ses forces.

Après avoir enterrée son amie, Christiane révéla la vérité. Ce Yann Kervarec n’existait pas, Pénélope l’avait inventé. Elle envoyait ses déclarations d’amour à une adresse quelconque. Elle s’était constitué sur internet un réseau de personnes qui lui expédiaient des courriers vides, elle les rétribuait généreusement pour cela. C’était le prix de ses rêves. Elle se fût ruinée si nécessaire pour perpétuer ses illusions.

_ Dieu m'a donné une existence bien remplie, confia-t-elle sur son lit de mort. Je n’en aurais voulu aucune autre, je pars la paix dans l’âme.

 Ainsi vécut et disparut Pénélope, sans jamais renoncer à ses illusions.

 

Le 30 09 2020 : L’ami silencieux :

         1968 : nous vivions en plein chamboulement, je venais de finir mon service militaire, la France connaissait de grands bouleversements, j’occupais mon premier emploi.

Par hasard, je me retrouvai à travailler dans une entreprise de travaux publics où l’on me confia la gestion de la logistique des chantiers. Un atelier de coffrage, un atelier de fabrication des armatures de béton, un atelier de caténaires et la rotation des camions. Je n’avais pas encore vingt-deux ans, j’étais bien tendre pour affronter le monde rugueux du bâtiment, gouverné par la testostérone.

         Débarqué en métropole deux jours après l’indépendance de l’Algérie qui me libéra de la violente tutelle paternelle, je m’attachais à ne jamais plus me soumettre à quelque autorité que ce fût. Je me dressais sur mes ergots dès que l’on haussait la voix devant moi. Dans le milieu de la construction, on apprécie les caractères forts, on les respecte. L’écorché vif que j’étais parvint à se ménager une place et à tenir les jaloux à distance.

         Les six années passées à Mantes-la-Jolie n’avaient pas encore effacé les aversions que les locaux nourrissaient à l’égard des Pieds noirs, considérés encore comme des colons, des exploiteurs, des esclavagistes. Parmi les cadres de l’entreprise beaucoup me faisaient sentir que jamais ils ne m’accepteraient comme l’un des leurs.

         Quand je venais de m’accrocher avec l’un de mes collègues, j’allais me réfugier auprès des ouvriers que je sentais plus proches de moi, des déracinés, des amputés d’une moitié de leur vie. Des Portugais, des Maghrébins, des Turcs qui déferlaient chaque semaine par trains entiers. Désœuvrés, les immigrés rôdaient le dimanche matin devant les bars PMU.
         Dans l’atelier de ferraillage, je retrouvais Abdel Krim, un solide gaillard qui avait quitté sa Kabylie peu avant que le FLN s’approprie le pouvoir. Il me devinait et quand il me voyait tourner autour du banc de montage des armatures de poutres, il s’approchait de moi.
_ C’est rien, me murmurait-il, la main sur mon épaule.
         Il parlait peu. Longtemps, je l’avais cru muet, il ne se mêlait pas à ses coreligionnaires, toujours un peu à l’écart des autres. Il ne participait pas à la cérémonie hebdomadaire du tiercé. Il se rasait la tête à une époque où les crânes tondus effrayaient les gens. Il m’intriguait.

         Un jour que je distribuais les enveloppes de paye, j’osai lui demander s’il était parent de Krim Belkacem, le célèbre chef fellagha.

         Pour toute réponse, il tourna la tête et cracha sur le sol.
         Une autre fois, alors que je ressentais sa tristesse, je lui demandai s’il allait partir en vacances au bled. Il me répondit qu’il n’avait plus personne dans son village, ses frères et ses cousins avaient tous été tués. Il ne s’étendit pas plus sur le sujet.
         _ Par qui ?
         Il promena l’ongle de son pouce sur sa gorge.
         _ Et toi, penses-tu retourner dans ton bled ? s’inquiéta-t-il.
_ Mon bled, c’est Mantes-la-Jolie, maintenant.
_ Pareil pour moi, me dit-il.
Il ne m’expliqua pas davantage ce qui l’avait chassé de sa terre natale. Je supposai qu’il avait combattu les rebelles comme harki et que son choix lui avait coûté cher.
Souvent, il venait ainsi près de moi, mutique et chaleureux en même temps. Je me sentais plus proche de lui que de quiconque que j’avais côtoyé depuis des années. Un ami secret, une sorte d’ombre bienveillante, indispensable.

Quelques mois plus tard, je quittai les Yvelines pour me marier dans la Drôme. Le jour de mon départ, j’allai lui faire mes adieux. Alors que je lui tendais la main, il me tourna le dos, incapable de prononcer une parole.

_ C’est rien, lui dis-je en tapotant son épaule.
Il ne me montra pas son visage et je garde de lui l’image d’un homme recroquevillé sur lui, comme s’il résistait à l’explosion d’une grenade, au souffle torride du sirocco.

Je revins à Mantes dans le courant de l’année 1969, dans la même entreprise et au même poste. J’appris que Krim avait demandé son compte. Personne ne put me renseigner sur ce qu’il était devenu ni pourquoi il avait démissionné.

Si je mettais bout à bout toutes les phrases qu’il m’adressa pendant cette année, je suis sûr qu’un quart d'heure suffirait amplement. Alors pourquoi a-t-il pris tant de place dans ma mémoire ?


Le 29 09 2020 : Vivre avec les animaux :

J’avais huit ans, j’étais l’aîné d’une fratrie de quatre enfants. Dans l’Algérie qui commençait à s’agiter, mes parents et moi, nous venions de déménager dans un appartement d’une pièce et cuisine loué par un vétérinaire. Un paradis pour nous qui venions de quitter un logement d’une unique chambre minuscule avec cuisine de l’autre côté de la cour. Perchée sur son balcon, une propriétaire méchante comme une teigne, nous insultait quand nous traversions le patio pour nous rendre aux toilettes ou pour aller manger.

Nous venions de nous installer dans notre nouvelle résidence : six locataires se répartissaient de part et d’autre d’une longue cour peuplée d’enfants (j’étais le seul garçon de mon âge), à l’abri d’une treille qui donnait de grosses grappes que les énormes rats de l’écurie voisine venaient piller à longueur de journée.

Maman s’entendait bien avec les voisines et, à l’ombre des pampres, assises sur des chaises aux pieds raccourcis, à l’heure de la sieste, ces dames se racontaient leurs accouchements en y ajoutant un nouveau détail chaque jour.

Un simple mur de brique nous séparait de la clinique pour animaux où le propriétaire opérait ses bêtes après les avoir immobilisées sur un carcan à bascule. Il conservait les cancers, les flegmons, les bouts de viscères dans de grands bocaux hermétiques alignés sur les étagères comme des confitures .

Le soir, les chevaux récupéraient, attachés à des anneaux scellés dans le mur. Cela ne se passait pas toujours dans la douceur et souvent les renâclements et les ruades nous empêchaient de dormir. Au matin, la maisonnée se levait épuisée, le regard vide et les semelles raclant le sol.

Je me souviens d’une nuit particulièrement pénible où le martellement des sabots commença dès que nous nous couchâmes. Nous n’y pouvions rien, le praticien non plus, tout comme le malheureux mulet qui venait d’émerger douloureusement de son anesthésie. Bang ! Boum ! Ça cognait sans cesse contre la paroi. Il nous semblait que le patient impatient voulait s’échapper par notre cuisine en abattant la cloison mitoyenne. Nous devions prendre notre mal en patience, avec celui de la mule.

Vers quatre heures, un grand fracas nous jeta hors de notre lit. Il nous semblait qu’un séisme détruisait notre vaisselle. Les verres, les assiettes et les casseroles dégringolaient dans le placard. Au milieu de de la nuit, nous subissions un bombardement.

Papa, maman et les quatre enfants à la queue-leu-leu, alignés devant la porte du vaisselier où des objets tombaient en avalanche des étagères. Mon père se décida à ouvrir la porte. Ma mère poussa un long cri strident qui nous glaça le sang, celui des enfants comme celui du bourrin. Au centre d’un grand trou à l’ovale presque parfait, couverte de gravats, l’énorme tête brune de l’animal nous considérait avec des yeux jaunes déments. On eût dit un diable surgissant de l’enfer.

Deux heures plus tard, mes parents se rendirent chez le brave Monsieur Terrier pour lui relater nos aventures nocturnes. Celui-ci présenta ses excuses, il fit réparer immédiatement les dégâts. Il déplaça les crochets de la salle de réveil pour les planter à l’intérieur de la façade, à l’autre extrémité du bâtiment, loin de notre habitation.

Nous pûmes goûter enfin à la paix et au repos… pas pour longtemps hélas. Très vite, d’autres fracas vinrent troubler notre sommeil. Les soldats de la légion étrangère et les terroristes se livraient bataille dans la campagne environnante et dans les quartiers périphériques. Notre monde avait basculé dans la barbarie, l’horreur et la bestialité. On apprit à vivre avec les mitraillages, les explosions des grenades et des bombes, les hurlements des hommes et des sirènes.

Nous nous y étions tellement habitués que bientôt, sous nos couvertures, nous attendions impatiemment les premières déflagrations. Notre tension nerveuse se relâchait alors et nous sombrions dans les bras de Morphée.



Le 28 09 2020 : La fin de notre ère.

Depuis des années, mon premier geste du matin est de m’informer sur les derniers événements et chaque jour, mon moral en prend un coup. Combien de temps encore vais-je résister ? Il faudrait être autiste, frappé par un AVC invalidant, mettre la tête dans un sac pour ne pas chanceler devant la dégradation rapide de notre civilisation.

Je n’évoque pas la ruine de notre planète, les incendies géants sur la côte-ouest des USA, ni les inondations imputables à la nature et à l’aveuglement humain à l’égard de l’écologie, non, je ne veux parler que de l’avilissement des hommes qui finiront par enterrer tout ce qui liait notre société.

Dans désordre : des chevaux tués et mutilés dans les prés. Comment justifier l’injustifiable ? 

Un homme poignardé dans une rixe à Saint-Denis et les policiers accourus attaqués. Que vaut la vie humaine pour ces voyous sans dieu ni morale ?
Une étudiante de 18 ans disparue à Lyon : quand et comment retrouvera-t-on cette malheureuse ? Je n’ose pas y penser.

Ce que nous expliquent les spécialistes à propos du terrorisme spontané, des 850 fichés S potentiellement djihadistes qu’il ne faut pas quitter de l’œil, or la surveillance de chaque radicalisé prêt à passer à l’acte requiert 10 fonctionnaires. Disposons-nous de 8500 fonctionnaires voués à cette surveillance ?

On entend tout et son contraire à propos de la covid 19. Les pontes de l’infectiologie passent leur temps à se critiquer, à se contredire, à se condamner : Soyez extrêmement prudents. La peur est pire que le mal. Fermez les bars et les restaurants. Inutile de confiner et de porter un coup fatal à notre économie quand le danger vient essentiellement du milieu familial

Ces gens réalisent-ils le désarroi qu’ils sèment dans la population ?

Une majorité refuse désormais d’accorder sa confiance à nos dirigeants sur tous les sujets : la sécurité, la santé, l’économie. Comment ne pas s’étonner alors du délitement de la société ? Les individus, et particulièrement les jeunes, se débrouillent seuls, ils choisissent leur destin, leur mode de vie à tort et à travers, dans l’immédiateté des besoins et des aspirations. Cet hédonisme effréné les conduit à exposer leurs parents, leur avenir, leur équilibre à la recherche d’un plaisir éphémère.

Au-delà de nos frontières, avec l’approbation des peuples le monde ne se porte pas mieux: les tyrans, les dictateurs déments, les dirigeants sombrent dans la folie, dans l'ivresse du pouvoir . Quand la corde cèdera-t-elle ?

Le monde civilisé s’est livré à la barbarie. Il n'est pas près d'en sortir alors qu'on nous annonçait qu'après la pandémie, on vivrait bien mieux.

Comment ne pas se tordre les bras devant cette fin du monde ? Nous avons connu d’autres temps, des périodes d’espoir, quand le travail était reconnu, quand la mondialisation n’avait pas encore gangréné les états, quand l’Europe nous promettait le bonheur, quand les mots de solidarité, d’entraide avaient encore un sens. Devant un obstacle, on se crachait dans les mains, on retroussait ses manches.

Je crois que désormais, pour mon salut, le matin, j’abandonnerai les chaînes d’info au profit de Gulli, Disney Chanel et les documentaires animaliers. Ah ! Retrouver l’innocence de l’enfance


Le 27 09 2020 : On ne doit pas céder.

Depuis le récent attentat de la rue Nicolas Appert, les personnalités politiques ou représentatives de notre société se relayent pour déclarer que la France ne doit pas céder aux terroristes, que ceux-ci n’ébranleront pas notre liberté. Évidemment, chacun souscrit à cette volonté, mais je me demande comment mener ce combat.

 

En 1940, les résistants du Vercors étaient qualifiés de terroristes par l’occupant allemand. Ce terme est donc à prendre avec des pincettes. Chaque terroriste pense avoir de bonnes raisons de recourir à la terreur pour sauver sa vie, son pays, son idéal. On ne leur en aurait pas laissé d’autre choix.
Mais quand la religion se mêle à la partie, l’affaire se complique et les convictions tournent au fanatisme destructeur.
         Pour ne pas céder, encore faut-il en avoir les moyens.

Je demande chaque jour à Dieu de me prendre mon plus jeune fils et je prie pour le voir mourir en martyr, ce serait ma plus grande fierté, disait une maman palestinienne devant le cercueil de son aîné tué par un avion d’Israël. Une foule compacte portait le corps à bout de bras et cette mère détruite par la douleur offrait son dernier enfant en sacrifice. Est-ce concevable ?

Toute négociation est vouée à l’échec avec des êtres qui considèrent que la mort est une gloire accordée par le divin. Nos raisons ne sont pas celles, déraisonnables, des terroristes. Notre langage n’est pas le leur. Notre logique, notre morale, nos valeurs sont inconciliables.

Si la menace de mort n’est pas un argument décisif à leurs yeux, quelle sanction pourrait les convaincre ? L’enfermement ? L’expérience nous montre qu’un terroriste en prison convertit ses codétenus, qu’un homme enfermé pour radicalisation est une gangrène qui pervertit les jeunes des quartiers en perdition. Qui persuade même un chrétien de partir en Syrie, d’abandonner les siens, de se sacrifier au nom du djihad.

 

Si la loi commune ne peut utiliser ni la prison ni la peine de mort, comment mettre un terme à ce fléau ? La guerre totale, comme disait Goebbels, la brutalité, les mesures d’exception, l’état d’urgence sans limite ? En un mot, ressembler à ces fauves qui nous attaquent, devenir comme eux, renoncer à nos valeurs, recourir à la haine, aux milices, aux pogroms. Devons-nous couler les embarcations de caoutchouc qui tentent de traverser la Méditerranée pour en faire sombrer les malheureux ? Loger tous les musulmans à la même enseigne, en faire des bannis de l’humanité et les exterminer comme l’ont été les juifs en d’autres temps ? Remettre l’apartheid au goût du jour ?
Sommes- nous prêts à créer des millions de martyrs, des millions d’icônes qui maintiendront la haine vivace ? Une haine qui couvera sous un semblant de paix pour se réveiller un jour prochain et anéantir notre civilisation ? 

En vérité, il faut abandonner l’idée d’un monde de paix et d’amour. Les hommes ne sont pas prêts à fraterniser.
Le plus triste, c’est qu’aucune stratégie de rechange n’est disponible. Notre humanité entre dans l’ère de bestialité. Faut-il tremper nos mains dans le sang pour protéger notre liberté? Nos enfants le voudront-ils, car c'est un combat qui les occupera encore longtemps.

Il nous faudra apprendre à vivre avec la covid 19, avec la menace du fanatisme aveugle, avec celle du recours à la violence pour lutter contre la violence. Pour survivre, sommes-nous prêts à perdre notre âme?

Dieu ! Daignez enfin regarder vos enfants !


Le 26 09 2020 : L’art de la terreur.

 

Huit ans de mon enfance et de mon adolescence ont été marqués par la terreur, sur l’autre rive de la Méditerranée, dans un pays perdu.

Hier, rue Nicolas Appert dans le 11ème arrondissement de Paris, un peu avant midi, un jeune pakistanais âgé de dix-huit ans s’en est pris à deux employés d’une société de production télévisuelle qui fumaient devant le bâtiment qu’avait occupé Charlie-hebdo. Armé d’une feuille de boucher il avait frappé ses victimes, un homme et une femme, avec une grande violence pour semer la terreur. Depuis, l’angoisse a envahi les habitants du quartier et bien au-delà.

En Algérie, les attentats étaient quasi-quotidiens, attentats à la bombe, à la grenade, au fusil mitrailleur et à l’arme blanche. Avec ou sans torture, avec ou sans dépeçage préalable, selon que le forfait était perpétré en ville ou dans le secret d’une ferme, perdue dans le djebel.

Les attaques avec armes à feu étaient plus efficaces en nombre de victimes, mais elles généraient moins de terreur. En effet, utiliser un outil inventé pour la destruction exclusive d’un ennemi traduisait une certaine adaptation au monde moderne, au savoir, au progrès. Le malheureux frappé par une balle mourait proprement, rapidement, sans avoir le temps de souffrir.
Dans l’esprit du peuple, on pouvait considérer ces morts comme normaux dans le déroulement de toutes guerres.
 
Et puis il y a aussi les assassinats avec arme blanche, en Algérie comme à Romans-sur-Isère. Là, l’horreur prend une toute autre dimension. L’auteur travaille souvent en solitaire, sans préparation particulière. Le prédateur suit une victime au hasard et frappe au moment opportun, au cou, comme on égorge un agneau. C’est là le caractère mystique de ce mode d’exécution qui rappelle les sacrifices religieux. À son Dieu offensé, il offre la vie d’un incroyant. Un coup qui tranche les chairs, sépare la tête du corps, fracasse les vertèbres et le martyre s’effondre sur le sol, secoué de spasmes, le sang coule à flots par la plaie béante, son cri n’atteint pas les cordes vocales, il ne peut émettre qu’un gargouillis, un grognement inhumain venu de ses poumons, un appel noyé dans une mousse de bulles rouges. Le sang suit la pente du trottoir pour se perdre dans le caniveau. Celui qui est tombé n'en finit pas de mourir, il assiste à son agonie terrible, lente. Devant l'horreur, les témoins sont terrorisés, sidérés pour longtemps et ceux qui n’ont pas vu le drame l’imaginent et ce cauchemar creuse des traces plus profondes que le spectacle d’un meurtre. La sauvagerie à l’état brut, sans sophistication, sans technique, comme aux temps bibliques, quand Caïn exécutait son frère Abel sur l’autel des sacrifices.
 
Un jour maudit, un pareil attentat fut perpétré devant le bar Canari, ainsi appelé à cause de sa façade peinte en jaune. Un client fut tué avec un couteau et se vida sur le trottoir. Le propriétaire du lieu nettoya les traces du mieux qu’il put. Chaque jour je passais devant cet endroit en me rendant au lycée. Et longtemps, à vingt mètres de l’établissement, l’odeur grasse du sang versé venait me saisir à la gorge et dans ma tête les images de l’exécution se reformaient, telles que je les avais reconstituées d’après les récits.

Hier, j’ai été encore frappé par cette odeur du sang, alors que les chaînes d’information relataient l’horreur répétée rue Nicolas Appert. La même puanteur suffocante de la mort.

         Pourquoi cette expression de la cruauté primaire m’a-t-elle marqué plus que le mitraillage d’un manège pour enfants, ou que l’attaque des jeunes quittant leur collège ?

La terreur, la terreur emprunte plus volontiers les chemins creux que les autoroutes.


Le 25 09 2020 : Bar à K.

Léa reprend le travail aujourd’hui, au milieu de la première semaine de septembre. La ville semble vouloir retenir l’atmosphère de vacances encore un peu. Le soleil doré illumine les vitrines de ce petit matin, la rosée accroche des lanternes aux branches des platanes.

Hier encore, la jeune fille rentrait en train, en compagnie de Capucine, sa fidèle amie.

Elles avaient passé huit jours de congé à Collioure, dans le jardin d’Odette, une adorable vieille dame qui y louait un bungalow avec deux lits jumeaux. Un abri de bois qui ressemblait à une maison de poupées. Quand elles prenaient leur petit déjeuner sur leur terrasse à la limite de Port-Vendres, elles dominaient la mer. Elles respiraient avec délice le vent qui descendait des Pyrénées et se lavaient l’esprit des fatigues du confinement parisien. L’une et l’autre avaient vingt-et-un ans. Quand elles se promenaient dans le centre historique, entre les façades où déferlaient les bougainvilliers rouges et violets, elles se voyaient comme deux fleurs parmi les fleurs.
 
Mais ce jour, l’ambiance est toute autre à Paris, on y porte le masque, on respecte la distanciation délimitée par des bandes de scotch sur le sol des magasins, les gens exhibent leur bronzage au-dessus de la bande de tissu qui cache leur nez. Les hommes sont en chemisettes à manches courtes et les femmes en jupes fleuries et on évoque déjà le reconfinement.

Léa attend Capucine dans le bar de Kévin, un garçon à peine plus âgé qu’elles. Depuis qu’elles travaillent ensemble, elles s’y retrouvent chaque jour pour prendre le café. L’atmosphère cosy, les tabourets de skaï noir autour de tables hautes, la musique qui coule comme un murmure et le sourire de Kevin font de ce bar un lieu agréable et intime. Le bar à K, le bien nommé.

Capucine a toujours un quart d’heure de retard, pas moyen de se corriger. Léa en a pris l’habitude. Pour patienter, celle-ci se commande un petit crème et une viennoiserie. Kévin les lui apporte rapidement… mais quelque chose cloche, elle ne sait pas quoi mais cela la perturbe. Aujourd’hui, elle ressent un changement inquiétant, une menace diffuse qui l’oppresse. Elle cherche. Ce n’est pas Kevin, il arbore le même sourire radieux, ce n’est pas le bruit de la rue, ni le piano qui joue en sourdine. Non, un détail qu’elle ne voit pas. Cela vient d’ailleurs. Et soudain elle comprend. L’odeur, le pain au chocolat n’a aucun parfum, elle le porte à son nez, rien. Autant renifler un morceau de silex. Elle trempe ses lèvres dans la tasse, insipide. Pas de goût non plus. 

Les symptômes du  coronavirus, pas de doute possible.
Kevin remarque le visage figé de sa cliente.
_Qu’est-ce qu’il t’arrive ? Un ennui ?
_ Non, répond Léa, il est de quand, ton petit pain ? Tu l’as décongelé ?
_ Mais non, il est tout frais sorti du four… Attends un peu. Tu te sens bien ?
        Elle ne répond pas, en réalité, elle frissonne, elle ne se sent pas très bien, elle se touche le front. Un vrai bout de bois.
Kévin revient avec un thermomètre-pistolet, il lui pointe le front :
_ Plus de trente-neuf, tu n’as pas chopé quelque chose cet été ?
Elle réfléchit à toute vitesse. Non, avec Capucine, elles n’ont pas commis d’imprudence, elles se sont toujours protégées… sauf quand elles déjeunaient  dans le restaurant installé sur le sable, contre la jetée du phare. Les tables étaient réparties suivant les règles sanitaires, c'était bien aéré, ventilé, à l'extérieur. Un jour, alors que presque toutes les chaises étaient occupées, un jeune Britannique et sa compagne leur avaient demandé la permission de partager leur table. Ils étaient si aimables, Léa voulait éprouver son anglais. Ils ont bavardé pendant le repas, ils ont parlé de Boris Johnson, de Paris où ils s’étaient installés avant le brexit. Ils étaient tombés amoureux de notre pays et ne voulaient pas retourner à Manchester. Léa aurait voulu profiter plus longtemps de leur connivence.
Un bon moment passé à discuter comme s’ils se connaissaient depuis des années. Ils avaient sympathisé rapidement. À la fin du repas, ils échangèrent deux bises naturellement, comme avant la pandémie, en se promettant de se revoir. C’était la seule entorse aux dispositions sanitaires… Ça ne pouvait pas venir de là, c’était un couple si charmant, des vacances si agréables… William et Kate n’auraient pas fait de mal à une mouche… et pourtant...
Elle quitte le bar à K en courant, avant l’arrivée de Capucine.
_ À bientôt, lui lança Kevin.
Elle se contente de secouer la main au-dessus de sa tête.
_Va savoir, pense-t-elle, va savoir… à bientôt si j’ai la baraka.



Le 24 09 2020 : La nature fait bien les choses.

 

         Cela faisait un bon bout de temps que Cécile faisait partie des meubles, elle ne saurait pas dire depuis combien d’années elle occupait cette chambre dans la résidence des pervenches. Sa maison de retraite.

         Chaque jour, elle s’y découvrait de nouveaux amis dont elle avait du mal à retenir le nom. Il y en avait qui débarquaient tous les matins…

         C’est comme ce jeune type qui lui rendait visite un samedi sur deux, fidèlement. Il s’excusait toujours de ne pas venir plus souvent, car il habitait loin, à plus de cent kilomètres. Il restait une heure ou deux auprès d’elle, parfois à lui tenir la main, puis il partait après avoir déposé un baiser sur son front. Il parlait peu : As-tu bien dormi ? Qu’as-tu mangé de bon aujourd’hui ? Et hier ? Le personnel est gentil avec toi ? Veux-tu que je pousse ton fauteuil jusqu’au jardin, il fait beau aujourd’hui. Maman, je te téléphonerai en arrivant. Toujours les mêmes phrases. Pourquoi avait-il dit Maman ? Pourquoi s’inquiétait-il autant ?

         Parfois, elle ressentait une gêne, un point dans le creux du ventre, une sourde douleur comme lorsqu’elle était enfant, quand elle passait des vacances en Normandie, dans la maison de campagne de Mémé. Elle jouait dans la cour, la fatigue la prenait brusquement, elle avait soif mais le bras de la pompe était coincé par la rouille, l’eau ne sortait pas du tuyau. Alors, elle se sentait mal. C’est exactement ce manque qui la gênait aux Pervenches, deux ou trois fois par jour. Un besoin impérieux qu’elle ne pouvait pas assouvir. C’est cela : une soif mystérieuse.

         Jamais elle ne se sentait seule. Son esprit flottait mollement sur un étang aux couleurs de plomb, les heures s’écoulaient ainsi, paisiblement.

         Ce matin-là, un prénom lui revint brutalement, comme une déflagration, comme un oiseau qui viendrait s’écraser sur la vitre : Joseph ! Personne autour d’elle ne s’appelait Joseph, d’ailleurs, il ne restait plus personne autour d’elle, désormais. Elle se demanda d’où venait ce nom. L’avait-elle lu dans le journal, entendu à la télé ?

         Elle eut beau se torturer les méninges, elle dut renoncer, ce Joseph ne lui rappelait rien du tout. 

         La nature est bien faite : pour nous empêcher de souffrir de la disparition des êtres aimés, elle vide les tiroirs de notre mémoire, elle planque dans des malles inaccessibles les vieilles photographies de notre jeunesse, les trois enfants qui posent gravement devant l’objectif, le petit dernier assis sur une chaise, la cadette à sa gauche, l’aîné à sa droite, la mère en robe noire, le père avec son gilet, assis dans l’herbe, partageant un pique-nique avec des tantes et des oncles aujourd’hui oubliés. Et l’époux, ce Joseph effacé des souvenirs, celui que Cécile avait tant aimé, celui qui prenait toute la place, ce soleil, ce jour perpétuellement radieux.

Alzheimer, le remède contre la solitude, contre la nostalgie, contre les blessures du temps. La nature fait bien les choses, quand même !


Le 23 09 2020 : Au-dessus du canyon.

   

Depuis des mois, demander simplement comment ça va vous expose à une litanie de plaintes, toutes pareilles.

_ Je ne comprends rien : je suis dans un gouffre, je déprime, je ne fais rien, je ne sors plus, je ne vois personne, j’ai fait le vide autour de moi et pourtant, dès le matin je me lève fatigué, angoissé. J’ai pris dix ans d’un coup. J’ai mal partout, je me traîne, je suis essoufflé. Je me sens trop crevé pour jardiner, je n’ai plus de courage, je ne peux même plus lire. Je ne sais pas ce qu’il m’arrive. 

Il est vrai que nous affrontons une période terriblement anxiogène. Le mois de novembre 2019 nous semble lové dans un passé lointain, une époque idéale où nous osions encore former des projets. En dépit des problèmes, notre avenir semblait ouvert. Nous entretenions encore une vie sociale.

Aujourd’hui, nous marchons sur un fragile pont de corde lancé au-dessus d’un canyon abyssal dont nous ne distinguons pas le fond, à des centaines de mètres sous nos pieds. Autour de nous, le monde est devenu fou.

Et demain se perd au loin, sur l’autre rive, inquiétant, invisible, insoupçonné derrière un rideau de végétation. Pour l’atteindre, il nous faudra marcher encore longtemps sur la passerelle secouée par le vent.

La peur nous étouffe, elle s’agrippe à nos jambes, nous force à nous arrêter, à nous asseoir sur le platelage de planches, à poser le front contre nos genoux à ne plus bouger, quoi qu’il advienne.

Pourquoi trembler plus longtemps ? Nous ignorons ce qui nous attend, nous le redoutons, nous nous répétons : à quoi bon ? Le désespoir nous accompagne comme un compagnon obstiné.

Nous aspirons à un peu de confiance en nous, un peu de paix, d’optimisme mais autour de nous, nous ne voyons que désolation, découragement, incapacité à lutter, une étrange impression de fin de notre civilisation, fin d’espérance, fin de tout.

Alors, perdus en plein milieu de la fosse vertigineuse, abandonnés de tous et de tout, nous n’osons même plus prier un dieu inflexible et cruel qui nous a envoyé cette calamité de coronavirus.

 

Il en faudrait peu pour que l’espoir revienne : que quelque part dans une région lointaine, un chercheur silencieux et têtu trouve le vaccin efficace, que nos dirigeants cessent de vouloir ménager la chèvre et le chou, l’électorat et l’économie, pour s’attaquer de front à la pandémie en décrétant des mesures rigoureuses, quoi qu’il en coûte.


Le 22 09 2020 : On n’a pas de vaccin, mais on a des idées.

 

Vous rappelez-vous cette formule qui nous a permis de positiver nos carences ? En France, on n’a pas de pétrole mais on a des idées.

Depuis l’irruption de la covid 19 qui bouleversa notre vie, nos gouvernants, à court d’idées pour sauver les apparences, ont ressorti cette vieille méthode qui rendait acceptables nos échecs, quitte à tordre le cou à la logique.

 

Rappelez-vous, quand nous manquions cruellement de masques, des politiques nous ont expliqué sans rire que ce dispositif n’est pas un remède contre le virus, donc inutile. Et les bravaches de service paradaient devant les caméras à visage découvert.

Quand la pandémie se précisa, alors que les lits de réanimation avaient été supprimés, on conseilla à nos petits vieux de prendre un Doliprane et de garder la chambre. Heureusement, nous disposions encore d’aspirine. De cette façon, on sacrifia honteusement nos aînés.

 

Plus tard, quand il fut question de tester les Français pour suivre l’exemple de nos voisins, comme d’habitude nous avions une longueur de retard, on nous déclara que nous pouvions nous passer de cette mesure car tester ne guérit pas. Déjà roulés une fois dans la farine, les scientifiques nous assurèrent que l’on ne pouvait pas se passer de tester pour suivre la progression du mal. On nous annonça alors un programme très ambitieux, trop ambitieux. Nous eûmes des tests mais pas de réactifs, ni assez de personnel qualifié pour les effectuer. La maladie se déclare et évolue en sept jours, à cause de notre désorganisation, les analyses mettent sept à dix jours pour parvenir à l’intéressé. Trop tard, beaucoup d’énergie déployée en pure perte. Il faut revoir notre protocole et notre programme.

Difficile après cette débauche d’efforts de répéter que les tests ne sont pas un remède et qu’il faut les abandonner. Alors les Américains qui sont maîtres en matière de désinformation, en reviennent aux masques : par une gymnastique intellectuelle admirable, un petit malin a trouvé que cette protection aujourd’hui disponible pouvait, à peu de frais, nous guérir en l’absence de vaccin. Voici comment :

Le masque filtre les projections de salive, puisque c’est sa fonction principale, il ne laisse passer que de 5 à 20% des miasmes. Ce n’est pas assez pour contaminer sévèrement un sujet, mais suffisant pour provoquer une réaction immunitaire et agir comme un vaccin. Le principe du vaccin étant d’injecter une infime quantité de virus au patient, le masque est capable de remplir cette fonction. Il fallait le trouver, il fallait l’oser. Nous l’avons, notre vaccin !

Ça a plus de gueule que le vaccin à l’eau de javel ou le sauna du président américain. Aux U.S.A. aussi, la communication compense l'incapacité.

En France, nous n’avons pas de pétrole, plus de santé publique digne de ce nom, plus de moyen d’entretenir la recherche, mais grâce au ciel, nous avons des idées. Nous sommes très en avance quand il s'agit de communiquer.


Le 21 09 2020 : Mais que sommes-nous devenus ?

Dimanche matin, devant le rayon des fruits et légumes du supermarché, j’ai assisté à une étrange scène qui me laissa perplexe, partagé entre des sentiments contradictoires. À trois mètres sur ma droite, un homme de mon âge, masqué, choisissait consciencieusement des poires. Il ne regardait rien d’autre que le cageot qui monopolisait entièrement son attention.

Soudain, surgi de nulle part, un individu vint se planter à côté de mon voisin. C’était un grand-père aussi, mains calleuses abimées par le râteau et la bêche, casquette bleue et salopette assortie, chemisette à carreaux décolorée par le soleil, chaussures vertes de jardinage. Son masque pendait de sa poche.

Le cou tordu pour regarder l’autre client dans les yeux, il lui demanda sur un ton enjoué, le regard pétillant de malice :
_ Savez-vous pourquoi les poires sont mes fruits préférés ?
L’autre ne leva pas un sourcil. Tête baissée, il continuait de trier sa marchandise.
Le nouveau-venu répéta sa question sans succès :
_ Savez-vous pourquoi les poires sont mes fruits préférés ?... Oh ! Monsieur ! Je vous parle ! Vous m’avez entendu ? Savez-vous pou…
_ Je m’en fous, fichez-moi la paix. Ça ne m’intéresse pas. Reculez-vous, s’il vous plaît et portez un masque !
_ Ah bon ? Bafouilla le pépé, privé de sa plaisanterie.
Ses yeux embués cherchaient à accrocher le regard du grincheux.

Dites-donc, vous pourriez être un peu aimable, nous ne sommes pas en guerre, que je sache.

_ Bien sûr que nous sommes en guerre répliqua le premier, il faudrait vous tenir au courant.
Il tourna le dos et alla peser ses fruits, raide comme un prince offensé.
 
Le jardinier resta là, planté, abasourdi. Il me jeta un coup d’œil angoissé.
 Avant qu’il ne se rabatte sur moi, je déguerpis, écartelé entre pitié, culpabilité et frayeur.

Mais que sommes-nous devenus ?


Le 20 09 2020 : La métamorphose de Sophie.

Sophie n’en pouvait plus de cette tension permanente nourrie par les journaux télévisés. Faute de remède efficace contre le coronavirus, sous prétexte de l’informer, on lui avait instillé la peur dans le sang.

Elle devait se méfier de tous et de tout. Dans les allées du marché couvert, elle choisissait ses légumes en fonction de la fréquentation du stand. Elle ne se dirigeait que vers les étals déserts et forcément vers les marchandises les moins belles, celles qui commençaient à flétrir, celles que les chalands dédaignaient. Elle se contentait des rebuts.
Par crainte de la contamination, elle fuyait les boutiques du centre-ville. Elle redoutait les cabines d’essayage remplies de miasmes. La seule pensée de devoir patienter devant la caisse où des inconnues avaient toujours quelque anecdote insipide à raconter presque nez-à-nez. Aussi, portés durant les étés précédents, ses chemisiers perdaient leurs couleurs. Quand elle se considérait dans le miroir, elle se voyait fagotée comme un sac. Toute sa vie elle avait pris soin de son apparence. Aujourd’hui, elle se fichait de l’opinion des autres. Elle ne songeait qu’à se protéger, dût-elle faire ses courses en jogging. Seule sa survie occupait ses pensées. Tard dans la nuit et dès le petit matin.

 Cet hiver, elle fêterait son soixante-cinquième anniversaire. Elle tremblait à la seule idée de réunir chez elle sa fille, son gendre et leurs deux fils âgés de huit et six ans. Pour la bonne raison que, selon les médecins, ils étaient moins gravement affectés que les adultes, les enfants ne portaient pas de masque dans la rue. Avait-on envisagé qu’ils pouvaient transmettre la maladie à leur entourage et décimer une famille entière ? Le coronavirus devenait une machine à créer des orphelins.

Sophie se voyait prise dans une nasse, engagée dans un défilé où l’ennemi guettait, en embuscade. Depuis que son époux avait succombé à une attaque cardiaque, au lendemain de son départ en retraite, elle se sentait particulièrement démunie, fragile, vulnérable, la cible d’une malveillance générale. Une sorte de paranoïa sanitaire car ce n’était pas les voleurs, les voyous qui l’épouvantaient, mais bel et bien la covid 19, sournoise, invisible, stratège diabolique.

Ce matin-là, elle enfila son masque, son casque et enfourcha son vélo pour une balade dans la campagne, sur le chemin de halage où le virus ne se hasarde pas tant les promeneurs se font rares. Le sentier longeait le canal où des péniches de tourisme se laissaient porter par le courant. Les saules et les acacias se reflétaient dans l'eau. Sur la berge opposée, un pêcheur sondait la profondeur et le fil de sa gaule traçait un fulgurant trait de soleil en travers de l’ombre.

Sophie respirait enfin. Vers midi, elle cessa de pédaler pour s’adosser au pied d’un érable. De sa sacoche elle tira une nappe de tissu, ses couverts, la bouteille d’eau, une boite étanche remplie de crudités au thon et au surimi et un thermos de café. Assise dans l’herbe, elle commença à manger avec un bel appétit. Un pinson exprimait sa joie au-dessus de sa tête. Sophie respirait mieux, sa poitrine se libérait du poids qui l’oppressait. Elle se surprit même à sourire sans raison précise, parce qu’il faisait beau, parce les oiseaux chantaient, qu’elle n’entendait plus ces constantes mises en garde contre la pandémie. Sereine, elle se laissa gagner par un sommeil qu’elle ne trouvait plus chez elle. Elle s’endormit. Une heure, deux heures, peut-être davantage. Le soleil avait tourné, il ne perçait plus les frondaisons. Elle frissonna, elle devinait une présence toute proche. Elle ouvrit les paupières, une forme allongée se dessinait à contrejour. Un individu étendu sur l’herbe, à deux mètres devant elle. Quand il la vit se réveiller, il se mit à genoux et se déplaça pour lui éviter l’éblouissement.
_ Sophie ? Je ne me trompe pas, tu es bien Sophie ? Ça alors ! Je t’ai reconnue mais je n’en croyais pas mes yeux. Cela fait combien ? Quarante-sept ans au moins…
Elle ne reconnaissait pas ce type si ému de la retrouver. Le crâne un peu dégarni, les cheveux gris, le visage creusé par de longues rides autour des yeux et aux coins des lèvres. La voix… Sa voix lui disait quelque chose. Elle se souvint : Jean-Pierre Besset !
_ La terminale au lycée, dans la classe de Monsieur Tombe, n’est-ce pas ? Nous étions en sciences-ex.
_ C’est ça ! Approuva-t-il. Nous étions si jeunes… J’avais le béguin pour toi, tu m’impressionnais un peu, je ne te l’ai jamais avoué.
Sophie reçut cet aveu avec plaisir.
_ Que deviens-tu? Demanda-t-elle.
Elle devinait que l’homme avait besoin de parler. Il lui raconta qu’après le bachot, il intégra la faculté de médecine et se spécialisa dans les maladies pulmonaires. Il avait d’abord travaillé en Afrique pour Médecins du Monde puis il était rentré en France, à Montpellier où il avait pratiqué les greffes et les ablations partielles pendant des années. Puis il était revenu dans sa région natale et donnait un coup de main à l’hôpital depuis la première vague. Histoire de partir en retraite en apothéose.
_ Que penses-tu de la situation actuelle, interrogea-t-elle, espérant recevoir quelque message d’espoir.
_ Rien de bon, répondit-il. Nous naviguons à vue, sans moyen, presque sans formation que notre bonne volonté. L’explosion de la pandémie nous a frappés comme un coup de massue, on s’attendait à une grippette et nous avons affronté une hécatombe, sans matériel de respiration, sans masque, sans personnel, sans lits suffisants, sans expérience de la maladie. L’improvisation totale. Nous avons commis beaucoup d’erreurs fatales, particulièrement dans les EHPAD avec les intubations, nous avons trop tardé à confiner. Les soignants ont été les premiers touchés, nous n’arrivons pas à connaître le nombre de victimes. Pas de recensements, pas de données. On regardait tomber les confrères, sans pouvoir rien faire. On se jetait dans la fournaise.
_ Oui, mais maintenant, on a corrigé le tir, il n’y a plus de pénurie de masques, le vaccin est pour demain.
_ Crois-tu ? On manque de réactifs pour les tests, il faut attendre parfois dix jours pour obtenir les résultats, c’est trop tard, ça ne sert plus à rien. Quant aux vaccins, ils sont devenus un enjeu électoral, c’est à qui fera la plus belle annonce. Les gouvernements totalitaires sont les plus virulents dans cette guerre de communication. Non, Sophie, quoi qu’il arrive demain, ça ne pourra jamais être pire qu’aujourd’hui. Nous ne pourrons pas descendre plus bas, nous avons touché le fond. Que veux-tu faire quand une grande partie de la population s’en fiche ? Pour beaucoup, les quelques mois de confinement ont été plus douloureux que des années de guerre. Trop de nouveaux foyers chaque jour, trop d’imprudences, trop de violations des règles. Il faut en même temps préserver le commerce, maintenir le moral des entrepreneurs, empêcher les faillites. C’est inconciliable… Bon, je dois malheureusement retourner au charbon, j’avais pris deux heures pour souffler, j’ai été ravi de te revoir.

Ils échangèrent leurs numéros de portables, ils se promirent de se revoir dès que possible. Jean-Pierre releva sa trottinette électrique qu’il avait couchée sur un buisson et repartit vers la ville.

Curieusement, l’avalanche de mauvaises nouvelles qu’elle avait subie n’affecta pas Sophie. Au contraire, elle n’avait retenu que cette seule phrase : quoi qu’il arrive demain, ça ne pourra jamais être pire qu’aujourd’hui. Il était inutile de se morfondre, cela ne changerait rien. Il fallait s’en remettre au gré du Tout-Puissant. Ces retrouvailles avec son vieux camarade de classe avaient été La révélation.

Elle ne modifia en rien son comportement, elle continua à pratiquer les gestes de précaution, le masque, la distanciation, elle évita la foule, elle lava la nourriture achetée avant de la ranger dans le réfrigérateur. Sa métamorphose avait été plus secrète, plus discrète, mais radicale. À partir de ce jour, elle se défit de l’angoisse qui gâchait son existence. Elle apprit à goûter les petits bonheurs : un rayon de soleil après la pluie, un oiseau sur la fenêtre, le rire des enfants dans la cour de l’école. La vie, la vie.

  

    Le 19 09 2020 : La victime inattendue.

    Pour le professeur Berthomiel, le coronavirus survint au plus mauvais moment. Il n’avait pas besoin de cette pandémie pour occuper ses journées. Ses fonctions de chef de service de cardiologie, les cours qu’il prodiguait aux internes du CHU, l’attention permanente que nécessitait la santé vacillante de son épouse Claire, tout cela, imperceptiblement, pesait sur son moral et son endurance à l’épreuve.

    Il avait rencontré sa femme sur les bancs de l’amphi, elle se vouait à la psychiatrie. Philippe, quant à lui, envisageait une carrière de chirurgien. Elle était belle, fine, cultivée, ils partageaient les mêmes goûts et, normalement, un bel avenir s’ouvrait devant eux.

    Trois ans après leur mariage, Claire se retrouva enceinte. Elle accoucha d’un bébé mort-né. Le choc fut terrible et elle sombra dans une profonde neurasthénie. Trop fatiguée pour entamer une vie professionnelle dans une spécialité qui demande beaucoup de sang-froid et des nerfs solides, elle ne reprit pas les études, elle se cloitra dans leur belle maison du quartier chic de la ville et passa son temps à attendre son époux.

    Julien gravit rapidement les échelons et accéda à de plus hautes responsabilités. Ses consultations privées, les horaires de l’hôpital, les journées d’astreinte, tout cela l’accaparait toujours davantage. Il laissait le foyer très tôt et rentrait souvent au milieu de la nuit, au gré des urgences. Chez lui, son épouse ajoutait à son stress. La jalousie et la dépression ne font pas bon ménage. Alors qu’il n’aspirait qu’à un peu de repos, Claire le soumettait à la question, qui avait-il vu, quelle infirmière aguichante, quelle patiente subjuguée ? Pourquoi portait-il une cravate neuve justement aujourd’hui ? Le ton montait souvent très haut et la dispute s’interrompait quand la malheureuse portait la main à sa poitrine, cherchant goulûment l’air qui lui manquait. Quand elle ne pouvait plus crier, elle grommelait des paroles haineuses, elle ne l’aimait plus, elle le détestait, elle regrettait de l’avoir épousé. Elle aurait préféré rester seule.

    Pour le professeur Berthomiel, ce n’était plus une vie. Et la covid 19 démultiplia ses difficultés. Il crut mourir, il ne supportait plus ces stupides querelles, il ne trouvait plus d’excuse à la maladie de Claire… Il se prenait à rêver qu’elle disparaisse rapidement, maintenant.

     Un soir, après le tour des malades en réanimation, il but un verre dans le bureau son ami, le docteur Paul Piutron, qui occupait la chaire de médecine légale. Il se confia à lui et cela le soulagea un peu.

_ Il y a pire que toi, lui dit Paul en lui montrant des viscères rongées par le cancer ou l’alcool. Quand tu crois être au bout du rouleau, pense à ces gens. Pense à ces vieilles personnes isolées qui décèdent seules, étouffées les poumons obstrués par cette saleté de virus. Sans parents, sans personne près d'eux.

    Profitant d’un moment d’absence du légiste, Julien ouvrit la chambre froide. Il y subtilisa un crâne qu’il glissa dans sa mallette de praticien. Il avait projeté de l’emporter chez lui et de la placer dans le réfrigérateur familial. S’il avait eu quelque hésitation de dernière minute, la scène que lui fit Claire ce soir-là lui ôta tous remords. Au milieu de la nuit, il se leva pour poser la tête du cadavre inconnu dans le bac à légumes, entre la salade et le bouquet de persil. Par avance, il voyait sa mégère succomber d’un infarctus ou ouvrant le réfrigérateur.

    Au petit matin, le cœur tremblant, il partit pour une nouvelle journée de labeur éprouvant tandis que son épouse dormait encore.

    Avant dix heures, il appela son domicile, certain que Claire s’était levée. Peut-être était-elle déjà morte ? Le téléphone sonna dans le vide.

    Il laissa un message vocal : Ma chérie, je rentrerai pour manger avec toi, je ne suis pas très tranquille. Tu paraissais très fatiguée, hier.

    Vers midi, n’y tenant plus, il quitta le bloc en prétextant un coup de fil de son épouse : elle ne se sentait pas bien, il préférait l’examiner, vous comprenez, avec son cœur malade, elle est si fragile…

    Avant d’entrer chez lui, il dut reprendre son souffle, il n’en pouvait plus du virus, les tracas l’épuisaient, il n’avait plus la force de lutter. En poussant la porte de la maison, il fut agréablement surpris par une bonne odeur de cuisine. Claire l’attendait, impatiente et rayonnante, plus de trace de déprime, ni de malaise.

_ Pauvre chéri, installe-toi à table, tu dois être pressé, avec ce fléau qui nous tombe sur la tête. On ne parle que de ça à la télévision. Je t’ai préparé le plat que tu préfères, un délicieux pot-au-feu, avec du jarret de veau, des os à moelle et du paleron de bœuf. Sers-toi donc…

    Julien souleva le couvercle de la marmite en fonte, et s’écroula de sa chaise, foudroyé par un accident cardiaque. Dans la cocotte, la tête du mort le regarda mourir, dans un nuage de vapeur aromatisé par un bouquet garni et un oignon piqué d’un clou de girofle.


     Le 18 09 2020 : La vie rêvée d’Hélène. 


    Le bistrot avait tourné tant bien que mal quelque temps après le décès du papa d’Hélène. Jusqu’au début des années 70, à la fermeture de l’usine, des ateliers sous-traitants qui travaillaient pour elle, au départ des habitants du quartier. Après ça, il périclita.

    Jadis, la région vivait de cette industrie. Heureusement, Joseph, le père de la jeune femme n’assista pas au déclin de cette cité de province. Il mourut en même temps qu’elle. Hélène était née dans l’arrière-boutique, elle avait toujours vécu dans l’odeur du pastis, de la sciure et de l’eau de javel.

    Elle hérita du commerce désormais désert, mais ne souffrit pas de la solitude, elle gardait ses souvenirs heureux et ses rêves, sans clients, sans voisins.

    Chaque matin, elle levait le rideau métallique, mettait le percolateur en marche, elle s’installait derrière le comptoir avec ses crayons, ses feuilles de Canson, ses godets de couleurs et s’envolait pour les îles.

    Personne ne venait la déranger, si ce n’est Manuel, un vieux portugais qui passait à l’occasion. Il effectuait des petits travaux au noir pour les gens âgés qui n’étaient pas partis. Alors, il s’arrêtait au bar et discutait un moment. Hélène le raccompagnait jusqu’au perron, elle restait là quelques instants, jetait un long regard circulaire sur les maisons vides, sur les façades qui partaient en morceaux, sur les arbres secs dans les jardins, elle soupirait et revenait à ses marines. Elle peignait des ilets, posés sur un océan bleu-vert, frangé d’écume, des voiliers de pêcheurs, des cocotiers penchés sur l’eau, des soleils jaunes ou rouges qui perçaient les nuages. Quand elle avait terminé un paysage, elle le punaisait au mur. Il y en avait des centaines qui recouvraient la vieille tapisserie brune.

    Sans cesse, elle reproduisait des œuvres sur le même sujet, presque semblables, mais différentes à chaque fois. Les barques ne portaient pas le même nom. Le soleil se couchait ou se levait, les nuages étaient plus sombres, les arbres n’étaient pas orientés pareillement, la palme de celui-ci était prête à tomber.

    Hélène s’était installée dans cette vie d’ascète. Elle s’y trouvait bien. Chaque semestre, elle exposait ses toiles dans la salle de la mairie et on lui en achetait parfois. Cela lui suffisait. Elle vivotait, elle ne mourait pas. Elle continuait de rêver et de peindre, elle survivait.

    Un soir, peu avant la fermeture, une grosse voiture tout-terrain se gara devant l’établissement. Un grand type à l’allure de viking en descendit. La barbe burinée par les embruns et le vent du large, les doigts calleux comme des sarments de vigne, les cheveux blonds noués en catogan. Il se planta au milieu de la salle et contempla le travail de la patronne. 

_ C’est vous, l’auteur de ces aquarelles ?
 _ Oui… 
_ Très intéressant. Connaissez-vous les Antilles ? 
_ Non.  
_ C’est en Polynésie, alors. 
_ Non, je n’ai jamais quitté cette ville. J’ai toujours vécu ici. 
_ C’est dommage, vous n’allez pas vous faner entre ces murs, sans jamais voir en vrai ce que vous peignez si bien.
 _ J’aimerais bien, mais le voyage n’est pas donné. 
     Le gaillard frappa dans ses mains. 
_ Allez zou ! Je vous emmène avec moi. Mon bateau m’attend à La Rochelle. Je pars dans trois jours pour les Canaries, puis la Martinique. Ça vous dit ?... À moins que votre mari ou votre fiancé ne vous lie ici. 
_ Personne ne me retient ici. 
_ Alors c’est dit. Je vous embarque dès demain matin. J’ai retenu une chambre à la sortie du bourg. J’y dormirai avant de prendre la route. Je passerai vous prendre vers huit heures. Vous êtes d’accord ? 
_ J’aimerais bien, mais… 
_ Mais quoi ? Quelque chose ou quelqu’un vous engage ici ? 
_ Non… 
_ Vous voyez ? Donc à demain. Soyez prête avec votre valise. Ne prévoyez pas de manteau. Là où nous irons, on n’en a pas besoin.
 Il avala son sandwich et déguerpit en agitant la main sur sa tête. 
      Le lendemain, aux premières lueurs du soleil, Hélène attendait sur le seuil, un sac posé à ses pieds. Yann arriva. Il lui adressa un grand sourire radieux et se charge du bagage. 
_ Vous verrez, votre vie va changer, lui lança-t-il en lui ouvrant la portière du véhicule… Montez, s’il vous plaît, le monde vous espère ! 
      Hélène se ravisa à la dernière seconde et recula d’un pas
 _ Je suis désolée. Je ne vous suivrai pas. 
_ Pourquoi ? S’étonna le marin. Je vous jure que sous vos yeux, vous aurez mille fois de quoi réussir de splendides tableaux. 
_ Non, non, merci.
 _ Mais pourquoi, Bon Dieu ! Avez-vous peur de moi ? 
_ Pas du tout, répondit-elle… Je crains seulement que vos îles ne soient pas plus belles que mes rêves… Je vous en prie, partez sans moi. Je préfère ma petite vie ici qu’une grande déception là-bas.
      Yann fit une grimace dépitée. 
_ Je te comprends, dit-il. Moi, ma vie est sur la mer. Je t’enverrai des photos et des cartes postales, je te le promets. As-tu un mail?
 _ Je n’en ai pas l’utilité, je ne connais plus personne. Ceux que j’aimais sont morts. Aujourd’hui, les seuls vivants sont moi et mes rêves.


    Le 17 09 2020 : Petit, tout petit  pays.

    Depuis 1945, les différents présidents se gargarisent avec La grandeur de la France. Le phare de l’humanité, le berceau de la Liberté et des droits de l’homme, ni plus ni moins. Et cette position de choix, de leader de l’Europe, nous autorise à donner des leçons à ceux qui ne respectent pas nos critères que nous défendons avec une rigueur intraitable.
    Au nom de l’équité, nous avons envahi la Libye et aidé à tuer le tyran qui la gouvernait d’une main de fer. Depuis, là-bas, c’est le chaos, Daech s’y est établi et s’est étendu sur tout le Nord de l’Afrique jusqu’au Mali et plus loin. Nous en payons encore les conséquences en y sacrifiant nos soldats.
    Nous admonestons la vilaine Russie et l’indocile Turquie qui persécutent leurs opposants, nous montrons du doigt la Pologne, la Hongrie, la Grande-Bretagne et nos voisins trop libéraux, à notre goût.
    Mais je ne vais pas dresser ici la liste de nos erreurs. Je voudrais seulement souligner combien notre vanité et notre suffisance finissent par être dérisoire. La pandémie nous en donne l’occasion depuis le début. Au début, on nous disait que si nous ressentions les symptômes de la maladie, le mieux était de rester chez nous, de ne pas appeler les urgences. Le résultat ? Des milliers de morts abandonnés chez eux soins, une hécatombe dans les EHPAD ignorés des statistiques.
    Nous avons déplacé des centaines de personnes d’une région à l’autre parce que nous n’avions pas assez d’assistants de respirations et que nous n’en fabriquions plus dans notre puissante France.
    Plus tard, quand il se fut agi de nous protéger par des masques, nos réserves étaient vides ou périmées. Il fallait les faire venir d’Asie. On nous a menti en nous assenant que cela était inutile. En vérité, ils étaient fabriqués en Chine, ce pays qui malmène les droits de l’homme et que nous fustigeons. Pour obtenir ces malheureux rectangles de tissu, nous nous sommes livrés à une déplorable pantomime. A la hâte, nous avons tenté de reconvertir des ateliers qui sont restés avec leurs stocks sur les bras. Où est passée la grandeur de la France tant vantée ? Sommes-nous vraiment en capacité d’accuser les autres ?
    Régulièrement, nous découvrons que nous dépendons du tiers monde où nous avons délocalisé notre industrie. Nous manquons de Doliprane, de certains traitements contre le cancer. Nous avons exporté notre technique, notre savoir-faire, nos laboratoires, nos ressources. Nous avons livré notre industrie aux étrangers qui nous bernent, nous les avons versé des fortunes pour qu’ils créent des usines chez nous et ils disparaissent après avoir raflé l’argent de nos impôts. C’est ce qui est arrivé Bridgestone, Goodyear et tant d’autres.
    Notre stratégie de l’économie à laquelle nous sacrifions nos emplois, notre indépendance et notre grandeur finit pas nous coûter très cher.
    Aujourd’hui, à propos des tests, nous constatons que le forcing médiatique auquel nous assistons est inutile. En effet, nous manquons de réactifs de PCR, ce produit qui permet de détecter la covid. On ne le produit qu’en Chine (encore !) et en Corée. Alors, on demande sept à dix jours de délais pour communiquer le résultat des analyses. Le virus est actif dans les sept premiers jours après la contamination. Après une semaine, le test est vain. Et pour couronner le tout, certains laboratoires proposent des passe-droits payants. En s’acquittant de cent euros, les résultats sont remis en deux heures. Cent euros alors qu’officiellement, ces tests sont gratuits.
    Parfois, mon si grand pays me fait honte.



    Le 16 09 2020 : L’engagement de Marcel.


    Après seize ans, alors que j’étais au lycée, chaque été, comme d’autres gamins de mon âge, je m’attachais à travailler pendant les vacances pour aider mes parents.
    Rapatriés d’Algérie avec l’équivalent de 15€ en poche, quatre enfants à élever, ils devaient se reconstruire une vie en métropole. Ils se donnaient beaucoup de mal pour maintenir leur famille à flot. Pour cela, ils étaient ouvriers dans l’usine Singer (aujourd’hui disparue) ils faisaient les trois-huit, c’est-à-dire que souvent, ils se croisaient à peine dans la cuisine. Papa rentrait au petit matin tandis que maman reprenait son poste dans l’atelier. Ils ambitionnaient de faire construire une maison.
    J’étais l’aîné et je poursuivais mes études et je me voyais mal faire le beau et vivre en parasite sous le toit familial.
    Cette année-là, j’avais déniché un emploi d’été comme O.S. dans une fabrique de composants électriques (aujourd’hui rachetée par les Allemands). L’ambiance y était agréable, le personnel était bien payé et les contrôles ne pervertissaient pas les rapports humains, comme souvent dans les entreprises à cette époque. Il n’y avait pas de pointeuse, pas de contrôleurs des temps et des tâches. Les ouvriers avaient bien conscience d’être privilégiés.
   ; Le chef de mon équipe s’appelait Marcel, c’était un ancien sous-officier en retraite. Il avait fait l’Indochine, la Tunisie et l’Algérie. Il m’avait pris en sympathie et de temps en temps, il venait bavarder avec moi. Il me racontait sa vie, ses épreuves et ses joies, sa jeunesse dont il disait avoir bien profité. Un jour, alors que je lui demandai pourquoi il avait l’air si préoccupé, il me confia qu’il n’avait quasiment pas dormi et que cela lui arrivait souvent. En effet, il avait épousé une jeune femme en secondes noces, une gentille fille avec laquelle il s’entendait parfaitement. Hélas, un méchant cancer alla se loger dans le globe oculaire de cette compagne idéale. Une série d’opérations inutiles, un long calvaire, l’extraction de l’œil, des soins quotidiens pour limiter la propagation du mal. Les suintements constants, l’odeur pestilentielle quand il remplaçait les pansements. Il fallait lui bourrer la plaie avec des drains. Un trou aussi gros qu’un poing fermé. Il endurait mais son épouse se fustigeait, consciente de la peine qu’elle lui infligeait. Elle l’exhortait à la laisser :
     _ Tu es encore jeune, tu peux être heureux ailleurs, tu ne mérites pas cet enfer. Nous n’avons pas eu d’enfant, pourquoi supporter cela plus longtemps ? Rien ne t’y oblige !
     Je le questionnais sur ses intentions, allait-il se rendre aux raisons de la malade ?
    _ Jamais de la vie, elle aussi a su se montrer patiente. Après l’Indochine et l’Algérie j’étais complètement perdu, je voulais rattraper les années gâchées par les guerres, une frénésie de vie. Je sortais chaque soir avec d’autres paumés, je buvais, je faisais la fête, je dépensais ma paye. Et je la retrouvais toujours chez moi, elle m’attendait fidèlement. Elle pleurait non pas sur elle mais sur moi qu’elle voyait si malheureux. C’est elle qui m’a sauvé de la noyade, elle m’a ramené sur la berge à force de patience et d’amour. Alors aujourd’hui qu’elle a besoin de moi, je ne vais pas me défiler. Je sais très bien que ça ne peut pas durer, tu verrais cette bouillie quand je lui refais ses bandages. Impossible qu’elle tienne encore longtemps.
    _ C’est pour gagner le paradis que tu te sacrifies, lui demandai-je avec l’impudence de la jeunesse. C’est finalement pour toi que tu fais tout cela ?
    Il ne se formalisa pas.
    _ On peut aimer quelqu’un pour sa beauté, pour sa douceur, pour sa fortune, pour ses grands yeux. Moi, je l’aime pour sa belle âme, comprends-tu ? Elle m’a reconstruit sans broncher. Je ne pourrais plus me voir dans le miroir, si je me dérobais maintenant. Disons que je l’assiste dans sa dernière épreuve et que ça me maintient debout.

    J’ignore pourquoi cette histoire me revient. Peut-être parce que nous devons affronter une longue période d’incertitude dont nous ne connaissons ni l’évolution, ni l’aboutissement.
    J’ai repris les cours en septembre, je n’ai plus revu Marcel et je ne sais pas la fin de son odyssée.



    Le 15 09 2020 : Vivement l’hiver !

    La chaleur, ça énerve : il suffit de jeter un coup d’œil sur l’état de notre pauvre monde. Ça flambe, ça flambe ! Sur la côte Ouest des U.S.A., en Grèce, sur la Côte d’Azur, en Amazonie et en d’autres lieux qui intéressent moins les médias. De par la volonté délibérée des hommes ou à cause de leur négligence, la nature et la civilisation partent en fumée. Au passage, des maisons sont détruites quartiers par entiers. Les glaciers fondent, la banquise se liquéfie, des animaux et des gens disparaissent par manque d’eau, privés de nourriture.

    L’ardente chaleur ne s’attaque pas qu’aux territoires et aux biens. Elle envahit aussi la tête des dirigeants. Un peu partout, les présidents s’insultent, se défient, se menacent dangereusement. La Turquie veut s’étendre comme un brasier sur les territoires de ses voisins. Le grand timonier français tente d’allumer des coupe-feu. La diplomatie s’échauffe, les voyants sont au rouge.
    Si l’on tourne le regard vers l’Est, la situation est aussi inquiétante. Combien de temps encore le gouvernement russe empoisonnera-t-il ses opposants et les jettera-t-il en prison avant que le monde s’en émeuve ?
    Les habitants des États-Unis, si épris de liberté, se tairont-ils encore longtemps devant les inepties et les provocations lancées par leur président frappé de démence, de vanité ou d’incapacité ?
    Quand les Brésiliens en auront-ils assez de l’élève de leur voisin de la Maison-Blanche ?
    Quand la Biélorussie se débarrassera-t-elle de son tyran ?
    Le monde est un volcan en éruption. Le big-one fatal qui nous entraînera au fond du cratère est imminent.
    Et nous sommes là, impuissants. Nous assistons à cet incendie général qui surgit çà et là. Nous nous tordons les bras dans la touffeur de nos nuits sans sommeil.
    
    Les pompiers officiels se taisent, l'OTAN, les sages européens sont aux abonnés absents. Il fait trop chaud pour travailler. Les sirènes restent muettes. Comme disait une président français: Notre maison brûle et nous regardons ailleurs

    Et nous ne pouvons que prier pour que revienne l’hiver, nous appelons le froid, la neige, le blizzard pour que les esprits belliqueux se rafraîchissent, pour retrouver le calme, la paix, la sérénité, pour que la covid se cantonne dans ses pangolins, pour que le doux soleil de novembre accroche enfin ses lampions aux derniers sapins qui n’auront pas brûlé pendant l’été.



    Le 14 09 2020 : Le calvaire du fabuliste.


    Un poète voulut mettre à jour les fables désuètes de notre enfance.
Il résolut de s’attaquer d’abord à celle des trois petits cochons. Mais qui aujourd’hui penserait à construire une maison de paille ? Personne. Par ailleurs, chacun sait que les loups n’ont pas le souffle assez puissant pour détruire une construction, fût-elle en chaume.
    Il parla de son projet à ses amis, autour de lui, dans son immeuble.
    _ Tu n’y penses pas, se récrièrent les musulmans. Évoquer des cochons, par les temps qui courent, c’est de la provocation, il y a tant d’animaux dans les fermes que tu pourrais en choisir d’autres qui poseraient moins de problèmes !
    Le fabuliste était un homme doux, qui ne souhaitait blesser personne. Il songea donc à intituler sa fable : les trois petits poulets.
    _ Abandonne cette idée, lui conseilla son voisin qui travaillait dans un commissariat. Tu penses que les policiers ne sont pas assez tourmentés actuellement ? Ils n’ont guère besoin que tu les mêles à un conflit avec les loups. Tant que tu y es, écris franchement : Le loubard et les trois poulets.
    Notre artiste comprit l’observation. Il se rendit aux observations qui lui étaient opposées. Décidément, les hommes étaient bien chatouilleux. Il tenta alors de faire intervenir des femelles, plus paisibles, moins chargées de testostérone. Le loup et les trois petites dindes.
    _ Es-tu devenu fou, s’insurgea sa concierge, c’est une déclaration de guerre. Tu veux donc en découdre avec les toutes les associations féministes !
    Le malheureux écrivain alla gratter du côté des ânes : non ! Trop nombreux, il allait se mettre à dos les trois quarts de l’humanité. Les poules, les oies, les hyènes, les panthères, les tigresses, les grues, les pintades. Il passa en revue tout le bestiaire sans trouver un seul animal qui convînt. On ne pouvait parler de rien sans offenser quelqu’un.
    Alors, il écrivit cette phrase définitive : Bien fou celui qui veut s’opposer au temps, encore plus fou celui qui défie la bêtise humaine.



    Le 13 09 2020 : Coronavirus et Cupidon.


    Après le déconfinement, séparément, ils avaient fui Paris et la zone rouge, chacun de son côté, ils ne se connaissaient pas encore.
    Ils n’avaient quasiment pas quitté leurs logements pendant plus de deux mois, ils avaient hâte de s’enivrer d’air marin, de senteurs de campagne. L’un et l’autre avaient retenu une chambre à la ferme, dans l’arrière-pays normand, à quelques kilomètres des falaises de la Côte d’Albâtre. Ils avaient consulté le site de cette maison d’hôtes connue des étudiants de la capitale. Marion y arriva en train, puis en bus. Maxence prit simplement sa voiture. Ils y retrouvèrent une dizaine de garçons et de filles, de joyeux randonneurs, des étudiants français, belges ou allemands.
    On mangeait ensemble dans la cour de l’exploitation, sous le tilleul géant qui prodiguait une ombre bienvenue dans la canicule.
    On riait, on se racontait sa vie, on chantait tandis que l’hôtesse et son mari apportaient le repas confectionné avec les produits de leurs champs. Une nourriture revigorante et simple. Des instants délicieux empreints d'insouciance et de gaité. La jeunesse qui avait des airs de Front Populaire, de chansons, de premiers congés payés.
    La crainte de la maladie ne dura que trois jours puis on oublia un peu les masques, sans toutefois renoncer au mètre de distanciation sociale.
    La patronne répétait que personne ne risquait rien ici, la pension n’était pas signalée aux carrefours, pas de panneau fléché, le virus ne s’orienterait pas dans l’écheveau de chemins creux.
    Maxence et Marion, les M, comme les appelaient les autres convives, avaient immédiatement sympathisé. Ils aimaient la lecture, ils écoutaient les mêmes chanteurs, ils appréciaient les longues marches sur les sentiers de douane, ils prenaient des photos des couchers de soleil sur la Manche, ils s’entendaient bien en tous points.
    Ils passèrent treize jours dans une ambiance insouciante et heureuse. Deux jours avant le départ, Marion et Maxence décidèrent d’explorer un coin de côte vanté par les agriculteurs. On y découvrait des valleuses admirables et très caractéristiques de la région. La jeune fille allait devant, son compagnon la suivait de quelques pas sur une sente creusée par la pluie et le vent.
    Un cri, Marion fléchit sur le côté, la cheville tordue dans l’ornière, et elle s’écroula sur le sol en grimaçant de douleur. Pas une habitation aux alentours, personne à qui demander de l’aide, le téléphone portable ne captait aucun réseau. Avec mille précautions, Maxence glissa son bras sous les aisselles de son amie et la souleva aussi délicatement qu’il le put.
    _ Ça va ? Pourras-tu avancer en t’appuyant sur moi ?
    _ Je vais essayer, répondit-elle vaillamment.
    Ainsi appairés, clopin-clopant, ils progressèrent jusqu’à la ferme. Un étudiant en médecine conseilla à la blessée de ne pas marcher pendant quelque temps, de garder le fauteuil et lui confectionna un bandage serré pour maintenir la cheville foulée qui avait considérablement enflé.
    _ Je ne sais pas comment je pourrai rentrer à Paris, s’inquiéta la jeune fille, j’ai prévu trop d’affaires, deux valises bourrées à bloc.
    _ Ne te tourmente pas, je te ramènerai en voiture. J’ai un grand coffre.
    Le samedi suivant, ils reprirent l’autoroute du retour. Ils s’arrêtèrent à une station-service où une équipe d’infirmiers effectuait des prélèvements de muqueuse dans le cadre d’une opération de tests PCR.
    Ils s’y prêtèrent par jeu, ils remplirent la fiche d’identité et regagnèrent la capitale. Tranquilles.
    _ Dans cet état, tu ne pourras pas rester seule dans ton studio, installe-toi chez moi, le temps de te requinquer. Je te soignerai, je te conduirai chez mon toubib, il faut absolument vérifier tout cela par une radio, tu t’es peut-être déchiré les ligaments… Pas de soucis, tu dormiras dans la chambre d’amis, tu ne risques rien. Je veillerai sur toi comme sur ma petite sœur.
_ J'ignorais que tu avais une sœur, remarqua Marion.
_ Moi aussi. En fait, je viens de l'inventer à l'instant. C'est pour dire...
    Elle avait appris à le connaître, elle avait confiance. C’était un garçon gentil, aimable, sur qui on pouvait se reposer dans la difficulté.
    Pendant la convalescence, ils apprirent à se découvrir davantage, ils bavardèrent longuement comme ils n’avaient pas eu l’occasion de le faire en Normandie, au milieu des étudiants bruyants.
    Petit à petit, leur connivence se mua en amitié, puis quelque chose de plus grave, de plus sérieux germa entre eux. Ils commencèrent à s’aimer vraiment.
    Les résultats des tests leur parvinrent. Positifs. Ils devaient se soumettre à l’isolement. Ils ne ressentaient aucun symptôme fâcheux. Ils n’éprouvaient qu’une grande joie. Grâce au virus, ils allaient vivre ensemble et savourer un nouveau confinement, à deux, dans une sorte de bulle d’amour qui les protègerait durant toute une vie, espéraient-ils.
    Pour eux, la covid 19 tant redoutée dans le pays avait les traits de Cupidon.



    Le 12 09 2020 : On n'écoute pas assez les enfants.


    La nostalgie chronique, le c’était mieux avant ne font pas partie de mes habitudes. Avant, le monde n’était pas meilleur : la brutalité des hommes et des temps pesait de tout son poids sur l’humanité. J’ai passé mon enfance dans un pays en guerre, une sale guerre inutile, j’ai vu ma pauvre mère s'épuiser à la tâche réservée aux femmes, trimballer de lourds baquets pour laver le linge de la maisonnée où l'éducation des enfants se faisait à coups de trique. C’était la seule méthode, elle avait fait ses preuves depuis des siècles. Les femmes assuraient l’assiette quotidienne en déployant des trésors d’inventivité, sans sécurité sociale, sans même le respect de leur époux.
    Non, ce n’était pas mieux avant.
     
    Ce n’est pas mieux aujourd’hui. Chaque jour prouve que la violence et l’inégalité règnent toujours sur la terre. Soixante espèces de vertébrés ont disparu en quarante ans, et les insectes indispensables à la vie, les abeilles, sont en voie d’extinction. Dans les sphères de décision, nombreux sont encore ceux qui pensent que l’écologie est un effet de mode qui conduira notre économie à sa perte.
    Et pourtant, il suffit d’ouvrir les yeux : les méga-incendies se répètent chaque année sur tous les continents, aux U.S.A, en Amazonie, en Europe, en Grèce, au Portugal et en France, soit à cause du dérèglement climatique, soit par malveillance et appât du gain. Notre civilisation redevient sauvage, on mutile les chevaux, on tue dans la rue pour rien, on écrase les gendarmes et les policiers, et les protestataires reviennent pour la troisième année sur les grandes avenues car ils se sentent trahis par le pouvoir, tout comme le personnel soignant que l’on a beaucoup bercé d’illusions et si peu récompensé depuis le début de la pandémie.
    Fermez vos cœurs avec plus de soin que vos portes, car le temps de la perfidie approche, disait Goethe dans son Goetz de Berlinchingen. On ne peut pas mentir impunément aux gens sans susciter la révolte, la méfiance, l’individualisme. La confiance s’effondre.
    Ne nous étonnons pas que les mêmes émeutes répondent aux mêmes mépris, aux mêmes mensonges.
    Comment garder le sourire dans de telles conditions, quand on est grand-père et que notre humanité sombre sur la mauvaise pente. Pas seulement en France, mais tout autour du globe livré aux dictateurs, aux polices secrètes, aux corrompus, aux arrivistes incompétents.
    Nous assistons au déclin inéluctable de notre civilisation, en dépit de la voix des enfants qui s’élève. Que peut une Greta Thunberg ? Rien. On n'écoute pas assez les enfants.



    Le 11 09 2020 : Ah, les mots !


    Dire les choses telles qu’on les voit sans blesser personne. C’est la tâche de tout auteur qui se respecte comme il respecte les autres. Le vocabulaire est un outil à double tranchant. On ne saisit pas toujours le danger qu’il y a à le manipuler, car l’auditeur, ou le lecteur ne peut pas détecter l’intention, l’hypocrisie ou la naïveté, de celui qui le choisit.
    Ne nous étonnons pas alors des polémiques soulevées par la décision de changer le titre d’un roman d’Agatha Christie. Qualifier de nègres les gens de couleur est aujourd’hui insultant, je ne le conteste pas. Mais il me semble que débaptiser ce roman écrit en 1939 serait une solution trop facile, un peu comme un coup d’éponge sur les erreurs passées, un petit Je vous salue Marie dans le secret du confessionnal et nos fautes sont définitivement absoutes. Hop ! N’en parlons plus.
    Il me semble plus judicieux de garder ce titre en contre-exemple. Voilà ce qui est indigne, mes enfants, voilà ce qu’il ne faut pas répéter. Nègre est un mot infamant, sachez-le quand il réduit un homme à sa seule complexion, à ses origines. Nous ne sommes plus en 1940. Sur la page de garde d’un roman, ce n’est pas le mot Nègre qui est insultant, mais son utilisation péjorative pour définir un homme seulement par la couleur de sa peau.
   L'auteure de ce polar ne citait que le titre d'une innocente comptine pour enfants, elle ne se doutait pas des tempêtes que son livre soulèverait quatre-vingts ans plus tard. Ah! Les mots! 

    En 2020, nous ne pouvons pas faire le portrait d’une députée noire avec une chaîne d’esclave autour du cou. Ce n’est pas entraver la liberté que de condamner un tel outrage.
    En 2020, personne ne supporterait la construction de chambres à gaz, est-ce pour autant qu’il faut détruire tous les documents et les mausolées relatifs à la Shoah ? Certainement pas, il faut conserver et montrer les traces de ce passé honteux pour dénoncer le nazisme. Ne jetons pas notre culpabilité dans le puits de l’amnésie. L’oubli ne se décrète pas, il serait la pire des solutions.

    De grâce, ne changez pas les mots, ne les interdisez pas, ils existent. Ils sont le reflet d’une époque heureusement révolue. C’est à l'immoralité, aux états d’esprits, au racisme qu’il faut s’attaquer sans tergiverser. Dans son évolution, l’Homme a commis des fautes par manque de maturité, par cruauté : la colonisation, l’esclavagisme, l’oppression des plus faibles, des femmes et des enfants. Il s'améliore, il peut progresser encore, avec le temps.

    Comment définir les dérives passées si nous barrons les mots qui les désignent ? Nous en avons besoin pour qualifier les ignominies commises. La censure que nous constatons aujourd’hui est aussi honteuse que les asservissements d’antan. Ne les cachons pas sous un voile pudique, nous risquerions de les oublier… ou d’en inventer d’autres tout aussi blessants.
    Pour illustrer ce sujet, comment faudrait-il appeler les humains d'origine africaine? Les bruns? Les plus sombres que blanc? Les gens de  couleur? Il faut alors préciser aussi la nuance, blanche, jaune, rouge ... ou noire? Pour ma part, je reste persuadé que le plus simple et le moins dégradant serait de s'en tenir au noir. Sans y mettre d'intention sournoise.  
    Je ne tire aucune fierté ni aucune honte de la couleur claire de ma pigmentation car elle m'a été donnée à la naissance. Il aurait pu en être autrement. Je n'y peux rien, comme n'y peuvent rien les hommes nés sur d'autres continents. c'est la condition humaine.



    Le 10 09 2020 : Ne rien voir, ne rien entendre.


    Voilà des mois que nous nous réveillons (quand nous avons pu dormir) avec le coronavirus. Pendant plus d’un semestre, c’était le seul sujet ressassé aux journaux télévisés sur les chaînes d’information. Les injonctions contradictoires se succèdent, les experts se querellent, les journalistes se relayent pour répéter les mêmes questions aux mêmes spécialistes devenus des vedettes, ils obtiennent des réponses toujours différentes si bien que, perplexes, les pauvres bougres de téléspectateurs se demandent à quoi bon parler autant quand les certitudes sont si éphémères. Quant aux politiques…

    Pour ma part, j’ai eu la chance de passer au travers des gouttes mais la covid 19 a tant envahi mon quotidien que j’ai l’impression d’en souffrir pleinement. D’autres autour de moi ont été frappés, et je dois me considérer comme un privilégié par la chance.
    Alors pourquoi cet épuisement qui, chaque jour davantage, m’empêche de goûter pleinement au bonheur de vivre ? Pourquoi chaque effort me scie-t-il autant les jambes, pourquoi ai-je du mal à respirer alors que je suis tranquille, occupé à lire un bon livre ? Pourquoi rien ne me tente plus ? La déprime me ronge. Rien ne m’emballe, je n’ose pas songer à demain, je pressens que le sort ne me ménagera pas encore longtemps.

    Les chiffres épouvantables des contaminations que l’on nous assène chaque matin augmentent ma fébrilité. Un jour prochain, malgré toutes les précautions, malgré le gel hydro-alcoolique, les amis tenus à distance, la raréfaction des repas pris au restaurant avec les camarades d’hier, ce virus sournois parviendra à passer à travers la toile de mon masque… et j’en viens à souhaiter d’être infecté à mon tour, comme les autres, pour que cesse la peur. Peur de côtoyer mes petites-filles dont je ne peux pas me passer, peur de participer à toute activité sociale, peur de vivre en état de guerre, peur de vivre, simplement.

    Alors, je suis tenté d’appuyer sur le bouton off de ma télécommande, de me déconnecter de la société. Pour pouvoir enfin dormir, pour ne pas me réveiller avec l’impression d’avoir passé la nuit dans le tambour de la machine à laver.

    Dites, de grâce, cessez de nous expliquer comment le loup nous dévorera, communiquez-nous vos décrets quand ils seront validés par toutes les autorités. J’en ai assez de toutes ces interdictions invalidées aussitôt pas d’autres instances. Nous ne savons plus qui nous devons écouter, qui a raison, qui a tort. Nous finissons par douter de tout. Ne nous étonnons pas si çà et là, les réfractaires toujours plus nombreux refusent tout en bloc et réclament, au nom de la liberté qu’on leur permette de dire eux-mêmes les âneries qu’on leur inflige à longueur de J.T.



    Le 9 09 2020 : Les liens.


    Marie et Maryse sont de vraies amies. Pas des copines de circonstance, pas du genre à se déclarer amies après s’être croisées une fois dans une réunion Tupperware. Non, leur amitié s’était nouée sur les bancs de l’école maternelle. La vie n’avait jamais réussi à user ces liens. Entre elles, un beau sentiment exclusif que rien n’altérait. Elles partageaient tout, leurs secrets, leurs espoirs, leurs déceptions, leurs confidences. Elles avaient aimé en même temps deux frères, un pour chacune, ce qui renforçait leur attachement. 
    Elles étaient amies, elles devenaient belles-sœurs, presque sœurs. Elles habitaient des maisons voisines dans le même bourg et les occasions de se retrouver ne manquaient pas tout au long de la journée. Chacune était marraine de l’enfant de l’autre, chaque événement de l’une concernait aussi l’autre.

    C’est tout au début de l’affaire que le sort les frappa, pendant l’un des rares moments où elles étaient séparées. Entre Noël et le jour de l’an. Marie s’était rendue dans une boutique pour acheter un sous-vêtement sur lequel Maryse avait jeté un regard plein d’envie, un jour qu’elles se promenaient ensemble.
     Un linge en dentelle rouge et noire, avec des froufrous, ça ne devait pas peser plus de deux grammes, une babiole sur laquelle elle avait flashé.
    À cette époque, on ne parlait pas de pandémie, ni de précautions. C’est à peine si on évoquait une sorte de sras diffusé en Chine par un pangolin dont le monde découvrait l’existence. On ne portait pas encore le masque, on n’utilisait pas encore le gel hydro-alcoolique à tout bout de champ et pour se saluer, on se faisait la bise ou on échangeait une poignée de mains. Une époque bénie, un bonheur ancré dans les mémoires. C’est là, dans cette boutique de fanfreluches, que Marie avait contracté le coronavirus. Elle avait ressenti un peu de fièvre et de fatigue, rien de bien grave. Pas plus pénible qu’une petite grippe. Un test, un peu d’isolement, une quarantaine de deux semaines, Maryse déposait régulièrement les commissions devant la porte de son amie. Chaque jour, on en apprenait un peu plus sur le mystère de cette maladie sournoise. On pouvait être porteur sain, asymptomatique, contaminer une famille entière par un simple éternuement, créer un cluster et décimer les siens.
    Pire : Marie fut déclarée guérie mais les médecins de l’hôpital la prièrent de rester cloitrée car, disaient-ils, elle portait en elle le germe de mort, momentanément maîtrisé par ses anticorps, mais rien n’assurait que la covid 19 n’essaimerait pas autour d’elle. La science n'avait pas encore réuni assez d'éléments pour affirmait le contraire.

    Cela signifiait que son mari, ses enfants, sans doute déjà contaminés ne devaient pas propager la maladie. C’est tout le foyer de Marie qui s’enferma et ne survécut que grâce à l’aide précieuse de Maryse, de son époux et de leur fils. On se chargeait des courses de l’autre, on se téléphonait, on prenait des nouvelles, on se parlait en se tenant à cinq mètres, du milieu de la cour, la fenêtre entrouverte. Un vrai martyre pour les deux femmes habituées depuis l’enfance à se bisouiller, se cajoler, se toucher pour se rassurer et se répéter leur amitié.

    Et cet éloignement forcé allait durer longtemps car la France se séparait imperceptiblement en deux camps incompatibles : ceux qui avaient été contaminés mais qui pouvaient infecter leur entourage, en cercles concentriques et ceux qui avaient su se préserver mais qui, un jour ou l’autre, immanquablement allaient être frappés à leur tour, mourir ou devenir à leur tour un danger public. Les familles séparées à coups de hache. Parents-enfants, frères et sœurs au ban. Seul le vaccin généralisé pouvait mettre un terme à cette dichotomie de la population. On évoquait la fin de 2021, peut-être plus tard.

    Marie et Maryse se désespéraient, elles ne se voyaient plus que de loin, elles se languissaient et, sans l'avouer, elles redoutaient que par la force des choses, les liens qui les avaient toujours tenues serrées allaient se distendre. Et cette crainte, ajoutée aux autres empoisonnait leur quotidien. Restez solidaires, disait-on sur les médias. Comment rester solidaires sans se parler, sans se rencontrer quand la méfiance, la peur, rendent les rapports sociaux toujours plus ténus ?
    Cela oblige les sentiments sincères à ignorer la notion de lendemain pour enjamber le temps et n’envisager qu’un avenir plus lointain… Pourvu que les liens ne s’effritent pas avec les semaines, les mois et les années. L’apprentissage du sacrifice, du sevrage affectif.
    Marie et Maryse ne doutent pas, elles savent que c’est une mauvaise passe, une épreuve imposée à leur amitié.

    Des liens bien solides, ça devrait être plus fort que cette saloperie de pandémie, n'est-ce pas?
                                                                             

    Le 08 09 2020 : Monsieur Ronchon et le reste du monde.


    Sur le parvis de la Défense, chacun savait que personne ne pouvait utiliser le banc installé par la ville dans la zone délimitée par quatre arbres étiques, un peu à l’écart des statues monumentales qui parsemaient la dalle. De fait, un individu un peu singulier se l’était approprié et ne tolérait aucune dérogation à la règle qu’il avait établie. Les employés des bureaux l’avaient surnommé Monsieur Ronchon. L’homme ne répondait à aucun salut, à aucune question, à aucune civilité. Il se contentait de maugréer quelque phrase inintelligible qui remettait les passants sur leur chemin.
    Il intriguait cependant car, sept jours sur sept, de huit heures à dix-neuf heures, été comme hiver, il occupait ce siège. Était-ce pour embêter le monde, pour chercher noise à son prochain ou parce que son rôle de spectateur passif suffisait à le distraire de sa solitude ?
    Tout de sombre vêtu d’un vieux costume un peu étriqué, portant cravate noire et chemise blanche au col empesé, il ressemblait à un croque-mort desséché par la tristesse de sa vie.
    Un beau matin, pendant les vacances de Pâques, un garçon de huit ans vint s’asseoir inconsidérément auprès de Monsieur Ronchon qui marmonna en écartant les coudes pour repousser l’intrus hors de son domaine. L’enfant s’appelait Jojo, il vivait avec sa maman dans un immeuble de logements perdu au milieu des tours d’entreprises.
    _ Bonjour Monsieur, pourquoi tu portes toujours des habits noirs ? Tu es en deuil comme mon papi ?
    Monsieur Ronchon garda le silence après avoir adressé un regard irrité à l’importun qui osait troubler son repos.
    _ Tu ne veux pas me répondre ? Tu es muet ? Tu n’entends pas ? C’est ça ? Mon papi n’entend pas bien non plus, je suis obligé de lui parler fort, bien en face de lui. Sinon, il ne comprend rien.
    Le vieil homme haussa les épaules et se tut. Le bambin resta près de lui plus d’une heure puis se leva enfin et quitta le banc après avoir dit au revoir à son voisin, sans obtenir de réponse.

    Le lendemain, à neuf heures, Jojo revint s’asseoir près de Monsieur Ronchon. Il se garda bien de lui saluer l’antipathique adulte. Il observa le défilé des bureaucrates qui regagnaient les banques ou les compagnies d’assurances. Le flux des travailleurs s’étiola lentement et la dalle retrouva le calme des heures creuses.
    _ Alors, tu n’as rien à dire aujourd’hui ? Tu as enfin accepté de me foutre la paix ?
    _ C’est exactement ça, pourquoi te contrarier si ça ne te fait pas plaisir de m’écouter.
    _ À la bonne heure ! Tu es moins stupide que tu n’y parais.
    _ Et toi, tu dois être très malheureux pour te comporter ainsi. Personne ne peut vivre seul, personne. À moins de souffrir beaucoup.
    Subjugué, Monsieur Ronchon baissa la tête et tapota le bras du garçon, avec reconnaissance. Après un long moment de mutisme où chacun tentait de deviner l’autre, Jojo expliqua qu’il vivait seul avec sa maman, il ne connaissait pas son père qui les avait abandonnés à sa naissance. Le vieillard l’écouta et raconta qu’il avait perdu son épouse il y avait un peu plus de dix ans et que depuis, ce monde hostile ne l’intéressait plus, il s’y sentait mal. Il avait fermé la porte de son cœur.

    Jour après jour, ils apprirent à se connaître et très vite, ils prirent l’habitude de se retrouver sur leur banc.
    Deux jours avant la fin des vacances, Jojo arriva avec un sachet de blé doré. Il en jeta une poignée devant lui pour attirer les oiseaux.
    _ Que fais-tu ? Tu es fou ! Je déteste ces bestioles. C’est sale, bruyant, idiot. Je ne les supporte pas.
   Jojo laissa dire. Trois ou quatre piafs vinrent picorer les graines, ils s’approchaient toujours plus, jusqu’aux pieds du gosse et de son compagnon habillé de deuil.
    L’écolier ouvrit la paume de Monsieur Ronchon pour y déposer quelques grains et, avant que celui-ci ne réalise, les pierrots voletèrent autour de la main pour s’y percher. À son tour Jojo présenta la nourriture et les deux amis accueillirent avec joie cette amitié nouvelle qui leur était offerte comme un petit bonheur. Dès lors, Monsieur Ronchon changea du tout au tout. Rapidement, il abandonna son sinistre costume, il arbora des jeans, des polos, puis des chemises ouvertes. Il répondit aux saluts des passants et bavardait à l’occasion. Il vérifia ainsi que Jojo était favorablement connu dans le quartier, une petite célébrité, au même titre que les oiseaux ou les pigeons qui apportaient un peu de douceur parmi les buildings de verre et de béton.
    Avec la reprise des classes, Jojo et Jules (Monsieur Ronchon avait retrouvé une identité) se virent moins. Ils ne passaient plus qu’une heure ensemble. Jules expliquait patiemment quelque devoir de calcul, il aidait l’écolier à apprendre une récitation.
    Et puis un soir, Jojo ne vint pas sur le banc après les cours. Son compagnon l’attendit en vain, comme le lendemain et les jours suivants. Jules s’inquiéta, il se reprocha de ne pas avoir demandé le nom de son ami, ni son adresse, rien qui lui permît de le retrouver. Avait-il dû déménager ? Sa maman avait-elle suivi un nouveau compagnon dans un autre département ?
    Chaque jour, Jules attendit l’absent, seul sur son banc, en donnant à manger aux moineaux et aux pigeons.
    Deux mois plus tard, un ange prit place à ses côtés : une charmante dame aux cheveux blancs, au sourire doux comme un premier soleil et au regard bleu, silencieuse et rêveuse.
    C’est après cette rencontre que Jules commença à porter des chemises hawaïennes, avec des motifs multicolores de palmiers, de fleurs de nacres et de pirogues filant sur l’océan.
    Sur la dalle de la Défense, on oublia très vite qu’il existait un Monsieur Ronchon. Certains commencèrent à l'appeler Le Vieil Antoine, à cause de sa joie perpétuelle et de ses accoutrements chatoyants.



  Le 07 09 2020 : Méfiez-vous de votre meilleur ami !


    Décidément, l’Homme ne cessera jamais de me surprendre, de me consterner, de m’écœurer. Il n’est jamais à court de mots pour tromper son monde. Quand il asservit un être vivant, c’est, selon lui, pour s’en faire un ami. Ainsi pour le chien, son plus vieil ami, et pour le cheval, son meilleur ami.
    Il a apprivoisé et sacrifié le premier pour lui apprendre à chasser et à lui rapporter ses proies. Il en a fait un compagnon de guerre, un vigile qu’il expose aux malveillants pour garder ses biens. Il a dompté et sacrifié le second pour le mener au cœur des batailles, pour tracter les catapultes, puis les canons, pour fondre sur l’ennemi, sabre au clair. C'est le sort des chevaux de guerre.
    Les fines bouches diront que c’est normal: sur cette terre, c’est donnant-donnant. Tout a un prix. Voilà la première incongruité, je pensais naïvement qu’entre amis, il n’était jamais question de bénéfices, de calculs de rentabilité, de commerce. Entre amis, les sentiments sont désintéressés.
    On sait ce que les stratèges ont imaginé pour les chiens qu’on dressait à se jeter sous un char avec une mine. Une vie de chien consacrée à la folie des hommes.
    Les mêmes fines bouches argueront que les chiens doivent suivre leurs maîtres (pardon : leurs amis) jusque dans la mort. C’est le prix à payer pour cette belle amitié dont on les gratifie.
    Les chevaux aussi sont immolés sur les champs d’honneur… ou d’horreur. C’est leur contribution à la liberté.
    Mais cette ignominie gratuite perpétrée depuis quelques mois, qui se propage et gangrène notre pays, quelle est sa justification ? Pourquoi ces mutilations qu’on inflige à nos meilleurs amis ?
    Quel esprit détraqué peut trouver quelque jouissance au spectacle d’un cheval estropié, égorgé ? Pourquoi lui taillader les chairs à la machette ? Pourquoi lui trancher les oreilles, le mufle et l'abandonner dans un pré? Quel avantage peut-il en tirer ?
    Où ce pervers trouvera-t-il ses limites ? Après le cheval, il pourrait s’attaquer aux chiens, (c’est déjà fait), aux chats, (c’est déjà fait aussi), aux femmes et aux enfants, (c’est déjà fait, depuis des siècles, hélas !)
    Voyez, rien de nouveau dans le pire des mondes, notre voisin est un monstre plein de ressources. Méfions-nous toutefois que nos amis les animaux, excédés par notre cruauté ne décident de se venger un jour, comme le font les éléphants, privés d’espace vital dans les réserves africaines. Ils piétinent les villages et renversent les clôtures en Inde. La révolte des pachydermes.
    Vous connaissez l’adage, qui se ressemble s’assemble. Aussi, un jour prochain, à force de nous côtoyer, les animaux deviendront aussi cruels que nous, ils nous imiteront et leur inhumanité se retournera contre nous.



    Le 06 09 2020 : Va comprendre !


    Dieu ! Que l’Homme est compliqué ! Je ne voudrais pas vivre dans sa tête. Et il ne s’agit pas que du caractère particulier du Français, c’est un phénomène mondial qui nous est infligé. Le problème est pourtant simple : Nous voilà empêtrés dans une pandémie qui frappe dur, partout, qui fauche les plus vulnérables, le troisième âge, les malades, les diabétiques et tous ceux qui déjà vivent un quotidien difficile. Des milliers de malades risquent la mort partout sur la planète, dans tous les milieux et les régimes politiques, la religion et la couleur de peau. Après une période de cacophonie, les médecins et les politiques se sont enfin mis d’accord pour adopter une mesure dont personne ne conteste l’efficacité médicale : le port du masque en tous lieux, tant que la maladie progresse. Ce dispositif est adopté depuis longtemps en Asie, bien avant l’épidémie. Une grippe ou un gros rhume est plus gênant pour la respiration que ce bout de tissu sur le visage. Il n’empêche pas chacun de vaquer à ses occupations, il rassure le troisième âge, il permet aux entreprises de travailler avec une sécurité accrue. 
    Il ne devrait pas exister de contestation sur cette mesure qui n’est ni invalidante, ni intolérable.
    Alors pourquoi, sur les cinq continents, des milliers de personnes défilent dans les rues, brandissant des pancartes dénonçant l’atteinte à la liberté ? Pourquoi hurle-t-on Bas les masques! Des foules compactes condamnent la prétendue dictature des dirigeants, elles affrontent les policiers, les gaz lacrymogènes, les coups de matraques, les enfermements parce que leurs gouvernements font leur possible pour économiser des vies humaines. Ces mêmes multitudes protesteraient sans doute aussi violemment si l’État ne faisait rien. Il n’est pire sourd que celui qui ne veut rien entendre.
    Les adolescents et les jeunes adultes (puisque ce sont eux qui constituent le gros des troupes) ne comprennent pas que leur entêtement condamne leurs parents. Veulent-ils contaminer leur famille à tout prix? Tiennent-ils si peu à leurs aînés ? Qu’ils fassent un tour dans les services de réanimation, que les hôpitaux décrètent une semaine d’opération portes ouvertes, avec les précautions sanitaires qui s’imposent et les réfractaires verront des parents contaminés par leurs propres enfants négligents. Alors peut-être ces insensés se muniront de ce rectangle qu’ils considèrent comme insupportable ? Devant le spectacle de la douleur des plus faibles, peut-être réaliseront-ils les conséquences de leur intransigeance ?
    Cette ineptie est comparable à celle de ceux qui, au nom de la liberté, veulent lever toutes les limitations de vitesse sur les routes, sans prendre en compte l’hécatombe permanente.
    Imaginons que les experts exagèrent l’efficacité du masque. Je crois fermement que même si on embellit la réalité, nous nous devons de conserver cette mesure sanitaire. Si cela nous permet de sauver trois fois moins de vies que ce qui était espéré, nous devons persévérer malgré tout car une vie épargnée, c’est l’humanité qui est sauvegardée. 
    Comme Pascal, faisons un pari, non pas sur la foi, mais sur notre propre survie. Jouons les apothicaires ou les comptables. Il faut se rendre à l'évidence, les bénéfices priment sur les inconvénients: dans ce fléau, le masque est une des solutions principales .
    Je vous en conjure, trouvez-vous une indignation plus juste (les justes causes de révolte ne manquent pas sur cette planète) mais n’entravez pas les efforts de la médecine. Il y va de la vie de vos parents. S’il vous reste encore un peu d’amour dans le cœur, si vous n’êtes pas que détestation et ressentiment, révisez votre avis. Par pitié.


    Le 05 09 2020 : Le mystérieux invité.

    Le couple des Mercier vivait dans un petit pavillon de la banlieue de Strasbourg. En retraite depuis une dizaine d’années, Josiane et Maurice étaient appréciés de leur voisinage. Toujours prêts à aider leur prochain, protestants dans l’âme, ils s’investissaient dans les associations caritatives, la Croix rouge, les Restos du cœur, et même le secours catholique. Spontanément, ils répondaient toujours présents partout où l’on avait besoin d’eux. Il leur arrivait souvent d’accueillir des migrants turcs ou afghans qui avaient franchi la frontière allemande.
    C’est ainsi qu’au début de mars 2020, ils ouvrirent leur porte à un jeune Asiatique qui ne savait pas un mot de notre langue ni de nos usages. Il semblait débarqué d’une lointaine planète, malmené par les passeurs, balloté d’un pays à l’autre, dépouillé de tout, affamé, pouilleux.
    L’homme leur fut confié pour deux ou trois jours par une de ces associations d’aide aux migrants, le temps de monter un dossier de demande d’asile.
    Impossible de lui tirer une parole, il ne comprenait rien, ne pouvait même pas dire son nom, son pays d’origine, son métier. Il posait un regard innocent, désolé, impuissant sur ses hôtes qui tentaient de communiquer avec lui, par gestes, en dessinant sur un carnet, en lui proposant des cartes du monde.
    On fit venir des pensionnaires d’un foyer de travailleurs étrangers qui l’interrogèrent afin de déterminer sa nationalité. Ils n’obtinrent pas plus de renseignements. Ce malheureux gardait son mystère et les quelques jours prévus se transformèrent en semaines puis en mois.
    Comme il était arrivé au début de la pandémie, les retraités le nommèrent provisoirement Covid, allez savoir pourquoi. Peut-être parce que leur protégé restait aussi énigmatique que le virus. Ils le gardèrent chez eux en dépit de son silence, de son mutisme, de l’énigme qu’il représentait. Il ne se plaignait pas, ne réclamait rien, n’exigeait rien. C’est à peine s’il esquissait un remerciement en hochant la tête quand Josiane glissait une assiette de soupe devant lui.
    Il ne se comportait pas en parasite, il prenait l’initiative de bêcher les massifs de fleurs dans le jardin, il balayait les feuilles brûlées par la canicule de juillet quand la rue était déserte, il aidait Maurice à décharger la voiture quand celui-ci rentrait des courses. Il se rendait utile comme il pouvait, mais jamais il ne montra la photo de ses enfants ou de sa femme, il ne possédait aucun papier, aucune trace de ses origines.
    Vers la mi-juillet, Josiane commença à s’essouffler, elle avait du mal à se déplacer, à se tenir debout. L’urgentiste du Samu la fit hospitaliser en réanimation. Deux jours plus tard, ce fut le tour de Maurice. Covid garda la maison et la protégea contre les voleurs en y maintenant un semblant de vie. Il sortait les poubelles, éclairait le salon et la lanterne sous l’auvent dès la tombée de la nuit.
    La médecine avait évolué si bien que le 20 août, après une quinzaine passée dans le service de rééducation fonctionnelle, les Mercier purent regagner leur domicile. Ils n’étaient affectés par aucune séquelle invalidante.
    La clé était dissimulée sous un pot de fleurs, près de la porte d’entrée. Le pavillon était vide, Maurice et Josiane firent le tour des chambres, du garage et de la cabane de jardin. Leur jeune invité avait disparu.
    Questionnés, les membres de l’association avouèrent ne rien savoir au sujet du mystérieux Asiatique. Était-il reparti dans son pays ? Avait-il franchi la frontière dans l’autre sens ? Avait-il été victime d’un accident, d’un de ces règlements de comptes fréquents dans la sphère des migrants ?
    La semaine dernière, on le retrouva mort dans un bois des Ardennes où il avait monté un abri de planches et de bâches. Le coronavirus l’avait emporté.



    Le 04 09 2020 : Vivre, vivre !


    En dépit de ses douleurs, Joël décida de se rendre au jardin aujourd’hui même. Pas question de surseoir comme hier et les jours précédents sous prétexte qu’aucune bonne raison ne l’incitait à torturer son dos. Il avait l’habitude de regarder le journal télévisé en buvant son café du matin. Depuis une semaine, le nombre quotidien de tests positifs au coronavirus dépassait les 7000, soit plus de 1% de plus par jour et de 7% par semaine. Effarant. La certitude s’affirmait, on courait sûrement à une catastrophe comparable à la disparition des dinosaures si un vaccin n’était pas découvert en urgence.
    Joël recevait ses deux petits-enfants chaque mercredi puisque le papa et la maman travaillaient. Il les accueillait avec la peur au ventre. Le virus circulait comme chez lui dans les écoles où il était quasiment impossible d’appliquer les règles de distanciation sanitaire. Le grand-père adorait ses gamins et ne se sentait ni l’envie, ni le courage de dire aux parents : Désolé, je suis vulnérable, je ne veux pas risquer de finir en réanimation comme tant de vieillards de mon âge. Pour rien au monde, il n’aurait pris une telle décision, quitte à le payer de sa vie.
    Toutefois, avec l’accumulation de mauvaises nouvelles, son horizon se rapprochait et, avant d’entamer quelque labeur fastidieux et douloureux, Joël se disait à quoi bon ? À quoi bon me briser les reins ? Bientôt, les herbes folles prolifèreront dans les massifs et je ne serai plus là pour les arracher.
    Alors, il colla son front aux carreaux de la fenêtre. Dehors, un vaillant soleil doré accrochait des lampions aux branches des pommiers et du lilas des indes. Une famille de jeunes oiseaux se débattait dans la rosée accumulée sur la pelouse, le thermomètre suspendu aux volets indiquait 23°C. Les conditions idéales pour sarcler le carré de rosiers.
    Il choisit ses outils dans le rangement du sous-sol. Un sécateur, une griffe, une gouge, un râteau et un banc agenouilloir très pratique qui lui permettait de travailler assis ou accroupi en ménageant sa colonne vertébrale.
    Il s’installa au bout de la haie et commença à couper les roses desséchées par les feux de l’été. Au fur et à mesure, il les jetait dans le seau. Son inquiétude ne le lâchait pas, la progression de la pandémie le hantait. C’était fatal, il finirait par être frappé, lui aussi, comme tant d’autres, contaminé par ceux qu’il aimait le plus.
    Indifférents à sa présence, les moineaux piaillaient comme des gosses dans la cour de récréation, ils frémissaient d’aise, leurs ailes vibrionnaient à une vitesse folle comme celles des colibris.
    Joël contempla le ciel bleu où un avion traçait un contrail de vapeur blanche. Le spectacle de la nature l’enchantait et il prit conscience qu’il y tenait sa place, lui, avec son chapeau de brousse moisi par la sueur, avec ses douleurs articulaires, avec ses cheveux gris collés aux tempes et des ongles noircis par la terre.
    _ Je vis, Bon Dieu, je vis ! Profitons-en, même si ça ne durera pas, même si l’orage finira par m’atteindre, je vis ! Je vis ! Et c’est bon de vivre !



    Le 03 09 2020 : Ce qui commence à changer :


    L’opinion se divise encore, deux grandes tendances s’affirment. La première, majoritaire, se range derrière les avis des médecins. Il faut étendre l’usage du masque, partout et toujours. Selon le précepte qui veut que tout ce qui ne nuit pas peut améliorer la situation, donc ne gâchons pas cette chance de sortir de ce mauvais pas et obéissons aux directives des savants.
    La deuxième soutient mordicus que les masques seraient inutiles, ils ne protègent pas, cette mesure n’est qu’une manipulation qui vise le porte-monnaie des braves gens, , au profit des laboratoires, des politiques qui voudraient instaurer un climat anxiogène afin de décourager les éventuelles manifestations de rues, et détourner l’attention de l’opinion publique. Cette opposition est soutenue par de nombreuses personnalités en manque de publicité, de journalistes qui tiennent à se distinguer de la meute des médias, de pseudo-vedettes meurtries de ne pas pouvoir exhiber leur visage au reste du monde, et n'hésitent pas à proférer des énormités.
    Quoiqu’il en soit, cette cacophonie exacerbe les avis et modifie les comportements : on hésite à s’exposer à la contamination, on limite les sorties, les réunions, les célébrations en tous genres dont les Français sont si friands.
    Les jeunes-gens favorisent les rencontres sur internet et assurent les beaux jours des réseaux sociaux, des sites, des applications qui leur permettent d’échapper à la solitude.
    Pendant des heures, ils s’enferment dans le secret de leur chambre, pour s’adonner aux jeux de rôles, aux jeux de guerre qui les confrontent à des inconnus grâce à la 4G et au téléphone portable.

    Les uns et les autres devront apprendre à vivre autrement, à s’adapter au télétravail, quand cela est possible, à maitriser la vidéo-consultation chez le médecin, à communiquer avec les professeurs de leurs enfants grâce à whatsApp, Messenger ou autres systèmes.
    Profitant de la réticence des gens à sortir, des producteurs de légumes, de viande ou de fromages se regroupent pour créer des réseaux de livraison chez les particuliers. Ils échappent ainsi au dictat des grands groupes de la distribution.
    Les grandes surfaces d’antan se réduisent car le public apprend à mieux consommer. Nos villes s’humanisent.
    Cet été, nos concitoyens ont redécouvert notre pays, nos paysages, nos régions. Cela recrée des pôles d’intérêt propices au développement de notre économie.
    De jour en jour, nos habitudes et notre monde se modifient, tantôt en bien, tantôt en mal, parfois en douceur, parfois trop rapidement pour laisser le temps aux entreprises de modifier leurs structures.

    Parallèlement, un nouveau comportement inquiète : la violence individuelle et une dangereuse anarchie se généralisent alors que les moyens de la justice et de la police se sont réduits comme peau de chagrin.
    De nouvelles perspectives se présentent, accompagnées par une série de défis colossaux. Saurons-nous apprivoiser la brutalité de ce monde qui change ?
    Bien sage celui qui prétend répondre aujourd’hui à cette énigme.



    Le 02 09 2020 : Un virus chasse l'autre.


    Laurent se sentait patraque, fatigué, atone, le moindre effort lui coûtait. Il attendit une semaine avant d’obtenir un rendez-vous avec son médecin submergé de consultations. La covid 19 sévissait encore, le fameux rebond de la pandémie se faisait vraiment inquiétant et les jeunes-gens qui, après le déconfinement, s’étaient un peu lâchés en retrouvant la liberté éprouvaient quelque sentiment de culpabilité. De retour à la maison, comme beaucoup, il jugea utile de rencontrer un médecin pour se rassurer. D’autant plus que ces signes de fatigue devenaient préoccupants. Il devait en avoir le cœur net et se faire tester puisque l’état encourageait l’usage des contrôles.
    Le docteur Serret lui posa les questions habituelles : Avez-vous partagé des soirées avec des gens de votre âge ? Portiez-vous des masques, respectiez-vous les distances sanitaires ? Avez-vous été en contact direct avec des personnes que vous ne connaissiez pas ?
    Laurent dut raconter qu’à Juan-les-Pins, lors d’une fête improvisée, il avait dansé avec plusieurs partenaires. Il avait aussi un peu flirté. Il avait même fini la nuit avec une infirmière très sympathique et c’était allé au-delà du simple flirt. Après ces longs mois de solitude nous allions devenir fous, c’était une bouffée d’air pur, tout le monde en avait besoin, comprenez-vous ? Ensuite, nous nous sommes séparés et je ne l’ai plus revue. Dès lors, je me suis tenu à l’écart des foules, j’ai pris garde, je suis resté prudent. Plus de fiesta en lieu clos, le masque toujours. J’ai pris peur quand j’ai réalisé que je pouvais contaminer mes parents. C’est qu’à vingt-quatre ans, je vis encore chez eux, le temps de terminer mes études. Tous les dimanches, je mage avec mes grands-parents…
    Bien-sûr, le praticien comprenait, mais aujourd’hui, c’était trop tard pour faire demi-tour. Il rédigea une ordonnance pour un prélèvement sanguin dans un laboratoire agrée. L’imprimante cracha la feuille que le Docteur Serret signa et tendit à son patient. Voilà, nous en aurons le cœur net. Il prescrivit aussi du Paracétamol pour la petite fièvre, des vitamines pour combattre l’anémie et il recommanda à Laurent de reprendre rendez-vous avec lui si son état ne s’améliorait pas sous dix jours. Ne trainez pas, voulez-vous ? Mettez-vous sur la liste dès aujourd’hui. Il reprit l’ordonnance au dernier moment pour y ajouter une mention manuscrite que Laurent ne parvint pas à déchiffrer.
    Le jeune homme passa au laboratoire en insistant sur le fait que le médecin était pressé d’obtenir les résultats de l’examen. La secrétaire téléphona au médecin qui lui confirma que c’était urgent, un cas plus urgent que celui des gens qui grossissaient les files d’attente, sans prescription médicale, simplement pour calmer leurs angoisses.
    Aussitôt, Laurent se fit prélever du sang et se fit gratter les narines. On lui promit que le rapport serait transmis par mail directement au Docteur Serret. De retour chez lui, il fut pris de vomissements, il tenait à peine debout. Il s’allongea et dormit jusqu’au lendemain matin. Le téléphone l’arracha au sommeil. C’était le docteur qui l’appelait, il venait de recevoir le message du laboratoire d’analyses.
 Alors, Docteur, j’ai chopé cette saloperie de coronavirus ? Que signifient ces vomissements ?
_ Une crise de foie, ou l’anxiété. Rassurez-vous, les tests virologiques ne montrent pas que vous êtes porteur de la covid 19… Par contre, quand vous m’avez confié votre folle nuit au bord de la mer, j’ai jugé utile de demander un TROD, qui lui, par contre révèle une présence anormale d’anticorps.
_ Qu’est-ce que ce TROD ?
_ Un test rapide d’orientation diagnostique. Il s’agit de dire si oui ou non, vous êtes infecté par le VIH… le Sida…
_ Non !
_ Hélas, j’aimerais pouvoir vous dire que ça ne signifie rien. Il faudra effectuer des vérifications douze semaines après la prise de risques. En attendant, pas de folie, ne contaminez personne autour de vous, abstinence et abstinence.
_ Bon Dieu ! Bon Dieu de M…. ! Que va-t-il m’arriver ?
_ Un long chemin de croix. Il faudra vous soigner longtemps, peut-être jusqu’à la fin de votre vie. La trithérapie, on en a beaucoup parlé, c’est efficace et ça permet de vivre presque normalement, si l’on n’interrompt pas le traitement. Du courage, passez me voir chaque semaine pour noter l’évolution du mal. Soyez optimiste, un virus chasse l’autre et un vaccin remplace l’autre.
_ Bon Dieu, je n’ai que vingt-quatre ans !



    Le 01 09 2020 : Le cheval de Joseph.


    En revenant de la Grande-Guerre, celle qui devait être la der des ders, Joseph avait conçu une terrible haine des hommes. Le spectacle des corps enfouis dans la boue, des soldats mutilés, frappés de démence, des poitrines rongées par les gaz, des officiers braillards qui poussaient la troupe à la boucherie. Toutes ces simagrées devant le drapeau, ces hommages à une mère patrie qui dévorait ses enfants comme une ogresse indigne, tout cela avait transformé ce paysan en chien méfiant, qui passait son temps à grogner et à barricader sa ferme pour l’isoler de l’humanité. Il avait arraché sa boîte à lettres pour ne plus voir la gueule du facteur, jadis son ami, comme il avait banni le traditionnel verre du dimanche qu’il partageait avec le docteur et deux ou trois voisins au café de l’église, tandis que les femmes priaient à la messe, avant 1914.
    Un jour, un cheval égaré vint frapper du sabot devant sa porte. Il semblait fourbu, blessé à la cuisse, l’encolure meurtrie par les lanières de cuir. Un percheron qui tractait les canons, un animal de guerre sans doute, qui avait fui les champs de bataille pour se perdre dans la campagne. Un être traumatisé qui se protégeait des hommes. Joseph se reconnut immédiatement en cette victime de la cruauté humaine.
    Il lui tendit sa paume ouverte sur laquelle il avait posé une reinette ridée. Du bout des lèvres, le percheron saisit délicatement le fruit et secoua la tête de haut en bas pour remercier. Le fermier gratta alors le front de la bête qui se laissa faire. Et la belle amitié fut scellée entre l’animal et l’homme écorchés pareillement.
    Pendant les quelques mois suivants, le paysan vécut dans la peur que quelqu’un vînt réclamer son bien. Mais non, le cheval n’appartenait à personne. Il s’était habitué à l’écurie, il avait recouvré la santé, ses plaies s’étaient refermées et il semblait avoir définitivement remis sa vie entre les mains de l’homme.
    Les villageois ne se posèrent pas de question en apercevant les deux compagnons travailler les champs, côte à côte, comme s’ils se protégeaient mutuellement.
    Joseph était encore jeune en 1918 et il aurait pu légitimement chercher une épouse. Il possédait des terres bien grasses pour le blé et l’avoine, un verger pour fabriquer son cidre, une belle longère à colombages avec une étable et une grange attenante. Du solide, de quoi faire rêver la plus réticente des fiancées.
    Mais Joseph était devenu un incorrigible ermite, un solitaire qui ne supportait que la compagnie de Balthazar, son compagnon à quatre pattes qui jamais ne le déçut.
    Ils ne virent pas les années s’écouler, entre labours, semailles et récoltes, plus de deux décennies passèrent comme des ondées bienfaisantes sur leur existence.
    Un matin, le percheron resta couché dans la paille de l’écurie, paisiblement, comme s’éteignent les sages.
    Joseph creusa un grand trou entre deux pommiers, là où son ami et lui aimaient se reposer après le labeur.
    Il manqua de se briser les reins en tirant l’animal jusqu’à la fosse où il le fit basculer. Il pensa un instant planter une croix mais il y renonça aussitôt. Il honnissait les croix de bois, toutes ces croix qui poussaient dans les cimetières militaires.
    Enfin, la tâche accomplie, il but une bouteille de son cidre et s’enferma dans sa chambre. Il attendit, allongé sur le lit. Il n’espérait plus rien de la vie, il avait tout connu. Il partit, serein, sans peur. Là-bas, ce ne pouvait pas être pire que l’enfer qu’il avait traversé pendant quatre années.



    Le 31 08 2020 : Si on jouait aux quilles ?


    Si on jouait aux quilles ? Voilà ce que doivent se dire les voyous avant de prendre le volant, sans permis, sans assurance et sans aucune morale. Le jeu est d’autant plus palpitant quand on démarre après avoir bu ou sous l’emprise d’une drogue quelconque. Puisqu’en mettant le contact, on a déjà commis plusieurs infractions à la loi, on peut tout s’autoriser. Alors pourquoi ne pas se lancer dans une course folle à travers la ville ? Pourquoi se priver d’un shoot d’adrénaline ? On sait pertinemment qu’à un moment ou un autre, on croisera la route d’un gendarme ou d’un policier.
    Alors, cela se passe comme dans un jeu vidéo ou dans ces thrillers diffusés sans arrêt à la télévision. L’ennemi est là, à deux-cents mètres devant, puis à cent, puis à cinquante. Il est encore temps de freiner ou d’effectuer un demi-tour sur les chapeaux de roues. On sait que le fonctionnaire a eu le temps de noter le numéro d’immatriculation. Si le véhicule est volé, l’affaire est moins dangereuse, il faudra un relevé des traces ADN, c’est coûteux et compliqué. Dans notre pays on vole deux-cents soixante-cinq voitures par jour, c’est trop pour enquêter à chaque cas.
    Et puis c’est devenu une mode : on fonce ! On accélère, droit sur l’uniforme, sans se poser la question sur la personne que l’on s’apprête à tuer. S’agit-il d’un jeune père de famille, d’une jeune maman, d’un brave type tout proche de la retraite ? Peu importe qui est la quille…
    Dans les jeux de la PlayStation, on ne se pose pas de telles questions, on gagne des points à chaque victime renversée, avec un bonus à la fin. Le score grimpe pour établir un record.

    Aujourd’hui, les policiers sont des quilles, mais cela peut évoluer demain. On pourrait choisir ses prochaines cibles parmi les gosses à la sortie des écoles, ou des petits vieux sur un passage clouté. Qui peut dire ce qui traverse le crâne déréglé de ces gens sans scrupules ?

    Naguère, on escaladait un sommet, on s’inscrivait à un stage de survie, on plongeait en eaux profondes. On risquait davantage et cela devenait vite une addiction… légale. Trop facile. Mais dans ces prouesses, il n’y a pas de tableau de chasse, pas d’article dans les journaux. Cela ne vaut pas le coup.

    Combien de temps encore devrons-nous assister à l’hécatombe ?
    Jusqu'où dégringolera notre civilisation ? 



     Le 30 08 2020 : Jean-Claude et l’épeire.


    Hier soir, les difficultés du moment m’empêchaient de trouver un sommeil réparateur. La pandémie, la violence dans laquelle le monde s’enlise irrémédiablement, l’impuissance des états à juguler cette dégradation de l’humanité, le sombre avenir qui guette nos enfants, je remâchais tout cela sans pouvoir m’en dépêtrer.
    Allez savoir comment viennent les idées : alors que je me débattais pour échapper à ces hantises, sans logique, je me souvins d’un ami avec lequel je travaillais dans un bureau de dessin au début des années 70. Jean-Claude, c’était son prénom. Un gentil Charentais perdu dans les tours de La Défense, adepte du camping sauvage sous une minuscule tente canadienne. Il avait acquis une parcelle de pins pour pouvoir y passer une semaine de temps en temps, à l’écart de la fureur parisienne, sans eau courante, sans électricité sans les bienfaits de notre siècle. Tout autre aurait été tenté d’y construire une maison de campagne, un bungalow de vacances : pas lui.
    Ce célibataire endurci s’était laissé séduire par une aimable fille, sage et souriante qu’il voyait un week-end sur deux. Un dimanche elle avait réussi à le convaincre de l’accompagner à la messe du village. Il accepta de venir avec elle jusqu’à la porte de l’église mais pas question d’y entrer. Tandis qu’elle allait se recueillir seule, il préféra se promener dans la nature. Le soleil matinal se faisait tout doux, le printemps caressait la campagne. Au loin, les cloches appelaient les derniers fidèles. Jean-Claude jugea que c’était le moment idéal pour s’allonger sur le talus d’un fossé, une paille entre les lèvres et les mains croisées derrière la nuque, à l’ombre d’un acacia. Il ne tarda pas à s’assoupir jusqu’à ce qu’une pie bruyante vint se poser à deux pas de lui. Les jacassements de l’oiseau le réveillèrent. Le soleil avait un peu tourné et, devant les yeux de mon ami immobile, une araignée avait commencé à tendre ses fils entre des tiges de sauge sauvage. L’insecte se laissait pendre au bout d’un fil doré, la brise légère la poussait vers un point d’accroche.
    Fasciné, l’amoureux de la campagne suivait les évolutions de l’épeire qui avait déjà construit une charpente en étoile. Des perles de rosée y retenaient de minuscules arcs-en-ciel. Ensuite, avec une rapidité étonnante, à partir du centre, elle reliait les rayons par les segments parallèles. Jean-Claude assistait à l’élaboration d’une œuvre à la géométrie parfaite, illuminée par les feux du matin. Il se sentait bien en ce lieu, en cet instant. Mieux que dans la plus belle des églises, dans ce fossé, il avait atteint une forme de sérénité simple et s’imprégnait de la beauté de l’univers. Lui qui ne croyait pas en Dieu, il ne refoula pas l’idée qu’il devait y avoir une force au-dessus de tout cela.
    L’araignée glissa jusqu’au centre de son piège et commença son attente mortelle.
    Les cloches de la chapelle sonnèrent la fin de la messe. La promenade de Jean-Claude l’avait éloigné du village. Il fallait presser le pas pour éviter l’impatience de sa compagne.
    Il arriva alors qu’elle descendait les marches de l’église.
    _ Que t’arrive-t-il ? Tu as l’air béat.
    _ J’ai dormi un peu.
    _ Tu souris comme si tu avais rencontré un ange.
    _ Peut-être bien, un ange à huit pattes.
    Elle ne l’interrogea pas davantage, elle ne comprenait pas toujours ses mystères, son monde secret.

    Les hasards de la vie l’ont éloigné de moi, il s’est sans doute égaré sur un chemin écarté. J’ai souvent vainement cherché son nom sur la toile (celle qui ne concerne pas les araignées) mais Jean-Claude détestait les téléphones, les ordinateurs et l’idée de s’inscrire sur les réseaux sociaux l’épouvantait. Il a disparu de partout mais il reste bien ancré dans ma mémoire où il a tissé sa toile fragile et parsemée d’étoiles qui résiste aux années.
    Que j'en veux à cette délicieuse bestiole de malheur! Que n'a-t-elle utilisé ses liens magiques pour saucissonner cet oiseau trop libre? Pour ne pas rompre l'enchantement de l'instant, il serait resté là, immobile dans ce talus et je l'aurais écouté indéfiniment me raconter sa vision du monde. 



    Le 29 08 2020 : Wild World (Cat Stevens 1971)


    Comme j’aimerais vous parler de souvenirs de vacances riches en découvertes dans ce pays merveilleux qui est le nôtre, de ses marchés grouillants qui forment le cœur de la vie sociale, de ces restaurants où l’on sert les produits de nos régions cuisinés avec simplicité et respect de la nature, du plaisir de vivre en France où se côtoient des gens issus du monde entier attirés par notre devise nationale : Liberté, égalité, Fraternité. (Gardons à l’esprit que sans les Africains et les Asiatiques venus nous secourir, la France serait aujourd’hui sous la botte nazie).
    Comme j’aimerais vous exprimer ma confiance en l’avenir, comme j’aimerais voir briller encore la petite flamme d’une utopie salvatrice !
    Hélas non, ce serait se voiler la face, tourner le dos à la dure réalité. Notre planète bleue est devenue un monde sauvage, un wild world, comme le chantait douloureusement Cat Stevens à la fin de la période hippie. Le monde est plein de gens méchants, déplorait-il naïvement. En réalité, le monde est un milieu délétère, sa nature, ses habitants, tout nous pousse à notre fin.
    Cette pandémie qui s’abat sur nous sera longue et difficile à éradiquer. Nous savons si peu de choses sur son pouvoir de nuisance ! Combien de temps vit le virus ? Combien de fois ressuscite-t-il ? Les personnes qui en sont guéries risquent-elles d’infecter leur entourage ?… Et mille questions encore sans réponse. Voilà qu’un éminent médecin, le docteur Jérôme Marty affirme que le port du masque ne changera pas grand-chose, car le virus prospère surtout dans les réunions familiales. Et la progression du fléau devient exponentielleun peu partout, la carte de France se macule de rouge.
    Et si ce n’était que ça : La rue a perdu la boule. Dans la nuit du 28 au 29, près de Nancy, quatre jeunes gens en fuite ont traîné un policier sur plus de cinq-cents mètres. Ces agressions sont presque quotidiennes et l’on voit mal comment ramener ces délinquants à un comportement plus normal. La tâche est immense. Une anarchie spontanée qui veut détruire tout ce qui représente l’administration, l’État, le pouvoir en place.
    La côte méditerranéenne brûle, des quartiers ravagés par le feu, on apprend que la plupart des incendies sont causés volontairement même pas par des imprudents comme jadis, mais par des malades qui se réjouissent du spectacle des pinèdes en feu.
    Et ces violences partout, un monde de Mad Max où l’on bastonne, ou l’on tabasse pour un rien.
    Vous avez raison, tout cela est bien triste, la balance penche trop du côté négatif. C’est désespérant. Et que mettre dans l’autre plateau pour rétablir un semblant d’équilibre ? La grande ferveur de soutien aux soignants s’essouffle déjà. Il ne reste guère de motif de s’exalter.
    Ah oui pourtant ! Hier, j’attendais mon tour dans une file du supermarché. Autour de moi, chacun portait sagement un masque et des vigiles veillaient au respect des consignes.
    _ Tout va bien, monsieur ?
    À ma droite, un jeune et robuste jeune homme me regardait intensément. Je ne voyais pas le bas de son visage dissimulé par un rectangle de toile et j’ignorais s’il souriait ou s’il avait quelque motif de m’en vouloir. On ne m’avait pas posé cette question depuis très longtemps, de cette façon inattendue, spontanément, sans raison particulière.
    _ On se connaît ? Ai-je demandé.
    Je portais aussi un masque et l'erreur était possible.
    _ Non, répondit-il. Je vous ai contrarié ? s’inquiéta-t-il.
    _ Pas du tout, excusez-moi. Aujourd’hui, on n’est guère habitué qu’un inconnu se soucie de la santé d’un autre.
    _ C’est vrai et c’est dommage, convint-il… Donc comment vous portez-vous ?
    _ Très bien, merci. Et vous ?
    _ Pour moi, ça va encore, conclut-il en avançant vers la caisse.
    J'aurais aimé pouvoir le voir à visage découvert.

    Ce n’est presque rien, une brise légère dans un champ de ruines. Vous voyez, tout n’est pas fichu, il reste matière à espérer. Un minuscule rayon de soleil qui perce un ciel bien sombre.

 

    Le 29 09 2020 : Joël Petitome.


    Après son café du matin, pris sur le balcon de son studio, Joël Petitome s’installa sur une chaise de plage, le menton posé dans le creux de son coude, appuyé sur le bord du garde-fou. En bas, le flot des passants coulait régulièrement vers la bouche du métro. Le masque bleu-clair sur le nez, ils partaient au travail, ils marchaient tous du même pas. C’était la fin du mois d’août, ils venaient de rentrer de vacances. Ils avaient laissé la canicule et les moustiques derrière eux. Ils traînaient un peu les pieds, l’été les avait épuisés.
    Joël, quant à lui, était resté à Paris, tout comme l’an dernier et l’année d’avant. En réalité, depuis qu’il s’était retrouvé veuf, il ne voyait pas l’intérêt de sortir de chez lui.
    Quelques vieux amis, des anciens du bureau, s’entêtaient à lui conseiller de voir un peu le monde pour ne pas moisir. Selon eux, il lui fallait garder une porte ouverte sur de nouvelles rencontres, de nouvelles aventures et pourquoi pas, un nouvel amour.
    Désormais, il haïssait toute nouveauté.
    Joël haussait les épaules. Non, non, tout ça c’était bien fini. Il ne trouverait pas mieux que la pauvre Yvonne, pourquoi aller au-devant d’une longue série de déceptions ? Il était bien comme ça, il avait apprivoisé sa douleur, il s’en était fait une compagne de chaque jour.
    Peu à peu, la foule s’éclaircit, les neuf heures étaient passées et les employés étaient déjà au boulot. Dans le parc voisin, quelques enfants poussaient des cris stridents. Les écoles n’avaient pas encore ouvert leurs portes, certaines préparaient la rentrée suivant les directives sanitaires. Dans les deux anciens établissements du quartier, l’application des dernières directives n’étaient pas simples à réaliser.
    Joël s’habilla, enfila son masque de toile lavable et descendit dans la rue. Il s’obligeait à une petite promenade pour garder ses jambes en état de fonctionnement. Sans forcer, il contournait le pâté de maisons sans changer de trottoir et allait s’asseoir sur le banc vert du square. Là, il glandait, il observait les pigeons qui picoraient les miettes laissées par les gosses, il suivait des yeux la longue et lente chute des feuilles roussies qui tournoyaient dans l’air. Parfois, un ami le rejoignait et ensemble, ils évoquaient la boîte où ils avaient bossé ensemble, ils se creusaient les méninges pour retrouver le nom d’un collègue ou celui d’un petit chef. Ça les occupait.
    Aujourd’hui, personne ne vint s’asseoir à son côté. Il frémit un peu : pourvu qu’il ne lui soit rien arrivé pendant l’été, la covid 19, la canicule, tout ça. Il se promit de téléphoner en rentrant pour s’informer. Pris d’une fatigue soudaine, il baissa la tête et contempla la pointe de ses Adidas blanches qui marquaient sur le gravier le rythme d’une musique silencieuse. S’il avait eu le courage, il se serait levé pour regagner son studio. Il ressentit le besoin urgent de son nid rassurant, de son train-train. Il devait préparer des légumes, peler des carottes et des patates. Il tenait à cuisiner lui-même, il avait refusé la proposition de la mairie, il ne voulait pas de ces plats en barquettes livrés chaque jour.
    Une goutte tomba sur la pointe de ses tennis, il ne reniflait pas pourtant, non, c’était… une larme. La tristesse lui était tombée dessus comme une trombe. Impossible de lui échapper. Il avait l’habitude, il savait qu’il suffisait d’attendre pour s’en débarrasser. Alors, il patienta.
    Le contact d’un ballon sur son tibia le tira de sa torpeur. La pointe d’autres chaussures de sport touchaient le bout des siennes, et des jambes nues au-dessus, et un garçonnet de dix ans qui le regardait. Ses yeux bleus brillaient de malice.
_ M’sieur, il nous en manque un, vous voulez faire avant ou arrière ?
_ Quoi ? Qu’est-ce que tu veux ?
_ Il y en a un qui n’est pas encore revenu, c’est Kevin. Vous ne voulez pas le remplacer, comme ça on sera au complet. Deux équipes de cinq.
    Joël allait dire non, mais le gamin le fixait avec une telle intensité qu’il accepta sans réfléchir davantage.
_ Je ne peux pas courir, mais je peux bien essayer de faire goal, si les buts ne sont pas trop grands et si vous ne me bombardez pas trop.
_ Chouette !
    Alors il joua, alors il cessa de se tourmenter pour son copain de la boîte, alors il poussa de grands éclats de rire quand il arrêtait un tir et que les enfants hurlaient : Ouais ! Bravo pépé ! C'est une partie d'enfer!
    Il s’étonna de ne pas s’emporter devant ces petits qui se bousculaient sans aucune précaution sanitaire. Il s’en foutait carrément.
    Après une bonne heure de jeu, les enfants rentrèrent chez eux et Joël reprit sa place sur son banc vert. Il oscillait entre la joie et le regret. Le bruit d’une course sur le gravier le tira de sa léthargie. C’était Benjamin.
_ Pépé, seras-tu là demain, je ne sais pas si Kevin sera de retour…
_ Et comment, je voudrais bien voir ça, que quelqu’un m’en empêche !



    Le 28 08 2020 : Il est où le bonheur ?
 

    Tout comme le chanteur à la voix rocailleuse comme un chantier de démolition, chaque matin, à l’heure où enfant il rendait grâce au ciel de lui avoir accordé une journée de vie supplémentaire, Bernard se demandait il est où le bonheur ?
    Christophe Maé n’était même pas encore né et le père de l’artiste était encore un enfant quand Bernard commença à se torturer les méninges : Le Bon Dieu savait-il la monstruosité de l’humanité qu’il avait conçue ?
    Avait-il seulement pris conscience que l’Homme partait de travers dès l’enfance et que sa seule science était celle de détruire son prochain.
    L’amour ? Bernard tenta plusieurs fois d’y trouver son graal mais hélas, les belles et gentilles créatures à qui il voulait confier sa vie se révélaient des ogresses dès que la routine prenait le pas sur la curiosité et le plaisir de la découverte. Il acquit la certitude définitive qu’aucune épouse ne lui apporterait jamais la sérénité.
    La paix ? Bernard dut prendre les armes contre les Allemands, puis contre les Indochinois, puis contre les rebelles des Aurès. Le tintamarre des canons n’est résolument pas propice à la quête du bonheur. Il mesura qu'il avait risqué sa vie pour rien et qu'après tant de cadavres et de désolation, les conflits ne cessaient pas. Le sang abreuvera encore longtemps les sillons.
    De guerre lasse, le vieil homme renonça à poursuivre son rêve. Il ne pria plus, abandonna la philosophie et sombra dans le désespoir. Il se méprisa pour n’avoir pas le courage de mettre un terme à son enfer sur terre. Lamentable, minable, il se dégoûta. Il perdit sa propre estime.
…. En le découvrant à la télévision, il reconnut immédiatement son existence dans l’œuvre du talentueux chanteur de Carpentras qui lui indiquait la réponse : Il est là, le bonheur, il est là. Sur l’écran, le bondissant interprète se montrait le cœur puis, d’un geste large, il désignait la foule de spectateurs.
    Ce fut un choc. Que voulait dire exactement le talentueux collectionneur de trophées ? Cela lui parut limpide, il fallait chercher en soi et, dans la multitude, chacun ne devait rien attendre des autres.
    Bernard se sentait exactement tel que le décrivait Christophe Maé : perdu sur cette terre, parmi d’autres égarés, désespéré et incapable de s’élever un tant soit peu.
    Alors, chaque jour, il se levait en se répétant le leitmotiv : Il est où, le bonheur ? Partout il recommençait la même litanie : Il est où, le bonheur, il est où ? Dans le salon, dans les toilettes, dans la salle de bain : Il est où le bonheur ?
    Un jour, il posa tout haut la question à l’inconnu qui le fixait dans le miroir. Et l’homme le considérait avec une intensité déstabilisante.
    Ce garçon me ressemble, il a les mêmes yeux mais un peu plus fatigués, sa bouche rappelle la mienne mais sans doute un peu plus tirée vers le bas, et ses cheveux sont plus clairs et plus clairsemés que les miens.
    Il se trouva pas mal. Pas mal signifie pas laid du tout, presque beau. Et cette idée le mit en joie. Ce constat lui permit de  passer une bonne journée. Et le lendemain, il se planta devant la glace pour mieux se connaître, il se découvrit un menton volontaire agréablement fendu comme l’était celui de Kirk Douglas, ni plus, ni moins.
    Dès l’aube, avant même de boire son café, il s’observait longuement et ramenait chaque fois un nouvel indice susceptible de le contenter. Un nez intéressant, un regard profond, mystérieux.
    Il est là, le bonheur, il est là, chanta-t-il en montrant du doigt son reflet.
    Cela ne lui avait pas coûté un sou, et il n’était pas près de mettre un terme à ses investigations. De quoi s’occuper encore utilement pour le reste de son existence. C’est ça le bonheur. Il n’est pas donné au premier imbécile venu.



    Le 28 08 2020 : Il faudra apprendre à vivre avec…


    Il faudra apprendre à vivre avec le coronavirus. Nous y parviendrons, en dépit des mutations, des contaminations, des clusters et de son arsenal de nuisance. Nous y parviendrons car, en dépit de leurs différences, de par le monde, tous les hommes jettent leurs forces dans cette épreuve. Il ne fait aucun doute que très bientôt, un vaccin efficace verra le jour et le fléau disparaîtra. Ce n’est l’affaire que de quelques mois, ou d’années, une paille dans l’échelle de notre civilisation.
    Mais il nous faudra affronter une autre pandémie, bien plus dangereuse que la covid 19 : celle de la violence et de la rapide dégradation de l’humanité. Chacun l’aura noté: aujourd’hui, on tue pour une remarque, pour un regard en biais, pour une observation des autorités, on fonce sur le gendarme qui effectue un contrôle routier, on tabasse un médecin, un maire, on caillasse les pompiers qui mettent leur vie en jeu pour nous porter secours. Aucune autorité n’est sacrée. Or, contre cette catastrophe, pas de remède. Ou plutôt, si on connait la solution, on refuse d’y avoir recours.
    Ce qu’on nomme les sauvageons, les jeunes délinquants, les asociaux, ne respectent rien. On a tout essayé pour les remettre sur le chemin commun de la société : obstinément, les pouvoirs combattent l’illettrisme, ils tentent de repêcher un à un les décrocheurs scolaires, ils luttent contre les dealers et l’argent facile, ils ont tenté la police de proximité, la tolérance zéro. Rien n’y fait. Le fossé se creuse chaque jour davantage entre une partie de la jeunesse et les autres citoyens. Chaque jour est un nouveau pas vers les enfers.
    Nous imaginons confusément que seule la violence peut vaincre la violence. Frapper plus fort que ceux qui brûlent le voitures et détruisent les magasins. Puisqu’à leurs yeux, la force est la valeur suprême, montrons-nous plus forts , plus brutaux qu’eux… et ils nous auront vaincus car, comme le coronavirus, leur inhumanité nous aura contaminés.
    Qu’un policier jette un homme à terre et les bonnes volontés crient au scandale, tout comme elles lèvent les bras quand une jeune infirmière se fait tabasser dans un bus ou qu’un chauffeur d’autobus est massacré. Alors quoi ? Comment sortir de ce labyrinthe ?
    Ni les religions, aujourd’hui agonisantes ou dévoyées, ni la morale qui s’est étiolée, ni la raison n’y pourront plus rien quand le monde est devenu fou. Il n’y a plus de langage commun, nous ne nous comprenons plus. Entre nous, il ne reste que la peur.
    Cette épidémie de haine et de violence sera bien plus difficile à circonscrire que celle initiée par un pangolin chinois. Le vaccin pourrait se révéler plus néfaste que le mal, si nous décidons de remplir les prisons ou les charters. Les établissements carcéraux sont des écoles du crime, les charters sont les vecteurs de l’extrémisme. Nous le savons bien.
    Dilemme inextricable auquel il faudrait s’attaquer sans attendre, avant que ce qu’il reste d’humanité dans nos cœurs finisse par se gâter et que notre monde ne se livre à la haine.
    Quel que soit celui qui sera aux manettes, il devra faire preuve d’inventivité. Moi, je ne sais pas, je ne peux que croiser les mains pour supplier un Dieu bien lointain de nous venir en aide.



    Le 27 08 2020 : L’abus de sensibilité peut tuer…


    Nous sommes en guerre, on nous l’a suffisamment répété pour que cela entre bien dans nos têtes.
    Ça a cafouillé au départ, les malades devaient cesser d'appeler le 15, il suffisait de prendre un doliprane et de rester chez soi. Le masque était inutile, surtout ne pas s’affoler, surveiller sa température et ne pas encombrer les hôpitaux.
    Et puis subitement, la réalité nous est arrivée en pleine face : nous courions à la catastrophe. Pas de masque, pas d’appareil de respiration, plus de lit dans les villes où la pandémie frappait cruellement, pas assez de médecins, pas assez d’infirmières, pas de structure organisée en conséquence, pas de ministre compétent, la désorganisation, un manque de moyens généralisé, dans les Ehpad, dans les administrations. Les politiques avaient la tête ailleurs, préoccupés qu’ils étaient par l’élection du maire de Paris.
    Les entreprises et les administrations ont réagi rapidement pour maintenir une activité, le personnel soignant a accompli des miracles d’ingéniosité et d’abnégation, nos dirigeants ont pris des mesures certes tardives, mais considérables. Excusons leurs erreurs. Mon Dieu, ils ne savaient pas ce qu’ils faisaient.
    Tous ces efforts déployés pour sauvegarder en même temps la santé publique et l’économie ! Et voilà que tout ce travail serait vain ? Les clusters se multiplient et, si les hôpitaux ne sont pas encore surchargés, tout indique que le barrage est prêt à se rompre. Et cela pourquoi ? Parce que la nature du Français est ainsi faite qu’il faut toujours trouver des excuses à nos faiblesses. Le confinement a été trop éprouvant pour les jeunes et les moins jeunes, il leur faut ouvrir les soupapes pour ne pas exploser. Alors, les mises à sac des Champs-Elysées s’expliquent, il faut comprendre avant de punir. Les gens ont besoin d’assister aux matchs de foot pour ne pas mourir, ils ont besoin de commettre des imprudences pour mesurer leurs chances de vivre. Fermons les yeux sur les voitures brûlées, sur l’obligation bafouée de respecter les règles sanitaires. Qu’est-ce qu’une rave-party de 10 000 personnes, après tout ? Puisque nous ne sommes pas des bêtes, il ne faut pas trop en demander. Nous ne sommes que des humains, une belle et grande famille. Oui, mais est-il permis de se tuer par négligence, dans une belle famille? 
    Et pourquoi pas ? Puisqu’on parle de guerre, où nous auraient menés ces comportements d’enfants gâtés, il y a soixante ans? Il y va de la vie des plus fragiles, bon sang ! Sévissons contre ceux qui ne respectent ni les lois, ni leur prochain. Sévissons si nous ne voulons pas pleurer une nouvelle hécatombe.
    Moi qui suis considéré comme une personne fragile, je ne veux pas avoir peur de mon voisin, de mon fils, de mon boulanger ou de mon facteur. Je veux pouvoir leur serrer la main bientôt, dans un monde débarrassé de cette saleté de virus. Et pour cela, il suffirait que chacun porte un masque, garde les distances et se lave les mains. Ce n’est pas le bout du monde ! On ne meurt pas de ça, alors que la covid 19 est si meurtrière ! La France peut bien consentir à ce sacrifice, elle qui, en un siècle a connu tant de guerres!
    On respire mieux avec un bout de tissu sur le nez que dans les rues d’Île-de-France, aux abords du boulevard périphérique aux heures de pointe. Donc, cherchons ailleurs le meilleur moyen de donner de l’oxygène à nos poumons !



      Le 26 08 2020 : Drôles de vacances.

    Après l’épreuve du confinement qui nous plongeait dans une solitude inquiète, nous avons choisi d’affronter celle du déconfinement et surtout, celle du déconfinement hors de nos limites habituelles. Puisqu’il fallait céder aux habitudes et retrouver la mer et la montagne : milieux hostiles non pas à cause des risques naturels mais parce que pour profiter du repos, nous devions nous mêler aux autres. L’enfer, c’est les autres, disait Jean-Paul Sartre. En l’occurrence, les autres pouvaient bien être ces mauvais démons qui nous envoyaient aux enfers.
    Des vacances vraiment ? Sans les flonflons des bals nocturnes sur la Grand-Place de Sète, sans les cris du marché couvert où jadis les accents des autochtones se mêlaient à ceux des touristes.
    Comment profiter d’une détente promise devant le spectacle des inconscients qui se promènent au milieu de la foule ? Comment déguster tranquillement la glace du soir sur la terrasse du bar-glacier exsangue après la longue période du confinement, quand, pour accueillir le public enfin revenu, les tables se rapprochent imperceptiblement jusqu’à se toucher ? Et qui peut déguster une dame-blanche, le masque sur la bouche et le nez ?
    Comment rester zen sur le sable quand des bandes de jeunes gens chahutent en se jetant au sol, piétinent les serviettes des parasols voisins, sans aucune précaution sanitaire ? Comment profiter sur une plage bondée?
    Si les affichettes réglementaires incitent les clients à n’entrer dans le restaurant qu’après avoir installé leurs masques, les serveurs épuisés par la canicule ont tendance à tirer leur protection sur leur menton. La convivialité légendaire des méridionaux les fait accueillir le client sur le pas de la porte, discuter avec lui, de ne rien imposer, bavarder avec lui, bref, se comporter avec l’amabilité qui rend le midi si attachant.
    Je ne parle pas des fêtes assassines et suicidaires improvisées sur les réseaux sociaux, ces célébrations de la jeunesse où l’on communie, où l’on échange des idées, des baisers et des virus. Et évidemment, comment se découvrir vraiment quand on a vingt ans et qu’on doit dissimuler son visage derrière un écran sanitaire ? Impensable !

    Nous venons d’apprendre qu’un malade qui s’est relevé du coronavirus n’est pas immunisé et peut rechuter dans un délai de quatre mois à cinq  et par conséquent, se transformer un vecteur actif de la pandémie. Nous y sommes en plein. Quand cela s’arrêtera-t-il si nous ne réagissons pas de façon draconienne ? Soit, il ne faut pas effrayer le consommateur si nous comptons sur une reprise économique, mais ne nous étonnons pas si nous devons bientôt compter les morts.
    De retour chez soi, on mesure les dégâts en constatant que nous sommes plus fatigués qu’avant le départ. L’angoisse, l’appréhension qui pervertit le plaisir de vivre. Il faudra se faire à l’idée que nous devrons vivre sous la menace de la covid 19. Pour l’heure, nous traversons une plaine inconnue et nous ignorons ce qui se cache derrière l’horizon.



      Le 25 08 2020 : Ah ! Les masques…

    Le professeur Georges Martial ne cachait pas sa joie de rentrer enfin chez-lui avant dix-neuf heures. Cela n’était pas arrivé depuis des mois, exactement depuis l’apparition de la pandémie et de la saturation des services de réanimation de l’hôpital qu’il dirigeait.
    À cause de ce maudit virus, il avait reporté sine die ses vacances au Portugal programmées depuis plus d’un an. Il avait renoncé à vivre pour lui, il n’existait plus que pour les autres.
    Malgré l’épuisement qui avait creusé ses joues, avait cerné ses yeux et alourdi son pas, il se promettait de prendre une bonne douche chaude avant de faire un vrai repas devant le téléviseur, une série américaine, un jeu idiot ou un documentaire sur Copacabana qui ne solliciterait pas son attention. Son plaisir dégringola d’un degré quand il aperçut la camionnette bleue garée juste devant son garage. Un jeune livreur arborant un masque et une casquette finissait d’entasser des cartons dans son véhicule, il ferma la porte arrière, lui adressa un geste d’excuse, le salua de la main et démarra vivement.
    Ouf ! se dit le médecin, pas trop de mal.
    Il lui rendit son salut en levant le pouce.
    Il traversa son gazon et appuya deux fois sur le bouton de la sonnette pour ne pas effrayer la brave Sophie, la dame qui s’occupait du ménage et des courses depuis le départ de Jeanne qui voulait faire un break après vingt ans de mariage.
    Il chassa cette idée désagréable de son esprit et entra. Le salon était éclairé car les stores avaient été baissés. Quatre jeunes garçons l’attendaient, assis sagement dans les fauteuils du salon. Ils avaient allumé le candélabre qui diffusait une douce lumière. Eux aussi portaient un masque chirurgical.
    _ À la bonne heure ! Je vois que mes conseils ont porté leurs fruits. Vous suivez les conseils de précaution et cela me fait plaisir. Vous avez raison de vous protéger.
    _ C’est normal, répondirent les garçons. Comme vous le dites, si ce n’est pas pour les autres, c’est un peu aussi pour nous-mêmes.
    _ J’allais oublier, avec ce chambardement, je vous avoue que je ne pensais plus à votre coup de fil. Vous êtes ici et je vous recevrai comme promis. Mais vous m’aviez dit qu’une étudiante en médecine vous accompagnerait…
    _ Finalement, elle a été obligée de rejoindre sa maman à la campagne et elle a laissé la place à un autre interne. Ce virus, vous comprenez…
    _ Ça part d’un bon sentiment, Sophie aurait dû vous servir à boire. Qu’attendez-vous de moi ?
    Les quatre jeunes gens se dressèrent en même temps et se positionnèrent autour de lui, lui barrant toute possibilité de s’échapper.
    _ Nous ne vous voulons pas de mal, nous voudrions seulement vous emprunter votre BMW et vérifier la solidité de la serrure de votre coffre, murmura l’un d’entre eux et sa voix basse grondait comme une condamnation.  
     Il promenait un couteau sous le menton de Georges.
    _ Ne faites pas de sottise, la ville a besoin de vos compétences et vous auriez tort d’en priver vos concitoyens, ajouta le deuxième.
    _ Ne craignez rien, je vous en prie, pas de casse s'il vous plaît. Les clés de ma voiture sont sur le meuble de l’entrée, je vais vous ouvrir mon coffre mais vous n’y trouverez pas des fortunes, car je ne garde rien chez moi.
    _ C’est ce que nous a dit votre bonniche. Elle dort gentiment dans la chambre du premier.
    Ils raflèrent le contenu du coffre, vidèrent quelques tiroirs et jetèrent un regard circulaire sur les murs du salon.
   Georges réalisa alors que les tableaux de maîtres, les horloges anciennes, les sculptures avaient disparu, sans doute dans la fourgonnette qu’il avait vue devant la maison.
    Le quatrième homme qui s’était tu jusqu’alors se saisit d’un cendrier en albâtre et lui assena un grand coup sur le sommet du crâne. Le professeur Martial s’écroula sur le sol tandis que les cambrioleurs s’échappaient avec son véhicule.

    Plusieurs heures plus tard, le médecin reprit conscience. Avec une serviette, il compressa la plaie sur sa tête. En titubant, il fit le tour de la maison. Il découvrit Sophie ligotée sur le lit de la chambre d’amis. Il la détacha et la rassura car la pauvre dame grelottait de peur.
    Il appela les gendarmes qui promirent d’envoyer immédiatement une équipe. Georges Martial appartenait à l’élite de cette préfecture. C’était une célébrité citée plusieurs fois en exemple dans le journal télévisé pour son travail acharné et le taux quasi-miraculeux de ses victoires sur le coronavirus. Il savait dégager quelques heures pour organiser des tournées d’information dans les commerces, les administrations et partout où ses conseils seraient écoutés. Il soignait et communiquait sans cesse sur les moyens de lutter contre le fléau.
    Moins d’un quart d’heure plus tard, la voiture des gendarmes arriva chez lui. Le lieutenant Mirail interrogea Georges: Pourrait-il reconnaître ses agresseurs ? Saurait-il les décrire ? Les avait-il déjà vus au CHU ?
    Hélas, il répondit par la négative à toutes les questions. Il ne les avait jamais vus et il serait bien incapable de donner quelque renseignement sur leur visage car ils portaient des masques qui les dissimulaient.
    _ Dommage qu’ils vous aient si bien obéi, dit l’officier. À cette heure, vous n’auriez pas tout perdu, votre bagnole, vos œuvres d’art et votre argent.
    _ Peut-être, répliqua le professeur Martial, je profiterais encore de tout cela mais j’aurais peut-être contracté ce sale virus et Dieu sait si, à mon âge, j’en aurais réchappé.



    Le 17 07 2020 : L’ennemi invisible... Encore une bataille à mener!


    Cet avenir qui se profile ressemble à l'exode de juin 1940 : de nombreux Français descendront vers le Sud, avec au-dessus de leurs têtes, la menace d’un raid de l’ennemi sournois et rapide. La mort vient du ciel, elle se balade dans l’air. Invisible et silencieuse, elle nous guette. Au premier signe de faiblesse, elle frappera les plus vulnérables d’entre nous.
    Depuis le début de l’année, on nous a beaucoup parlé de guerre, de stratégie de défense, d'attaques, de victoires, de défaites, de héros, de victimes, de dangers, de risques et de fins horribles. Les masques n’arrêtent pas les gaz mais l’infection. Les distances de sécurité, les portées ne qualifient pas les performances balistiques des obus mais celles du virus. L’adversaire est partout, il ne s’agit pas d’espions mais de nos amis, de nos enfants dont la fréquentation peut nous être fatale.
    C’est dans ce climat d’extrême anxiété que nous partirons à la rencontre de la nature, nous nous jetterons sur les routes en longues files, avec nos affaires indispensables rassemblées dans des valises.
    Car il faut bien vivre ! Le confinement nous a épuisés, et nos maisons  nous semblaient aussi exiguës que les caves d’antan. Comme au début de la guerre, nous éviterons les rassemblements, nous tâcherons de rester à l’écart des foules, des dangers de contamination. Chacun était une  cible potentielle.
    Nous vivrons dans les conditions de restriction… sociale : pas de fête, pas de liesse, pas de manifestation culturelle, pas de festival. La tristesse, seulement un moment de détente à la petite semaine, un lâcher prise riquiqui, un bien-être de crise, un rêve de liberté. Des envies muselées, des débordements tenus en laisse. Des élans enchaînés. C’est le prix à payer pour la vie, pour l’espoir raisonnable, mesuré avec parcimonie.

    L’œil rivé sur le calendrier, nous attendrons la date du retour avec la folle ambition de revenir sains et saufs.
    Pendant les vacances, nous voudrons savoir à quelle sauce on nous mangera. Nous continuerons à suivre les avis télévisés des médecins et des politiques : les premiers nous incitent à la prise de conscience, à la vigilance, à plus grande rigueur, les seconds veulent à la fois nous rassurer et conserver notre confiance. Difficile entreprise, autant dire comme en 40 : À la nuit tombante, gare à l’ennemi, fermez vos fenêtres, tirez vos rideaux, réfugiez-vous dans les abris souterrains dans le calme. Mais ne vous affolez pas, nous veillerons et nous vous protégerons.

    Dormez, braves gens, mais ne dormez que d’un œil, face à l’ennemi.
    Courage! Encore une bataille à mener. La liberté est au bout du chemin.
    Ami, entends-tu le vol noir des corbeaux sur nos plaines.
    Bonnes vacances à tous et prenez bien soin de vous!



    Le 15 08 2020 : L’âge du dindon.


    C’est ainsi que, de l’autre côté de la Méditerranée, les descendants de migrants espagnols qualifiaient cette période de l’adolescence où les jeunes se comportent comme des dindons. Ce devait être la traduction littérale du castillan. La edad del pavo : l’âge du dindon.
    Nous avons tous vu ce volatile se promener majestueusement dans le poulailler puis glousser sans raison et se mettre à courir soudainement, comme s’il se rappelait un rendez-vous urgent. Ainsi, les jeunes se comportent étrangement, ils pouffent de rires que rien ne motive, ils poussent des cris d’indiens alors qu’ils marchent seuls dans la rue ou se mettent à danser mystérieusement sur le trottoir. L’âge du dindon marque une période de cinq années propices aux folies, aux comportements hors normes, aux mises en dangers, aux actes gratuits.

    Cette année-là, au cours d’une partie de football au lycée, je reçus un violent coup de pied dans le dos. La douleur ne vint pas immédiatement mais quelques jours plus tard, elle me courbait, me cisaillait en deux. À l’hôpital de Sidi-Bel-Abbès, on me plâtra des épaules jusqu’au bas du ventre pour trois mois. Le printemps s’annonçait à peine et mes vacances se présentaient mal. Ne pas partir à Béni-Saf, chez ma marraine aurait été un vrai drame pour moi. D’ailleurs, prévenue des risques de paralysie qui me menaçaient si je tombais, si ma cinquième lombaire cédait, ma mère hésitait à me confier à sa sœur.
    Je ne voudrais pas te voir finir en fauteuil roulant à cause d’une imprudence. Elle consulta le médecin qui m’avait soigné : selon lui, les bains de mer étaient la meilleure thérapie, mais il m’était interdit de sauter, de plonger, de courir ou de me livrer aux bagarres habituelles avec les petits arabes du quartier voisin. Nous nous battions avec des branches de palmier et nous nous lancions des pierres. Ces querelles étaient alors un rituel d’été, un apprentissage à la vie sociale et, à ma connaissance, jamais on ne déplora de blessure plus grave qu’une bosse ou qu’une petite plaie au crâne. Je jurai de me tenir tranquille et d’occuper mon temps à lire.
    Dès qu’on me débarrassa de mon carcan, je partis au bord de la mer avec un mareyeur qui effectuait le trajet chaque semaine.
    Aussi, comme avant, avec mon cousin du même âge, nous allions nager. Nous longions le port où les pinardiers venaient embarquer du vin, les lamparos et les chalutiers déchargeaient leurs casiers de poissons. Sur le quai se dressait une potence portuaire haute de dix mètres environ. C’était une étape importante de notre parcours, nous grimpions sur le mât, puis, à califourchon sur le bras nous avancions jusqu’à la poulie au-dessus de l’eau. Là, nous nous mettions debout et, après avoir inspiré une grande goulée d’air, nous nous jetions dans le vide tels Icare. L’eau verte nous recevait comme une fiancée. J’oubliais les promesses faites à ma mère, l’instant était trop délicieux.

    Ma grand-mère était un poison d’un quintal de méchanceté brute. Elle n’eut jamais la moindre tendresse pour moi. Comment se débrouilla-t-elle pour me surprendre? Elle était incapable d’enfiler une aiguille et ce jour-là, elle me distingua de la route distante d’un hectomètre au moins.
    Elle se dépêcha de tout rapporter à ma mère qui exigea mon retour immédiat dans la fournaise de Sidi-Bel-Abbès. Je ne doutai pas une seconde que mon aïeule se réjouissait de m’avoir dénoncé, elle se délectait de me priver d’un plaisir tant attendu. Ma santé ne la préoccupait pas beaucoup. C’est ainsi qu’elle mit fin prématurément à mes vacances.

    Lundi dernier, j’assistais effaré aux regroupements de jeunes qui s’exonéraient des gestes barrières. Ils sont fous, me répétais-je, moi, à leur âge… Moi, à leur âge, je sautais dans le vide. Alors me revint le souvenir du chargeur du port et des plongeons qui risquaient de m’estropier à vie. L’âge du dindon, me dis-je. Il ne m’avait pas épargné. Pourquoi ne frapperait-il pas ces raveurs d’aujourd’hui qui défient le coronavirus?
    Alors, en secret, je remerciai cette mémé que je détestais et qui me honnissait. Elle m’avait peut-être sauvé du handicap? Bien malgré elle, sans doute.


    Le 13 07 2020 : Pari fou !


    Comment nommer autrement ce qui a pris quelques milliers de Français ce dernier week-end ? Un pari fou de perdants-perdants.
    Le samedi 11 juillet à Nice, un concert du D.J. The Avener a rassemblé 5000 personnes dont l’immense majorité ne portait pas de masque et ne respectait pas la distanciation sanitaire. Comment faire autrement dans cette foule libérée de toute précaution.
    Nous voulons en profiter un maximum dans le cas d’un reconfinement cet hiver, confie un participant.
    Nous nous connaissons tous, nous savons qu’il y a moins de risques, explique un autre.
    En pratiquant ainsi, cette belle jeunesse impatiente verra-t-elle la fin de l’été ? Comment peut-on dire Nous connaissons chacun de ces cinq milliers de garçons et des filles de cette manifestation ?

    Dans la Nièvre, à Saint-Parize-le-Châtelune une rave-party non déclarée a réuni autant d’inconscients, qui n’observaient aucun des gestes de précaution. Vivre intensément, pendant quatre jours, du 11 au 14 juillet. Revivre comme avant, c’est à coup sûr s’exposer à connaître une autre vie, celle dont personne ne revient.

    On a noté de tels excès un peu partout dans notre pays. Les moutons de Panurge ont commencé à se jeter à l’eau…

    Les médecins et certains maires tels que Christian Estrosi demandent que l’État impose le port du masque généralisé. Ce dispositif expérimenté en Corée du Sud et en Chine a prouvé son efficacité. Pourquoi ne pas retenir ce qui fonctionne ?
    Qu’attend-on pour décider ? Pense-ton ménager les jeunes alors qu’en faisant la sourde oreille aux injonctions on ouvre la porte à d’autres clusters, on multiplie les risques pour nos jeunes ? La sagesse n’est pas la caractéristique de la jeunesse. Soyons rigoureux pour nos enfants, pour leur bien et pour le bien de tous. Ne nous sacrifions pas à la futilité, par pitié!

    Chaque jour qui passe est un jour perdu. Pourquoi remettre à demain  un décret qui sauverait des centaines, des milliers de vies ?
…. Vite ! Avant que la pandémie échappe à tout contrôle !



    Le 11 07 2020 : Les petites joies du coronavirus :


    En plein confinement, je vous ai raconté la joie ressentie en découvrant un, puis deux et trois chardonnerets qui avaient élu domicile dans mon jardin. Le silence de la rue, la rareté des passants et des voitures favorisaient la venue de ces oiseaux rares dans le Val-d’Oise. En réalité, je n’en avais jamais vu en Île-de-France et il me fallait remonter aux années 70, du côté d’Aix-en-Provence pour m’émerveiller devant ce petit chef-d’œuvre de la nature.
    Dans mon Algérie natale, il ne fallait pas s'aventurer bien loin hors de la ville pour surprendre leur vol ondulant comme la Méditerranée et leur discret pépiement. Dans ce pays brutal, nous nous comportions comme des tyrans et il se trouvait toujours un lance-pierre pour mettre un terme à leur palpitante existence.

    Depuis ces quelques mois de claustration à domicile, tandis que j’étais partagé entre l’envie de revoir les miens et la crainte de croiser la route du virus, la visite quotidienne de l’oiseau m’apportait un réconfort bienvenu ainsi qu’une remontée de souvenirs vieux de soixante-cinq ans. Le nez collé à ma fenêtre, je me surprenais, à guetter le retour de mes voyageurs drapés d’arc-en-ciel. Je me posais mille questions : comment les chardonnerets avaient-ils deviné la pandémie, le confinement et le calme exceptionnel pour s’aventurer sous nos latitudes ? Pourquoi maintenant ? Pourquoi ici ? Pourquoi m’ont-ils fait attendre cinquante-huit ans avant d’oser parcourir cette longue distance ?
    Je n’avais pas le moindre début de réponse à ce mystère.

    J’ai donc profité de leur présence autant que je le pouvais. J’espérais seulement que dans la tradition familiale de leur espèce, dans les légendes qu’on infligeait à leurs petits qui refusaient d’aller au lit, on ne mentionnait mon nom. Et chaque nuit je me suis reproché ma cruauté.

    Ce matin, le couple de passereaux m’a accompagné tandis que je passais la tondeuse sur le gazon. Insensibles au ronronnement du moteur, les piafs restèrent près de moi. Vous imaginez ma jubilation. Et vers midi, avant de déjeuner, je jetai un coup d’œil à mes compagnons qui s’étaient posés sur les fils téléphoniques, à l’aplomb d’un forsythia touffu. Et là, dans la frondaison, je distinguai une petite boule de plumes couleur beige tachetée de brun avec un rayon de soleil sur chaque aile. J’avais devant moi, à trois mètres à peine, le pur fruit de leurs amours. Un minuscule oisillon qui me fixait intensément, avec la désinvolture des innocents. Cela produisit une déflagration de joie dans ma poitrine. Je n’avais pas éprouvé cela depuis la victoire de Yannick Noah à Roland Garros le 5 juin 1983..
    J’ai presque recommencé à croire en Dieu à qui je rendis grâce aussitôt. Alléluia !

    Mais hélas, je pense déjà au moment où il me faudra assister au départ de mes amis. Ils regagneront le midi et peut-être iront-ils plus loin, jusqu’à cette terre que j’ai quittée en 1962. Un déchirement.
    Par chance, le fidèle visiteur reviendra, il portera un morceau de braise sur son cœur pour réchauffer mes automnes. Bienvenue au rouge-gorge…



     Le 10 07 2020 : La valse des émotions.

    Pour qui s’intéresse un peu aux actualités mises à jour d’heure en heure, comment échapper aux interventions, aux conseils, aux injonctions des experts convoqués par les chaînes d’information ?
    Et surtout comment trier les bonnes ou mauvaises nouvelles qu’on nous assène ? C’est à y perdre son latin, à flancher nerveusement, à jeter les précautions sanitaires par-dessus la tête : à intervalles réguliers, on nous exhorte à la prudence, on nous met en garde contre la deuxième vague plus sévère que la première et, dans le même temps, on se frotte les mains devant les lits libérés dans les hôpitaux. On interroge des commerçants combatifs et optimistes, ils accueillent enfin des clients excités, sans masques, qui manipulent les vêtements d’été, les fruits dans les supermarchés.

    On nous félicite d’avoir globalement fait preuve de discipline et, dans le sujet suivant, on nous montre des foules imprudentes sur les bords des canaux parisiens, buvant des bières, se touchant, débarrassées de toute prudence.         Pour le match amical PSG-Le-Havre, On ouvre les guichets à 5000 supporters dont on nous assure qu’ils sauront se montrer prudents. Si les supporters mis sous pression par trois mois de privation de ballon avaient la réputation de gens bien sages, cela se saurait. On nous a habitués à voir d’âpres combats sur la pelouse et sur les gradins des stades. On s’empoigne, on se donne des noms d’oiseaux et on balance tout ce qui est portée sur la tête des joueurs. Les supporters ne supportent pas la présence d’une autre équipe que la leur. C’est la logique singulière des aficionados du football : ils n’admettent pas d’adversaires. Comment prédire qu’une rencontre se déroulera dans le calme ? Comment jurer qu’il n’y aura pas de nouveau foyer de contamination ? On nous répète que la deuxième vague pourrait nous frapper avant la fin de l’été, que l’évolution du coronavirus est imprévisible, comme en Mayenne. Alors pourquoi envoyer les gens, ivres de liberté, sur les routes, sur les plages, sur les terrasses et dans les stades ?
    Comment les médecins voient-ils tout cela ? Seront-ils prêts à se lancer dans une deuxième bataille, seront-ils assez motivés après l’aumône qui leur a été faite ?
    Il faudrait savoir…
    Quant à moi, je ne sais pas ?



    Le 08 07 2020 : La deuxième vague est imminente.


    Il fallait s’y attendre, à la veille des vacances on ne cherche plus à nous rassurer : nous ne pourrons pas échapper à la deuxième vague. On nous menace  d'un nouveau confinement. Cela n’arrangera pas les affaires des commerces de tourisme, ni celles des bars, des restaurants, des magasins de bords de mer, des plagistes, des  voyagistes, des hôteliers et des campings.
    Les débordements de toutes sortes constatés çà et là rendaient cette annonce inéluctable. Sur les places parisiennes ou provinciales, nous avons vu des foules de jeunes-gens impatients se réunir sans prendre la moindre précaution de distanciation ou de protection sanitaire, en dépit de tous les avertissements répétés chaque jour dans les médias.
    Le déconfinement a été assimilé à une autorisation à commettre tous les excès. Les masques se font toujours plus rares dans nos villes, dans les supermarchés et beaucoup de têtes chenues se mêlent aux têtes blondes . Nous comprenons que l’impatience de la jeunesse, son sentiment d’invulnérabilité inhérent, son goût pour la roulette russe, pour le besoin d'adrénaline, pour le plaisir du risque, tout cela incite nos grands enfants à se mettre en danger… et à nous entraîner au bord de la falaise.
    On déplore de même une dangereuse consommation de gaz hilarant, de protoxyde d’azote, vendu à un prix dérisoire qui procure un rire synthétique, facile et immédiat. Les hôpitaux relèvent une affluence croissante d’admissions dans ses services d'urgence. Nous assistons à une recherche suicidaire d'un bonheur éphémère.
    Faut-il classer aussi les recours à la violence dans le même tiroir ? Je crois qu’en effet, l’âge des auteurs du massacre de ce malheureux chauffeur de bus à Bayonne, leur sentiment d’impunité, leur manque de scrupules, cette désinvolture face à la vie et à la mort révèle un point commun chez ceux qui jouent leur vie et celle des leurs pour une fête dans la rue retrouvée. Peu importe que l'existence soit courte, pourvu qu'elle soit intense.

    Bien sûr, tous nos jeunes ne sont pas des brutes sans conscience, bien sûr, les aînés ont-ils déposé un trop lourd fardeau sur les épaules des adolescents. Au début de la pandémie, nous avons parlé de guerre, de combat, de victimes par milliers et nous devons reconnaître que nos enfants se sont vaillamment comportés lors de la première bataille livrée dans ce climat anxiogène. Dans leur immense majorité, ils ont fait preuve de discipline. Rendons-leur cette justice. Ils sont nombreux à déplorer l'incurie de leurs camarades
    Mais hélas, nous sommes encore loin d’avoir vaincu le coronavirus qui bénéficie d'une bonne longueur d’avance sur nous : il sait comment nous tuer alors que nous n’avons que notre raison à lui opposer.
    Nous avons besoin des forces de nos grands ados pour cette lutte qui risque de durer encore quelques mois, jusqu’à ce que le vaccin soit mis au point. Alors seulement nous pourrons baisser la garde.
    Donc, sans vouloir fustiger nos fils et nos filles, il nous faut leur rappeler sans relâche les gestes de prévention, de solidarité dont ils seront les premiers bénéficiaires car les plus exposés… et qu’ils pensent aux plus vulnérables, à leurs parents et grands-parents.
    S'il vous plaît, vous qui vivez la fleur de votre âge, avant de vous exposer à la contamination, considérez la douleur des vôtres s'il vous arrivait quelque malheur... et pire! Songez aux remords qui hanteront vos jours et vos nuits si l'un de vos proches partait après avoir reçu de vous cette saleté de virus.
    Seuls les soignants méritent une médaille pour avoir défié le coronavirus. Quant à vous, ne perdez pas de vue que vous avez une longue et belle route à parcourir. Il serait dommage de tout gâcher pour quelques heures d'oubli...


   
    Le 08 07 2020 : Devoir de mémoire ou devoir d’apaisement ?

    À ce train, la guerre d’Algérie n’a pas fini de panser ses plaies. Vue de notre perron, en 2020, la colonisation est une terrible injustice infligée aux peuples arabes. Personne ne le conteste et rares sont ceux qui regrettent le temps de la Grandeur française construite au prix du sang versé.
    Je voudrais simplement rappeler humblement rien n'est plus néfaste que  rejuger l’histoire. La morale évolue, heureusement et les généraux français que l’on honnit à cette heure, les hommes d’État d’alors, étaient considérés, à leur époque, comme des héros jusqu’en 1962.
    Notre pays n’était pas le seul à s’être fourvoyé dans ces dérives conquérantes. La Grande Bretagne, l’Allemagne, l’Italie, les Pays-Bas avaient créé des empires en Afrique, en Asie, et un peu partout dans le monde. À cette époque, un pays était puissant quand il possédait de vastes territoires Outre-Mer.
    Depuis, la France a maintes fois fait son mea-culpa, elle a présenté ses excuses. Elle a répété son acte de contrition à qui le lui demandait. Cela n'absout pas le passé, mais cela prouve au moins notre compassion.
     Aujourd’hui, la colonisation est bien finie… ou presque. Nous devrions enfin connaître une paix bienvenue avec les soumis d’hier. Or, l’Algérie ne cesse de nous exhiber sa détresse. Elle réclame des commémorations, des dédommagements, des compensations. Ce n’est pas ainsi que des relations durablement paisibles s’installeront entre nous. Nous venons de lui rendre vingt-quatre crânes d’opposants algériens à la colonisation. Elle les a reçus dignement et en a profité pour nous fustiger pour les fautes commises par nos aïeux. Nous baissons la tête et nous accédons docilement à toutes les demandes des Algériens. Ce faisant, nous les confortons dans leur rôle de victimes et ce n’est bon, ni pour nous, ni pour eux.
    Mais les efforts doivent venir des deux côtés de la Méditerranée. Si nous nous mettions à réclamer justice pour les 2000 Pieds-Noirs exécutés en une seule semaine, au couteau avant d’avoir eu le temps de quitter leur terre natale ? Les accords de paix d'Evian étaient pourtant signés et le cessez-le feu promulgué. Toutes les demandes adressées par la Croix-Rouge et d’autres organisations pour retrouver ces dépouilles sans sépultures sont restées sans réponse. A cette heure, les corps pourrissent dans les charniers, dans les puits ou les ravines, anonymes à jamais, dans l'indifférence générale.
    De même pour les 543 Oranais exterminés le 5 juillet 1962 dans le quartier du Petit-Lac ? Ils ont été broyés en masses sous les roues de camions, égorgés, dépecés. Jamais l’Algérie n’a consenti à en chercher les coupables. La France s’en est-elle émue ? Non, elle a jeté un voile sur ces massacres pour ne pas attiser les haines.
    Plus tard, nous n’avons pas bronché devant le mutisme algérien quand il s’est agi d’élucider l’assassinat des moines de Tibhirine.
    Or la haine tenace nous reviendra un jour en plein visage, chez nous, dans nos banlieues chauffées à blanc par ces célébrations et ces flots de condamnations qui nous sont adressées depuis l’autre rive. La légitime douleur des parents se transforme en violence, en frustration, en dépit instillé dans le cœur des enfants. S’il ne faut pas oublier l’Histoire, les anciens belligérants pourraient enfin se serrer la main pour construire un avenir. Cessez de nous montrer du doigt pour détourner le peuple de votre incapacité. Voilà 60 ans que nous vous avons rendu votre pays. Nous ne sommes pas responsables de votre incurie, pas plus que de celle de nos ancêtres. Consacrons-nos efforts à vivre en paix, tel est notre devoir.
    Il serait bon que les dirigeants en prennent conscience, de part et d’autre de la mer.



    Le 06 07 2020 : Vivre ou… vivre.

    En ce jour d’avril 1961, le ciel de la ville hésitait entre le feu et le noir. C’était une importante bourgade, de l’autre côté de la Méditerranée. On y vivait bien, avec tout ce qu’il faut pour assurer le bonheur des gens : un beau pays, des écoles, des hôpitaux, une administration, une population aux origines multiples. Tout aurait été pour le mieux sans cette horrible guerre qui durait déjà depuis sept ans, et la façon dont les hommes la menait. La terreur chez les deux belligérants, les attentats, la mort qui survenait quand on s’y attendait le moins, la grenade, le couteau, la bombe, la sauvagerie, la brutalité. Alors, on avait établi la ségrégation entre deux communautés. Les chevaux de frise et les barbelés séparaient les quartiers. Celui qui osait franchir les limites était abattu aussitôt. Et la haine s’élevait comme un mur entre Indigènes et Européens.
    Jean marchait sur le trottoir désert. Un très jeune adulte, déjà plus un adolescent. Ses pas résonnaient sur le sol. Il revenait de chez un ami avec qui il avait potassé ses cours. Il s’obligeait à garder son calme, à dominer sa peur. Il n’osait pas se retourner, quelqu’un marchait derrière lui, un inconnu le suivait. Quand il accélérait son allure, dans son dos, l’autre, se pressait aussi. Quand il ralentissait, son suiveur l’imitait. Pas de doute, c’est à lui qu’on en voulait. C’était l’heure propice des assassinats à l’arme blanche, au coup de rasoir en travers de la gorge.
    Jean se demandait comment la mort le faucherait , dans cette rue déserte. Dans sa tête repassait sa vie à toute vitesse, ses parents à qui il allait manquer, ses études interrompues, ses projets avortés. Il respira une grande goulée d’air. Si l’autre possédait un pistolet, il était inutile de courir, il allait tomber. Curieusement, il savait qu’il était destiné à  périr là, que sa fin se ferait ici, maintenant.
    Le ronronnement d’une voiture remonta du bout de l’avenue. Le moteur tournait lentement. Soudain, derrière Jean, l’agresseur se mit à courir et le jeune homme colla son dos au mur d’une maison. Il voulait voir le visage de son assassin. Mais la silhouette défila devant lui, suivie par l’auto dont une vitre se baissa pour laisser passer le bout d’une mitraillette. Une rafale et le tueur s’écroula le corps sur le trottoir, la tête sur la chaussée. Et le véhicule disparut en trombe.
    Longtemps après, en France, chaque nuit, dans ses cauchemars, Jean entendait encore des pas dans l’obscurité de son appartement et ressentait la même épouvante.

    Cinquante-neuf ans plus tard, à la fin du printemps, un homme tremblait de peur, reclus dans sa chambre. Un virus frappait aveuglément l’humanité, avec une prédilection pour les personnes âgées. Une saleté de maladie transportée par les êtres aimés, qui pourrissait la confiance, qui pervertissait les rapports sociaux, qui tranchait les liens d’amitié. La mort avait déjà emporté d’autres pensionnaires de la maison où Jean passait sa retraite. Son voisin, Philippe, était ainsi parti, tout comme Marianne, celle qui partageait sa solitude, qui le réconfortait quand il se décourageait. Et tant d’autres, qui disparaissaient brutalement…
    Au début de l’été, il sembla que le fléau se désintéressait de l’endroit où Jean survivait. Puis petit à petit, le danger s’éloigna. Une rémission.
    Dès les premières heures de la nuit, une douleur étreignait le cœur de Jean, cette terreur qui remontait régulièrement depuis cette année 1961, aussi vive, mêlée à cette nouvelle angoisse du printemps 2020.
    C’était donc cela, la douleur de vivre.
    Vivre… ou vivre avec la peur de mourir.



    Le 05 06 2020 : Vous savez comment sont les femmes…

    Vous imaginez mon désarroi quand les hommes ont cessé de me rendre visite. C’est que je ne suis plus toute jeune et je sais très bien que bientôt, les méfaits du temps finiront par m’atteindre, comme les autres.
    Fidèlement, depuis des années, je les attends derrière le verre de ma fenêtre. Ils font une longue halte devant moi pour me considérer sans pudeur. Ils cherchent à découvrir le secret de mon visage. Ils me disent mystérieuse, énigmatique, parfois sournoise, parfois ingénue.
    Ils ignorent que de mon côté, je les observe aussi. Dans leurs pupilles, je lis de l’admiration, du respect, de la curiosité bienveillante. Ah! Combien ils voudraient que je pousse la vitre qui nous sépare et que je leur parle de ma vie, du père qui m’a conçue, des soins que je porte à ma peau pour qu’elle soit si lumineuse. Moi aussi, je ressens cette envie de me livrer davantage à eux.
    En réalité, s’ils m’aiment d’un bel amour platonique, ils ne savent pas que je leur rends leur beau sentiment qui m’est devenu indispensable. Je me nourris de leur trouble, je m’attendris devant leur plaisir. Ils penchent un peu la tête et je fais de même en inclinant légèrement mon cou découvert sur mon épaule droite. Et nous nous mangeons des yeux, comme des adolescents.
    S’ils avaient mesuré le poids de ma souffrance quand ils ont disparu brutalement! J’ai d’abord pensé qu’une rumeur avait circulé sur ces maudits réseaux sociaux pour me souiller, mais non, ce devait être plus grave car ma trop grande maison était devenue un désert vide de toute vie, rempli de ma tristesse immense et de ma solitude. Pendant ces trois mois, j’ai souvent pleuré, malgré moi j’ai désappris la joie, à quoi bon faire semblant de me réjouir ? Je décidai de me laisser mourir car sans mes hommes, je devenais inutile. Je me sentais recluse dans une prison de douleur

    Et puis quand je n’osai plus espérer, ils sont revenus, certes moins nombreux, plus disciplinés mais je lisais dans leurs regards la joie de me retrouver. Ils riaient doucement, et moi, de mon côté, je leur adressais mon plus beau sourire pour les remercier.
    La vie renaissait, j’entendais leurs soupirs, ils manifestaient leur satisfaction de partager quelques instants avec moi, certains avaient les yeux brillants de larmes. L’émotion coulait sur leurs masques comme une pluie bienfaisante. Les pauvres, ils cachaient la moitié de leur visage afin que je ne voie pas leurs regrets et peut-être aussi leur honte de m’avoir abandonnée si longtemps. Je crois qu’en ce 6 juillet 2020, jamais autant d’émoi n’avait circulé dans cette salle du Louvre où je réside.
    Alors j’ai pardonné, j’ai tout oublié de ma peine, j’ai repris la pause, j’ai repris le rôle de Mona Lisa, la secrète Joconde.



    Le 04 07 2020 : Gare ! Les affaires reprennent !


    L’imminence des vacances devrait calmer les esprits. Nous avons espéré que le souffle du boulet qui nous a frôlés, nous, les survivants, nous laisserait un peu d’optimisme. Si nous avions oublié que, malgré tout, la vie peut être belle, nous devrions être heureux d’avoir traversé la tempête, et nous retrouverions le goût du bonheur. Au lieu de quoi, une nouvelle crise se profile, un séisme qu’on ne soigne pas avec des médecines ou des mesures économiques :
    Voyez, les plaintes contre trois ministres dont le premier, le jour de son remplacement ; les grandes entreprises secourues par les milliards de l’État annoncent des licenciements massifs ; les professeurs qui ont assuré les cours dans les écoles ou par le télétravail refusent le badge que veut leur offrir leur rectorat pour les remercier de leurs efforts, une prime ou une augmentation de leur salaire les aurait satisfaits davantage ; les partis politiques s’étrillent après le dernier remaniement qu’ils considèrent comme un hold-up de leurs cadres ; le président qui, pendant le confinement déclarait une sorte de moratoire sur les réformes vient d’affirmer que la refonte des retraites sera reprise dare-dare ; les chicayas ressuscitent  entre les anciens et les nouveaux élus aux municipales, on s’échange des noms d’oiseaux au Touquet, on se photographie le doigt brandi comme à Balagny- sur-Thérain (Oise), on s’accuse de diffamation et de mensonge dans la sphère de la médecine; les poursuivis en justice ruent dans les brancards et crient au complot.
    Je pourrais en citer encore des dizaines de cas.
    Est-ce là le grand soir que l’on nous prédisait ? Est-ce à cela que ressemble le monde nouveau qu’on espérait avec tant de ferveur ?
    Il n’a pas fallu longtemps pour rouvrir les vieilles plaies et en créer d’autres, comme si nous n’avions pas assez souffert !
    De grâce, messieurs, nous n’aspirons qu’à un peu de paix. Laissez-nous reprendre notre souffle ! Laissez-nous profiter quelques instants du soleil dont nous avons été privés pendant trois mois de confinement. Est-ce cette image de la France que vous prétendez représenter?

    Ce matin, en ouvrant ma fenêtre, j’ai constaté avec bonheur que mon jardin était envahi par une nuée d’oiseux joyeux qui s’ébattaient dans un tintamarre de pépiements… C’était bon !
    Fais comme l’oiseau, qui vit d’amour et d’eau fraîche, l’oiseau…



    Le 03 07 2020 : Diogène et son syndrome.

    On apprend à tout âge. Ainsi, lors de la publication de mon article d’hier consacré à Diogène, j’ai appris qu’il existait un syndrome de Diogène qui nourrit  le commerce des psychiatres et des entreprises de nettoyage. Je me suis intéressé à cette maladie de l’esprit qui provoque d’étranges effets : Le sujet perd la notion de la valeur des choses, il accumule chez lui tout ce qu’il trouve, ne jette rien et sa maison devient vite un fatras inextricable où le balai n'a plus assez de place pour évoluer. Ce désordre extrême attire les insectes parasites et les rongeurs nuisibles. Le nid douillet est envahi par les acariens, les poux, les cafards et les punaises de lit. La gale, les allergies de toutes sortes, l’hépatite, la fièvre typhoïde s’abattent sur la demeure. L’individu se désocialise, vit reclus, se coupe du monde pour mener une existence d'ermite. C'est là le seul point commun avec le philosophe de Sinope.

    Est-ce vraiment l'image de ce qu’a vécu le philosophe de Sinope ? Pas tout à fait, il me semble. Je crois savoir que l’ermite n’a rien accumulé dans la jarre qui lui servait d’abri et qu’au contraire, il se débarrassait de tout. Par exemple, il observa un enfant qui buvait à la fontaine en recueillant l’eau dans ses mains. Diogène en déduisit qu’il pouvait jeter son écuelle. Il était donc attaché au détachement, et non pas à l’accumulation.
    Il ne tolérait aucune sorte d’entrave à sa liberté, ni celle des biens, ni celle de l’amour qu’il jugeait absurde. Aussi, sa pensée empruntait par fois un chemin très sinueux pour le mener à des comportements qui n’ont rien à voir avec la réclusion de ceux qui sont frappés par le syndrome qu’on a baptisé de son nom : Tout appartient aux dieux, or les sages sont les amis des dieux et entre amis tout est commun, donc tout appartient aux sages, proclamait-il pour justifier sa liberté sans limites et son absence totale de sentiments.
    Bien, mes tâches m'appellent ailleurs si je veux préparer mes vacances réparatrices après le confinement et il est temps pour moi de quitter mon tonneau pendant quelques heures.



    Le 02 07 2020 : Un tonneau, s’il vous plaît…


    Je cherche un homme c’est ce que répondait Diogène (dit parfois Le chien, ou Le porteur de bâton) à celui qui lui demandait ce qu’il faisait. Entendez : je cherche un homme sincère et bon qui dédaigne les biens matériels. Ce philosophe, ce cynique aux répliques mordantes, fils de banquier, après avoir connu la gloire et la richesse se défit de sa fortune pour vivre dans un tonneau.
    À Alexandre-le-Grand qui lui rendait une visite de politesse, il ordonna : Ôte-toi de mon soleil. Il parlait aux statues pour s’habituer au refus, il méprisait le genre humain et lui préférait l’observation de la nature. Démuni de tout, il passait ses journées à suivre le défilé des heures et leur cortège d’ombres et de lumières sur le seuil de son antre.

    J’ai passé ma vie à me réfugier dans mon tonneau (qui était une grande jarre, en réalité): la lecture, l’écriture des livres où j’invente une humanité douloureuse et vaillante, cupide ou cruelle qui reflète ce que j’ai vu.
    Une enfance violente dans un pays en guerre, un pénible déracinement, une lutte constante pour exister et, à l’âge adulte, la conscience que le monde n’allait pas s’arranger. Les conflits et la haine partout : en Indochine, au Vietnam, en Afrique, en Amérique du Sud, en Irlande, dans les Balkans, en Irak, en Afghanistan, partout, vous dis-je, même en France partagée par des conflits incessants.
    Rien ne sera pareil après la pandémie du coronavirus, annonçaient les experts de tout poil en abordant la grande épreuve, tout allait changer. J’y ai cru un temps devant l’abnégation du personnel médical, des commerçants, des policiers, des transporteurs et de tous ceux qui se sont sacrifiés pour nous rendre la vie tolérable… 
    Mais hélas, aujourd’hui, alors que la menace s’éloigne lentement, je déchante et je recherche mon tonneau. Les chaînes d’informations continues et les mêmes experts en tout nous expliquent qu’il faudra tirer les leçons de la crise, désigner et juger les responsables. On affûte les longs couteaux pour le grand massacre qui comprend les racistes, les gouvernants, les médecins-gourous glorifiés par l’épidémie, les policiers ripoux, la justice partisane, les riches profiteurs, les pauvres inutiles, les gens âgés, les jeunes sortis des écoles sans diplômes, les immigrés bien sûr, les médias qui diffament, les fonctionnaires parasites, etc. Une guerre totale et sans pitié tous azimuts.
    Où est la paix promise, la rédemption et la fraternité espérées ? Je ne la vois pas. C’est la nuit dès le matin. Ôtez-vous de mon soleil.

    Je songe à remplacer mon tonneau circulaire. Je recherche un modèle parallélépipédique, avec des poignées sur le côté, une sorte de bathyscaphe pour observer la nature souterraine, puisque le beau et le bien ont déserté la surface de notre monde.


    Le 01 07 2020 : Qui peut faire quoi ?

    Un ami cher m’a interpellé pour me faire comprendre que j’avais la volée de bois vert aisée à l’égard de nos dirigeants de tous bords. Je ne veux pas lui raconter une fois de plus comment j’en suis arrivé à cet état d’esprit. Je voudrais m’efforcer de répondre précisément à la question qu’il m’a posée : Que peut faire un peuple de soixante-cinq millions âmes et le gouvernement d’un petit pays comme le nôtre dans la grande foire d’empoigne qu’est devenu le monde d’aujourd’hui ?

    L’état des lieux :
   On ne cesse de nous le répéter : la France est un pays avantagé par la nature, ses habitants sont courageux, travailleurs et ingénieux, quoique rongés par une fâcheuse tendance à râler. Alors, pourquoi en sommes-nous là?
    Notre pays est riche de son Histoire. Peu à peu, la France a glissé vers le bas dans l’échelle des Nations.
  Son agriculture hier florissante est à la dérive, son industrie s’est réduite comme peau de chagrin, le chômage y sévit durement sans amélioration notable en dépit des efforts constants exercés par les gouvernements. La compétitivité économique a contraint nos grandes industries et les moins grandes à délocaliser leurs fabrications et nous rend dépendants de nos voisins proches ou lointains.
   La pandémie a été le douloureux révélateur de notre asservissement aux autres pays pour la fourniture des masques, des tests, des médecins du personnel soignant, du matériel médical et nous fait craindre l'éventuel rebond du coronavirus. 
   La menace d’une crise économique et la paupérisation endémique provoque des soulèvements constants des masses. Désormais, on se méfie des politiques de droite et de gauche. Le patronat se plaint, les ouvriers et les fonctionnaires se lamentent, les villes et les campagnes gémissent. 
  Le pays et ses fonctionnaires se meurent. Le suicide des paysans et des policiers s'accroît chaque jour. L’impression que le pays sombre favorise la tentation de recourir aux extrêmes et, quand un naufrage survient, on s’en prend immédiatement au commandant du navire. C’est normal : c’est ce qui est arrivé pour le Titanic comme pour le Costa Concordia. On n’est pas allé chercher les responsabilités du chef d’orchestre ou du quartier-maître.

   Que peut faire le peuple que nous sommes ?
  Quand les citoyens expriment leur colère ou leur désespoir, hélas, c’est souvent par la violence : évidemment, c’est un mouvement compréhensible et  c'est le seul que les gouvernants prennent en compte et souvent trop tard, quand le climat social est pourri. Le coût des émeutes est finalement très lourd pour le pays.
   L'unique moyen efficace est le vote qui permet au peuple d’exposer son mécontentement, d’exiger une moralisation de la vie politique. On assiste trop à une mise en cause exceptionnelle des membres des récents gouvernements dans des affaires de corruption. C’est inadmissible dans le pays qui se prétend l’initiateur des droits de l’Homme.

    Que peut faire un président ?
    Ne pas penser sans cesse à la prochaine élection, ce qui le contraint à la dissimulation et au mensonge.
   Cesser de naviguer à vue, prévoir, préparer l’avenir du pays . Pour cela, choisir ses partenaires économiques. Nous nous sommes trop souvent livrés pieds et poings liés aux grandes puissances mondiales. Nous sommes devenus dangereusement et totalement dépendants des états surpuissants qui nous imposent leurs règles, leurs délais, leurs tarifs et leurs économies. Cela concerne l’énergie, les carburants, les besoins essentiels, les médicaments, la nourriture végétale et la viande animale que nous importons. Idem pour le textile, les pièces automobiles, l’électro-ménager, l'électronique et le numérique, l’automobile dont nous soustrairons la fabrication un peu partout dans le monde. Nous avons subi le joug de la Mondialisation commerciale et financière qui s’est libérée de tout contrôle alors qu’elle devait faciliter notre vie. Elle ne nous a pas aidés, elle n’a enrichi rapidement qu’une poignée d’hommes. Les pauvres sont devenus plus pauvres. Les riches plus riches. Les fortunes et les faillites se sont opérées plus vite.
   Plutôt que de vanter la grandeur illusoire de notre Nation, il serait plus judicieux de réactiver nos ressources avant la disparition de notre savoir-faire. Les friches industrielles ne demandent qu’à renaître, la monoculture doit être révisée et notre France agricole jadis auto-suffisante doit revenir à ses sources. Produire moins mais produire mieux, plus sain, plus cher peut-être, mais finalement plus rentable pour notre pays. Car ces pratiques réduiraient le cancer du chômage, et la destruction des entreprises.
    Le président de notre République aura à charge de nous débarrasser de la tutelle malveillante des trois titans : la Chine, les USA et la Russie.

    Et le parlement dans cette affaire ?
    Il doit retrouver ses fonctions premières et cesser de se comporter comme le serviteur du pouvoir en place. Il doit contrôler activement l’action du gouvernement, sa probité. Les députés et les sénateurs auront à veiller que le respect du programme annoncé par un candidat pendant la campagne électorale.

   Cela vous semblera peut-être une suite de yaka et d’ifokon. De grâce, ne compliquons pas ce qui peut être résolu simplement, avec lucidité et volonté.



    Le 30 06 2020 : Les maux, les mots du jour.


    Notre argent les intéresse : Voilà que le gouvernement pointe du doigt les petits épargnants égoïstes qui préfèrent se prémunir contre les incertitudes quasi inéluctables de l’avenir plutôt que de jeter par les fenêtres leur argent durement gagné. Un mois d’EHPAD coûte environ 3000 €, songez-y, messieurs les gestionnaires de l’État, mettez-vous une seconde dans la peau d’un couple âgé qui ne peut pas espérer l’aide des siens.
    Après avoir réduit les taux du livret-A à la portion congrue, on menace de taxer ces placements de misère afin que les Français dépensent pour relancer l’économie. Quelle indécence ! Si les gouvernements successifs s’étaient montrés plus prudents, la France n’en serait pas là, à envisager de faire les poches du petit peuple. Le détenteur d’un de ces comptes populaires doit désormais se sentir comme l’imprudent qui gare son scooter neuf en pleine rue dans le 93. Gare aux voleurs !

…. Pourquoi les Français sont-ils tombés brusquement en amour pour les défenseurs de l’écologie, après les avoir raillés pendant des décennies ? Parce qu’ils ont enfin réalisé que c’est le seul parti qui n’a jamais varié son discours. Il est le seul à défendre son utopie avec acharnement… Vous avez dit Utopie ? Voilà un mot essentiel que nous n’avons plus entendu depuis 1968, et nous venons de réaliser que ce rêve nous avait bougrement manqué. À force de nous mentir, de nous décevoir, de nous infliger une nouvelle désillusion après chaque élection, les partis traditionnels devaient prévoir qu’un jour ou l’autre nous allions nous accrocher à la seule planche qui nous emporterait vers la perspective d’un avenir plus beau. Nous avons tant besoin de rêve et d’espoir ! On ne peut pas vivre sans tendresse car l’espoir est la tendresse du quotidien, il nous aide à affronter les rigueurs des temps.
    On prend le risque d’une nouvelle déconvenue. On retombera peut-être durement des nues, mais quand il n’y a plus rien à perdre fors l’espoir et qu’il nous reste si peu d’espoir en stock, alors pourquoi ne pas l’engager si cela représente une chance d’améliorer le monde ?

    Deux maîtres mots pour gouverner : Taxer et interdire. Nul besoin d’expliquer le terme Taxer, nos édiles savent quand et comment l’utiliser : Toujours, à tort ou à travers et à tout propos.
    Le second : interdire, apporte une solution à tous les problèmes et particulièrement quand il s’agit de résoudre l’épineux casse-tête du racisme. Nous devrions épurer notre dictionnaire après avoir louvoyé autour du pot. Voici en vrac les termes à proscrire : Blanc, noir, black, clair, éclaircissement (de la peau), race, Africain, Arabe. Nous disons un homme de couleur, comme si la seule couleur possible et non précisée était le noir. Que deviennent alors les indiens à la peau rouge ? Ou les jaunes ? Quoi des malheureux albinos?
    Halte à l’hypocrisie, ce ne sont  pas les qualificatifs qui dérangent les esprits chagrins, mais le racisme qui s’abrite derrière les termes. Comment alors définir un point noir sur le nez ? Va-t-on le maquiller sous les mots d'éclat de nuit ou grain de charbon  ? Le comédon serait-t-il moins sombre pour autant sous le fard du politiquement correct?
    C’est inextricable, insoluble. On en rirait si ce n'était pas si consternant. Il faut en convenir, nos précautions sémantiques n’y changeront rien, la nature a imposé des couleurs aux hommes, aux fleurs, au ciel, sans nous demander notre avis. Il n’y a aucune honte ni aucune gloire à être né plus foncé ou plus pâle que son voisin! C’est un fait. Acceptons-le avec humilité. Nous ne sommes pas capables de refaire le monde autrement que le Créateur l’a voulu. Alors abandonnons ces tentatives désespérées, dérisoires. Ce ne sont pas les mots qui salissent, mais les préjugés idiots, les comportements haineux. Agissons humainement avec les hommes et tout ira mieux.


    Le 29 06 2020 : Aujourd’hui, rien:

    C’est ce qu’avait inscrit Louis XVI le 14 juillet 1789 sur son journal. Évidemment, il n’évoquait pas le soulèvement des Français mais simplement le résultat de sa chasse. Ce qui prouve trois choses :
    1 : Comme beaucoup de politiques avant et après lui, il était déconnecté des attentes du peuple.
    2 : Comme beaucoup de politiques avant et après lui, le roi-serrurier était plus préoccupé par sa propre personne que par les bouleversements de l’Histoire.
     3: Il ne traversait pas une période faste.
    
    Pourtant, comme Sa Majesté, je serais tenté de noter dans mon journal : Aujourd’hui, rien. Non pas que je repousse du revers de la main le vote d'hier, ou que je considère comme négligeable cette expression de colère qui ressort des urnes mais depuis des décennies, nous ne votons plus pour ceux que nous considérons comme les meilleurs candidats, mais pour les moins pires. Nous votons par défaut, sans illusion, pour barrer la route aux extrêmes. Et ceci représente pour la démocratie un danger aussi grand que l'abstention.
    Je ne doute pas de la bonne volonté des Verts, je les vois même sans antipathie, ils veulent faire table rase d’un passé destructeur et nous convaincre de vivre plus sainement, dans le respect de la nature et des hommes. Ils refusent le dictat de la mondialisation, de l’économie forcenée. Ils brandissent leurs généreuses idées qui prétendent sauver la planète.
    Hélas, jusqu’à ce jour, ils n’ont guère eu l’occasion de prouver leurs capacités à gérer un pays et si l’on se rapporte à notre modèle germanique gouverné par les Verts, le résultat écologique de l'Allemagne n’est guère convainquant. On continue à y utiliser le charbon, c’est le plus mauvais élève européen en ce qui concerne les émissions de carbone et ils n’ont pas fait mieux que nous en pipant les résultats des contrôles de pollution automobile.

    Je préfère donc attendre un peu avant de commenter ce bouleversement de notre représentation politique. La mariée risque d’être trop belle. À l’instar de Louis XVI, je noterai donc sur mon journal : Aujourd’hui, rien. Il se peut bien qu’après avoir perdu notre âme, nous finissions par perdre la tête.

    Espérons que les politiques de tous bords sauront tirer les leçons de ce rejet massif et reviennent à des pratiques plus saines.


    Le 29 06 2020 : Pandémie, confinement et souvenirs.


    Le confinement a eu du bon. Nous avons pu être témoins du retour inespéré d’oiseaux que nous avons crus disparus depuis six décennies. Ainsi, pendant le confinement, dans mon jardin du Val-d’Oise, j’ai vu régulièrement des chardonnerets se poser sur les arbres et les fils téléphoniques autour de ma maison : une bouffée d’enfance perdue en 1962, lors de notre rapatriement après l’indépendance de l’Algérie.
    Il ne se passait pas d’été sans que je me surprenne à guetter le ciel, plein d’espoir de revoir ces splendides petits oiseaux. Je n’en ai revu qu’une seule fois, du côté d’Aix-en-Provence. Il s’abreuvait à une fontaine, sur une place où j’avais garé ma voiture. Apparition furtive car ces passereaux sont très vifs, méfiants. Ils ne restent jamais longtemps en place… et ils avaient de bonnes raisons pour cela.
    Quand j’étais gamin, sur l’autre rive de la Méditerranée, mon père m’emmenait braconner près d’une source où les oiseaux de passage faisaient une halte pour s’abreuver. De part et d’autre du mince ruisseau limpide, nous disposions les deux pans basculants d’un filet aux mailles serrées. Jusqu’à l’abri d’un tamaris situé à une vingtaine de mètres, nous tirions une ficelle qui devait rabattre le piège sur les petites proies. Dissimulés dans les buissons, nous attendions le vol des chardonnerets qui fondaient vers l’eau avec un pépiement joyeux. Ils arrivaient par groupes de trente ou davantage. Ils bondissaient, sautaient dans l’eau, se rafraîchissaient. Cela, faisait comme un tableau grouillant à la manière de Seurat : un pointillisme de rouge autour des becs, de jaune sur leurs ailes, du noir, du brun, du bistre et du blanc mêlés.

…. Mon père ne se perdait pas dans la contemplation de la nature. Quand il vérifiait que le coup en valait la peine, il tirait brusquement la ficelle et le filet s’abattait sur les oiseaux. Nous courrions alors aussi vite que nous le pouvions pour empêcher les fuyards de s’échapper par une ouverture. Nous en gardions vivants quelques-uns que mon père destinait à la cage suspendue à un clou contre le mur de son salon de coiffure, pour le plus grand plaisir des clients sensibles à leur chant. Les autres étaient achevés sur place, papa leur écrasait le crâne du bout de l'ongle de son pouce. On les mangerait confits tout au long de l’année.
    Pauvres oiseaux, pour rien au monde je n’agirais de même aujourd’hui avec les chardonnerets, pas plus qu’avec n’importe quel être vivant. Car je distingue une certaine similitude entre leur sort et le nôtre.
    Cette pandémie s’est abattue brutalement sur nous comme les ailes d’un piège. Certains y sont restés, d’autres ont survécu. 
   Dans notre prison d’angoisse, il se passera longtemps avant que nous apprenions à chanter.



    Le 27 06 2020 : Il n’y a pas d’amour sans preuve d’amour.


    Après avoir tant aimé nos policiers au lendemain du carnage de Charlie-Hebdo, un virus insidieux a contaminé notre société. Les réseaux sociaux, nous ont révélé un aspect de la police que nous détestions. Les médias ont repris, largement diffusé et commenté des images affligeantes de fonctionnaires violents, racistes, cupides. Aujourd’hui, on jette la vindicte plus rapidement qu’on ne réfléchit. Même les ministres s’y mettent et les oppositions s’en donnent à cœur-joie.
    Il n’est pas question de nier l’évidence : ces faits existent et nous devons en tirer les enseignements si nous ne voulons pas que le fossé se creuse irrémédiablement entre les forces de l’ordre et les citoyens.

    D’abord, ces fonctionnaires ont été jetés en pâture aux gilets jaunes, aux zadistes, sans directives précises, avec des moyens inappropriés. Ils ont été soumis à des cadences inhumaines, sous-payés, méprisés par leur hiérarchie : leurs heures supplémentaires non rétribuées. Qui aurait subi ces injures sans colère, sans rancœur accumulée pendant des années?
    Anéanti, le lien créé en d’autres temps par la police de proximité dissoute par souci d’économie et le même président responsable de cette amputation avait demandé aux policiers et aux gendarmes de ne s’occuper que de la répression. Le résultat ne s’est pas fait attendre. Nous le déplorons aujourd’hui.
    La police est issue de notre société, elle en est le reflet et elle contient toutes les idées politiques, tous les excès et toutes les dérives. Pas plus et pas moins qu’ailleurs dans notre pays.
    Je suis persuadé que les Français aiment toujours la police mais qu’un malentendu pourrit cette relation.
    Quand une amitié ou un amour est malmené, peu importe la raison du désamour, il faut remettre les choses à plat et discuter. Les syndicats policiers ne devraient pas se cabrer ni dénier les faits. Ils ne réussissent qu’à aggraver ce qui déjà se délite. Cesser de gesticuler et de désigner des coupables. Ils doivent se regarder dans le miroir. Alors peut-être, c’est à souhaiter, ils conviendront que des dérapages ont eu lieu, des débordements coupables, des insultes racistes, des coups inutiles, des meurtres. Ils diront comment et pourquoi ils en sont arrivés là et nous les comprendrons sans doute. Ils feront un peu de ménage dans leurs rangs, ils cesseront enfin cette omerta qui les pousse à couvrir les fautes. 
     Ils ont autant besoin de notre soutien que nous de leur protection. Un policier qui matraque, ce n’est pas moins grave qu’un black bloc qui incendie une voiture de police ou un commerce ou un immeuble comme cela s’est vu.

    Dans cette affaire, on a failli à tous les niveaux. À la tête de l’État: dans le maintien de l’ordre, dans les partis politiques amnésiques, dans les syndicats, dans la population versatile, dans les médias, les réseaux sociaux qui dégainent à tort et à travers. Notre société est devenue celle des tribunaux populaires, n’importe qui en est le juge et le bourreau.
    Quand reprendrons-nous le dialogue ?
    Vite ! Dans la terrifiante incertitude de cette crise sanitaire et économique, plus que tout, nous avons besoin d’entendre dire qu’on nous aime et besoin de dire je t’aime à ceux qui partagent notre sort: une humanité multicolore, formée de braves gens et de policiers, de représentants de toutes opinions qui échangent, d'élue=s honnêtes, de journaux qui informent sans jamais condamner. C'est trop demander? Voire...


    Le 27 06 2020 : Vote ou virus ?

    Les Français ont-ils envie de se préoccuper de ce vote qui survient à une période difficile ? Rien de moins certain…
    En prenant l’initiative de fêter la musique, peut-être lourde de conséquences, n’a-t-on pas voulu nous dire : si vous tenez à danser dans des conditions calamiteuses, vous pourrez voter avec beaucoup moins de risques !
    Les politiques sont têtus, la levée de boucliers consécutive au premier tour n’a pas suffi, il leur faut remettre ça. Le précédent vote a provoqué une hausse de contamination. L’a-t-on oublié ? La vie des gens compte-t-elle si peu aux yeux de nos gouvernants ? Ou bien se croient-ils si indispensables qu’on ne puisse pas se passer d’eux ?
    On
bien cependant. La terre n’a pas tremblé, le palais ne s’est pas effondré et le zizi du Manneken pis ne s’est pas tari.
    Alors, pourquoi les édiles n’ont-ils pas fait d’une pierre deux coups ? Il eût été judicieux d’organiser une grande journée de tests dans les bureaux de vote ! Cette opération combinée, électorale et sanitaire, aurait attiré davantage d’électeurs dans les isoloirs, les communes auraient réalisé une économie bienvenue en ces temps de disette annoncée. Les électeurs se seraient fait gratter le nez avant de glisser leur bulletin dans l’urne et seraient repartis rassérénés devant leur télévision pour connaître les résultats des élections et les chiffres de la contamination.
    S’il y a un moyen de jeter l’argent du contribuable par les fenêtres, pourquoi s’en priveraient-ils ? C’est bien ce qu’ont fait tous les gouvernements depuis des décennies. Le pli est pris, il sera difficile de changer les mauvaises habitudes. Un jour peut-être les gouvernants en faillite auront à rendre des comptes devant la loi comme on l'exige des chefs d'entreprise.
    Fort heureusement pour moi, dans la petite ville où je vis, un seul candidat s’est présenté au premier tour : un homme d’expérience, le maire sortant qui satisfaisait une grande majorité d’habitants. Il a été réélu au premier tour.
    Virus, vote, quelle histoire !



    Le 25 06 2020 : La première gorgée de bière


    Gare à la première gorgée de bière ! Après une longue marche dans le désert, elle tourne le ciboulot, elle soulève les tripes, elle pourrait se transformer en ultime petit plaisir et nous envoyer dans l’autre monde.
    Comme l’était le premier repas consistant pris par les rescapés des camps de la mort. Ces pauvres gens privés depuis longtemps se jetaient sur un morceau de viande qui atomisait leur estomac rétréci. Beaucoup en ont péri alors qu’ils n’aspiraient qu’à retrouver leurs habitudes. Difficile de penser que la nourriture salutaire pouvait tuer un être affamé.

    J’évoque La première gorgée de bière pour adresser un clin d’œil à Philippe Delerm et à son ouvrage aussi savoureux que ces petits bonheurs indispensables, ces instants simples qui donnent un goût délicieux à la vie trop morose par ailleurs. Mais j’aurais aussi bien pu citer la première poignée de main à un collègue, la première bise à sa mamie, le premier rire sans masque avec un père, le premier barbecue de l’été partagé avec une douzaine de vrais amis après trois mois de confinement. Autant de gestes anodins qui font le ciment de la société, auxquels il faudrait renoncer.
    Dur-dur !

    Faudrait-il alors vivre reclus comme des condamnés à mort ? Mais nous sommes déjà condamnés à mort dès le jour de notre naissance !
    Il ne s’agit pas aujourd’hui de choisir de vivre ou de mourir, mais simplement de s’accorder un peu plus de temps pour profiter de l’existence avec plus d’intensité quand l’orage sera passé. La grande question n'est pas d'échapper au sort commun mais de rabioter un mois, quelques saisons un an ou deux de sursis. La vie est trop belle pour s’en priver ou d’en priver autrui pour un instant d’égoïsme surgi comme un mirage. Le mirage de la vie. On voudrait en jouir le plus longtemps possible, avec ses joies parfois et ses épreuves.
    Voyez la quantité de problèmes qu’il nous faudra résoudre avant de tirer notre révérence : laisser un monde qui ressemble à quelque chose, trouver des vaccins contre les maladies, le cancer, le sida, le coronavirus qui frappe chaque année sous une forme différente. Et la tâche la plus importante : nous devons apprendre le vivre ensemble, l’altruisme, l’empathie. Cela vaut bien que nous remettions à d’autres temps la récompense incontestable d’un air de flonflon, d’une étreinte sous les lampadaires, d’un baiser échangé avec une personne inconnue.

    La vie est une fête, et la célébration annuelle de la musique n’ajoute rien de déterminant à notre chance de rester vivant. Pour l’heure, protéger et respecter l’autre est la meilleure façon d’aimer et d'y prendre du plaisir.


        Le 24 06 2020 : Suicide collectif ou assassinat de masse ?

    La fête de la musique pourrait bien se transformer en danse macabre : cette funèbre mascarade pratiquée au moyen-âge dans le Cimetière des innocents, le jour de la Fête des Morts pour conjurer la peur. Cette fois encore, à la fin de la danse, chacun rentre chez soi mais après le 21 juin 2020, le personnage de la Mort, la Faucheuse, pourrait bien revenir dans quinze jours ou un mois pour revoir le tragique scénario. Ce ne serait plus un jeu. On ne se jetterait plus par terre en feignant de se tordre de douleur. Les acteurs deviendraient  de vraies victimes ou de réels bourreaux, sans possibilité de refaire le scénario :
    Victimes de leur sottise, de leur arrogance qui les a exposés à la contamination, ces jeunes gens assoiffés de vie ont nié que le virus constituait toujours un danger, comme un certain président clamait que la covid 19 n’oserait pas s’attaquer au pays le plus puissant de la Terre.
Si la maladie se limitait à ces seuls imprudents, on arguerait que chacun décide de son sort et que le leur ne nous concerne pas.
    Mais ces fous, car il s’agit bien de déments, ont une famille, des amis, des parents et grands-parents fragiles à qui ils risquent de porter le coup fatal…
 Songez au nombre de clusters qui naîtront de ces bals improvisés partout en France ! Les médecins en ont froid dans le dos et redoutent le pire car les  porteurs sains seraient beaucoup plus importants qu'on ne le pense puisque, contrairement à de nombreux pays, nous avons négligé les tests comme nous avons écarté les masques, alors que nous venons d'apprendre qu'une grande quantité de tests stockés arriveront à leur date péremption dans deux mois. Où est l'économie? Nous ne sommes pas au bout de nos mauvaises surprises.
    Franchement, je ne voudrais pas me trouver dans la situation de ces enfants attardés qui assassineront leurs proches ! Pendant le reste de leur vie, ils affronteront leurs remords.

     En attendant, que les prudents et les plus âgés qui n’ont pas assisté à la Fête de la Musique redoublent de prudence, qu’ils soient raisonnables pour les autres, qu’ils se protègent doublement, qu’ils gardent les distances, qu’ils ne mettent pas leur vie en péril pour une étreinte avec leurs enfants ou leurs petits-enfants. Un vieillard qui meurt, c’est une bibliothèque qui brûle, disait le sage. Vous qui aimez les livres, s’il vous plaît, ne mourez pas.



     Le 22 06 2020 : Un peu d’innocence…


    Avec l’âge qui me lamine, avec le climat oppressant de cette épreuve humaine, le sommeil se fait parcimonieux. C’est l’occasion de revenir à mon enfance, quand je suis las de tourner et de retourner les idées noires dans mes nuits blanches.

    Alors, je reviens à Béni-Saf, dans la maisonnette, cette ancienne gare désaffectée transformée pour ma tante, mon oncle et leurs enfants dont mon cousin, mon cadet de quatre mois. Elle se trouve sur la colline, au-dessus de la mer. Il est l’heure de la sieste, moment sacré où la vie se fige. Les hommes se reposent et ils exigent le silence total. À l’étage inférieur, vit une famille avec deux garçons, nos amis de vacances. Nous avons huit ans à peine. Tout le monde dort, sauf les enfants qui n’y parviennent jamais.
    Par le balcon, nous nous passons des bandes dessinées retenues par une ficelle de quatre mètres (Rahan, Buck John, le journal de Mickey).
    Quand nous sommes prêts, nous frappons trois ou quatre coups secs sur le sol pour avertir nos copains du dessous… Une fois, sans réponse, une seconde et une troisième fois, sans plus de succès. Ça roupille dur, au premier étage ! Nous répétons notre essai, en cognant sur le plancher avec le talon d’une chaussure. Nous ne réussissons qu’à réveiller mon oncle qui fait irruption dans notre chambre, les yeux exorbités. Il envoie quelques baffes bien appuyées sur la face de mon cousin et m’en réserve autant pour faire bonne mesure. Il nous saisit par un bras et une jambe et nous balance sur le lit en nous ordonnant de dormir et de cesser notre tapage, puis il repart vers son antre en claquant la porte.
    Deux minutes se passent dans la stupéfaction et le fou-rire étouffé, quand soudain, les trois coups retentissent . On nous répond enfin d'en bas. Je plonge ma tête sous l’oreiller. Camille devient livide et les bang-bang retentissent de nouveau. Mon cousin se rue sur le balcon pour supplier nos amis de se taire. Il tente de murmurer assez fort pour se faire entendre… et il y parvient car la porte rebondit contre le mur de la chambre. L’oncle surgit, prêt à nous massacrer. Je ferme les yeux et m’enfouis sous les draps, il m’épargne mais il passe sa rage sur son fils qui a droit à  une deuxième correction-éclair.
   Enfin calmé, il nous abandonne. Les poings dans la bouche, nous nous efforçons de maîtriser notre hilarité.

    Je voudrais bien retrouver mon enfance pour échapper à la peur et à la violence par un éclat de rire… L’innocence de l’enfance…


      Le 21 06 2020 : À quand le déconfinement dans nos têtes ?

    Nous l’avons tant souhaité duré cette longue et étrange période de confinement ! Nous rêvions de plage, de sommets enneigés, d’horizons pourpres, de couchers de soleil. C’est désormais possible. Alors pourquoi cette angoisse latente qui ternit notre joie ?

    Nous avons retrouvé l’autorisation d’être heureux mais nous ne profitons pas de cette permission accordée. D’abord parce que les affaires non résolues pendant des années , toutes ensemble ajoutées à de nouvelles, ont rejailli de l’outre où nous les avions tenues confinées : la colère toujours présente des gilets jaunes conjointe à celle du personnel soignant qui déchante après les promesses de lendemains qui chantent.
    Les policiers n’en peuvent plus d’être taxés de violences après qu’on les a lâchés devant des foules furieuses, sans directive nette et avec des moyens non appropriés, depuis longtemps abandonnés en Europe.
    . Les descendants d’esclaves réclament justice, respect et veulent déboulonner les statues. Les cris des racistes leurs répondent et les protestations des antiracistes les accompagnent dans un beau chahut qui entrave la discussion et le raisonnement. La passion et l’emportement n’aident pas le débat.
    Les ouvriers expriment leur désaccord, on leur demande de travailler plus pour gagner moins alors que les entreprises ferment et que rien n’assure qu’ils retrouveront leur emploi. Avant de leur demander un effort, encore faut-il fournir du travail pour tous. Ce n’est pas la semaine de 50 heures qui sauvera le pays mais le plein-emploi.
    À cette perspective de crise économique qui se profile comme une conséquence inéluctable, s’ajoute la menace calamiteuse du fameux rebond qui a touché la Chine pourtant réactive.
    Nous savons bien que la contamination sera le prix à payer pour le retour souhaité des touristes étrangers ou nationaux.
    Chacun constate laisser-aller qu’entraîne la lassitude de nos concitoyens : le risque grandit quand on voit toujours plus de masques sur les trottoirs et de moins en moins de clients protégés dans les allées des supermarchés. La fatalité, la résignation sont un poison.
    Certes, dans les hôpitaux les lits de réanimation se vident peu à peu, mais à ce jour, il en reste près de dix-mille occupés sur le territoire. C’est une bombe potentielle qui risque d’exploser quand les malades retrouveront leurs foyers, car les médias et leurs spécialistes nous rappellent sans cesse que nous ignorons tout du comportement de ce virus dans la durée : Les contaminés peuvent-ils rechuter ? Peuvent-ils transmettre la covid 19 ? Les enfants, à priori immunisés ou asymptomatiques sont-ils des vecteurs du fléau ? Comment évoluera la pandémie ? Ces questions sans réponses par manque de connaissances suffisantes ne poussent pas à l’optimisme et les vagues déferlantes de la Méditerranée ou de l’Atlantique ne laveront pas nos esprits.
    Malgré tous nos espoirs, l’ennemi de cette guerre sanitaire guette dans l’ombre et se tient prêt à frapper.
    Non, décidément, le déconfinement n’est pas près de s’opérer dans nos têtes.



    Le 20 06 2020 : La mémoire courte !     
   

     La vie des noirs compte, proclame-t-on au Parlement européen après l'assassinat de George Floyd: belle déclaration qui ne doit pas suffire à nous donner bonne conscience.
     Nul besoin de remonter à l’esclavage pour se souvenir de l’injustice qui a été faite aux populations africaines et noires en particulier.
    Comme toujours et comme partout en cas de crise, il est facile de pointer les étrangers. Ne cherchez pas plus loin, tout vient d’eux, qu'ils retournent dans leur paysils sont la cause de tous nos maux: l’avilissement de la France, le chômage, l’insécurité, l’appauvrissement, le déficit de la sécu, etc. etc.
    Facile, mais rafraîchissons-nous la mémoire. Nous venons de commémorer l’appel du 18 juin 1940 que très peu de Français avaient entendu. À qui s’adressait-il ? Personne n’écoutait encore la BBC. Une poignée d’insoumis au gouvernement de Vichy commençaient à s’organiser, l’armée française avait été laminée par les Allemands. Jeté sur les routes, le Nord de la France se vidait dans cet exode qui éparpillait les familles vers le Sud.
    De l’autre côté de la Méditerranée, là où le nazisme n’avait pas encore sévi : au Sénégal, au Cameroun, au Congo, en Algérie, en Tunisie, au Maroc, une foule d’hommes blancs ou noirs, sans doute reconnaissants d’avoir été colonisés se portaient volontaires pour défendre la Mère-Patrie. Certains sont venus spontanément en France pour s’engager dans la résistance. D’autres ont décidé d’attendre sur leurs terres. Des paysans pour la plupart, des petites gens, des insignifiants qui ne nous ont pas quittés des yeux. Là-bas, les nouvelles circulaient mal, mais ils se débrouillaient pour se tenir informés: le téléphone arabe.
    Pendant quatre ans, les Français de souche qui avaient pris le maquis peinaient à obtenir des armes. Dans le Vercors, les terroristes se battaient avec des fusils de chasse contre les mitrailleuses et les chars tandis que les alliés tergiversaient à Londres, ils se méfiaient de nous, ils privilégiaient l’idée que cette guerre devait être menée par l’armée régulière. Cette résolution permit les massacres de Vassieux détruite par le feu et les bombes germaniques en représailles à la lutte des partisans.
    Quand il s’agit d’aider les alliés en regagnant l’Italie et le Sud de la France, on puisa dans l’effectif des colonies. On vit alors des tirailleurs, des zouaves, des djellabas, des chéchias, des sarouels débarquer en Sicile, combattre à Monte-Cassino aux côtés des alliés. Le champion de marathon qui représentera notre pays à Melbourne, Alain Mimoun y participa à cette terrible bataille parmi tant d’autres. Une armée montée de bric et de broc, équipée par les Américains. Des troupes résolues qui avançaient inexorablement, mues par un courage extraordinaire et une renommée qui épouvantait les ennemis démoralisés. Ceux-ci racontaient que les Africains glissaient les oreilles des prisonniers sous le filet de leurs casques. Aussi, quand un de ces sous-hommes (selon les critères nazis) tombait entre leurs mains, les soldats de la Wehrmacht ne faisaient pas de quartier. Beaucoup ne revinrent pas et les survivants retrouvèrent leur village, couverts de médailles qu’ils arboraient fièrement le 11 novembre devant les monuments aux morts, jusqu’en juillet 1962. Nombreux sont ceux qui s'engagèrent en Indochine et formèrent dès 1954 la charpente du FLN, forts de leur expérience asiatique.
    Ce sont eux, ceux de la première armée sous les ordres du général Delattre-de-Tassigny qui constituaient l’armée Française, avec la 2ème D.B. du général Leclerc. Ils ont largement contribué à la libération de la France en 1944, en ajoutant un nouveau front qui morcela les unités de l'occupant.
    Comment les avons-nous remerciés de leurs sacrifices quand la guerre fut finie? À Sétif, le 8 mai 1945, les gendarmes français ont tiré sur la foule des indigènes qui réclamaient plus de droits (notamment lors des votes qui les pénalisaient). Ce qui a motivé le soulèvement du peuple algérien.
    C’est pourquoi, il me semble que nous avons eu la mémoire poreuse. Ces hommes ont abandonné leur terre pour mourir en France. Ne leur tournons pas le dos quand ils ont besoin de nous. Sachons nous en souvenir aujourd’hui. Ils ont défendu notre devise : Liberté, égalité, fraternité.



    Le 19 06 2020 : Sus aux statues !


    Si le malheureux George Floyd voyait de là-haut les remous engendrés par l’affaire de sa mort ! Je ne suis pas certain qu’il considèrerait tout cela comme l’affaire de sa vie. Lui et les siens qui prônaient la fraternité sèment aujourd’hui, bien involontairement le venin de la discorde.
    Cette nouvelle entreprise initiée par les bien-pensants part dans tous les sens. Que ces censeurs prennent un peu de temps pour reconsidérer l’histoire dans un climat serein, hors de l’émotion.
    S’il ne s’agissait que de supprimer l’évocation de Uncle Ben’s et de Aunt Jamima sur les emballages de riz et de sirop d’érable, ce serait un moindre mal. Nous avons bien révisé la boîte de Banania et, pour autant, cela n’a pas changé le monde, ni notre consommation de cacao.

    Suivons donc le révisionnisme des fougueux militants antiracistes, reconsidérons l’histoire et tirons-en les conséquences : soit, déboulonnons les statues de Bugeaud et remplaçons-les par celles dédiées à Abdelkader, comme le suggèrent certaines bonnes âmes. Maculons ou retirons celles de De Gaulle, l’ordonnateur de la bataille d’Alger, des campagnes baptisées maintien de l’ordre, ou pacification, ou répression ou assimilation, ou intégration. Il fut aussi celui qui permit à Maurice Papon ou à Roger Frey de perpétrer des assassinats à Paris en octobre 1961 et en février 1962 au métro Charonne. Il permit les incendies des villages algériens, les déportations massives dans le désert. Avant lui, sous Guy Mollet, François Mitterrand  usa de la guillotine contre les fellaghas. La violence répond à la violence  et, en face, nous n’avions pas des anges : faut-il rappeler les fermes incendiées dans les Aurès, les massacres de civils, de femmes enceintes éventrées, d’enfants empalés sur des piquets de clôture, des hommes émasculés, des 2000 morts pieds noirs dans le département d’Oran pendant la première semaine de l’indépendance ? Cette loi du talion devenait incontrôlable et produisait l'effet inverse à celui escompté. Elle na faisait que creuser plus profondément le fossé entre les hommes.
    Je conseillerais de laisser les acteurs de cette sale guerre reposer en paix. Nous nous verrions contraints pour de bonnes ou de mauvaises raisons d’ériger des monuments à Ben Bella, à tous les présidents algériens issus du F.L.N. et, la boite de Pandore entrouverte, il se trouvera toujours un vertueux groupe de pression pour réclamer un hommage à Bismarck, à Mussolini, à Hitler, à Goering ou à Himmler. Quand la machine démarre, difficile de l'arrêter.

    L’Histoire appartient au passé. On peut et on doit assumer les erreurs de nos aïeux, mais nous ne pourrons pas les effacer par des gestes dérisoires. Une effigie de moins, une rue rebaptisée, est-ce que cela changerait aujourd’hui le sort des descendants de nos victimes ? Les souvenirs de l’esclavagisme et de la colonisation seraient-ils moins douloureux ?
    Il me semble qu’il serait plus utile d’enseigner dans nos écoles ces pages peu glorieuses de notre histoire, afin d’ôter aux hommes la tentation de récidiver. Expliquer, dialoguer, calmement, sans banderoles, sans matraques, sans haine, sans chants guerriers.
    Et que les méfaits de nos anciens dirigeants restent comme un caillou dans nos chaussures. Qu’ils nous rappellent ce qui est la raison. Restons vigilants.



    Le 18 06 2020 : Au bout du tunnel, les vacances.


    Les vacances, les vacances, il semble que seul ce sujet préoccupe les Français. Quand je croise un ami, c’est la première phrase que j’entends : Sais-tu où tu partiras en vacances, cette année ? Voilà ce qu’on me demande avant même de s’informer si je me porte bien. Comme si c’était plus important que la santé, que la crise économique qui s’annonce, que les troubles qui agitent déjà la rue.

    Depuis quatre mois, nous sommes soumis à une tension permanente : Le coronavirus avec le confinement qui nous a coupés du monde, la crainte de la contamination, nous avons vécu dans la peur de voir nos enfants touchés, nous avons subi le bombardement des chiffres et des bilans, des mises en garde alors que personne ne connaissait exactement les méfaits de cette pandémie, nul ne savait si elle risquait de revenir ni comment elle se propageait, ni qui serait concerné. Des experts nous ont expliqué très longuement qu’ils ne pouvaient rien dire et que tout était à apprendre. Tout ce qu’ils pouvaient avancer, c’est qu’il fallait se laver souvent les mains, que nous devions tousser dans notre coude et que les marques d’effusion étaient prohibées. Les solutions provisoires ? Fermer nos frontières, nos bouches, nos portes, nos industries et nos commerces ainsi que nos écoles. La mort venait de l’étranger, comme pendant les deux dernières guerres. Nous n’étions en sécurité que cloîtrés dans nos maisons, dans nos caves, comme jadis.

    L’ignorance de notre sort alimentait notre terreur. Chaque matin, nous nous disions au réveil, jusque-là, ça va, comme répétait devant chaque étage le charpentier tombant du toit d’un gratte-ciel. Comment, dans ces conditions, ne pas avoir des idées morbides ?
    Et enfin, on a rangé dans les placards la mesure de restriction de déplacement aux cent kilomètres, ce qui nous autorisait à rêver de soleil, de mer, de vacances. Nous nous sommes agrippés à cet espoir, le seul qui ne dépendait que de nous. Les autres perspectives relevaient de suppositions hasardeuses. En effet, qui peut certifier que dans quelques mois, il travaillera encore chez le même employeur ? Qui peut jurer qu’il résistera à la deuxième vague dont on nous menace si nous ne sommes pas sages ? Alors, les vacances, c’est encore ce qu’il y a de plus certain, pour peu que l’acompte à la réservation ait été payé.

    Donc bonnes vacances à tous !
    Au fait : où passerez-vous l’été ?



    Le 17 06 2020 : Le virus abdique, la colère rapplique !


    On nous l’avait annoncé, après la pandémie, le monde ne pouvait pas continuer comme avant. La société allait s’améliorer, s’ouvrir sur l’autre, à commencer par moi-même, affirmait le président.
    Chacun s’est investi jusqu’aux limites de ses forces : le personnel médical d’abord, et les policiers, les commerçants, les caissières, les employés des postes et des municipalités, les fonctionnaires, les camionneurs. 
    La vie a continué de tourner comme si les mesures sanitaires avaient assaini le climat délétère qui sévissait dans notre pays.
    Il faut dire que l’État y avait mis les moyens, hier absents, les milliards  surgissaient miraculeusement, les promesses pleuvaient, les problèmes créés par les réformes en cours passaient sous le tapis. Et nous y avons cru pendant un temps. Après la sidération causée par le cataclysme, notre tête papillonnait de rêves. On n'allait pas encore nous mentir pendant une telle épreuve!
    Dès les premiers jours du déconfinement général, la France qu’on nous disait entièrement passée au vert a sombré dans le rouge de la colère. Le réveil fut dur !
     À Paris, en province, à Marseille, à Dijon. Les soignants ont vite réalisé que les promesses n’avaient pas résisté au gel hydro-alcoolique. Ils sont sortis dans la rue et ont brandi la menace d’une grève pure et dure. Ils refusent les médailles et les bisous. Ils exigent un salaire décent et les moyens en effectif et en matériel d'exercer leur métier.
    Les commerçants ont senti qu’ils étaient les dindons de la farce politique. Des idées perverses ont traversé leur esprit : pourquoi avait-on fermé les restaurants et les boutiques alors qu’on avait ouvert les bureaux de vote ? Pourquoi maintenait-on les mesures drastiques alors que nos voisins allemands avaient rouvert les restaurants et les marchés?
    Les entrepreneurs réclament les aides promises que les banques ne veulent pas accorder, ils disent que des licenciements massifs frapperont immédiatement. Ils ne se laisseront pas faire. La violence, encore.
    Les minorités manifestent, les noirs, les maghrébins, les étrangers exigent cette égalité illusoire qui décore les frontons des mairies.
    Les jeunes entrevoient un avenir empoisonné par la dette qu’il leur faudra rembourser. Qui d’autre pourrait se sacrifier quand leurs parents sont sans emploi, ou durement diminués par la covid 19 ?
    Les banlieues s’embrasent pour des raisons diverses, les dealers récupèrent leur territoire pour rétablir leur trafic qui a souffert de la crise. Ils brûlent des voitures, ils lancent des cocktails Molotov sur les forces de l’ordre. Ils reprennent possession des cités. La violence toujours.
    Dans la rue, les policiers dénoncent l’injustice qui leur est faite alors qu’on leur a beaucoup demandé durant presque deux ans. Ils déplorent l’ingratitude de leur ministre de tutelle. Ils n’admettent pas les reproches.
    On manifeste, on manifeste chaque jour, partout et les casseurs qui  ont trépigné pendant trois mois s’en donnent de nouveau à cœur joie.
    Il paraît qu’un vaccin apparaîtra dans prochains mois. Prions pour la réalisation de ce vœu. Mais quand s’attaquera-t-on à résoudre cette violence endémique qui pourrit notre monde ? Quand les politiques se décideront ils à chercher les vraies raisons de ce désamour qui les sépare du peuple ? Quand ces dirigeants tiendront-ils leurs engagements ?
    Je sais, c’est difficile, je ne ferais pas mieux qu’eux, mais moi, je n’ai pas juré pendant la campagne électorale, la main sur le cœur, que j’avais la clé et que je pouvais régler les problèmes. Moi, ce que je veux, je ne le hurle pas. Je le demande humblement. Je voudrais un monde meilleur qu’avant la pandémie. C’est légitime, je crois.



    Le 16 06 2020 : Il n’y a pas que les hommes sur terre !


    Avec le confinement, j’ai pris la fâcheuse habitude de prendre mon petit-déjeuner devant mon téléviseur afin de me tenir informé de l’actualité. J’aurais dû m’en abstenir comme le conseille la compagne de Stephan Eicher dans son sublime Déjeuner en paix.
    L’activité humaine me consterne, la nature humaine me désespère chaque jour davantage et il en faudrait peu pour que je devienne complètement misanthrope.
    L’âge de raison ne nous a pas encore touchés et les informations nous en donnent la preuve quotidienne. Nous nous enfonçons, nous sombrons en dépit de l’éducation obligatoire, en dépit des moyens techniques, en dépit de l’instruction et des médias.
    Les prétendus réflexes que l’on prête faussement aux animaux sont toujours présents et augmentent comme si, avec la modernité, les réseaux sociaux, la vitesse des communications, la haine serait le sentiment humain le plus naturel. Les mises en garde de quelques sages n’y font rien : on pend des hommes noirs aux arbres outre-Atlantique, la mondialisation affame des populations un peu partout, on vole légalement dans tous les pays, on tue et surtout, on insulte, on condamne sans restriction, sans pudeur. On déboulonne, on souille des statues et des noms sans penser aux conséquences : Churchill était peut-être raciste, mais c’était une autre époque et une bonne partie de l’Europe lui doit de ne pas vivre sous la botte nazie. Idem pour De Gaulle qui a vu son buste souillé de peinture jaune. Sans Christophe Colomb que l’on voue aux gémonies, pas d’États-Unis et les Américains qui s’en prennent à lui n’auraient pas exterminé plus tard les Indiens et déporté des milliers d'Africains. On veut bannir Jules Ferry de la liste des bienfaiteurs à cause de ses idées coloniales. Il est facile aujourd’hui de le condamner en oubliant le reste de son œuvre. Ne blâmons pas les hommes du passé dont la morale n'était pas encore la nôtre. L'homme est perfectible et peut-être nos enfants nous cloueront-ils au pilori pour leur avoir légué un monde dévasté et pourri par nos inventions calamiteuses. Réfléchissons-y avant de brandir les pierres pour lapider nos aïeux. 
    Je ne consulte plus les commentaires sur les articles concernant n’importe quelle personnalité : des tombereaux d’insultes ponctuées de fautes d’orthographe, de la rancœur primaire, de la haine brutale. Rien ne trouve grâce. Notre humanité a perdu toute humanité, il ne reste que la hargne!
   Les manifestations violentes se multiplient et font oublier les rares expressions d’empathie, de fraternité. 
    Pendant la crise, le personnel soignant s’est dépensé sans compter pour le bien général. D'autres hommes et femmes se sont dévoués pour nous. Combien de temps durera notre reconnaissance ?
    Les policiers ont veillé au grain et les voilà conspués comme si la police n’était composée que d’êtres abominables.
    Je pourrais écrire des volumes sur ce sujet… Il s’en faut de peu pour que je ne m’abrite dans un tonneau pour suivre la progression du soleil.
    Un ami cher m'a parlé d'un pinson qui lui rend visite  de nombreuses fois, à heures fixes et frappe de son bec contre ses carreaux pour attirer son attention. Un aimable pinson vient lui rappeler la douceur.
    J'ai évoqué dans ces pages la compagnie d'un rouge-gorge au plus dur du confinement. Il apportait un rayon de soleil dans ma solitude.
    Est-il donc plus facile de se lier d'amitié avec un oiseau qu'avec un homme?
   Heureusement qu'il n'y a pas que des hommes sur terre! Notre monde ne serait plus supportable.



    Le 15 06 2020 : Et si l’on rêvait ?


    Pendant des mois, de trop longs mois, la situation nous obligeait à garder la tête dans le réel, un réel pesant, angoissant. Nos nuits agitées nous interdisaient de rêver, pas d’échappatoire à l'éprouvante actualité.
    Après le confinement, nous avons vu revenir les acteurs de notre comédie humaine qui portaient les mêmes masques hideux. Et après la peur, nous voici confrontés au désespoir. Faut-il se résoudre à ce que jamais rien ne change ? Non ? Alors, si nous faisions un rêve ? Je sais, l’ambiance ne s’y prête pas, mais de grâce, Faisons un rêve.
    Vous souvenez-vous de votre enfance, du temps de l’innocence ? Quand nous nous battions avec un camarade, la brouille ne durait jamais bien longtemps. Quel qu’en fût le motif, nous faisions la paix. Pas de rancœur, pas de bouderie, nous nous serrions la main (ce n’était pas alors dangereux) et tout repartait comme avant et bien souvent, l’amitié en ressortait renforcée.
    Retrouvons les pratiques de la candeur, de la spontanéité naïve. Faisons table rase de tout ce qui nous divise, de tous nos préjugés, cherchons ce qui nous réunit et repartons d’un bon pied. Que signifient la gauche et la droite ? Est-ce important que nous soyons blancs ou noirs ? Cessons ces précautions idiotes où un africain n’est plus un noir mais un homme de couleur ! Être noir n’est pas une infamie. Comme s’il n’existait qu’un seule couleur : le noir. Les Européens sont aussi des gens de couleur… Blanche. Acceptons la diversité des religions, des origines, des tendances.
    De ce qui diffère naît la plus belle harmonie disait Héraclite. Que le monde serait ennuyeux si tous avaient la même opinion sur tout ! Sans la contradiction, aucune conversation ne serait possible, l'autre qui nous ressemble trait pour trait ne nous intéresserait pas. Entendre le contraire nous en apprend plus sur l’autre et sur nous, c’est l’école de la tolérance. L'uniformité est vaine, lassante, elle n'attise aucune curiosité.
    Rêvons que nous déposons les armes, que nous affûtons notre attention à l’avis de l’autre. Écoutons son histoire, cherchons à comprendre ce qui l’a amené à s’opposer à nous. À sa place, n’aurions-nous pas fait le même chemin de pensée ? Quel homme serions-nous si nous avions vécu sa vie?
    Tout n’est jamais blanc ou noir. Il se trouve toujours un point de tangence où les couleurs se confondent, où le compromis est possible. Apprenons à discuter, c’est une affaire de patience, de volonté, d’empathie. Aujourd’hui, c’est le plus important, c’est essentiel si nous voulons échapper au sectarisme, au communautarisme, à la division, à une guerre inutile et meurtrière.
    De toujours, l’homme a rêvé de voler en dépit de la pesanteur et il a fini par inventer l’avion. La puissance du rêve a vaincu la loi de la pesanteur.
    Seul le rêve nous sortira de ce chaos qui ruine l’humanité. Faisons un rêve et prenons le temps de nous parler, enfin.
    Alors, sûrement, il n'y aurait qu'une classe, qu'une race, qu'une identité qui serait le fruit du mélange.
    Mon rêve n'est pas de rester ce que je suis mais de vivre parmi les autres, mes semblables si différents de ce que je suis, sans haine ni peur. Le bonheur.  Osons rêver.



     Le 14 06 2020 : Par pitié, je ne peux plus respirer !


    En un an et quelques mois, la situation dans le monde et en France s’est dangereusement dégradée, l’atmosphère est devenue irrespirable, c’est Tchernobyl sur la France et partout sur terre. On étouffe !

    À la tête des pays, des incendiaires répètent leurs provocations. Dans les partis, à droite comme à gauche, les petits chefs aigris sont à l’affût de la moindre raison pour cracher leur venin. Dans la rue, chacun trouve une bonne raison de manifester son écœurement. Sur les ondes, on décortique, on expertise, on révèle, on dénonce. Est-ce ainsi que les hommes vivent ? Ces gesticulations guerrières vont-elles améliorer le monde, arrêter la fonte des glaces, amorcer un dialogue ?

    La nature humaine et l’histoire des nations sont tellement diverses qu’il est quasiment impossible que tout ce chaos s’ordonne naturellement. Pourquoi ne pas agir comme Nelson Mandela qui avait passé l’éponge sur les haines passées ? Il avait su agglomérer les bonnes volontés pour créer un état réuni autour de la tolérance, multiple, harmonieux. Il n’y a pas réussi entièrement, mais ces victoires ne se réalisent pas en un jour. Mais il a initié le mouvement…

    Les noirs et les blancs ne peuvent-ils pas se parler, est-il impossible de vivre en paix, de se comprendre ? La guerre permanente est-elle inéluctable ? Quoi qui ait été perpétré, prolonger ne conflit ne règlera rien, il faut absolument entretenir le dialogue dans la sérénité. Depuis que l'on se bat, on aurait dû admettre cette évidence!

    Quelques dirigeants, en France et ailleurs, ont fait acte de contrition, ils ont demandé pardon au nom de l’État. Ils se sont frappé la poitrine, ils ont exprimé leur compassion pour les victimes. Les grenades, les incendies et les coups de part et d’autre ne cautériseront pas les plaies. La violence n'est pas la solution.

    Après le coronavirus, toujours prêt à ressurgir, après les émeutes, nous sommes tenus à la vigilance constante. C’est intenable, nous ne pouvons pas subir ce climat délétère, infecté par toutes ces rancœurs et frustrations. Il est inhumain de vivre sans espoir. Cette douleur est inutile.

    Je ne suis plus tout jeune et j’entrevois déjà le bout du chemin. J’espère profiter encore un peu de la vie, simplement, paisiblement. De grâce, je voudrais pouvoir finir ma vie sans me confronter à cette insurrection constante. Pitié, je ne peux plus respirer !



    Le 13 06 2020 : Chouette ! Le monde a enfin changé !


    Les experts en tous genres s’accordaient enfin sur un seul point : après la douloureuse épreuve du confinement, il ne pouvait pas en être autrement, le monde allait changer et force est de le reconnaître, il a effectivement bien changé… en pire !
    Nous étions en droit d’espérer qu’après avoir frôlé la mort, chacun n’aurait qu’une envie : se jeter dans les bras de l’humanité pour se congratuler mutuellement, s’embrasser, se donner la main, tâcher de mieux se connaître, découvrir enfin les chemins de la fraternité des survivants de la grande épidémie, se répéter combien on est heureux de se retrouver, effacer les vieilles rancœurs, apprendre à faire la part des choses, négliger le superflu et s’attacher à l’essentiel.
    Voilà cette importante mutation de la société que nous espérions naïvement. Et qu'observons-nous enfin ?
    Une faille séismique semble séparer davantage les citoyens de leurs représentants qui ne représentent plus qu’eux-mêmes, les institutions de leurs dirigeants, la police et la gendarmerie de leur ministre de tutelle, les tribunaux du garde-des-sceaux, le peuple des élites, les ouvriers menacés de chômage des patrons de grandes usines, et, avec la crise économique qui s’annonce, tous les travailleurs des chefs d’entreprise aux abois qui eux-mêmes s’en prennent au gouvernement.
    Car il faut bien désigner le responsable des malheurs qui s’abattent sur le pays, il est tout trouvé, c’est évidemment l’Autre. Cet incompétent, cet égoïste irresponsable mû par ses ambitions personnelles. Cette entité fourre-tout qui agrège les politiques, l’industrie, la finance, les étrangers, les arabes, les noirs, les blancs, les chômeurs, les fonctionnaires, les profiteurs, les fainéants, les tricheurs, la gauche, la droite, les écologistes, les vieux, les jeunes, les prêtres, les journalistes… Autant dire 99% de la population. Comme ce sont les meilleurs qui partent, ceux qui échappent à la vindicte générale dorment au cimetière et ne peuvent plus nous sauver : L’abbé Pierre, sœur Térésa, Mendès France, Pierre Bérégovoy, Pompidou, peut-être de Gaulle… et encore…

    On se préparait aux lendemains qui chantent et on entrevoit l’immense désenchantement. Alors, nous réclamons le droit de rêver… Ça ne coûte rien, ça ne ruinera pas la France, le rêve qui fait passer la pilule. Pendant le confinement, nous disions demain, aujourd’hui, nous répétons peut-être un jour…En touchant le fond, le monde changera, qui sait ?

   
 
    Le 12 06 2020 : Héros d’hier, salauds d’aujourd’hui.

    Les bien-pensants américains, toujours en avance d’une absurdité ont eu l’idée saugrenue d’empêcher désormais la diffusion du film de 1939 réalisé par Victor Fleming d’après l’œuvre de Margaret Mitchell : Autant en emporte le vent. Cette injonction s’appuie sur le fait que cette histoire se déroule dans un état du Sud pratiquant l’esclavagisme. Depuis la guerre de sécession, fort heureusement, les choses ont changé mais faut-il pour autant bannir ces œuvres ou même, comme le suggèrent certains, les corriger ? En s’appuyant sur ce raisonnement, nous devons nous lancer dans un autodafé gigantesque et oublier ou réécrire selon nos goûts les plus belles créations artistiques qui témoignent des erreurs de nos civilisations. Suivons l'adage qui affirme que nous apprenons plus de nos erreurs que de nos réussites.
    Faut-il rayer les films suivants de nos catalogues?
    Apocalypse Now de Francis Ford Coppola qui décrit la guerre du Vietnam, Vol au-dessus d’un nid de coucou parce qu’il traite des abus de pouvoir dans le traitement des malades mentaux, Élise ou la vraie vieL’ennemi intime parce qu’il y est question de la guerre d’Algérie encore tabou et du sort réservé aux immigrés. De même, sus à Jean-de-Florette qui raconte l’injustice faite aux bossus. Et surtout, Nuit et brouillard qui a mis en lumière la vérité des camps de la mort et la Shoah. De même Le pantalon d’Yves Boisset qui relate la mentalité du commandement français pendant la Grande-guerre.
    Exit, la quasi-totalité des romans de Zola qui dénoncent l’inégalité sociale ; Germinal, La terre, Nana etc. Et ceux de Steinbeck : Les raisins de la colère qui pointe du doigt la misère des paysans ruinés par les spéculations foncières, Des souris et des hommes qui décrit la chasse aux handicapés. Et puis les romans de Soljenitsyne, ceux de Koestler, de Malaparte, d’Hemingway. Et puis J’irai cracher sur vos tombes de Vernon Sullivan alias Boris Vian qui traite du racisme.
    Déchirés, El dos de mayo suivi de EL tres de mayo de Goya qui reconstituait la révolte des Espagnols face à l’invasion des armées napoléoniennes. De même pour Guernica de Picasso.
    Déboulonnées, les plaques de rues portant le nom des colonisateurs : Colomb, Jules Ferry, Gambetta, le cardinal Charles Lavigerie, Laperrine, Bugeaud, le grand Napoléon qui rêvait d’un empire et Murat, son bras armé, et tous ceux qui ont fait la gloire de la France avec l’Armée coloniale.
    Ces hommes ont été longtemps des héros. Si leur action, est réprouvée par notre morale d’aujourd’hui, doivent-ils être condamnés et qualifiés de salauds?
    Selon eux, ils servaient de bonne foi leur pays.
    Les héros d’hier ne peuvent pas être les salauds d’aujourd’hui…mais ceux qui se croient des héros répétant à cette heure des crimes comme on les commettait hier, ceux-là sont des salauds. 
    Ne touchons pas aux œuvres d’artistes, elles sont le reflet d’une époque. Gardons-les pour nous y référer et comprendre pourquoi notre humanité en est arrivée à perpétrer de telles abominations : Le nazisme, la colonisation, l’extermination des peuples, l’arrachement de milliers d’hommes à leur terre natale pour en faire des esclaves. Nous en avons besoin pour nous souvenir. 
   Lors de l’exposition universelle de Paris, un jour de juin 1937, l’ambassadeur d’Hitler, Otto Abetz demande à Picasso devant le tableau Guernica : C’est vous qui avez fait ça ? L’artiste lui inflige la réponse explicite concentrée en ces petits mots plus violents qu’une gifle : Non, c’est vous !
    À l’inverse, Mein Kampf est l’œuvre honteuse d’un dictateur dément, et nous devons lire et conserver ces écrits, non pas pour y puiser un modèle mais pour en analyser et noter les errements et les mensonges.
   L’auteur n’est pas responsable des scènes qu’il dépeint et n’en fait pas l’apologie. Celles-ci recensent les actions à ne plus reproduire. De grâce, ne brûlons pas ses œuvres.
    C'est dans les livres et dans les musées que se forgent les consciences. 



    Le 10 06 2020 : La sidération :

    Cela se passait à la fin des années 50, ou au tout début des années 60. Je ne sais plus car la mémoire estompe ces souvenirs pénibles.
    Il faisait beau dans ce beau pays où je suis né, de l’autre côté de la Méditerranée. Les légionnaires en permission, les familles sortaient prendre le petit soleil. La promenade du centre-ville voyait une foule défiler tranquillement. C’était le lieu des grands magasins, des kiosques de confiseries, des manèges, des cinémas. Rien ne présageait la calamité qui allait frapper. De nombreux habitants avaient cherché la fraîcheur dans les salles des deux cinémas voisins. La première séance de l’après-midi venait de se terminer et les gens commençaient à sortir. Le hall était bondé. Chacun pensait déjà au bon moment qu’il allait passer, attablé à la terrasse du glacier.
    Soudain, l’inimaginable. Des individus pointèrent des pistolets mitrailleurs par les vitres latérales de deux voitures et tirèrent longuement sur les badauds. La pluie de balles dura plus d’une minute. C'est fou le nombre de gens que l'on peut exterminer en soixante secondes. Cela paraît aussi long qu'un confinement où les vivants regardent les autres partir.
    Dans le cinéma, les corps s’affalaient sur le sol couvert de cadavres puis le silence enserra les lieux. Terrible silence, plus de rire, peu de cris, pas d’appels, quelques gémissements ténus. Et la sidération. L'enfer. Une à une quelques personnes se relevèrent avec difficulté, comme si elles pesaient une tonne. Hébétées, elles balayaient du regard la scène de l’attentat. Les véhicules étaient repartis en trombe. Les survivants titubaient, hagards et leurs pas se maculaient de sang. Ils n’osaient pas hurler, ils n’osaient pas fuir en courant, ils redoutaient la deuxième vague, une seconde équipe de tireurs qui finiraient l’ouvrage de mort. Et si parmi les victimes, d’autres assassins se dissimulaient, prêts à brandir leurs armes? Après, les secours arrivèrent et un tourbillon de vie débarrassa fébrilement les lieux. Un semblant de vie car, après ce terrible assaut, rien ne sera plus comme avant, l’humanité avait basculé dans l’horreur.

    Pendant plus de deux mois d’épidémie et de confinement, les Français ont aussi compté les morts, subi des salves incessantes de vraies et fausses informations concernant le coronavirus. Un vrai matraquage. On parlait de guerre et l’ennemi était partout : la boulangère, l’aimable voisin, le facteur. Il fallait se méfier de tout et de tous, même de ses enfants et de ses innocents petits enfants. Les décès en France atteignaient des nombres inimaginables : près de cinq cents par jour au plus fort de l’épidémie, près de dix-neuf milliers à ce jour. La date du déconfinement fut fixée pour le 11 mai. On nous autorisa à mettre le nez dehors sans fournir de justificatif. Mais comment retrouver la confiance ? La terreur nous a marqués au fer rouge. Pour autant, les rues n’ont pas retrouvé leur visage habituel. Le masque quasiment généralisé, les regards fuyants, craintifs, méfiants. Plus de mains tendues pour un salut cordial, plus de bises sur les joues, ce geste d’amitié qui frappe l’esprit des touristes étrangers. Une distance prudente entre ceux qui échangent des paroles. Une simple conversation peut signifier une condamnation. Des couloirs, des parcours compliqués dessinés sur le sol des magasins, sur les trottoirs, partout. Un dédale d'angoisse, de suspicions, de frayeurs.
    Sur les antennes, les mises en garde permanentes entretiennent le soupçon et la sidération fige notre humanité. La mort nous a frôlés... mais sommes-nous certains d'avoir survécu? Le virus dort en nous mais qui nous dit qu'il ne se réveillera pas, demain, dans une semaine, dans un mois? Avons-nous bien compris ces notions de porteur sain, de vecteur potentiel, d'immunité temporaire ou définitive? Et par-dessus le marché, les scientifiques nous ressassent qu'ils apprennent chaque jour et que la vérité d'hier n'est plus celle d'aujourd'hui.
    Il y a bien quelques bravaches qui tentent le sort avec désinvolture, mais la crainte persiste dans presque tous les esprits, elle durera encore des années, confusément, comme le souvenir d’un terrible attentat.
    Désormais, il faudra s’accoutumer à vivre avec la sidération. Cette douloureuse sensation s’essoufflera avec le temps, je l’espère, comme s’est un peu effacée de mon cerveau celle qui m’a étreint le jour de l’attentat à la sortie du cinéma de mon enfance. 
    Mais permettez-moi d'en douter…

 

 Le 08 06 2020 : Il y a genoux et genoux :


    Depuis plus d’une semaine, sur toutes les ondes, on parle de genoux. On loue ou on doute à la fois de l’efficacité de ce symbole dont la signification est multiple.

    Dans les églises, le genou à terre signifie la soumission à Dieu, le respect qu’on Lui porte. Le genou symbole d’humilité.
    Dans les arènes antiques, sur les champs de bataille, sur les rings, il implore la grâce du vainqueur. Le genou, symbole d’humiliation.
    Sur les tatamis, avant chaque combat, il accompagne le salut des adversaires et exprime leur respect réciproque. Le genou symbole d’humanité fraternelle. 
     Après l’assassinat de George Floyd à Minneapolis le 28 mai 2020, le genou au sol est devenu aussi chronique que la pandémie de coronavirus. Elle gagne tous les pays, tous les continents. Toutes les sociétés s’y mettent : les révoltés noirs et blancs, les forces de l’ordre, les militaires U.S. les politiques de tous bords, les étudiants, chacun se sent concerné. J’ai entendu cette phrase révélatrice dans la bouche d’un Américain : Jusqu’à ce jour, mes concitoyens blancs n’ont pas bougé parce qu’ils pensaient que le racisme était d’abord l’affaire des noirs. Aujourd’hui, nous avons compris que ça nous concernait en premier lieu.
     L'Homme, toujours inventif, vient de trouver un autre symbole au genou, un symbole qui n'a rien à voir avec ceux déjà cités. Comme le phonographe imaginé quasiment en même temps de part et d'autre de l'océan Atlantique, cette funeste pratique a vu le jour sur tous les continents: le genou, symbole d'abus de pouvoir et d'oppression. Le genou qui étouffe en appuyant le cou, ou le dos, constaté à l'occasion des  manifestations.
    La justice n'a heureusement plus le droit de recourir à la peine de mort. Pourquoi d'autres exercices de la loi y aurait droit dans les rues ou dans le secret des commissariats ou des véhicules de transport? Sans jugement, sans tribunaux, sommairement, arbitrairement.
     Il est certes difficile de maintenir l'ordre en ces temps troublés car la société est devenue ultra-violente, à cause de maintes raisons: l'ignorance, l'échec scolaire, le manque d'instruction, le chômage, la misère, la stigmatisation. 
     Nous comprenons  le désarroi des policiers et des gendarmes extrêmement sollicités depuis de trop longs mois, depuis des années, qui assistent à la dégradation de la morale. Mais ce sont des professionnels, pour la plupart respectueux de l'éthique. Certes, on leur demande trop et ils ne peuvent pas régler à eux seuls les carences des gouvernements successifs. Voilà pourquoi ils pourraient, et ils devraient trouver les moyens d'éviter ces drames car tout homme, même le pire, a le droit au respect et à l'aide de L’État. Tout le monde y gagnerait, en confiance si nécessaire à l'harmonie de notre civilisation.
    En mars 1965, à Selma, Martin Luther King met un genou à terre. Il se recueille devant le Seigneur et marque en même temps sa révolte contre le pouvoir des blancs. Il sera tué.
    Aux jeux olympiques de Mexico en 1965, les athlètes Tommie Smith et John Carlos choisissent de ne pas s’agenouiller mais de lever le poing : ils seront disqualifiés et dépossédés de leurs trophées. L'expression pacifique de leur dépit est réprimée. Cela ne règle rien et il n'est pas étonnant que leur déception se mue en colère.
    Ils seront imités en 2016 par le footballeur américain Colin Kaepernick qui s'agenouillera pendant l'hymne national pour exprimer sa révolte contre les violences faites aux noirs de son pays.  

    On nous a dit que grâce au virus, puis à la crise économique qui suivra, le monde changera forcément (en bien ou en mal?).
    Assurément il changera, peut-être à cause de la maladie, mais certainement surtout grâce aux génuflexions, l’humanité en sortira grandie. Une réflexion tout de même : combien de morts justifieront la nécessité d’une évolution?
    

     Le 03 06 2020 : Le monde est fou !


    Que se passe-t-il en ce bas monde ? La folie le dévore à belles dents. D’abord cette pandémie née dans un marché moyenâgeux de la Chine, transmise par un gentil pangolin, vestige de la préhistoire.
    Rien n’est plus sournois, plus imprévisible qu’un virus et d’autant plus un coronavirus. Il a attendu que nous préparions les vacances pour nous frapper dans la poitrine, comme une brute. Les enfants innocents sont des porteurs sains, et leurs grands-parents en sont leurs victimes. Faut-il être cruel pour imaginer pareille combinaison ?
    Comme si cela ne suffisait pas, un autre coup fatal est porté sur notre civilisation. Et nous n’osons pas imaginer ses conséquences. Un homme noir, George Floyd, est mort sous le genou d’un policier blanc à Minneapolis dans le Minnesota, au Nord des États-Unis. Ce pays est, selon son arrogant dirigeant, le plus grand leader du monde, le plus démocratique, le plus cultivé, le plus intelligent, le plus attaché à ses droits et à la liberté. Les maux séculaires reviennent régulièrement comme des rechutes : des émeutiers noirs et blancs dans les rues bravent le couvre-feu pour crier à l’injustice, ils protestent comme leurs pères et leurs grands-pères contre l’oppression des blancs, ils sèment des incendies pour réclamer une égalité longtemps promise. En point d'orgue, le coronavirus raciste s’attaque aussi plus volontiers aux gens de couleur, aux plus pauvres, aux plus démunis, à la lie de la terre comme Arthur Koestler nommait les exclus persécutés. C’est un signe du dérangement mental qui règne sur notre pauvre terre, un affront à l'humanité, un déni de l'espoir que notre espèce s'améliore avec l'expérience, avec le temps qui hélas n'arrange rien. Demain ne sera pas meilleur qu'hier, il faut s'y résoudre.
    Ici, dans notre vieille Europe, nous voulons nous persuader que la raison reviendra, il ne peut pas en être autrement, nous sommes des hommes, tout de même ! Pas des animaux, pas des virus !
    Eh bien non ! Le blond président de cette grande nation ordonne à tous les gouverneurs des états d’utiliser les militaires, les chars, les balles,  les moyens de dissuasion pour que l’ordre soit respecté. De quel ordre parle-t-il ? Quelle est sa conception de l'harmonie qui devrait être loi sur tous les continents? La société américaine est-elle bien ordonnée quand un policier s'arroge le droit de tuer un citoyen noir ? En matière de répression, ne doutons pas que celui qui a la main sur ce pays saura trouver des ficelles aussi ingénieuses que celles qu’il avait soufflées aux médecins pour vaincre la covid 19. Suggérera-t-il des patchs contre les gens de couleur, des bains d’eau de javel pour les éclaircir ?
    Ne cherchons aucune logique dans ce sinistre fait divers trop commun outre-Atlantique. Il n’y en a pas, car il s’agit là de véritable folie qui s’est emparée du pays des libertés.

    Misère humaine... Mon Dieu, ce pitoyable monde est devenu fou !



    Le 31 05 2020 : Déconfinement, on perd ses amis.

    Hier, dès le matin, on a senti un grand changement dans ma rue si calme pendant le confinement.
    Naguère, le chant des oiseaux avait remplacé le tintamarre des voitures et des camions qui regagnaient la bretelle de l’autoroute. Les avions s’étaient raréfiés et ne survolaient plus ma maison pour atterrir à Roissy, les enfants ne chahutaient plus autour de l’école et du collège du quartier, seuls quelques voisins promenaient leurs chiens aux alentours.
     La sérénité, le calme, l’intimité.
    Désormais, en paiement de la liberté retrouvée, nous devons supporter le ronronnement constant des véhicules, les klaxons, les coups de freins, les sursauts sur le dos d’âne qui ne ralentit personne. Les gamins jouent et galopent comme en février, les chiens aboient au passage des nombreux promeneurs.
    Dans mon jardin, je me vois contraint de redoubler d’efforts pour maîtriser la nature exubérante et désordonnée qui s'en donne à cœur joie. Je me consacre à une chasse impitoyable au chiendent qui enlace les rosiers pour les étouffer. J’arrache les orties qui envahissent les iris, je gratte le sol pour chercher les racines et, ce faisant, je déterre les vers et les larves d’insectes.
    Je dois me faire violence car il me semble que la terre est de plus en plus basse et qu’elle s’éloigne chaque jour un peu plus de moi. Je n'ai pourtant pas grandi d’un centimètre. Heureusement un nouvel ami me tenait compagnie et m’encourageait par sa présence à mes côtés. Grâce au petit rouge-gorge familier qui trouvait à manger dans le terreau retourné, la corvée était devenue un plaisir. La solitude imposée par les circonstances et les maux infligés à mes articulations me pesaient moins.
    Hier, j’ai travaillé pendant quatre heures, guettant du coin de l’œil le ciel, la haie et les arbres. Mon joyeux piaf demeura loin de mon jardin, sans doute effrayé par le bruit et les gens. Je l’ai attendu jusqu’au soir, le nez contre la vitre de la fenêtre. Je me demandais où il s’était caché et quand il oserait revenir dans nos massifs de fleurs que nous partagions.
    À la tombée de la nuit, entre chiens et loups, il me semble avoir entrevu son vol rapide au ras du gazon, il fuyait quelque danger. Je n'en suis pas certain, ma grande envie m’a peut-être joué des tours.
   J’espère qu’il finira par investir de nouveau mon jardin quand il se sera accoutumé aux rumeurs de la ville et de la civilisation. J’espère, j’espère et je me prends à regretter le silence et les oiseaux que la pandémie avait rappelés pour nous.
    J’ai dit adieu aux chardonnerets aperçus aux premiers jours de l’épidémie. J'avais côtoyé cette espèce élégante durant mon enfance passée de l'autre côté de la Méditerranée. Je les reçus comme on ouvre un vieil album de photos de famille. Ils visitèrent mes arbres et partirent à tire d'aile deux jours plus tard, attirés par le Nord. Le monde a si vite changé aujourd'hui: à l’instant, deux tourterelles trottinent autour du cerisier. nous nous connaissons bien. Bienvenue!



    Le 29 05 2020 : Liberté etc. mais gare à l’euphorie !


    Chaque jour, j’ai attendu impatiemment cette annonce qui nous ouvre les portes vers la liberté comme le disait la chanson de Pierre Perret. Désormais, nous pourrons nous rendre au bord de la mer, même si nous devons parcourir plus de cent kilomètres, nous pourrons bientôt aller au théâtre, au cinéma, ce n’est plus qu’une question de jours. Nous pourrons passer du temps avec nos proches pour les vacances. Je devrais être heureux sans nuance et plonger dans le carpe diem.
    Alors pourquoi cette gêne qui entrave la joie du vieux bonhomme que je suis ? Une sourde impression, un doute, peut-être une sombre prémonition. N’allons-nous pas collectivement nous jeter tels des sauvages sur cette liberté retrouvée et la broyer dans nos étreintes éperdues comme le Lennie des Souris et des hommes qui écrasait les souris entre ses doigts, ivre de douceur ? Allons-nous être assez raisonnables pour mesurer nos élans ? N’allons-nous pas tout détruire en nous gavant de liberté ?
    Nous avons tant besoin de chacun de nous et de toutes nos forces pour affronter un autre fléau, un tueur de pauvres gens : la grande crise économique avec son cortège de catastrophes, le chômage, la misère, la fermeture des usines et des entreprises, l’inflation, la paralysie. Nous nous serons débarrassés du coronavirus en quelques mois. Cette nouvelle pandémie financière risque de nous frapper pendant encore des années et laissera de profondes séquelles aux survivants, en dépit de toutes les mesures prises par les gouvernements : Il faudra bien que, d’une façon ou d’une autre, les états remboursent les milliards empruntés. On nous a tant répété que les caisses étaient vides ! Cette fortune miraculeuse que l’on distribue nous paraît suspecte. Les banques et les ministères trouveront bien le moyen de trouver beaucoup d’argent dans les poches des contribuables. Pas d’autre moyen.
    Nous devons nous attendre aux révoltes, aux gilets jaunes, aux villes investies, aux touristes étrangers qui nous fuient, aux magasins fermés, aux ouvriers dans la rue, aux hordes d’affamés. Ce sera du chacun pour soi, comme après toutes les guerres. Cette épreuve-là nous assommera et la belle solidarité tant vantée pendant la covid 19 tombera en miettes. Il faudra retirer de notre emblème les mots Égalité et Fraternité qui ne seront plus qu’une utopie : quelque chose qu’on ne verra jamais plus.
    Alors, profitons de cette part de liberté qu’on nous rend, mais par pitié, restons vigilants, ne détruisons pas ce que nous avons si péniblement construit. Gare à l’euphorie, le pire est à venir !



    Le 28 05 2020 : Vivre sous la menace du coronavirus.


    Décidément, il faut avoir le cœur bien accroché pour supporter cette partie de montagnes russes que les circonstances actuelles nous imposent car l’ennemi est multiple et avance masqué (sans jeu de mots).
    D’abord il y a cette saleté de virus pervers qui peut s’introduire dans notre organisme pour nous empêcher de respirer, comme Albert De Salvo, l’Étrangleur de Boston qui sévit entre les années 1962 en 1964.
    Mais surtout, il y a l’Autre, ce meurtrier car la covid 19 utilise nos proches pour nous atteindre. Nos petits-enfants porteurs sains sont de potentiels vecteurs de notre mort. C’est leur faire porter la croix de leur responsabilité involontaire. C’est dire la cruauté de ce fléau !
    Signer un accusé de réception au brave facteur peut se révéler fatal. Croiser un inconnu dans les allées du supermarché, répondre à un passant perdu qui nous demande son chemin, voilà qui pourrait nous terrasser. Tenir la porte d’un magasin à une personne âgée, pousser un caddie, composer le code sur un lecteur de carte bleue. Les occasions de mourir ne manquent pas. Nous finissons par fermer les yeux devant une scène de foule à la télévision tant nous sommes angoissés.
    Le danger est partout et la vie sociale devient une aventure plus dangereuse qu’un Paris-Dakar. Ce n’est plus l’infiniment petit qui nous terrorise mais l’Autre, ce responsable de notre enfer, celui que Sartre pointait du doigt. C’est de lui que viennent nos maux. Et encore, si les malheureux gamins sont innocents de toute intention criminelle, il faut garder à l’esprit les inconséquents, ceux qui bravent la morale, les lois, la solidarité qu’ils réclament pour eux mais refusent à leur prochain.
    Finalement, c’est l’Homme qu’il nous faut redouter davantage que le virus. Observez son comportement : comment expliquer qu’il porte parfois un masque pour se protéger et épargner les autres, et qu’il se débarrasse sur un trottoir de cet écran souillé. J’ai beau retourner cette énigme dans ma tête, je ne trouve pas d’autre explication que la criminelle et insondable bêtise.
    Tout comme ces gens qui vont se masser autour d’un terrain de foot pour assister à un match improvisé. Ils mettent leur vie dans la balance pour une heure de spectacle… Est-ce raisonnable ? Comment expliquer cette attitude suicidaire et assassine ? Où est le roseau pensant ? Pas l’once d’une réflexion dans sa tête !

    Non, je ne veux pas m’exposer à cette folie-là, je ne veux pas exposer les miens, je ne veux pas exposer le travailleur qui nettoie les rues infectées pour nous permettre de vivre. Vous pensez sans doute que j’exagère ? J’aimerais vous croire…



    Le 27 05 2020 : Déconfinement : le retour des amis.


    Pendant le confinement, le jardin ne s’est pas mis au télétravail, j’ai pu constater avec un certain dépit que les orties et les liserons s’étaient emparés de mon carré de rosiers et, comme des sans gêne ils avaient envahi l’espace réservé aux iris. Alors que, à l’instar de mes concitoyens je ressentais des douleurs partout à force d’immobilité, je me mis tout de même à l’ouvrage. Dès les premiers coups de binette je constatai que mon labeur intéressait un rouge-gorge qui très vite fut accompagné par deux de ses petits qui restèrent près de moi durant cette journée entière. Il s’approchait de moi sans peur, à cinquante centimètres parfois, si bien que je me crus au paradis terrestre, à une époque où les animaux et les hommes vivaient en paix. La nature étant ce qu’elle est, trois jours plus tard, le 15 mai, je dus sortir mes outils de nouveau pour tenter de maitriser les ambitions de jungle de mon jardinet, mais ce jour-là, allez savoir pourquoi, celui que je croyais mon ami me snobait honteusement. Il allait se poser sur une haute branche ou à l’angle du toit mais gardait ses distances.
    J’accomplis ce que j’avais envisagé et, à mon tour, pendant dix jours je ne portai aucune attention à l’oiseau auquel j’avais commencé de m’attacher.
    Ce matin, devant l’exubérance de ce que, niant l’évidence, je continue d’appeler mon gazon, j’ai résolu de brancher ma tondeuse électrique. Dès le premier ronronnement du moteur, mon ami le rouge-gorge vint sautiller autour de moi, insensible au tintamarre de l’engin. Ses petits s’étaient émancipés, il était désormais seul et disponible. Quand je m’arrêtais pour vider le sac de tonte dans le conteneur réservé aux déchets verts, l’oisillon se posait sur le bras de l’appareil pour surveiller à ce que personne ne me le vole. Jouant le rôle de chef de chantier, il ne m’a pas quitté de neuf heures jusqu’à midi, contrôlant l’avancement des travaux. Durant mon repas, il est venu picorer les graines que j’avais déposées sur le bord de la fenêtre. Afin de ne pas saturer ses sentiments, je n’ai pas tenté une nouvelle approche. Je patienterai jusqu’à demain. Je dois désherber mon massif de rosiers. Je serai à genoux, et je prie pour que, comme le jour de notre première rencontre, il vienne me retrouver.

…L’Île-de-France est encore en zone rouge. Selon moi, il est très dangereux d’affronter la rue peuplée de gens imprudents qui ne songent qu’à me contaminer. Alors, cet ami fidèle qui me rend visite dans le jardin m’apporte un plaisir rare, une embellie dans notre ciel confiné.
    Quand je me rappelle ces jours de bouderie, je me dis qu’il ne faut pas revenir sur le passé. Que sais-je de sa vie de piaf ? J’ai fait sa connaissance la veille de ce grand moment douloureux où il allait se séparer de ses enfants. Pour avoir moi-même traversé cette épreuve, je sais que c’est un véritable supplice. Franchement, il avait de bonnes excuses de ne pas pouvoir se montrer joyeux. Comment lui en vouloir ?
    Conscient pourtant que l’amitié entre humain et un oiseau a ses limites, je ne m’aventure pas encore à lui donner un nom. Il est trop tôt. Il est sage d’attendre un peu.



    Le 26 05 2020 : C’était mieux avant ?


    Nous avons frôlé le précipice et chacun a en tête que nous ne sommes pas encore tirés d’affaire. Comme à chaque fois que nous sentons le souffle du boulet à nos oreilles, nous faisons un rapide bilan :
    Le monde a changé considérablement en un peu plus d’un siècle. Au sortir de la Grande-guerre, le bruit des voitures ne troublait pas le calme des campagnes. Les avions ressemblaient à des montages bricolés, les machines à vapeur fonctionnaient avec de dangereuses courroies qui arrachaient les bras des travailleurs, les ateliers étaient des enfers, on mourait dans les mines du grisou ou de la silicose et la grippe espagnole se taillait la part du lion dans la population. Des dizaines d’autres guerres ont suivi la der des ders, l’industrialisation qui devait libérer les hommes les a asservis en leur imposant les cadences, le travail à la chaîne et l’on peut dire que les expériences douloureuses ne nous ont rien appris. Au contraire, nous avons creusé davantage le fossé qui séparait les citoyens. On ne se parle plus, on s’invective, on ment, on communique avant de réfléchir et les réseaux sociaux écrasent la presse. Et toujours au-dessus de nos têtes plane la menace hideuse d’une nouvelle guerre de religion, d’un nouveau conflit qui s’embraserait comme un feu-de-Bengale.

    Pourtant, on note des avancées notables. Notre longévité s’allonge chaque année, le travail ne tue guère désormais. Le burnout se fait moins prégnant. Les lois et les tribunaux nous protègent.
    La chirurgie a beaucoup progressé grâce aux champs de bataille. On meurt moins de maladies, du moins de celles qui ravageaient l’humanité. Dans les laboratoires, les chercheurs contrecarrent vaille que vaille les inventions constantes de la nature pour nous faire payer nos débordements. Ebola, le sras, la covid 19 répliquent aux méfaits de Monsento et des exploitants d’énergies fossiles.
    La raison ou le désenchantement ont eu raison des utopies qui se sont révélées désastreuses : le communisme et le socialisme radicaux tels qu’on les a connus dans les pays de l’Est, le libéralisme forcené, la mondialisation, l’intégrisme religieux.
    C’est heureux, mais rien ne se présente pour remplacer ces idéaux. L’imagination humaine est en panne, pas d’idée nouvelle. Nous ne savons plus à quoi nous raccrocher. De nouveaux dieux apparaissent : la finance, l’argent-roi. Ces veaux d’or tomberont comme les autres. Ce siècle de progrès a épuisé notre stock d’illusions.

    Donc, peut-on affirmer que c’était mieux avant ?
    Certainement pas, aujourd’hui, la vie est moins pénible, en dépit des plans sociaux, du chômage et de la tension permanente entre les peuples. Mais nous ne sommes pas complètement abandonnés par l’État-providence, dans la solitude des foules, nous ne sommes pas isolés. On vit plus longtemps, obligés de jouir coûte que coûte du sursis accordé par la science. Non, ce n’était pas mieux avant, c’était simplement différent. Cependant, comme je voudrais pouvoir affirmer que nous vivons plus heureux, aujourd’hui.
  

    Le 25 05 2020 : Drôle de drame.


    Drôle de drame, car c’est bien un drame que nous vivons, dans un climat de tension et d’incertitude. Nous survivons c’est une certitude, la seule, mais nous ignorons tout ou à peu près tout de l’Après. Nous avons l’impression de participer à l’un de ces repas à la mode où les convives sont plongés dans le noir absolu. Nous ne savons pas où nous nous situons, qui nous sert, ce que nous savourons ni combien de temps durera le banquet. Nous sommes réduits à nos fonctions les plus basiques : le goût et l’odorat. On pourrait nous servir des horreurs, des larves hideuses, des abats, des vers de terre, accommodés savamment pour nous leurrer.
    Nous nous disons que la nourriture est agréable, nous trouvons l’expérience intéressante, nous ressentons une certaine satisfaction. Mais en nous la sourde menace : et si on nous faisait avaler un poison qui nous ravagera les entrailles ? Comment sortirons-nous de cette affaire traumatisante ? Si nous avions imprudemment confié notre vie à un pervers sadique, un M. Hyde des fourneaux ?
    Dans le brouillard médiatique, les informations se contredisent, nous embrouillent l’esprit, on nous répète qu’au bout du bout ce sera bénéfique à notre civilisation, que cela nous enrichira, que tout sera mieux et que le confinement nous aura ouvert les yeux en dépit de cette nuit épaisse. Et, en même temps, on nous prédit de grands désordres, la famine, le chômage, la crise économique, le chaos, l’éclatement des accords entre les nations, le repli, le communautarisme, la dictature.
    Les mots perdent leur sens : qui peut dire ce que signifie ce demain lumineux promis ? Un mois, un an, dix ans ? Où est la lumière du tunnel dans cette nuit absolue ?
    Et le doute enraciné en nous. Qui sont ces ombres qui nous frôlent, qui nous contaminent peut-être, pouvons-nous nous y fier ? Notre monde a basculé imperceptiblement dans l’absurde, le bizarre.
    Drôle de drame :
    _ Je vous assure, cher cousin que vous avez dit bizarre.
    _ Moi, j’ai dit bizarre ? Comme c’est bizarre….



 Le 24 05 2020 : Peur, panique et arrogance.


    Vous l’avez entendu comme moi : cette épidémie ne sera pas plus grave que la grippette ordinaire. Il ne faut pas avoir peur et continuer de vivre normalement. Ce raisonnement a vite saturé les cimetières du Brésil et des États-Unis. Un fatal et puéril même pas peur.

    On a comparé cette pandémie à une guerre. La peur est une réaction normale et salutaire quand on est attaqué brutalement par un ennemi invisible. Elle nous pousse à réfléchir, à analyser les informations : d’où viennent les bombes, cherchons les mouvements de troupes, comment réagir, comment coaliser nos forces ? Il est indispensable d’avoir peur pour évaluer notre adversaire et pour imaginer des ripostes. La peur est salvatrice. Elle est même indispensable.

    Par contre, la panique engendre les mêmes catastrophes que l’aveuglement ou l’arrogance: La panique incite à commettre des gestes lourds de conséquences : boire de l’eau de javel, se soigner avec des patchs d’U.V. ou absorber des tisanes miraculeuses. La panique nous coupe de la réalité, elle nous paralyse ou nous égare. Elle ne produit rien de bénéfique, surtout en période de crise, quand l'effet de masse, le panurgisme, incite l'individu à suivre le comportement de la foule.

    L’aveuglement ou l’arrogance conduit à ne rien faire, à ignorer les bombes qui pleuvent, les morts qui tombent. Nous l’avons entendu : Ce virus n’osera pas s’attaquer à un pays comme le nôtre. Or les virus osent tout, en dépit de toute logique et de toute morale, comme les Japonais à Pearl-Harbor.

    En cette période critique de déconfinement, pour préserver notre santé et celles des autres, restons sur nos gardes, soyons vigilants comme des sentinelles. Sans panique, avec modestie, avec humilité, accomplissons les gestes nécessaires. Continuons d’avoir raisonnablement peur pour pouvoir nous défendre contre le coronavirus. Cette peur nous maintiendra en vie, ensemble.



    Le 23 05 2020 : Vous avez dit déconfinement ?


    De quel déconfinement parle-t-on en zone rouge? C’est une illusion trompeuse. En réalité, il n’y a guère de réelle amélioration, aucune embellie.
     En dépit de ce qui se raconte sur la docilité de la population et du respect de la distanciation physique, rien n’est plus angoissant que de se rendre dans un grand magasin. Le niveau des précautions a baissé, on s’y croise davantage et de plus près, moins de masques alors que la pénurie n’existe plus, une densité de clients plus importante, les chariots ne sont pas nettoyés entre deux usages. Cela se comprend, on souhaite tellement la fin de cette guerre! On ne voudrait plus dans ce climat anxiogène. On évite donc de se rendre dans les supermarchés et on stocke en conséquence.
    On peut sortir, paraît-il. Ah bon ? Pour aller où ? Les parcs sont fermés, comme les restaurants, les espaces de loisirs et les cinémas. Les mesures sanitaires sont si contraignantes que les petits commerces concernés hésitent à relever les rideaux. Nous aurions tort de nous en plaindre puisque c’est pour notre bien qu’on les a imposées mais les faits sont là : en gros, notre déconfinement ne nous autorise qu’à ouvrir nos fenêtres pour observer les oiseaux de notre jardin… et encore, ils se font plus rares à cause du bruit des voitures.
    À propos de déplacements, presque tous les lieux où l’on aimait se promener, les quais, les jardins publics sont fermés et les rares qui sont encore autorisés sont menacés d’interdiction à cause d’une trop brutale fréquentation d’imprudents, les réunions apéros improvisées, les bals-surprises, les concerts impromptus, les veillées.
    Et tout cela se déroule dans un climat de méfiance peu propice à la découverte de nouveaux amis et aux relations sociales. Dans les cours des écoles maternelles, on délimite un périmètre de vie, à la craie autour de chaque enfant. Pour nous, adultes, le cercle blanc est gravé dans nos têtes et nous tremblons quand un inconnu viole notre espace de sécurité. Or, les prochaines vacances ouvriront nos frontières à des hordes d’étrangers qui importeront chez nous Dieu sait quelles calamités. Les séquelles de cette pandémie sont profondes, quand on en a réchappé. C’est la défiance, la xénophobie, la peur de l’étranger, de tout ce qui nous est inconnu. La curiosité est devenue dangereuse.
    Vous avez dit déconfinement ? Franchement, je ne vois pas de quoi vous voulez nous parler…
_ Ah oui ! Désormais, si vous travaillez dans un abattoir, vous traversez une zone périlleuse. Donc, il est préférable de rester chez soi si l’on veut vivre, sachant que cette impérieuse envie de survivre sera fatale à notre économie.
    Alors, sans emploi, sans salaire, nous nous confronterons aux véritables conditions de la guerre. Croyez-vous que ce sera plus facile à vivre que le confinement total? 



     Le 21 05 2020 : Un malheur n’arrive jamais seul.


    Il fallait s’y attendre, on peut enfin ouvrir la porte et faire un tour dehors. La porte, de trop nombreux français apprendront à la connaître et le tour dehors risque de durer longtemps. Les entreprises dont certaines liées à l’État annoncent de sévères plans sociaux. Le remède à cette hémorragie sera bien plus compliqué à trouver que celui du coronavirus. Des mois ne suffiront pas. Notre économie était déjà malade de la mondialisation, de la gestion à court terme, des localisations, du désengagement, de la recherche du profit rapide, de l’inconséquence de certains grands gestionnaires. 
    Malgré les mises en garde répétées d’économistes avisés, nous avons cru que nous étions à l’abri des déconvenues. Il était impensable qu’un continent comme l’Europe tombe après deux ou trois mois de diète sévère. Comme les réserves de l’État sont épuisées, nous voyons mal où trouver les fonds pour sauver nos industries comme nous avions tiré naguère les banques du marasme. C’est le prix de notre arrogance et notre manque d’humilité.
    Si encore les efforts consentis par les Français avaient servi à nous prémunir de cette crise économique qui plongera le peuple dans des épreuves terribles ! Nous sommes l’un des pays les plus taxés du monde, des années de gestion calamiteuse nous ont menés au bord du précipice.
    Depuis quelques jours, les messages alarmistes se font de plus en plus présents sur tous les écrans. Difficile de les ignorer. On parle moins de la covid 19 que de la catastrophe qui se profile.
    On a dit qu’après l’épidémie, le monde changera forcément, qu’il sera plus solidaire, plus tolérant, plus juste. J’en doute car l’expérience montre que, de tous temps, les misères mènent au chacun pour soi, à la violence, aux mesures d’exception. Quel plan Marshall nous tirera de ce mauvais pas ? Les U.S. se sont mis aux abonnés absents, retirés de l’OMS, des plans écologiques, des aides diverses. L’Europe réserve son propre trésor à de mystérieux projets plus importants que le bien de tous. L’économie est revenue au sens premier : pingrerie avec son sinistre cortège  de cynisme, d'égoïsme, d'indifférence, de sacrifice des plus faibles.
    Tant pis pour nous… On dit que tout se paye, et il faudra bien payer nos erreurs, même si nos finances sont à sec. On saura bien trouver des boucs émissaires, il faut le craindre.

  

    Le 20 05 2020 : Les promesses n’engagent personne:


    La citation exacte provient de Jacques Chirac qui gagna une popularité inattendue après avoir quitté ses responsabilités. Les promesses n’engagent que ceux qui les reçoivent déclara-t-il pour couper court à la grogne. Cet exemple de cynisme a fait école et ses successeurs n’ont pas économisé leurs engagements reniés.
    Ainsi, devant l’injustice flagrante faite aux soignants qui firent preuve de tant de courage et d’abnégation durant cette crise, le gouvernement annonça une prime générale de 500 à 1500€. Le 8 mai, on leur fit savoir par décret  qu’ils obtiendraient satisfaction en précisant qu'il s'agissait d'une prime exceptionnelle récompensant tout le personnel médical, les étudiants engagés dans la lutte contre le coronavirus, les soignants en EHPAD, le personnel médical accompagnant les enfants et les adultes handicapés. Nos infirmiers réclamaient un rattrapage de salaire en retard de 29% par rapport à celui de leurs collègues espagnols et 13% par rapport aux barèmes  allemands. Les médecins aussi déploraient un décalage important et surtout un manque de moyens techniques pour assurer leur travail dans de meilleures conditions.
    On apprend aujourd’hui que les gouvernants sont revenus sur leurs serments, Seuls 40% des soignants toucheront quelque chose (on ignore combien). Les 60% autres rongeront encore leur frein.
    Évidemment, c’est  déloyal, méprisant, ingrat pour ceux qu’on a flattés, remerciés, encensés. Mais, nous avait-on habitués à autre chose ?
    Cela promet de légitimes réactions et je doute que les médecins qui ont déclaré qu’ils ne se contenteraient pas de médailles, eux, sauront tenir leurs promesses.



Le 19 05 2020: L’insoutenable légèreté de l’être:


    On le sait, le masque est indispensable à la lutte contre la pandémie. Les récentes expériences menées sur des hamsters sont probantes et infirment toutes les déclarations péremptoires entendues pendant les premiers mois. Plus personne ne conteste maintenant son utilité, nous n’entendrons plus ces exhortations criminelles à s’en passer. Avec la distanciation physique, c’est l’arme essentielle tant que les tests ne seront pas généralisés.
    Alors, pourquoi voit-on encore dans les supermarchés, lieux fermés par excellence tant de gens sans cette protection ? Une majorité de jeunes sûrs de leur invulnérabilité, en dépit des statistiques, mais aussi des adultes qui s’exposent à la propagation, qui ne respectent pas les distances et surtout, quand ils ont porté un masque, s’en débarrassent en pleine rue, au grand dam des employés municipaux.
    On peut comprendre que beaucoup n’acceptent pas le confinement, qu’ils aspirent à des balades en forêt ou dans les parcs, sur les plages, en lieux ouverts. On ne peut pas accepter qu’en dérogeant aux règles conseillées par les médecins, ils se comportent avec une telle légèreté.
    Qu’il leur soit indifférent de souffrir, de mourir, c’est un grand dommage, mais cela reste leur affaire et leur responsabilité. Cependant, ils entraînent les autres en jouant à la roulette russe avec leur vie. Ils décident ainsi du sort d’enfants innocents, de parents, de grands-parents qui ne demandent qu’à exister. Ceux-là en ont le droit. Leur mort n’est pas inéluctable car on peut faire autrement avec un minimum de prudence.

    Je me demande ce que les auteurs tirent de ces comportements irresponsables: un goût pour le morbide ? Un bras d’honneur à une société qu’ils méprisent? Un terrible cynisme dont il leur sera difficile de se départir?
    Dans ma petite enfance, les grands jugeaient les zazous avec cette sentence qu’heureusement on n’entend plus guère : Ce qu’il leur faudrait, c’est une bonne guerre.
    Peut-être nos aînés avaient-ils raison, l’avenir est bien compromis alors qu’on espérait qu’après le cataclysme, le monde serait différent.
    On finira bien par juguler le coronavirus, mais nous devrons encore lutter contre L’insoutenable légèreté de l’être évoquée par Milan Kundera. Et ce sera une autre paire de manches.

    


    Le 17 05 2020 : La signification fluctuante des mots.


    Désormais, il faudra ajuster notre dictionnaire à notre actualité sanitaire. Le sens des mots a évolué en quelques semaines. Dorénavant, un mot signifiera le contraire de ce qu’il évoquait en février de cette même année. En voici quelques exemples :

    Demain signifiait un avenir prévisible, réalisable. Maintenant, il évoque un brouillard mouvant dans lequel tout peut arriver, peut-être le meilleur, plus probablement le pire : disette, chômage, situation figée.

    Optimisme: C'était hier l'espoir raisonnable d'une embellie. C'est aujourd'hui un synonyme de résignation.  

    Porter le masque révélait une intention sournoise, une intention de tromper son prochain. Désormais, cette expression expose un geste de respect et d’altruisme envers son voisin que l’on veut préserver du fléau.

    Rebond : hier, c’était une évolution favorable d’une situation de crise, économique, sanitaire, sociale. Actuellement, le rebond désigne plutôt, une dégradation de notre condition et la menace d’une aggravation de la pandémie. Il annonce un enchaînement de catastrophes. Reconfinement, crise économique, fermeture des frontières, chômage etc.

    Projet : hier, ce mot signifiait une définition des moyens mis en œuvre pour une amélioration du futur suivant des critères prévisibles établis par une longue expérience de la vie. Aujourd’hui, un projet ne s’appuie sur rien de connu, c’est une sorte de jeu de dés où l’on doit s’attendre à tout.

    Relations : avant la pandémie, c’était une façon d’enrichir sa vie, de communiquer, d’apprendre des autres. C’est aujourd’hui une entreprise hasardeuse, risquée, qu’il faudra évaluer avant tout engagement social.

    Sourire : c’était naguère une façon d’afficher et de lire les intentions de l’autre, un code social essentiel. Désormais, c’est un geste inutile, rendu invisible par le port généralisé du masque. Nos rapports sont donc maintenant passés au crible de la prudence.

    Baisers, bises étreintes, poignées de main : Hier, petits soleils qui réchauffaient notre quotidien. Aujourd’hui, élans d’affection inconsidérés, à proscrire, vestiges d’un temps heureux.

    Directives : hier, conseils impérieux destinés à améliorer et harmoniser notre société. A ce jour, c’est une gesticulation médiatique destinée à suggérer que la situation reste sous contrôle. En réalité, le peuple s’attend toujours à un contrordre imminent et à un désaveu permanent.

    On pourrait ainsi énumérer une bonne centaine de mots dont le sens a évolué parfois jusqu’à l’opposé. Une nouvelle génération d’anglicismes est venu fleurir notre vocabulaire comme des pustules sur le visage d’un varioleux. Cluster, tracking et back-tracking, disease (le d de covid), coping etc.
    Dans ce monde mouvant, on peut craindre l’émergence d’un nouveau lexique de référence.



    Le 15 05 2020 : Se faire des amis fidèles grâce au coronavirus…



    Dans la morosité du confinement, on s’occupe comme on peut sans quitter la maison. Comme l’inspiration qui s’est confinée aussi dans un repli de mon cerveau. Complètement désœuvré, j’ai erre tel une âme en peine. J’aurais pu profiter de l’inactivité pour retrouver le plaisir de lire et d’écrire mais le manque de concentration fait partie des conséquences de cette crise: les mystérieuses douleurs. En me levant, j’ai l’impression d’avoir passé la nuit dans le tambour d’une bétonnière. L’irascibilité devant les infos sans pouvoir m’en décrocher, une vraie addiction. la morosité, les insomnies, la peur du lendemain, de la solitude, de la maladie qui frapperait mes petites filles, etc. etc.
    Je n’ai jamais été un adepte du jardinage alors que je nourris une admiration sans borne pour le métier de paysan. Par la force des choses, je me suis donc fait violence pour sortir la fourche, la binette et le sécateur. Un soleil resplendissant m’y invitait.
    En traînant les pieds, je me suis mis à gratter le sol pour traquer le pissenlit, le chiendent et autre cauchemar de tout amoureux du gazon.
    Je souffrais le martyre, mes articulations criaient grâce, ma sciatique me coupait en deux et j’étais prêt à remballer mes outils quand un sifflement discret m’appela. À cinquante centimètres de moi, un rouge-gorge me fixait en penchant la tête. Il n’aurait jamais osé s’approcher en temps normal, dans le bruit des voitures dans la rue, dérangé sans cesse par les passants qui longent ma haie en allant promener leurs chiens, effrayé par les cris des écoliers.
    Subjugué par le petit visiteur, je n’osai pas me redresser, je demeurai à genoux. L’oiseau ne bougea pas non plus. Sans le quitter des yeux, je poursuivis mon ouvrage. La petite boule de plumes me suivit, picorant près de moi un ver que je venais de déterrer, un insecte, une graine. Nous passâmes ainsi la matinée côte à côte. Moi, j’étais ravi par la distraction inattendue et lui, heureux de l’aubaine, se remplissait le gésier.
    J’interrompis le travail pour le repas de midi. Je me reposai toute l’après-midi. Le rouge-gorge vint à ma fenêtre pour picorer les boules de graisse que j’y accroche pour nourrir les mésanges.
    Le lendemain, après le café, je me rendis dans le jardin, armé de ma gouge pour extraire les herbes indésirables. Mon nouvel ami m’attendait sur la rampe du perron. Impatient, il voleta près de moi jusqu’au point que j’avais abandonné la veille. Il me tint compagnie jusqu’à douze heures. On dit que les rouges-gorges sont des oiseaux jaloux et solitaires. Pourtant, un autre vint me distraire, plus petit, une femelle sans doute. De temps en temps ils émettent leur titt-titt discret que je ne sais pas traduire. Dommage… J’aimerais lui poser des questions pour mieux connaître ses habitudes, ses expériences, sa vie… Tant pis.
    Depuis une semaine, je vais remuer la terre fidèlement pour passer du temps avec ma paire d’amis. Le coronavirus nous permet peut-être de prendre conscience que la nature ne nous appartient pas et qu’il suffit de peu pour que nous nous surprenions à l’aimer. Chaque jour, mes nouveaux camarades m’attendent et je les reçois avec un plaisir que j’espère renouveler encore longtemps.

    Un doute pourtant: Tout au bonheur de nos rendez-vous quotidiens, j'ai négligé les gestes-barrières. Je m'en voudrais trop de contaminer mes adorables compagnons et de causer leur mort. De même, il se pourrait que je sois terrassé par un postillon de piaf. Nul n'est à l'abri. Qui sait? Nous ne portons pas de masque, ni eux, ni moi!



  Le 14 05 2020 : Comme une fébrilité inquiétante.


    Des voix s’élèvent chaque jour plus nombreuses. On devine que l’on a atteint les limites du supportable après des mois de confinement. C’est une véritable cacophonie dont il est difficile de déchiffrer les véritables motivations.

    Il faut libérer l’accès aux parcs, on étouffe depuis trop longtemps dans les appartements exigus. Les gens ont besoin de respirer et en zone rouge plus qu’ailleurs. Cela se comprend, d’autant plus qu’il existe de nombreux parcs si vastes qu’ils peuvent accueillir du public sans danger majeur. Seulement, on a vu ce que donne un peu de laxisme sur les berges du canal Saint-Martin : une concentration indisciplinée, ignorante des précautions sanitaires.

    On nous a répété que les enfants devaient reprendre l’école car c’était le meilleur pour leur santé physique et mentale, pour leur sécurité, surtout pour une frange défavorisée qui ne se nourrit pas convenablement et subit les violences dans le secret des foyers. Cela s’entend mais ces élèves ne sont pas revenus en classe en dépit des efforts des enseignants pour renouer le contact avec eux.

    Les métiers qui vivent du tourisme, les hôtels, les restaurants, les parcs d’attraction, les musées, les stations balnéaires, les thermes affirment que cette fermeture contrainte les mènera au dépôt de bilan, à la ruine. Déjà, de trop nombreux commerces baissent le rideau. Comment faire la sourde oreille à leurs plaintes?

    De même, les entrepreneurs et acteurs du théâtre, du cinéma, des festivals, indispensables outils de culture crient leur misère. Qui peut vivre sans musique, sans culture, sans concert? Soit, il faut entendre leurs arguments.

    Les métiers de la santé disent halte à l’hypocrisie, il ne suffit pas de leur ressasser que nous les aimons, chaque jour à vingt heures sur les balcons où nous frappons sur des casseroles, à la télévision où les hommages se succèdent à longueur de temps. Ce que leurs sacrifices méritent, c’est simplement un peu plus de moyens pour pouvoir nous secourir quand viendra la seconde vague. Comment leur donner tort ? Cessons de prendre ces héros pour des pigeons.

    Reste la question à laquelle ne répondent pas les experts qui défilent sur nos écrans : en face de chaque doléance, quel est le nombre de morts supplémentaires qu'il faut inscrire? Combien de vies faudra-t-il encore sacrifier au confort de nos concitoyens ? À la prospérité de notre économie qui se paralyse quand les parents-travailleurs se transforment en nounous ? Quand les maires se tordent les bras devant les plages fermées et les commerçants contribuables ruinés ? Avignon, Cannes, La Rochelle, Les vieilles charrues, les salles de cinéma et de concert vides, n’est-ce pas déjà une petite mort ? La promiscuité n’y est pas supérieure à celle des bureaux de vote.
    Vivement que l’on ouvre de nouveau les frontières aux flots de touristes qui stimuleront notre PIB !

   Les médecins qui affrontent vaillamment l’enfer chaque jour, pour une reconnaissance de façade ? On leur promet même un retour à l'austérité, à la modernisation. On sait ce que ce mot signifie dans les hautes sphères. Il est synonyme de restrictions, de fermetures, de réduction de moyens et d'équipements. Satisfaire la légitime revendication du personnel soignant ne provoque aucune inflation du coronavirus, au contraire. Nous distribuons tant de milliards à droite et à gauche, pas toujours à ceux qui en ont un réel besoin.     
    En raclant les fonds des tiroirs secrets de la République, il devrait bien en rester un peu pour ceux qui nous ont déjà tant donné, .




     Le 12 05 2020 : Déconfinement: si on s’amusait malgré tout ?


    Jusqu’au 11 mai, cloitrés chez nous, nous devions renoncer à découvrir de nouveaux visages, c’était le train-train institutionnalisé, sans d’autres surprises que les informations en continu sur notre télé… et encore celles-ci se répétaient, seuls les chiffres changeaient.

    Aujourd’hui, nous croisons d’autres gens dont nous ne voyons que les yeux. Derrière les masques, le nez, la bouche, le sourire restent dissimulés. Plus de convivialité, une foule d’inconnus sans expressions. Alors, le jeu serait de tenter de deviner ce qui se cache derrière le rectangle de toile, comme dans les fêtes données dans les châteaux d’antan. Mais maintenant, sans le libertinage qui serait trop dangereux, une sorte de colin-maillard où il faut reconnaître l’autre sans le toucher. C’est autre chose, c’est la modernité.

    Le défi se complique si la personne porte des lunettes de soleil. Le grand soleil s’est fait agressif après un si long confinement. Presque impossible de savoir à quoi ressemble le mystérieux passant. Le masque participe à la distanciation sociale. Il arrive que bien involontairement on snobe un voisin avec qui on prenait plaisir à discuter avant le cataclysme … et que celui-ci ne nous salue pas non plus.

    Par bonheur, le sort nous sourit parfois alors que notre prochain demeure inaccessible. Un indice : les animaux ne portent pas le masque, et l’énigmatique promeneur à la face couverte tient un chien au bout d’une laisse. Cet homme vit deux maisons plus loin, je le reconnais à son chien, je le salue en levant la main, il fait de même. Il me dit quelques mots qui ont du mal à franchir l’écran de tissu. J'ignore s'il est heureux de me voir.

    Je ne comprends pas ce qu’il me dit, je lui demande de répéter mais mes paroles ne l’atteignent pas  davantage. Il s’éloigne. Ce n’est pas encore demain que nous pourrons bavarder normalement.

    Nous n’avons pas fini de jouer !
   


 Le 11 05 2020 : On y est ! Presque…


    Enfin est arrivé le jour tant attendu. Sauf que la mariée est beaucoup moins belle qu’on nous l’avait promise. On s’était pris à programmer le retour à la liberté, les grands espaces, les longues conversations avec les amis du Val-d’Oise, les câlins aux petits enfants, les bises aux enfants, sans attendre. Il semble qu’il faille oublier tout cela pendant encore longtemps. La crainte du terrible rebond glace nos rêves. On ne forme plus de projets, on se contente d’espérer. Quand on est classé dans la catégorie des personnes vulnérables, on n’a plus le droit de déployer ses ailes. La réalité nous les a coupées pour nous maintenir dans la dure réalité.
    Si seulement on nous autorisait les rires d'un bambin pour alléger notre peine. Mais cela aussi pourrait nous être fatal.
    Alors, dans la tiédeur désespérante de nos draps, nous faisons le décompte de ce qu’il faut chasser de notre esprit :
      Le plateau de fruits de mer à Étretat, la balade sur les falaises, le chant des vagues, les couchers de soleil sur la Manche, les splendeurs du printemps dans les jardins de Claude Monet à Giverny, les séjours rituels dans la vallée du Rhône, la Drôme, l’Ardèche, pour se ressourcer. Peut-être les vacances dans l’Estérel, une semaine au pied des Pyrénées, Collioure, Port-Vendres et le Lot. Une pièce de théâtre à Paris, les longues promenades dans le parc de Grouchy, aux étangs de Neuville. Notre restaurant chinois préféré à Auvers-sur-Oise, le Marocain aussi, les longues flâneries parmi les rayons de la médiathèque, au hasard. (C’est qu’on nous répète qu’il faut se méfier des livres, comme du reste.) Les dimanches après-midi dans les jardins des Tuileries, les musées. La joie de nos petites-filles en stage au centre équestre. Se recueillir sur la tombe de nos parents disparus, au-delà des cent kilomètres autorisés. Découvrir Barcelone, la Sicile, Rome. Revoir Venise, il ne faut même pas y penser. Où serons-nous en février 2021 ?
    Pas sur la place Saint-Marc pendant le Carnaval , mais par une ironie du sort, nous porterons pourtant des masques.
    Bon courage à tous…
   


 Le 10 05 2020 : Quel est ce vent de folie?


    Depuis le mois de mars, notre pays, comme tant d’autres, semble subir un vent de folie qui contamine toutes les couches de notre société.
    Une fièvre médiatique a fait surgir une foule de spécialistes en tous genres qui nous abreuvent de leur savoir et de leur prétendue compétence. Pourquoi se gêneraient-ils? Les médias en font leurs choux gras puisque c'est ce qu'attend le public confiné. Notre seule préoccupation : le coronavirus. Adieu à tout autre sujet, on ne parlera pas d’autre chose avant longtemps. Nos dirigeants sont comme nous, ignorants et attentifs à enrichir leurs connaissances de la pandémie. Ils conviennent maintenant qu’ils apprennent en se trompant. Ils écoutent et répètent ce que les savants leur expliquent. D’où une cascade de fausses vérités éphémères, d’ordres de contrordres, de tâtonnements, de déclarations martiales, d’excuses pathétiques, d’initiatives calamiteuses comme le projet d’amnistie générale avancé par les sénateurs, comme les masques déclarés inutiles un jour et obligatoires le lendemain ? Veulent-ils nous dérouter à tout prix ? Que cherchent-ils, où est leur part d’égo, de bêtise, d’orgueil, de suffisance qui dégradent leur image?
    Comment s’étonner de la colère et de la méfiance qui s’insinue dans les esprits ? Et nous, si prompts à la critique, que ferions-nous à leur place? Voilà la vraie question que nous devons nous poser. 
    On n’apprend pas ce sujet dans les amphis de l’ENA. On n’y enseigne pas l’épidémiologie ni la médecine. Les politiques ne sont guère plus avancés que nous sur cette science, ils font avec le peu dont ils disposent, ils avancent à notre rythme. Maladroits comme nous le serions, ils trébuchent, se relèvent...
    Alors, quand le peuple exige des directives et des renseignements précis, il leur faut parler en s’appuyant sur les affirmations des médecins qui ne savent presque rien de ce maudit Covid. Si la faculté se trompe, les politiques se trompent aussi, il ne peut pas en être autrement. On se dément le lendemain, ce qui a de terribles conséquences : des députés quittent leur groupe, de célèbres praticiens adulés hier sont aujourd’hui montrés du doigt, la France réclame des mesures et crie au massacre économique quand une corporation est priée de se fermer temporairement les boutiques.
    On demande d’agir mais de ne rien toucher. Partout la confusion et le doute. On ne supporte pas de ne pas voir papi et mamie, on veut courir sous les arbres, plonger dans les vagues, déguster un bon repas avec des amis. La voie est étroite entre la prudence et la paralysie, entre l’action rapide et l’incompétence, entre l’affirmation et l’arrogance.
    Comment ne pas devenir fou, comment garder la raison quand on marche sur des sables mouvants ? Plus on s’agite, plus on sombre.

    Donc il est urgent de se calmer. 
  Laissons du temps au temps, acceptons les expériences prudentes, acceptons les erreurs car on apprend en les corrigeant. 
   Dans notre 21ème siècle, certains sont encore persuadés que la terre est plate, d’autres affirment mordicus qu’elle est creuse et que nous vivons à l’intérieur d’une forme de bocal. Que la vérité est sournoise!
  L’heure n’est pas aux ressentiments politiques ni aux certitudes inébranlables. Si le premier de cordée sombre dans une crevasse, les autres le suivront. Pas sûr que son remplaçant soit meilleur. Nous n’avons pas d’autre choix que d’accorder notre confiance à ceux que l’on a élus pour nous guider dans ce chaos où personne ne peut annoncer ce que sera demain. De haut en bas de la pyramide, découvrons l’humilité, la modestie, l’empathie, la solidarité.
   Le chemin de la guérison passe peut-être par-là, avant de découvrir le miraculeux vaccin.



    Le 09 05 2020 : Que deviendra notre vie après le déconfinement ?



    Le confinement, pour pénible qu’il fut, nous aura appris qu’il était désormais possible de vivre autrement que nous vivions avant le confinement.
    Le télétravail et la visioconférence mis au goût du jour pour éviter la paralysie totale des entreprises ont révélé que des heures précieuses étaient vainement perdues dans les transports bondés, surtout en région parisienne. Il s’agit parfois de quatre heures quotidiennes gâchées dans le RER, dans le métro, dans le train, sur les routes et le périphérique. Un temps usant pour les nerfs et l’efficacité des salariés, cadres et employés.
    Les sociétés ont vite réalisé que le télétravail permettrait des économies énormes. En titres de transports, en frais de carburant, en temps, en disponibilités, en surfaces foncières qui doivent être payées, taxées, entretenues. Les contacts avec les clients pourront désormais se faire sans quitter son bureau.
    L’impact du travail sur la pollution atmosphérique sera évidemment réduit. Nous vivrons mieux, plus sainement, en plus grande autonomie. Adieu au petit chef irascible et toujours à cran car lui-même harcelé !
    Çà et là, des voix s’élèvent pour annoncer que le télétravail rompra le lien social. Mais aujourd’hui, avec le contrôle permanent, les objectifs de rendement, la tension croissante, les moments passés devant la machine à café sont surveillés et le lien se délite toujours plus. La guéguerre pour les postes convoités, les rivalités, les plans sociaux, les menaces de délocalisation, tout cela a fait exploser la vieille bonne ambiance de la boîte.
    Plus libres, les gens profiteront davantage de leur famille, de leurs enfants, de leurs loisirs.
    Un hic pourtant: les ouvriers sur les chantiers, ceux qui triment sur les chaînes de production, les personnels soignants, infirmières, médecins, pompiers, chirurgiens, les éboueurs, les pompes funèbres, les artisans dépanneurs, tous ceux-là et tant d'autres se verront exclus du système de télétravail. En attendant, réjouissons- nous que ceux-là y accèdent.
    Quant aux enseignants, qui dit qu'ils devront toujours se déplacer? Dans certains contrées reculées de l'Australie, des pays nordiques, les élèves apprennent leurs cours sur leur ordinateur. Pourquoi pas nous?
  
    Alors, elle ne sera pas belle, notre vie ?


  
      Le 07 05 2020 : Comment vivre sans illusions ?


      Les Français aux nerfs exacerbés par ces longues semaines de confinement renonceront-ils facilement à jouir de ce qu’on leur a annoncé : le déconfinement?
     Ce mot suggère une forme de quasi-liberté, liberté de circuler, de rendre visite à des amis, à des parents, de profiter des beautés de notre pays, une reconstruction à la mer, à la montagne. Sans parler des manifestations culturelles ou sportives qui renforcent les liens sociaux. Eh bien non ! Ce n’est pas cela du tout, le déconfinement qu’on nous suggère se restreint à un rayon de 100 km. Pour franchir cette limite, il faut avoir un motif impérieux : maladie grave, décès d’un proche, obligations professionnelles.
     Nos illusions s’effilochent et nous laissent un goût amer. Nous espérions respirer enfin et on ne nous permet que de soupirer. Cela augure mal d'une possible soumission aux règles de précautions...
     Il est dangereux de laisser croitre des illusions comme des herbes folles. Après avoir parlé de guerre, puis de victoire, on évoque des reconfinements sévères, des alternances de diètes et d’envol. 
     Et le pire est que ces mesures sont nécessaires, indispensables, il faut bien le reconnaître même s'il nous en coûte, car il y va de la vie de femmes, d’hommes, d’enfants. Nous n’avons pas le droit de traiter cela par-dessus la jambe. Le retour à la réalité serait bien trop douloureux.
     Mais pourquoi alors ne pas nous avoir mis en garde comme l’a fait le courageux Churchill en annonçant la guerre ? Pourquoi ne pas nous avoir promis les larmes et le sang ? On aurait coupé un peu les ailes à nos illusions et, au bout du compte cela nous épargnerait quelques révoltes douloureuses.

  

     Le 06 05 2020: De quelle vague parle-t-on ?

    Depuis quelques jours, on nous répète cette mise en garde : respectez les mesures sanitaires préconisées, masques, distanciation sociale etc, sinon gare à la deuxième vague qui pourrait être beaucoup plus terrible que la première. De quoi frémir d’angoisse.



    Et pourtant, quand on parle de vague, mon esprit s’égare un peu. Je reviens dans mon pays natal, sur la rive sud de la Méditerranée. J’ai dix ans et, avec mon cousin de mon âge, nous jouons dans la mer. Nous sommes à vingt mètres de la rive, dans un petit fossé sous-marin creusé par le courant entre un banc de sable immergé et la plage. Nous attendons la prochaine vague, celle qui se brisera sur le plateau pour déferler en un brassage d’écume. Alors, quand nos cuisses reçoivent le coup de fouet liquide, nous nous allongeons sur un lit bouillonnant qui nous porte comme deux bateaux ivres. Je ressens encore cette impression délicieuse de n’être rien sur l’immensité. Un des plus heureux souvenirs de ma vie en dépit de la guerre sournoise nourrie par une vague de haine naissante. Le temps de l’innocence, de l’insouciance.
    Aujourd’hui, on parle d’un autre type de vague, nous ne sommes plus à Béni-Saf mais dans une sorte de Phuket français. Une autre évocation s'impose à moi. Les images épouvantables du tsunami du 26 décembre 2004 consécutif à un tremblement de terre au large de l’océan Indien. Une autre vague aussi, démesurée, une fureur naturelle, faite pour détruire, pour tuer, pour ravager. C'est ce qui s'apprête à nous emporter en masse si nous désobéissons. Rien à voir avec le jeu de deux enfants en 1956.

    Ce que j’entends maintenant à propos d’une probable vague annoncée ne peut pas être plus vague.

    Par pitié, de quoi parle-t-on ?
  

Le 05 05 2020: Et le doute!

    Cette épreuve nous plonge dans le doute, elle pollue notre confiance, notre raisonnement. Les médias nous inondent d'informations à un rythme effréné, sans toujours vérifier. Ces cafouillages entraînent des rectifications en chaîne avec un effet délétère. 
    Nous doutons ou nous avons douté, en autres:
    De la compétence des dirigeants à nous sortir de ce mauvais pas. Leur capacité à gérer la crise a été longtemps discutée et cela laissera des traces dans notre pays. Il apparaît maintenant que nos avis étaient exacerbés, exagérés. La surprise et émotion nous ont obstrué l'esprit.
    De la probité des médecins soupçonnés de décider de la vie et de la mort des patients arrivés aux urgences, reniant le serment d’Hippocrate. Honte à nous, ingrats qui avons suspecté ceux qui se sacrifiaient et qui restent encore en première ligne!
    De la cupidité des laboratoires qui vendraient de poudres inefficaces à prix d'or sur le dos des malades. Ils retiendraient leurs médecines pour faire grimper les tarifs. Hors de tout protocole, ils testeraient leurs médecines sur les misérables populations du tiers-monde. Et quoi encore?
    Des instances européennes incapables de coordonner les réponses des états. Si promptes à compter les subventions réclamées par les peuples en souffrance.
    Des enseignants paresseux, des fonctionnaires rétifs, des patrons cupides, des grands de la distribution qui font leur beurre avec les masques au prix décuplés. Les dénégations des responsables commerciaux n'y font rien, le ver est dans le fruit. Ils prêchent dans le désert.
    Des religieux qui se battent pour rétablir les cérémonies comme si c'était vital tandis que le Bon-Dieu regarde tout cela sans bouger. Les églises désertes vident aussi les troncs.
   Des  étrangers qui viennent nous contaminer, de ceux qui spéculent sur notre détresse après avoir semé la pandémie. De ceux qui prennent un malin plaisir à nous infecter et qui n'hésitent pas à traverser les mers pour accomplir leurs forfaits. De ceux qui volent nos masques sur les tarmacs.
   De ceux qui pointent du doigt notre égoïsme, notre suffisance.
   Cette mauvaise fièvre qui nous a gagnés, le doute, nous empoisonne autant que le virus. Il faut le reconnaître, nous en savons si peu sur le covid 19, il a été si brutal, nous étions si confiants en notre pouvoir...  Tout n'est pas de la faute de l'autre, chacun d'entre nous porte sa part de responsabilité. Nous nous pensions invulnérables, avec nos chercheurs réputés, avec notre industrie renommée. L'orgueil nous a aveuglés et il a perverti notre jugement.
   
    Pour pouvoir reprendre goût à la vie, il faudrait aussi retisser notre confiance aux autres, notre âme a aussi besoin d'être soignée. Dans l'alignement de dominos que composent les nations, nul n'a intérêt à nous voir tomber car notre chute entraînerait la faillite des continents. Alors, quand on nous parle de distanciation sociale, cela ne signifie pas que nous ne devons pas nous serrer les coudes pour rester debout, pour notre salut et pour celui de l'humanité à laquelle nous appartenons.
 

Le 04 05 2020 : Survivre ou vivre.

 Ces temps désastreux nous confrontent au pire et au meilleur. Le pire est de choisir entre survivre ou vivre. Se déterminer entre la quasi- certitude de passer l’épreuve de la pandémie en restant confiné ou assumer le risque de mourir en tentant de maintenir une vie sociale. Le meilleur est de mesurer l'essentiel et de dépouiller notre quotidien de tout le superflus.

    S’enfermer comme le conseillait Blaise Pascal pour rester vivant, c’est renoncer à rencontrer ses amis, sa famille. Ceci n’est qu’un semblant de vie, une petite mort. Comment accepter de ne pas embrasser ses enfants et petits-enfants, ses parents, tous ceux que la solitude nous arrache et dont nous réalisons soudain qu’ils nous sont indispensables. Est-ce une vie que de ne pas pouvoir profiter de la mer, des musées, des théâtres, des cinémas restaurants, des pots de l’amitié ? C’est un semblant de vie devant la télévision. Dieu ! Qu’il est pénible de se contenter d’une série américaine rediffusée alors que tout notre être aspire à entendre la voix d’un enfant. Un seul rire enfantin et mon âme sera guérie. Mais non, Puisqu'il est raisonnable, pour être heureux, vivons couchés… ou cachés, loin de tout. Une survie, un ersatz de vie. Ce n’est pas cela, la vie, ce ne sera jamais cela.

    L’autre option est extrême aussi. Vivre pleinement. Sortir enfin, sur les marchés, dans les stades, dans les magasins, certes en s’équipant de masques dont on nous répète qu’ils protègent surtout les autres, ceux que nous pourrions rendre malades mais qu’ils n’empêchent pas vraiment les autres de nous contaminer. L’enfer, c’est les autres disait Sartre. Si nous choisissons de vivre en citoyens responsables, nous posons notre existence dans la balance. Chouette! La société des hommes sera sauvegardée au prix de notre vie! Ingrate humanité qui nous envoie à l’abattoir. C’est payer bien cher une illusion de vie au rabais. Il me semble que le Bon-Dieu qui voit tout et qui sait tout nous propose un marché de dupes. Si je dois me passer du bonheur de serrer mes petites-filles dans mes bras pour quelque temps encore, dois-je me féliciter de m'asseoir bientôt à la droite du Créateur?



Le 03 05 2020: Un monde incertain:

     Pour vivre sereinement, les hommes ont besoin  d'un minimum se certitudes. Or chaque jour ajoute un peu au désarroi ambiant. D'accord, nous ne maîtrisons pas grand'chose, malgré nos efforts de confinement, les travaux de nos scientifiques et les annonces qui pleuvent de tous bords.
    Cependant, la réalité est là: comme disait Jean Gabin dans une chanson à l'approche de sa fin: La seule chose que je sais, c'est que je ne sais rien. Dur constat au bout d'une vie. Nous ne savon rien.
    Quand s'achèvera le déconfinement? Dans quel état sortirons-nous de cette épreuve? Pourrons-nous partir en vacances? Qui manquera à l'appel dans notre cercle d'amis et de parents? La France aura-t-elle encore assez de forces, de volonté, de moyens pour remonter la pente sans sacrifier les plus faibles?
    Que de questions auxquelles nous n'avons pas le début d'une réponse! Quelle angoisse!
    Cependant, il faut bien constater que cette pandémie nous transforme: on voit des anonymes se comporter en héros, des jeunes gens des quartiers pauvres aller faire les courses de leurs voisins âgés, et aujourd'hui, deux syndicats et le MEDEF ont signé une déclaration commune qui établit les conditions sanitaires et sociales pour reprendre le travail. Et cela sans l'intervention des instances de l'Etat... Inoui après la crise des gilets jaunes et autres révoltes. On se parle enfin sans animisoté.
    Quand les certitudes s'effritent, heureusement, il nous reste l'espoir pour appuyer nos pas.
  
 

    Le 02 05 2020: Déconfinement.

    Il faut le dire, on nous promet un déconfinement à géométrie variable, une liberté conditionnelle, en somme. Comme si la liberté pouvait se découper en catégories. Liberté, voilà un mot qui devrait se suffire, tel le Silence, elle n'existe plus du tout quand on l'altère, elle est totale ou elle n'est pas. Liberté de circuler atrophiée, limitée à cent kilomètres de rayon. Qu'on ne pense plus au bal du 14 juillet, qu'on n'aille pas embrasser ceux que nous aimons, serrer nos amis sur nos cœurs, sous peine de provoquer le fameux rebond fatal, cette avalanche qui nous emportera si nous franchissons les limites autorisées, si nous faisons du hors-piste.

    Loin de moi l'idée que cette contradiction justifie les transgressions de recommandations. Nous devons respecter les règles établies par les médecins et aménager un confinement sur mesures, pour notre survie, pour celle de nos enfants, de nos aînés, les plus exposés que le vent mauvais emporte par centaines chaque jours. Mais qu'on ne nous parle plus de déconfinement mais de stratégie sanitaire et économique! (Ces notions sont-elles compatibles? Pas sûr...

    S'il faut vivre, que ce soit dans une prison aux portes ouvertes, pourvu que l'on puisse regarder les oiseaux et les arbres au dehors.
    Et qu'on me permette de m'interroger sur le sacrifice inhumain qu'on nous demande: comment envoyer nos enfants à l'école (pour quelques jours seulement), avec le risque de les condamner, celui qu'ils contaminent leurs parents, les enseignants, et une grande partie de la population? Le résultat serait catastrophique et je ne suis pas certain qu'il ait été bien mesuré.

    La réponse à la brutalité de la pandémie qui a frappé le monde en quelques semaines, n'est-elle pas justement la patience? Avancer à petits pas, prudemment et pour gagner ce que les grands ont qualifié de guerre, accepter de sacrifier non pas des êtres humains mais un peu de notre PIB, de notre économie nationale. Je préfère que l'on songe à économiser des vies plutôt que de privilégier la croissance. A-t-on bien pesé le coût pour la société de la disparition de milliers de personnes?
Le sage Amadou Hampâté Bâ disait en 1960 à l'Unesco: Un vieillard qui meurt, c'est une bibliothèque qui brûle. Combien d'autodafés sommes-nous prêts à consentir? 



Le 26 04 2020: Confinement et Blaise Pascal.

    J'ai découvert cette citation de Blaise Pascal sur mon écran TV: Tout le malheur des hommes vient d'une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre.

    Affirmation prémonitoire en cette période de confinement qui provoque tant d'angoisse chez les parents qui craignent pour la vie de leurs enfants qu'on s'apprête à lancer dans l'arène.

    Nous avons peur de l'isolement, du silence qui nous confronte à nous-mêmes. Le frénétique besoin de loisirs , la dictature sournoise des écrans de tous genres, les Youtube, les Dailymotion, les blogs et les réseaux sociaux ne nous coupent jamais vraiment du monde et nous empêchent de nous poser la question éternelle sur notre vie et surtout sur notre mort dont nous n'avons pas apprivoisé l'idée. Le bruit et l'agitation qui obstruent notre esprit dans la vie normale nous épargnent dans le confinement. Nous ne savons tirer profit de cette retraite forcée. Nous pleurons sur nous-mêmes et nous oublions LE GRAND PROBLÈME, celui qui préoccupe les hommes depuis l'aube de la création. Nous qui détruisons notre univers, nous les tout-puissants, nous qui défions la morale et Dieu lui-même, nous sommes comme des enfants nus et impuissants devant notre propre fin, simplement parce que nous n'avons pas pris le temps de la méditation et de l'introspection.L'Homme est le seul être de la création à posséder la conscience de sa mort. C'est un cadeau empoisonné qui lui a tété fait. Ce savoir lui empoisonne la vie. En dépit du progrès, de l'évolution de notre intelligence depuis l'âge des cavernes, nous en sommes toujours au même point: nous tremblons à l'idée de l'au-delà. Existe-t-il vraiment? N'est-ce pas une invention de la religion pour nous mener en masse à l'abattoir comme le ferait le joueur de flûte du conte de Grimm? Nous n'avons pas progressé d'un pouce dans cette connaissance.  Nous préférons nous boucher le yeux et les oreilles alors que nous devrions nous enfermer dans notre chambre et nous attaquer résolument à l'ouvrage. Nous ne sommes que l'avatar d'une suite d'aléas, un produit du hasard qui doit normalement trouver son terme, simplement, comme disparaissent les jours, les saisons et tout ce qui vibre dans la nature. Sans laisser de trace, devenir l'oubli.

    Et c'est le mérite du confinement: nous rappeler à l'humilité et à nos propres fragilités. Dans les hôpitaux, des soignants meurent pour que nous puissions vivre un peu plus longtemps. Ils se battent pour retarder l'inéluctable moment où nous devrons tirer notre révérence à ce monde.
Il faut nous y résoudre, nous sommes périssables.

    Alors, si nous mettions à profit cette épreuve du confinement pour nous interroger sur notre vanité, sur notre égoïsme et sur notre cynisme?
Écoutons Blaise Pascal. Osons nous enfermer dans notre chambre pour affronter nos démons. Ce ne serait pas du temps perdu...



Le 25 04 2020: Confinement et solitude stérile.

    L'annonce du confinement ne m'a pas effrayé. La solitude est la compagne de l'écrivain qui, pour travailler a besoin de calme, de silence et de concentration. Je pensais donc que cet isolement imposé allait m'aider dans la création. La réalité fut toute autre. Je suis sec devant mon ordinateur. J'ai l'habitude de mener de front deux ou trois romans de genres différents que je traite selon l'humeur du moment. Eh bien depuis des semaines l'inspiration m'a abandonné. je ne trouve aucune idée digne d'être exploitée et la déconnexion d'avec le monde extérieur, celui pour lequel j'écris, me laisse vide.

    C'est une expérience bizarre, déconcertante pour moi qui étais habitué à me jeter chaque matin comme un mort de faim sur une histoire à raconter. J'espère qu'au bout du tunnel, la flamme se rallumera naturellement. J'espère car c'est à peu près tout ce qu'il nous est permis de faire par ces temps compliqués.



 Le 22 04 2020: Le coronavirus, le livre et l'Homme.

Qu’on lise! qu’on lise!
Quand le temps nous enlise
Dans son piège et ses ruses
Aux mâchoires de virus,
Qu’on lise des livres
Qui seuls nous délivrent
Des angoisses et des peurs
Durant les nuits de douleur.



Le 03 04 2020: Les héros de cette guerre... et les autres.

     S'il fallait à tout prix trouver un avantage à la tragédie qui frappe le monde depuis des semaines et au confinement que nous devons respecter, ce serait peut-être que ces conditions exceptionnelles nous imposent l'occasion de revenir à l'essentiel. En dépit de tous les cafouillages, les hypocrisies, les mensonges, nous assistons aussi aux sacrifices admirables des soignants, des pompiers, des ambulanciers, des routiers, des paysans  et tant d'anonymes qui s'exposent avec une abnégation héroïque à ce virus dont on ignore encore la véritable capacité de nuisance. Merci et bravo à ces hommes et ces femmes qui se voient parfois insultés, méprisés ou rackettés à la sortie des hôpitaux et dans leurs propres logements. Beaucoup de nos concitoyens, souvent modestes, se mettent quotidiennement en danger pour nous rendre le confinement moins pénible: je pense aux caissières, aux commerçants, aux forces de l'ordre, aux bénévoles qui continuent la maraude pour porter secours aux SDF, à ceux qui font le ménage dans les hôpitaux pour servir la communauté.

    Pendant cette période le pire et le meilleur se révèlent, et puisqu'on parle souvent de masques, on voit aussi beaucoup de masques, les faux-nez, les cupides vendeurs de salades qui veulent nous faire avaler ce qui les arrange et qui n'hésitent pas à se contredire le jour suivant. Oui, le confinement, s'il nous ferme la liberté de circuler, il nous ouvre l'esprit et les yeux pour déjouer les menteurs. Nous savons maintenant que notre existence est fragile, que l'humanité est respectable et qu'un jour prochain, avant le jugement dernier, certains auront des comptes à rendre. Gardons courage et expérimentons la solidarité. Oui, la vie redeviendra belle et nous serons alors armés pour la vivre intensément.



Le 14 03 2020: Une bonne nouvelle, ça fait du bien.

     Je viens d'apprendre que ma nouvelle maison d'édition (City-éditions) m'accorde  de nouveau sa confiance pour publier Lola song. Il s'agit d'un polar à la forme et à l'écriture un peu particulières puisque l'intrigue se déroule dans un EHPAD et que le narrateur et principal suspect est un pensionnaire atteint par la maladie d’Alzheimer. Sa vue du monde et sa perception des événements  s'en trouvent modifiées. Dans son univers tout oscille entre comédie, tragédie absurde et fantasmes.
    Ce type d'écriture est pour moi une expérience nouvelle et c'est tout ce que je recherche dans ma passion de raconter des histoires. A bientôt !



02 02 2020: Le GRAND CERCLE d'Eragny.

    Merci à Charlotte Roux et à son équipe pour son accueil au Grand cercle pour une  dédicace le 01 février .

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