Au fil des jours 2





Le 10 06 2023 :

Un bol renversé sur la table

des miettes de pain comme sable

le silence blanc redoutable.

La mort a frappé, intraitable

un homme âgé et vulnérable

le maître des lieux révocable,

chacun sait que rien n’est durable

et nul n’est indispensable.

Nous naissons par chance improbable

pareils au ruisseau tarissable,

fragiles guerriers incapables

pour payer nos fautes coupables.

*****

Le 13 05 2023 : 442 haïkus)

 

L’homme stupéfait

épuisé il étouffait

la mort triomphait.

*****

Leurs fronts se frôlaient

au-dessus du lit douillet

l’enfant consolaient.

*****

Au bout du chemin

un horizon opalin

annonce demain.

*****

La colère aux yeux

dans leur défilé haineux

projettent des feux.

*****

Le vent doucement

comme un beau prince charmant

n’est que sentiments.

*****

Le 12 05 2023 : (441 haïkus)

Partir pour toujours
visiter le monde autour
retrouver l’amour.

*****
La femme sauvage
vivra sa vie sans partage
jusqu’à son naufrage.

*****
La main de l’enfant
se réfugie tendrement
dans ta main, maman.

*****
Portée par le vent
la feuille morte souvent
s’en va au levant.

*****

Le 09 05 2023 :

Comment célébrer tous les ans
une victoire par le sang
et pourquoi toujours se réjouir
de ces terribles souvenirs ?
Tous les cadavres mutilés
par le feu et le fer pilés
n’auront aucune utilité
en avançant la vanité.
Il n’est pas de gloire à tuer
ni d’honneur à perpétuer.
Seule la paix dans l’harmonie
mérite une cérémonie.

*****

Le 04 05 2023 : (440 haïkus)

Avant que reviennent
la peur, la terreur, la haine
sur le monde en peine.

*****
Il en faudrait peu
de ces êtres lumineux
pour éteindre un feu.

*****
Qu’un soldat s’avance
pour que cesse la violence
et vive l’enfance.

*****
Les peuples s’enfuient
dans la tourmente et la pluie
ils se sacrifient.

*****
Les larmes des femmes
pour que se taisent les armes
et la guerre infâme.

****
Le 02 05 2023 : (438 Haïkus)

La guerre et la guerre
toujours l’enfer délétère
des gens qu’on enterre
sans une prière
alors que les primevères
viennent en pleine lumière
pour que l’on espère
abattre toutes frontières
combler tous les cimetières
où dorment nos pères.
Osons une nouvelle ère
sans idée guerrière.

****

Le 28 04 2023 :

Tous ces gens que l’on a aimés
partis sur la pointe des pieds
avec leurs terribles secrets
ils nous ont laissés désœuvrés
chargés de toutes nos questions
prisonnières de nos baillons.
Nous nous aimions, nous nous parlions
des gens que nous rencontrions
mais sur votre vie nous gardions
le silence noir des prisons.
Mère, où est la petite fille,
père, étais-tu l’enfant tranquille,
d’où me vient donc cette colère
qui trop souvent me jette à terre.
Votre monde n’est pas le vôtre
il n’était pas peuplé d’apôtres.
Vous restez derrière la porte
et nous, le diable nous emporte.

*****

Le 26 04 2023 :

Tu porteras toujours la croix

de ce petit enfant je crois

que tu aurais dû protéger

comme tu étais engagé.

Cependant ton seul héritage

fut une humanité sauvage.

Partout règnent le feu, le fer,

le monde livré aux enfers.

Est-ce ainsi qu’on aime un enfant,

un petit être dépendant ?

Tu porteras toujours ta croix

homme maudit de peu de foi.

  *****

Le 25 04 2025 :

L’enfant que nous avons été,

par tout ce temps fut emporté

avec tous ses espoirs secrets,

ses déceptions et ses regrets.

Il ne reste qu’une chanson

dispersée aux quatre horizons.

Les vieilles rancœurs se réveillent

car en ce bas monde tout se paye.

Où nous faudra-t-il rechercher

les miettes d’un bonheur caché 

avant de se voir terrassé

quand trop d’épreuves ont passé.

*****

Le 22 04 2023 :

Combien d’âmes en peine
souffrent et se démènent
pour enfin voir du mieux,
pour vivre un peu plus vieux.
La vie est un boulet
que l’homme doit porter,
il ne voit pas d’espoir
alors que tout est noir
aussi il vit de rêves
qu’il va suivre sans trêve
ainsi font les lucioles
que la lumière affole.

****
Le 21 04 2023 :

Dans cette rue où ils vivaient
le monde entier leur ressemblait
tous étaient d’excellents Français
avec un accent portugais
kabyle, arabe ou bien maltais
on ne les contrôlait jamais
tous amoureux de la nature
tous amateurs de ganja pure
leurs parents ont servi la France
dans une guerre, une souffrance
on ne voit que leur différence
on les traite sans déférence
.
*****
Le 19 04 2023 : (435 Haïkus)

Ainsi vont les hommes
comme les feuilles d’automne
au vent qui frissonnent.

*****
Les femmes brimées
au foyer sont arrimées
brisées abîmées.

*****
Que vienne le temps
des belles chansons d’enfants
lancées dans le vent.

*****
Il n’est pas pressé
le vieil homme tout froissé
jamais angoissé.

*****
Le 15 04 2023 : (432)

Plus de tristes vers
plus de mélopées d’enfer.
Non au froid d’hiver,
les saisons vont à l’envers !
Trop de pleurs amers,
de bouquets jetés en mer,
va-t-en Lucifer
te perdre dans un désert.
Le bonheur offert
nous avons bien trop souffert.
Ces lugubres vers
nous rongent comme des vers.

*****

Le 14 04 2023 : (431 Haïkus)

Une larme coule

sur la peau d’un vieux sapin

quel est ce chagrin ?

*****

Refermer la porte

et que le diable m’emporte

comme feuille morte.

*****

Le bruit du canon

tout autour de nos maisons

défie la raison.

*****

Il a pris ma main

pour marcher sur le chemin

sourire mutin.

*****

Le 11 04 2023 (430: Haïkus)

Quitter le sommeil

s’ouvrir enfin au soleil

du matin vermeil.

*****

cet homme accroupi

que l’on dirait assoupi

d’alcool abruti.

*****

Le gros chien subit

les coups d’un maître endurci

docile et soumis.

*****

La douce chanson

pour bercer le nourrisson

donne des frissons.

*****

Le 10 04 2023 (429: Haïkus)

Silence figé

la terreur de fin du monde

plus de vie humaine.

*****

Il marche à grands pas

il sait où il doit aller

quelqu’un l’appelle là-bas.

*****

Deux êtres qui s’aiment

ils se tiennent par la main

au long de leur vie.

*****

Le soleil se lève

dans le ciel teinté de sang

comme un fruit croqué

*****

Le 09 04 2023:

Ma mère, une femme soumise
au maître qui l’avait prise.
Un bébé venait tous les ans
qui s’imposait pour trop longtemps
un fauve lui mangeait la vie
sans se soucier de ses envies
sans s’intéresser à ses rêves
murmurés dans ses nuits de fièvre.
Des jours à laver des chemises
ça vous use et ça vous épuise
jusqu’à ce que la mort délivre
maman la douce, la naïve.

*****

Le 07 04 2023: (428: Haïkus)

Le charmant sourire
qui nous avait fasciné
ne vit que dans le passé.

*****
Presque insignifiant
un oiselet au printemps
salue le levant.

*****
Le cadre est tombé
et le verre s’est brisé
au sol répandu.

*****

Une mèche au vent
frissonnait devant le front
de l’adolescent.

*****

Le 06 04 2023:

Cette chanson qui vient de loin
parler d’embruns et de marins
elle emporte nos cœurs en voyage
découvrir d’autres paysages.
Ici la vie trop monotone
sans été, l’éternel automne
une existence de tristesse
la vie nous déchire et nous blesse
les êtres que l’on a aimés
ont disparu à tout jamais
et notre face dans nos mains
nous pleurons sur nos lendemains.

*****

Le 05 04 2023: (427: Haïkus)

La gifle a claqué
sur la face de l’enfant
petit innocent.

*****
Les pas des soldats
au travers des champs de blé
creusent un sillon.
******
Le chant sur l’enclume
le marteau du forgeron
réveille au matin.
*****
Belle demoiselle
son beau rire cristallin
lave le chagrin.
*****
Le 04 04 2023: (426: Haïkus)
L’homme a sa fenêtre
qui observe l’horizon
la plaine déserte.

*****
Les vagues têtues
viennent se heurter sans cesse
contre les rochers

*****
On n’entend que ça
que les cris et la fureur
de ceux qui mourront.

*****
Chante ta chanson
celle que tu as apprise
avec ta maman.

****

Le 03 04 2023:

Voici le joli mois d’avril

le soleil sort de son exil,

les champs de blé, douce Madame

de bouquets chamarrés s’enflamment.

Pourtant notre joie légitime

semble avoir sombré dans l’abîme.

Le froid habillé de tristesse

emporte les belles promesses

trop de pauvreté et de guerres

l’humanité se désespère

les yeux fixés sur l’horizon

elle s’épuise en oraisons.

*****

Le 02 04 2023: (425: Haïkus)
 
La main sur la tête
du chien dessine des fleurs
l’animal s’endort.
 
*****
Penser à la vie
se rappeler le passé
le bon et le mal.
 
*****
Rire comme avant
quand on était un enfant
l’avenir devant.
 
*****
Quelle triste époque
Vivre toujours dans la peur
sans oser rêver.

*****
 
Le 31 03 2023: (424: Tankas et Haïkus)

Ferme bien ton cœur
verrouille bien tes paupières
le mal est partout
dans l‘univers des humains
la cupidité.
L’asile de l’innocence
a pris demeure en enfance.
 
*****
Ni homme ni bête,
le monstre qui tout domine
qui détruit le monde
et qui réclame pourtant
respect et tendresse.
Où trouver notre maison
où trouver une raison ?
 
*****
La femme à genoux
redoute son homme fou
 ivre de violence.
 
*****
L'oiseau enfermé
dans une cage dorée
ne sait plus chanter.
 
*****

Le 30 03 2023 :  (423 : Haïkus)
 
Un rire d’enfant
l’océan tout droit devant
le soleil levant.
 
*****
Les vagues debout
la tempête au rendez-vous
les pêcheurs en dégoût.
 
*****
Entre les racines
le printemps lutte et s’échine
pour que naisse l’aubépine.
 
*****
Parmi les embruns
resplendissent des étoiles
des cristaux de sel.
 
*****
 
Le 29 03 2023 :  (422 Tankas et Haïkus)
 
Ce matin radieux
je me souviens de tes yeux
instants délicieux
de leur pouvoir impérieux
en ces temps odieux.
Maman, je me sentais mieux
malgré la guerre et le feu.
 
*****
C’est la troupe au pas
qui va semant le trépas
larmes et fracas.
 
*****
Où va donc l’oiseau
qui s’envole à tire d’aile
il cherche un point d’eau.
 
*****
Ton regard masqué
par une mèche dorée
animal traqué.
 
*****

Le 28 03 2023 : (420 Haïkus)

La femme esseulée
dans les ténèbres éplorée
se voudrait mariée.

*****
Ces rêves brisés
et ces espoirs méprisés
bannis, remisés.

*****
Rien ne sera plus
comme tu l’avais voulu
ce temps révolu.

*****
Fine caravelle
en cette saison nouvelle
croise aux Dardanelles.

*****

Le 26 03 2023 : (421)

On ne peut pas sortir, il pleut encor dehors,
Je suis toujours vivant, debout parmi les morts.
Le front appuyé aux carreaux de la fenêtre,
Je regarde passer le lent convoi des êtres.
La sombre menace des nues à l’horizon
pèse de tout son poids comme une trahison.
Une attente, un espoir impatient dans les cœurs
des enfants lassés de vivre dans la frayeur.
Oubliées, les chansons apprises à l’école,
les amours secrètes, les promesses frivoles
devant nous s’est ouvert le temps du désespoir ;
la bouche effrayante d’un long tunnel tout noir.

*****

Le 25 03 2023 : (419 Haïkus)

Les fils de la guerre
détestent la vie sur terre
ne s’amusent guerre.

*****

Comment expliquer
que ce monde détraqué
on l’a fabriqué.

*****
On redoute le ciel
aux couleurs dorées de miel
promesse de fiel.

*****
Le sens d’un sourire
pour étendre son empire
trompe et même pire.

*****
Le 24 03 2023 :

Ma mère, dans ton paradis
assise auprès de ton mari,
tu es de nouveau jeune et belle
avec ta robe de dentelle.
As-tu enfin trouvé la paix
oublié le monde imparfait
et vos incessantes querelles
qui venaient chaque jour en kyrielles.
Maman, j’arrive près de toi,
je me blottirai dans tes bras
comme jadis, tout là-bas
dans l’épouvante des combats.

*****
Le 23 03 2023 : (418 Haïkus)

Les larmes versées
par des femmes agressées
toujours offensées.

*****
Maudit soit celui
que le mal aura conduit
au seuil de la nuit.

*****
L’homme est incomplet
s’il n’a pas à son côté
un chien adopté.

*****
Dans le ciel là-haut
des nuages d’étourneaux
comme un grand drapeau.

*****


Le 22 03 2023 : (417 Haïkus)

Cet homme qui vient
nous parler de lendemains
sait-il son destin ?

*****
Ma main sur ta peau
comme une plume d’oiseau
dessine un ruisseau.

*****
Brise de printemps
un frisson dessus l’étang
un souffle envoûtant.

*****
Le voilier sur la vague
file droit vers la Madrague
depuis la Toscane.

*****
 
Le 20 03 2023 : (415 Haïkus)

Dans ses yeux d’enfant
vit le monde triomphant
celui des vivants.

*****
La chanson d’amour
répétée au fond des cours
la joie tout autour.

******
Comment vivre encore
au milieu de tous ces morts
de l’aube à l’aurore.

*****
Que restera-t-il
des doux aveux infantiles
un rêve subtil.

****
Le 18 03 2023 : (414 Haïkus)
La roue sur les pierres
du chemin de la carrière
longe la rivière.

*****
Mais où va l’oiseau
ce merle ou cet étourneau
parmi les roseaux.

*****
Chargée de tristesse
belle comme une déesse
au port de princesse.

*****
Ta main sur mon bras
depuis bien longtemps s’ancra
elle y restera.

*****
Le 17 03 2023 : (413 Haïkus)
Partir sans regret
partir sans se retourner
laisser le passé.

*****
La feuille d’automne
aux beaux reflets roux et jaunes
n’émeut plus personne.

*****
Que rêvent les hommes
un lourd sommeil les assomme
le mal les transforme.

*****
Ton front sur ma peau
est un merveilleux cadeau
précieux comme l’eau.

*****
Le 16 03 2023 : (412 Haïkus)
L’inconnu au loin
perdu au bout du chemin
a des yeux malins.
*****
Le vent caresse
avec beaucoup de tendresse
les blés des abbesses.

*****
Le chardonneret
sur la branche d’olivier
chante guilleret.

*****
Tu n’iras jamais
dans ce monde trop parfait
dont Dieu nous parlait.

*****

Le 15 03 2023 : (411 Haïkus)

Le vent cette nuit
poussa des cris de gorille
et d’étranges trilles.

*****
Devant leur école
des filles faisaient les folles
dans leur farandole.

****
Le premier frisson
deux enfants à l’unisson
chantent leur chanson.

****
Le regard porté
sur un beau rêve avorté
plein de volupté.

*****

Le 14 03 2023 : (410 Haïkus)

Comme une chanson

c’est un délicieux frisson

de fleurs aux buissons.

*****

Et le bruit de bottes

résonne comme une faute

au chant des despotes.

*****

Quand viendra le chant

à la gloire des enfants

la fin des méchants.

*****

La goutte de lait

entre ses lèvres perlait

l’enfant s’endormait.

*****

Le 13 03 2023 : (409 Haïkus)

Dans la main fermée

une vie qui est passée

partie en fumée.

*****

Elle a dit je t’aime

alors il a fait de même

la vie les emmène.

*****

Le ruisseau s’épuise

et sa vie est compromise

sa force agonise.

*****

La lueur là-bas

qui décline sans fracas :

un rêve au trépas.

*****

Le 12 03 2023 : (408 Haïkus)

Cet homme brisé
revit à tout petits pas
son lointain passé.

*****
La cloche au beffroi
vient jeter encor l’effroi
ce matin de froid.

*****
L’enfant à genoux
se répète des mots doux
rêve de bisous.

*****
Le soldat couché
à la poitrine touché
ne peut plus bouger.

*****
Le 11 03 2023 : (407 Haïkus)

L’oiseau dans le ciel
redit la beauté du monde
ivre de soleil.

*****
En longeant le pont
les deux amants s’en vont
vers ce qu’ils seront.

*****
Il a tant promis
sa maison des tamaris
elle dira oui.
*****
Le cheval fourbu
ne se relèvera plus
il en a trop vu.

*****

Le 10 03 2023 : (406)

À l’instant la nuit tombe
Boum ! Il goutte des tombes
partout sur l’univers
nous tournons à l’envers.
Comme un vent de folie
de France à l’Australie
l’humanité s’égare,
nous sommes des Icare
nous nous brûlons les ailes.
Dessus les citadelles
partout pleuvent les bombes
qui chantent l’hécatombe.
Les princes qui gouvernent
avec leurs balivernes
répandent la discorde
en promettant la corde.
Dieu ! Où vous cachez-vous ?
L’homme est devenu fou !

*****
Le 09 03 2023 : (405)
Ami, ne pleure pas
sur le temps d’ici-bas
qui marche d’un bon pas
et nous mène au trépas.
La vie est un banquet,
des fleurs en un bouquet,
dont on doit profiter
en jouir sans hésiter
nos jours nous sont comptés
sans aucune équité.
Vis, mon frère poète
chaque heure est une fête.

*****
Le 08 03 2023 : (404)
 
Ainsi s’en vont les rêves
dès que le jour se lève 
on oublie les merveilles
à nulle autre pareilles,
la vérité s’impose
nous contraint à la pause
et nous coupe les ailes,
elle éteint l’étincelle
qui dans nos yeux brillait
l’espoir qui brasillait.
Nous voilà plus humain
jusqu’à la fin des fins.
 
*****
Le 07 03 2023 : (403)

Penché sur l’écritoire
il invente une histoire
pour raconter le rêve
d’un soleil qui se lève
d’un amour qui veut naître
et réunir deux êtres.
Mais le conte inventé
sera-t-il vérité ?
Il suffirait qu’ailleurs
languisse un autre cœur
esseulé sur la lande
que le Seigneur entende.

*****
Le 25 02 2023 : (401)

Poursuivre son étoile
quand la nuit la dévoile
poursuivre un seul rêve
dès que le jour s’achève
maîtriser son destin
rechercher son chemin
mériter le nom d’homme
tout assumer en somme
de victoire en défaite
d’une vie imparfaite
ne pas baisser la tête
ne pas battre en retraite
Dieu, qu’il est difficile
notre univers hostile
toutes ces tentations
mènent en perdition.
Protéger sa famille
ses fils et puis ses filles
son épouse gentille
et sa grâce infantile.

*****
Le 22 02 2023 : (399)

Le ciel fait grise mine
les nuages culminent
le vieil homme chemine
sur la route il rumine
que sa vie se termine
dans la nuit d’opaline
il redit la comptine
de sa maman câline
occupée en cuisine
elle évoquait la Chine.
L’horizon se dessine
à la pointe sanguine.
Marche, pauvre vieillard
pour chasser ton cafard

*****
Le 20 02 2023 : (398)

L’oiseau léger qui vole
au-dessus des coupoles
ne doit pas nous tenter :
dans le monde éhonté
l’homme aussi sait voler
tout orgueil oublié,
il ose massacrer
comme l’aigle sacré
il n’est rien à envier
aux tigres de papier
nous sommes tous capables
innocents ou coupables
du meilleur et du pire
le mal est nore empire.
*
*****
Le 19 02 2023 : (397)

Sur l’épaule jeté
l’ample manteau de brume
il revient fatigué
des souvenirs posthumes.
Il voulait visiter
le monde et son histoire,
pour se les raconter
se remplir la mémoire
avant de revenir
dans son pays natal
enfin se recueillir
sous le ciel de cristal.
Il ne veut plus marcher
il n’a rien découvert
la vie l’a détaché
il revient de l’enfer.

*****
Le 18 02 2023 : (396)

Le monde serait beau
sans ce fatal fléau
qui pourrit les ruisseaux
et chasse les oiseaux.
Il détruit tous les rêves
des remparts il élève
des murs infranchissables
des peurs insurmontables.
L’autre est cet ennemi
ce monstre compromis
dans toutes ces horreurs
justifiant la terreur.

*****
Le 17 02 2023 : (395)

La jeunesse pressée
trop souvent agressée
se cherche un idéal
de voyage spatial
de destin impérial
tout sauf familial.
Nous la voyons courir
droit vers le souffrir,
mais que pouvons-nous dire
qui ne soit pas délire ?
Les années qui défilent
font de nous des fossiles.

*****

Le 16 02 2023 : (394)

Pourquoi t’en prendre à Dieu ?
C’est abuser des vieux !
Si tu n’es pas heureux
tâche de vivre mieux
d’être moins sourcilleux
de moins traîner au pieu.
Travaille à ton bonheur
fixé sur ton labeur,
n’attends plus rien des autres
il n’y a plus d’apôtre
Quelque part en ce monde
on veut que tu répondes.

*****
Le 15 02 2023 : (393)
Le monde tressaille d’effroi
à chaque fois que, maladroit,
l’homme déclare une guerre
pour engendrer une misère.
Il est toujours de grands savants
pour expliquer nos bas penchants
pourquoi ne nous disent-ils pas
comment ne pas sombrer si bas ?
Les petites voix de raison
ne s’élèvent pas par foison
et l’humanité résignée
ne restera pas épargnée.

*****
Le 14 02 2023 : (392)
Ces injonctions d’aimer
sur le calendrier
blessent les amoureux
On aime quand on veut
Cet ange délicieux
rebelle et capricieux
se montre généreux
et souvent coléreux
est rétif à ces chaînes
reste le capitaine
de tous calendriers de la mi-février.

*****
Le 12 02 2023 : (391)
Cherche dans ton triste passé
les instants qui t’ont fracassé
que toujours tu as ressassés
impuissant à les surpasser.
Clos la porte de ton esprit
à tous ces souvenirs maudits
vis enfin des jours inédits
que tu te pensais interdits,
le beau est encore en ce monde
qui montre trop souvent l’immonde.
Notre existence est bien trop brève
prends la avant que ne s’achève.

*****
Le 10 02 2023 : (390)
Au bout du bout toujours la mer
avec ses ports et ses amers
toujours des bateaux en partance
pour des archipels de vacances
toujours des malles oubliées
toujours des voiles repliées
des rêves qu’on a sacrifiés
et tant d’efforts gaspillés
au nom d’un avenir rangé
paisible et sans aucun danger.
Ainsi notre jeunesse passe
et sur le sable elle s’efface.

*****
Le 08 02 2023 : (389)
 
L’homme marche à tout petits pas
où va-t-il, il ne le sait pas.
Il s’engage dans la venelle
pris par une fièvre nouvelle.
Il recherche sa belle enfance
le temps béni de l’innocence.
Personne ne l’a remarqué,
c’est une ombre des temps passés,
un être qui n’existe plus
aux oubliettes révolu.
Il fut pourtant un beau jeune homme
croquant la vie comme une pomme

*****

Le 07 02 2023 : (388)

Le jardin se tait aujourd’hui,
tous les oiseaux se sont enfuis,
le jardin restera mutique,
en proie au silence pudique.
Le printemps voudrait se montrer
mais où s’est-il séquestré ?
De quoi voudrait-on nous punir ?
Le temps figé sans avenir,
Je voudrais tant qu’une mésange
au rouge-gorge se mélange
pour le triomphe du printemps
offert aux hommes méritants.

*****
Le 06 02 2023 : (387)
Il suffit d’un rayon de soleil
pour nous tirer du grand sommeil,
de l’appel d’un petit enfant
pour nous propulser droit devant,
puisque la vie n’est qu’une attente
une longue quête hésitante.
On voudrait un amour parfait
comme ceux que l‘on décrivait
dans les légendes d’autrefois
où la belle dans le beffroi
attendait le fils d’un grand roi
qui aurait pu être toi ou moi.

*****

Le 05 02 2023 : (386)

Bien sûr, n’oublions pas l’amour
qui devrait éclairer nos jours.
Bien sûr, n’oublions pas le monde
qui nous entraîne dans sa ronde.
Surtout, n’oublions pas nos frères
qui se partagent leur misère.
Cela nous consolera-t-il
du désenchantement subtil
et de cette inhumanité
marquée par tant d’indignité ?
Pourquoi obsédés par le temps
vivons nous en nous tourmentant ?

*****

Le 04 02 2023 : (385)
On voudrait garder avec soi
les merveilleux premiers émois,
la belle candeur d’un serment
que l’on prononce tendrement,
la récompense d’un sourire
d’une caresse qui chavire.
Mais aujourd’hui si l’on tressaille
ce sont les ans qui nous assaillent
et nos pas hésitent toujours
nos randonnées ne sont qu’un tour
de notre jardin familier,
fini le chemin d’écoliers.

*****
Le 03 02 2023 : (384)

Finalement n’est-ce que ça,
se demandait le grand-papa
sur le perron de l’au-delà
parlait il de la vie ou pas
qu’il avait gravie à grands pas
ou évoquait il son trépas ?
Ses jours avaient filé tout droit
sans qu’il ne sache le pourquoi.
Il était là, désemparé
il ne s’était pas préparé
Finalement n’est-ce que ça,
la vie passée, la mort déjà.

*****
Le 02 02 2023 : (383)

L’arbre nu pleure sang et eau,
l’hiver a chassé les oiseaux.
Les deux cœurs gravés au couteau,
sur le tronc cédé aux corbeaux
chantent Juliette et Roméo
qui s’aimaient au bord du ruisseau
à la saison du renouveau.
Un vieil homme sous son chapeau
se rappelle les jouvenceaux
qui se cachaient dans les roseaux
pour des voyages immoraux
délicieux frissons sur leur peau.

    *****

Le 01 02 2023 : (382)

C’est le premier soufflet
comme un coup de sifflet
pour rappeler à l’ordre
quand la rage déborde.
Pour la première fois
un rappel à la loi
et le bon compagnon
se transforme en démon.
Un coup de poing sous l’oeil
et commence le deuil
d’un amour outragé,
d’un amour ravagé.
Il ne restera rien
que victime et vaurien.
Un bonheur dévasté
un mâle fracassé
une femme détruite
réfugiée dans la fuite.
La peur mêlée de haine
la violence inhumaine.

*****
Le 31 01 2023 :

Les visages défilent
des amis de la ville
anxieux ou bien tranquilles
impatients ou dociles
à nos côtés un an
regagnent le néant
disparaissent souvent
dans les replis du temps
reste le souvenir
léger comme un soupir
d’un passant amical
au rire de cristal

*****

Le 29.01.2023:(380)

Au bout de cette route
il trouvera sans doute
le rêve qu’il suivait
d’aimer à tout jamais.
Rien d’autre n’importait
ce songe le portait.
À force de marcher
à force de chercher
il eut des aventures
qui laissent des blessures
mais d’un pas obstiné
il va comme un damné.

*****
Le 27 01 2023 : (378)

Sur le grand tableau noir le maître a dessiné
un oiseau bigarré, un beau chardonneret,
de ceux qui vivent dans les blés et les guérets.
Dehors, le soleil brûlait l’air de cet été,
dedans, tous les enfants peinaient à respirer.
Un élève parmi les autres inspiré
repoussa de la fenêtre les deux volets
et un courant d’air salvateur a déferlé.
Sur le panneau de bois, l’oisillon réveillé
se mit à battre des ailes et à frissonner,
comme dans un rêve finit par s’envoler
ivre de sa liberté pour batifoler.

*****
Le 26 01 2023 : (377) Haïkus.
Bien avant l’été
un oiseau a décidé
d’aller parader

*****
Une longue plainte
terrible douleur non feinte
la mortelle étreinte

******
Où va l’animal
sur la berge du canal
au froid hivernal

*****
Les mains sur les yeux
de ce pauvre petit vieux
toujours silencieux.

*****
Le 24 01 2023 : (376)

Saisir la beauté d’un sourire
qui au bonheur pourrait suffire,
l’éclat furtif d’un doux regard
dans la grisaille et le brouillard,
le piquetis des talons hauts
l’aile des cils comme un oiseau.
Telle une apparition magique
comme un tableau allégorique
ces présents que la vie nous donne.
Jeter ce qui nous empoisonne.
Que le voile noir se déchire
loin de nos yeux et les délivre.

*****
Le 22 01 2023 : (375)

Les ans nous pèsent sur le dos
comme un impossible fardeau
et ils blanchissent nos cheveux
nos jours se succèdent pluvieux
mais nous sommes toujours ensemble
tu me veilles et je te contemple
comme si nous avions vingt ans
avec le cœur toujours vaillant
Dieu sait comment sera demain
nous ne lâcherons pas nos mains.

*****
Le 18 01 2023 : (374)
.
Pourquoi toujours se réveiller
le corps encore ensommeillé
dans cet univers imparfait,
parmi des hommes stupéfaits
de survivre tant bien que mal
guidés par l’instinct animal.
Partout cette ségrégation
protège les générations
et l’esprit pervers des nations.
Je rêve d’un grand tourbillon,
du réveil de notre conscience
et d’un retour de la confiance.

*****
Le 17 01 2023 : (373)

Il a fui son pays natal
chassé par un conflit fatal
avec un sentiment létal
l’homme se muait en chacal.
La haine sur un piédestal
glorifiait un chant martial.
Il a laissé là ses souvenirs
et ses beaux rêves d’avenir
il a serré dans sa valise
quelques tricots, une chemise
pour recommencer une vie
si loin de sa terre asservie.

*****
Le 15 01 2023 : (372)

Et si tu marches ou tu crèves
tu iras plus loin que tes rêves
du matin au jour qui s’achève
la passion au bord de tes lèvres
chante la beauté de ce monde
avant que le froid ne t’inonde

*****
Le 13 01 2023 : (371)

Assis sur une chaise basse
il observe la vie qui passe
une existence à la ramasse
des gens qui rient et qui jacassent.
Fidèlement sur sa terrasse
devant sa porte il se prélasse
que d’autre voulez-vous qu’il fasse ?
Il a cassé de la caillasse
sous l’uniforme de bidasse
où l’on espérait qu’il trépasse.
Aujourd’hui il est bien trop vieux
pour espérer un peu de mieux.

*****
Le 10 01 2023 : (370)

Le ciel noir pleure sur notre monde
sur notre humanité immonde
qui brandit le feu et la mort
derrière les murs des châteaux forts.
Mais quand reverrons-nous le temps
de la fraternité d’antan ?
Nous courons derrière le vent
nous vénérons le dieu Argent,
le diable a perverti nos âmes
il a pourri princes et dames
et si nous rêvons aujourd’hui
c’est de la candeur qui s’enfuit.

*****
Le 08 01 2023 : (369)

Je voulais écrire un long et savant poème
pour te raconter le doux sentiment extrême
qui m’anime et me fait vivre dès le matin
il me plonge dans l’attente de mon destin.
J’ambitionnais de choisir des mots délicats
ceux que le poète romantique trouva
mais après avoir lancé des appels suprêmes
je ne pus te murmurer qu’un pauvre je t’aime.

*****
Le 07 01 2023 : (368)

Les arbres sont nus
plus d’oiseaux dans mon jardin
plus de fruits charnus
le ciel rouge le matin
les nuages toujours pendus.

*****
Le 06 01 2023 : (367)

il a plu cette nuit comme pleure un enfant
envahi d’un mystérieux chagrin étouffant.
Un désespoir soudain qui s’abat le matin
un châtiment divin, féroce et assassin.
Il a plu cette nuit et le temps qui s’enfuit
nos espoirs, nos secrets il emporte avec lui.
Vienne enfin le soleil pour éclairer le ciel
et repeindre avec des reflets d’or et de miel
pour sécher les ruisseaux, réveiller les oiseaux,
qu’une brise légère caresse les roseaux.
Il a plu cette nuit et cette eau salutaire
lavera tous les péchés de la pauvre terre.

*****
Le 4 01 2023 : (366)

Sur le chemin des écoliers
naissent les rêves par milliers
les plus fous et les familiers :
traverser les mers en voilier.
Combien arriveront à terme
avant que leurs vies se referment
et le destin qui les gouverne
dans leur odyssée moderne
hisse bien haut une lanterne
à la cime d’une poterne.
Puis les poètes de jadis
glissent au fond du précipice

*****

Le 2 01 2023 : (365)

Il est de ces matins

au ciel couleur de vin

où l’on aimerait bien

vivre sans lendemain.

Cette vie nous inflige

des maux qui nous affligent.

Rien ne sera jamais

comme ce qu’on rêvait

il faudra disparaître

partir ou se soumettre,

à la logique absurde

d’un sort de solitude.

****

Le 31 12  2022 : (364)

Les guirlandes sur le sapin

ne ravissent que les bambins,

la maman songe au lendemain

où elle se brisera les reins

en balayant avec entrain

toutes les aiguilles de pin.

C’est un ouvrage de titan

une peine sans jugement

qui se perpétue dans le temps

sans finir jamais cependant

répété encore et encore

pour tous les êtres qu’elle adore.

*****

Le 29 12 2022 : (363)

Viendra le jour tant attendu
où il faudra bien entendu
rendre un compte au père éternel
comme le commun des mortels.
Je le rencontrerai sans peur
je lui dirai mon bon Seigneur
j’ai vécu sans jamais blesser
sans jamais oser délaisser
ceux que je devais protéger
dont je me sentais le berger.
Mon Dieu ferme derrière moi
la serrure de cet endroit
avant que ne vienne l’envie
d’entreprendre une autre vie.

*****
Le 28 12 2022 : (362)

Qui entend encor
les sabots qui cognent fort
la corne du port.

*****
La tête penchée
de maman inquiétée
pendant la tétée.

*****
Cet homme arrogant
avec son air important
n’est qu’un vrai brigand.

*****
Le manteau de neige
dessus la nature vierge
comme un sortilège.

*****

Le 27 12 2022 : (362)

Tous les petits vieux

aujourd’hui ne sont pas mieux

dans ce monde odieux.

*****

Et la solitude

cette cruelle habitude

dure servitude.

*****

Trop de souvenirs

pour un trop mince avenir

que vienne enfin le mourir.

*****

Revoir leurs enfants

sera leur jour triomphant

sortir du néant.

*****

Le 26 12 2022 : (361)

Le chant militaire

sème un venin délétère

sur la terre entière.

*****

Quand viendra la paix

sur un avenir parfait

peut-être jamais.

*****

Parmi les étoiles

bien plus légère qu’un voile

l’âme virginale.

*****

Je voudrais ta main

garder jusqu’au lendemain

de la fin des fins.

*****

Le 25 12 2022 :(360)

Et je m’en irai
de ce vieux monde imparfait
où tout devient laid.

*****
Notre vie s’écoule
et notre univers s’écroule
la tourterelle roucoule.

*****
Qui nous le dira
qu’hélas on ne pourra pas
savoir plus que ça.

*****
La joie de l’enfant
au regard reconnaissant
envers ses parents.

*****
Le 22 12 2022 :(358)

Le train mène au loin
des centaines de destins
qui vont vers leur fin.
*****
Qui saura jamais
tous le secrets que l’on tait
ceux qui nous ont faits

*****
Douce demoiselle
frappée de passion mortelle
se jurait fidèle.

*****
Le ciel enflammé
nous dit le plus bel été
qu’il n’aura jamais été.

*****

Le 21 12 2022 :(357)
La vie n’est plus rien
sans un futur incertain
à portée de main.

*****
Un enfant qui dort
tandis que gronde au dehors
la rumeur des morts.

*****
Le vent de l’automne
dans les récoltes bouillonne
colère brouillonne.

*****
Dans les temps de guerre
il n’est ni père ni mère
qui ne désespère

****

Le 20 12 2022 :(356)
 
Où va-t-il si loin
le roi des oiseaux marins
vivra-t-il pour rien ?

*****
Un homme qui pleure
enfermé dans sa demeure
mesure les heures.

*****
Si le monde est triste
dans l’humanité autiste
désertons la piste.

*****
La femme nourrit
le nouveau-né tout petit
elle lui sourit.

*****
Le 19 12 2022 :(355)

L’éclair dans le ciel
déchire tous les beaux rêves
des enfants des rues.

*****
Demain le ruisseau
se mêlera aux rivières
atteindra l’océan.

*****
Tout finit un jour
ainsi meurent les projets
usés par le temps.

*****
Je ne verrai plus
les amis de mon enfance
dispersés au loin.

*****

Le 17 12 2022 :(354)

Les saisons qui passent
et nos aînés qui trépassent
rien ne les efface.

*****
Le roseau pensant
n’a pas trouvé cependant
la porte du temps.

*****
Ordonner à l’enfant
qu’il doit jouer calmement
c’est calmer le vent.

*****
Tu n‘as pas aimé
tu n’as jamais enduré
le mal des trompés.

****

Le 16 12 2022 :(353)

Où est cet enfant
que nous avons fait ensemble
il ne nous ressemble
guère plus en grandissant
il est si loin que j’en tremble
qu’a-t-il fait de nos exemples ?

*****
Un verdict rapide
et la foule qui les lapide
ces amants traqués
ont été exécutés
pour s’être trop adorés

*****

Le 15 12 2022 : Haïkus (352)

Ce papier jeté
sur ce trottoir écarté
est-ce un mot d’amour.

*****
La sirène au loin
annonce un paquebot
regagnant le port.

*****
L’enfant suit l’aïeul
qui lui raconte sa vie
comme une merveille.

*****
Les heures captives
sous le verre de l’horloge
ressassent le temps.

*****
Le 14 12 2022 : Haïkus (351)

La neige s’envole
pétales de cerisier
au début d’automne

*****
Le sol enneigé
dissimule le secrets
du terrible été

*****
Cet homme devant
se déplace en titubant
pareil à l’enfant

*****
Le 13 12 2022 : (350)

Que vienne enfin le joli temps
des premières fleurs de printemps
des lilas parme et lilas blancs.
Que la glace quitte l’étang,
qu’on entende le joli chant
des oiseaux au milieu des champs,
et les cris joyeux des enfants
perdus dans leurs amusements.
Je ne veux plus jamais sentir
ce froid qui me fait tant souffrir,
qui compromet mon avenir
et engourdit mes souvenirs.

*****
Le 11 12 2022 : (349)

Un petit alevin
est tombé dans le vin
comme il aime le rouge
il veut que rien ne bouge
il boit, il boit, il boit
un doigt, deux doigts, trois doigts,
jusqu’à ce qu’ivre-mort
heurtant sur tous les bords
il tombe sur le sol
dans un désir d’envol.

*****

Le 10 12 2022 : (348)

Je ne serai plus que silence,

je perdrai toute ma conscience

quand présent et futur effacés

dans le néant de mon passé

je me loverai dans tes bras

et j’accueillerai mon trépas.

Bientôt ce jour arrivera

Dieu seul quand il adviendra.

Si tout près de moi tu seras

le paradis nous recevra.

Et si tu veux vivre sans moi,

en enfer j’irai sans effroi.

****

Le 09 12 2022 : (347)
 
Cet homme debout, les mains sur ses hanches
il se tenait droit, vêtu de dimanche.
Son regard azur aux reflets félins
observait l’horizon jusqu’aux moulins
comme la vigie du haut de son mât
considère la ligne bleue là-bas.
Le voyageur enserrait dans ses bras,
enveloppé dans un morceau de drap,
un tout petit enfant qu’il éleva.
Il cherchait ce pays dont il rêva,
cet asile de paix, loin des canons
qui détruisaient tout, humains et maisons.
 
*****

Le 08 12 2022 : (346)

Je sais où j’irai désormais
c’est là-bas que je t’attendrai
dans ce nouveau monde parfait
pour l’histoire qu’on se contait.
Nous mourrons, nous mourrons enfin
bientôt, dans un an ou demain
n’importe quel jour ou quel mois
pourvu que tu sois près de moi
et que nous reprenions ensemble
cet amour qui nous ressemble.
Ma vie serait vide sans toi,
je vivrais ma mort aux abois.

*****

Le 07 12 2022 : (345)

J’ai gaspillé bien trop de temps

à pourchasser obstinément

les rêveries de mon enfance

qui me torturent quand j’y pense :

l’envolée des plus fins voiliers

qui ne cessaient d’appareiller

sur le chemin des écoliers

que je ne peux pas oublier.

Aujourd’hui je suis étranger

dans un perpétuel danger,

le silence de cathédrale

comme une menace fatale.

 *****

Le 06 12 2022 : (344)

Si le Créateur avait eu deux sous de jugeote, il aurait placé nos pieds au niveau des genoux. Il ne sait pas le mal que l’on se donne à lacer nos souliers à partir de cinquante-cinq ans. Il semble que nos bras rétrécissent chaque jour un peu plus.

******

Le 04 12 2022 : (343)

Un rayon de soleil doré,
un cierge qu’on a éclairé,
l’étrange parfum de l’encens,
une cloche que l’on entend
chanter la sortie de la messe
et du dimanche la promesse.
Les petits bonheurs de l’enfance
la saveur de notre innocence.
Aujourd’hui, notre monde est fade
et nos jours trop souvent maussades.
Refaire un chemin à l’envers
abandonner enfin l’hiver.

*****
Le 01 12 2022 : (342)

Marcher, avancer chaque jour
comme un cheval dans les labours
en traînant le poids de la vie
de nos regrets de nos envies.
Nous irons au bout du chemin
mus par un funeste destin
sans savoir où sera la fin,
sans maîtriser nos lendemains.
Pareillement vont les ruisseaux
charrier et porter leurs eaux
obstinément vers l’océan
ainsi allons-nous au néant.

*****
Le 30 11 2022 : (341)

Elle voudrait qu’on l’aime encor
avec son âme avec son corps
avant que ses traits ne s’effacent
comme les nuages qui passent.

Elle aimerait mille promesses,
les beaux serments de sa jeunesse
qui ont séché dans son journal,
dans son petit carnet de bal.

Elle était devenue un port
où des soupirants presque morts
venaient jeter leurs illusions
le souvenir d’une passion.

Au fond de sa tête, endormis
des rêves d'étreinte à midi,
dans les bras d’un homme attendri,
un compagnon ou un mari.

*****

Le 29 11 2022 : (340)

Un vol de palombes
traverse les grandes combes
quand le jour succombe.

*****
Combien faudra-t-il
de larmes et de fusils
de crimes virils ?

*****
Dans la nuit grimace
comme une sourde menace
une hideuse face.

*****
Quand elle est partie
pour accomplir la folie
d’essayer une autre vie.

*****
Le 28 11 2022 : (339)

Peut-on aimer l’humanité
l’auteur de ces calamités
toutes ces guerres éternelles
qui massacrent, qui écartèlent,
il y a plus de compassion
dans le regard d’un nourrisson
que dans les yeux des généraux
et dans leurs refrains immoraux.
Qu’il vienne, ce divin sauveur,
pour nous délivrer de la peur,
j’aspire à ce matin radieux
qui me fera croire en un Dieu.

*****
Le 27 11 2022 : (338)

La pluie déplace des montagnes
et tant de larmes l’accompagnent,
la nature parfois cruelle
à notre humanité rappelle
qu’elle dira le dernier mot
en nous infligeant tous ses maux,
les incendies et les orages
pour nous punir de ces ravages
qu’autour de nous, nous provoquons
en franchissant le rubicond.
Ah, la triste misère humaine
Dieu sait où cela nous emmène...

*****
Le 26 11 2022 : (337)

Dans les tourbillons du torrent
nos souvenirs partent en courant.
Où sont nos moulins de papier
arraché à nos vieux cahiers,
et nos navires fabriqués
par le professeur confisqués
et tous nos rêves adorés
que les années ont dévorés ?
Tous les remous impétueux
dispersent ces instants précieux
que nous gardions dans notre cœur
pour nous préserver du malheur.

*****
Le 25 11 2022 : (336)

J’aurai du mal à renoncer
à la douceur du temps passé,
aux serments d’amour prononcés,
aux matins dans les draps froissés,
aux frissons, au goût des baisers,
à l’appel d’un enfant caché
au chant de l’oiseau au printemps,
aux reflets d’argent sur l’étang,
au ciel de feu au couchant,
à la chanson d’un fou chantant,
à tous ces riens insignifiants
qui m’ont fait aimer le vivant.

*****
Le 24 11 2022 : (335)

Longtemps, je me suis éveillé
avec l’esprit ensoleillé
et des projets pour la journée.
Aujourd’hui ma joie est mort-née
et je me demande au matin
si du jour je verrai la fin.
Les feuilles du calendrier
décomptent le temps gaspillé,
les heures passent en torture
et mon cœur n’est plus que blessures.
Je crains que mon chemin s’arrête
et que se termine la fête.

*****
Le 23 11 2022 : (334)

Homme sage, tu chériras
à l’instant où tu périras
ton papa, ta maman et Dieu
qui habiteront dans les cieux.
Tu les retrouveras heureux
dans leur paradis mystérieux
où ils te feront une place
plus somptueuse qu’un palace.
Tu oublieras ta mort soudaine,
ta pauvre condition humaine
pour vivre en toute éternité
avec ceux que tuas aimés.

*****
Le 22 11 2022 : (333)

Rejeter les ressentiments
qui enveniment notre sang,
oublier les mauvais moments
et dévorer bien goulûment
ce que nous offre le printemps,
laisser les morts au firmament
où ils vont éternellement
si loin de tous les vivants.
Ainsi chacun vivra son temps
dans l’insouciance des enfants.
Je veux finir paisiblement
à la droite de mes parents.

****
Le 21 11 2022 : (332)

Pourquoi revenir sans arrêt
sur le passé qui reparaît
pour encore nous tourmenter
nous meurtrir et nous torturer
nos parents n’étaient pas odieux
ils nous élevaient pour le mieux
ils ménageaient notre intérêt
pourquoi irions-nous déterrer
de vieux fantômes moribonds
qui ne réveillent rien de bon
chaque jour vient panser les maux
de nos souvenirs en lambeaux.

****
Le 20 11 2022 : (331)

Le bleu dans le ciel
le rouge des feuilles vermeil
qui vola le blanc

*****
La pluie est tombée
tout au long de la journée
c’est la destinée

*****
Un petit enfant
déambule triomphant
parmi les passants

*****
Un oiseau tombé
qui donc l’aurait foudroyé
l’esprit dévoyé

*****
Le 19 11 2022 : (330)

Ignorer ces temps tourmentés,
garder les bonheurs de l’été,
oublier les mauvais moments,
marcher d’un bon pas vers l’avant,
voilà ce que la raison
aurait voulu dans nos maisons,
mais nous hurlons notre colère
en face de tant de misères.
Nous serrons les poings et les dents
nous luttons à corps défendant,
emprisonnés dans une nasse
vaillants quand la mort nous menace.

*****
Le 18 11 2022 : (329)

Il courait à tout petits pas
il semblait ne respirer pas
pour ne pas perdre une minute
s’exposant au risque de chute.
Qu’est-ce qui ne pouvait attendre :
L’urgence d’un souvenir tendre ?
Le tourment de perdre un ami,
le réveil d’un mal endormi,
Non, le vieil homme si pressé
tenait à être confessé
afin de livrer ses péchés
avant de mourir empêché.

******                        
Le 17 11 2022 : (328)

Non, jamais je n’effacerai
le doux chant des chardonnerets
que mon père et moi allions capturer
avec des nasses et des filets
pour les enfermer dans les cages
afin de jouir de leur ramage.
J’apprenais donc le cruauté
commune à toute humanité.
Est-ce ainsi qu’on doit élever
son enfant dont on a rêvé?
Ce jour me reste dans la cœur
cette tache qui me fait peur.

*****
Le 15 11 2022 : (326)

Là-bas, il est un ciel sauvage
qui ne verse jamais d’orage,
les arbres sont privés de fruits,
les oiseaux ne font pas de bruit,
le silence fige la terre.
On n’y prie pas ni ne vénère,
on subit les feux de l’enfer,
l’existence a un goût amer,
les hommes naissent pour souffrir,
pas de présent, pas d’avenir,
il leur faut payer leurs erreurs,
leur monde est livré à la peur.

*****
Le 14 11 2022 : (325)

IMAGES D’ENFANCE:

Moi, les vagues et les rouleaux.
Moi, l’écume comme troupeaux,
avec l’azur dessus dessous,
la caresse du soleil doux,
et le sifflet d’un compagnon
qui voudrait jouer au ballon.
L’odeur de la tomate frite
le sang d’une guerre maudite.
Gravir le vieux chemin de pierres
porter des fleurs au cimetière.
Les miens égarés dans la foule,
ballotés comme dans la houle.
L’avion décolle sur la piste
nous resterons muets et tristes.

*****
Le 13 11 2022 : (324)

De longues écharpes de brume,
petit matin gris qui s’allume,
l’appel du clocher du village
comme perdu dans un naufrage,
des spectres recroquevillés
sur les chemins éparpillés
apparaissent et disparaissent
ce sont les âmes pécheresses
en quête de ce paradis
que le Seigneur leur interdit.
Dans cette fantasmagorie
survivre est une tromperie.

*****
Le 12 11 2022 : (323)

Le temps dépose chaque jour
une dalle sur nos amours
il enterre nos souvenirs
pour nous empêcher de souffrir.
Notre vie s’envole en fumée
de notre mémoire abimée
et nos espoirs désespérés
aux oubliettes retirés.
Quand viendra l’heure de partir
nous irons comme des martyrs
présenter notre repentir
au Tout-Puissant pour en finir.

*****

Le 11 11 2022 : (322)

Comme un mal profond
un grand froid dans la maison
revient sans raison
me tourmenter de questions
sur ma lente destruction

*****
Un rêve est passé
son sillage dans le ciel
creuse une balafre

*****

Le 10 11 2022 : (321)

Où vont ces voiliers
qui parcourent le monde entier
pour des flibustiers.

*****
La perle de lait
sur ses lèvres de bébé
un rêve qui nait.

*****
Quand finira-t-elle
cette guerre de dentelles
querelle éternelle.

*****
Le feu prisonnier
dans votre cœur de papier
a tout incendié.

*****
Le 09 11 2022 : (320)

Dessus le vieux fourneau en fonte
deux fers à repasser racontent
la triste histoire de maman
dont la vie serait un roman :
une famille et ses tourments
pour une fille subir ses parents
les lessives et le ménage
les années comme un engrenage
ne pas pouvoir se révolter
que des douleurs à récolter.
Voilà la dure condition
de la femme en soumission.

*****

Le 08 11 2022 : (319)

Parfois me prend une terrible
envie de repeindre le monde
avec des couleurs plus paisibles
pour que le soleil nous inonde.
Du bleu pur dans le coeur des hommes
et que vienne enfin un espoir
de chasser le gris de l’automne
et de la tristesse le noir.
Partout la monstrueuse haine
transforme l’amical sourire
en laide grimace inhumaine
je voudrais l’amour reconstruire

*****

Le 07 11 2022 : (318)

Un dimanche de printemps, sur une terre lointaine qui n’existe plus. Ma famille était de sortie, à pieds. C’était un temps où les rares voitures n’envahissaient pas les rues et la télévision n’avait pas encore entrepris son œuvre néfaste en enfermant les gens dans leur maison. Maman guidait la poussette où gigotait mon frère, le dernier venu. Je tenais le guidon de la poussette d’une main, et de l’autre, je m’accrochais à ma petite sœur. Nous marchions de front sur le trottoir : maman, moi, ma sœurette et papa qui paraissait frais car nous avions attendu la fin de sa sieste pour nous rendre au jardin public. Sur la voûte des platanes, le soleil brillait, comme toujours. Nous, les gosses, nous étions impatients d’arriver dans l’ombre du parc où nous attendait le marchand d’oublies, ces délicieuses gaufrettes croustillantes et sucrées enveloppées dans un carré de papier blanc. Il attirait les gosses en faisant claquer une crécelle. Quand nous approchions de lui, il posait son énorme fût d’aluminium peint en rouge et nous servait en roulant des yeux gourmands.

Il nous fallait longer la grande avenue avant d’apercevoir enrochement d’une cascade qui marquait l’entrée du jardin public. Nous nous situions cent mètres à peine des toboggans, des balançoires, des trapèzes et des anneaux où s’agglutinaient des grappes de gamins. Malgré moi, j’accélérais le pas, pressé de jouer au singe sur les agrès.

Soudain, au bout de l’avenue, une énorme déflagration fracasse la petite musique diffusée par les manèges. Une bombe. Des corps humains sont projetés dans l’air, des cris, des hurlements d’effroi, des plaintes. Papa nous jette en arrière et nous nous mettons à courir. Haletants, nous revenons à la maison. Nous n’avons pas eu le temps de savourer notre oublie. Nous ne reprenons le pas que lorsque l’avenue se vide de ses fuyards. Un dimanche

comme tant d’autres, dans ce pays meurtri par la guerre.

*****

Le 06 11 2022 : (317)

Mon regard sur toi
mon petit enfant mon roi
tu ne vois que moi

*****
Et tous les matins
l’astre du jour au lointain
fait son cabotin

*****
Partout dans la ville
des jeunes garçons et filles
forment des vœux difficiles

*****
Au sommet des lames
un frêle bateau entame
sa course à la rame

*****
Le 04 11 2022 : (316)

Courir plus vite que le vent,
sans se retourner, droit devant,
fuir cet univers si violent
où il est bon d’être insolent
où l’on méprise les enfants
à l’heure du mal triomphant.
Que revienne enfin le temps
de ces amoureux exaltants
qui déclamaient sous les balcons
leurs plus délicates chansons.
Jamais plus nous ne reverrons
à genoux les jeunes garçons.

*****
Le 03 11 2022 : (315)

Certains jours le ciel est pâteux,
notre réveil est comateux,
il nous sera si difficile
de quitter nos draps, notre asile
pour plonger dans la dure vie
de l’humanité asservie.
Le besoin de soleil nous prend
qui nous manquait depuis longtemps.
Notre cœur s’emplit de chansons,
de longues trilles de pinsons
nous redevenons des garçons
joyeux, brigands et polissons.

*****
Le 02 11 2022 : (314)

La rose qui s’accroche encore
à cet automne qu’elle implore
pour une semaine de vie
quelques heures de poésie.
Nous tous dans notre solitude
usés par trop de lassitude,
nous espérons un an ou deux
avant de devenir gâteux
pour jouir de matins dorés
aux côtés de l’être adoré
et qu’ensuite notre destin
parvienne à s’accomplir enfin.

*****
Le 01 11 2022 : (313)

Le ciel bleu d’azur
d’un bleu d’acier pur et dur
couvre nos futurs

*****
Le regard baissé
de pauvre animal blessé
l’amoureux laissé

*****
Sur la peau de l’eau
une balafre au couteau
l’aile d’un oiseau

****
Le 31 10 2022 : (312)

Chaque jour, on crie plus jamais
de ces assassinats si laids
qui injurient l’humanité.
Des supplices non mérités
pour des compagnes asservies
à qui l’on a ôté la vie.
Un tyran cruel et pervers
à coups de poings ou révolver
perpétue le crime infâme
de tuer une faible femme.
Le progrès ne rien y faire
pour achever l’odieux calvaire.

*****

Le 30 10 2022 : (311)

Quand viendra la fin du chemin
dans un mois, un an ou demain ?
Serai-je prêt au bon moment ?
Partirai-je résolument,
serein, sans une larme à l’œil
en abandonnant sur le seuil
mes remords avec mes regrets
pour accepter la vie d’après ?
Au terminus du long voyage
j’abandonnerai mes bagages
avec mon vieux corps fatigué
d’avoir beaucoup trop bourlingué.

*****

Le 29 10 2022 : (310)

Autour d’un étang familier
je promène un pas fatigué,
un cygne alangui se faufile
dans un bouquet de joncs graciles.
Au loin, sur le miroir d’acier
les canards aux oies associés
mènent un bal désordonné
en poussant des cris passionnés
soudain le silence figé
accueille un soleil allongé.
Autour d’un étang familier
le jour se retire humilié.

*****
Le 28 10 2022 : (309)

Dieu ! Dans quel monde vivons-nous ?
Nous faudra-t-il vivre à genoux
à implorer une clémence
de la céleste éminence
pour qu’elle consente à venir
s’occuper de notre avenir ?
Nos prières resteront vaines
toujours dominera la haine,
le cynisme des plus puissants
face aux faibles obéissants.
Peut-être enfin le jour viendra
où le Seigneur interviendra...

*****
Le 27 10 2022 : (308)

Où partent les merveilleux rêves
les divagations des élèves
pendant l’ennuyeuse leçon
que nous tous connaissons ?
volent-ils tels des oiseaux
au-dessus des mers, des ruisseaux ?
Plongent-ils dans les profondeurs
pour échapper à la laideur ?
Ils sont là où sont tous les anges,
dans le ciel d’un bleu sans mélange,
où personne ne les dérange
où la beauté jamais ne change.

*****
Le 26 10 2022 : (307)

Quand l’homme se souciera plus
de sa piètre moralité
que de vulnérabilité
plus sage il sera devenu.
Dans son univers égoïste
il tremble de peur tout le temps
pour des périls inexistants
cerné de voisins terroristes.
Il ne connaît jamais de paix
le monde autour peut s’effondrer
pour lui, son bien le plus sacré
son argent dont il se repaît.

*****
Le 24 10 2022 : (305)

Un rire d’enfant
détient ce charme innocent
des contes d’antan

*****
Neige sur le mont
habille de blanc coton
cet automne moribond

*****
Jeune adolescente
chasse la mèche impatiente
sur sa joue d’infante

*****
Cette vieille dame
affronta bien trop de drames
pour garder son âme

*****
Le 23 10 2022 : (304)

L’homme, cet être si terrible
brise sa victime fragile
avec une rage imbécile.
Ce titan aux talons d’argile
détruit pour des raisons futiles
cause des morts inutiles.
Que l’on ne ma raconte pas
qu’il n‘est pour rien dans ces trépas
le désespoir à tous ses pas,
tous ces malheureux qu’il frappa
l’invective à chaque repas
la honte à celle qu’il viola.

*****
Le 22 10 2022 : (303)

J’imaginais de grands voyages,
des dauphins bleus dans mon sillage,
mais je n’ai jamais rencontré
que des taillis enchevêtrés.

Je rêvais de beautés diaphanes
de sauvages catalanes,
mais j’ai surpris la décadence
de prétendus anges de danse.

Je me voulais de grands amis,
pour me guider au paradis,
hélas mes quelques compagnons
sont plus légers que papillons.

J’ai tenté de me fabriquer
sans compromis, sans abdiquer,
mais souvent je me suis couché
comme un chien qu’on a attaché.

Le 21 10 2022 : (302)

Elle tenait son cœur ouvert
dès le printemps jusqu’à l’hiver,
elle espérait le grand amour
celui qui brûlera toujours
mais dans son tout petit village
les prétendants au beau visage
étaient des sots ou des méchants
des rustres qui allaient crachant
la jeune fille au désespoir
déserta par un triste soir
Nul ne sut où elle s’enfuit
toute seule au cœur de la nuit.

****

Le 18 10 2022 : (300)


Le cri de fureur étranglé
devant ce crime de cinglés
qui osent tuer l’innocente
dans un scénario d’épouvante
pour l’abandonner dans la rue.
Quelle morale dissolue,
quelle mentalité perverse
que l’inhumanité traverse,
aucune injonction ne pourra
ramener à la vie Lola.
Une autre horreur effacera
le souvenir. On oubliera.

*****
Le 17 10 2022 : (299)

Dans notre belle capitale
avec une rage animale
des monstres ont exécuté
une fillette sans passé.
Un dégoût pour l’humanité,
un espoir qu’ils ont fracassé,
et je vomis sur notre espèce
pour l’enfance que l’on dépèce.
Je ne pourrai plus regarder
ces hommes fiers de parader.
Que leur âme brûle en enfer
qu’ils agonisent sous le fer !

****
Le 16 10 2022 : (298)

Cet enfant qui court dans les champs
pour le plaisir de sa maman,
va cueillir des coquelicots
qui vont se faner dans un pot.
iI ne réfléchira jamais
qui est le dupe du marché,
un instant de satisfaction
pour la cruelle exécution
de ces tendres fleurs éphémères
pour le sourire d’une mère.
Les gamins au cœur délicat
agissent comme des malfrats.

*****

Le 15 10 2022 : (297)

Le terme « ami » sur les réseaux

n’est plus que tristes oripeaux

pour déguiser un joli mot

et dégainer les grands couteaux.

Les insultes coulent à flots

on vous y attache au poteau

l’empathie nourrit les pourceaux

pour une amitié de ruisseau.

Les anges côtoient les bourreaux,

l’innocent passe à l’échafaud

l’humanité part à vau-l’eau.

*****

Le 14 10 2022 : (296)

Le sillage vif des obus
tel celui des astres perdus
balafre le ciel incendié
par les canons éparpillés.
Quand les enfants lèvent les yeux
c’est pour implorer le bon Dieu.
Les femmes baissent le regard
sur tous les malheureux hagards.
La haine, la haine toujours,
la mort guette du haut des tours.
Mais quand donc ce pays meurtri
retrouvera son paradis ?

*****

Le 13 10 2022 : (295)

La pierre emportée
par l’orage de juillet
jamais rejetée

*****
La douce chanson
que maman chante au garçon
remplit la maison

*****
Que cherche l’oiseau
qui vole toujours plus haut
peut-être un ruisseau

****

Le 12 10 2022 : (294)

Je guette le ciel nuageux
j’y cherche du bonheur, un peu,
à vivre seul ou bien à deux,
redonner vigueur à mon feu
entrevoir enfin la lueur
au bout du chemin de la peur
des larmes et de la sueur
et de la terrible fureur.
Je veux retrouver l’innocence,
la douce candeur de l’enfance.
Si là-haut le Seigneur existe,
qu’il vienne faire un tour de piste.

*****

Le 11 10 2022 : (293)

Le sang sous ta peau opaline

un délicat réseau dessine

comme une source de vie

d’une volonté assouvie.

Si les cendres du temps passé

sur tes cheveux ont déposé

le nuage de la tristesse

qui lentement t’use et te blesse,

je refuse de voir cela,

je ne regarderai pas.

Seul m’importe que tu souries

à mes pauvres agaceries.

*****

Le 10 10 2022 : (292)

Ces dimanches de mes seize ans
à la table de mes parents
avec ma sœur et mes cadets
devant le repas préparé
nous nous racontions des bêtises
qu’au lycée nous avions apprises
je m’essayais à des amours
nous nous lancions des traits d’humour
maman remplissait nos assiettes
on plaisantait sur nos conquêtes.
Ces banquets sont déjà si loin
nous sommes tous des orphelins.
*****
Le 09 10 2022 : (291)

Pourquoi faudra-t-il que toujours
errent sur tous les carrefours
des silhouettes en haillons
des femmes tendant leurs moignons
vers des passants indifférents ?
Ce sont des foules de migrants
qui ont fui guerres et misères,
qui ont traversé des frontières
pour mener une vie précaire
dans une nation étrangère.
En face de ce désespoir
nous allons sur l’autre trottoir.

******
Le 08 10 2022 : (290)

Cet inconnu dans le miroir,
je veux ne jamais le revoir :
il dit qu’il m’a connu enfant,
que nous sommes proches parents,
je devine très bien qu’il ment,
il ment déjà depuis longtemps
et me surveille constamment
pour m’emporter loin des vivants
demain, dans un mois, dans un an
il me pousse, il est impatient.
Je dois la suivre les mains vides
dans la nuit sa face livide.

*****
Le 07 10 2022 : (289)

Dans l’épais brouillard de ma tête
se mélangent les jours de fête
les noms de mes anciens amis
indispensables aux temps jadis,
la douceur des primes amours,
quand je vivais au jour le jour
dans la merveilleuse insouciance
je renonçais à mon enfance.
Chaque matin, je fais le compte
des épreuves que je surmonte.

*****
Le 06 10 2022 : (288)

Rimer serait un art sadique
qui nous démange et qui nous pique
qui laisse le cœur anémique
à force de rêves épiques.

*****
Ma main protège tes beaux yeux
des rayons du soleil hargneux,
tu déposes un baiser heureux
dans ma paume juste au milieu.

*****

Pourquoi ces interrogations
sur la fin de notre mission ?
De finir sereins essayons
sans nous poser trop de questions.
*****
Le 05 10 2022 : (287)

Vous ne vous lamenterez pas,
le ciel restera toujours bleu,
pas un nuage sacrebleu
un grand soleil sur la pampa.
L’univers se fait amical,
le vent compose une chanson
avec la mer à l’unisson,
on nous offre un beau récital.
Les gens nous sourient dans la rue
comme s’ils nous connaissaient bien
ils sont chaleureux et sereins.
Cette douceur est bienvenue

Le 04 10 2022 : (286)

Et cette impression délétère
que l’on n’est plus de cette terre,
que la vie est une rivière
qui nous entraîne au cimetière.
Mon enfance est si loin derrière
comme une existence étrangère,
comme une expérience éphémère,
dont je ne pourrai me soustraire.
Au bout du chemin la lumière,
la joie de devenir grand-père,
qui rend l’épreuve moins amère
de se présenter à Saint-Pierre.
*****
Le 03 10 2022 : .(285)

Où est-il, cet homme parfait
qui dans son monde se complait,
qui veut que rien jamais ne change,
qui dit que rien ne le dérange,
vit-il sous l’or de l’Élysée,
loin de la foule méprisée ?
Partout on se livre au massacre,
et lui ne pense qu’à son sacre,
partout progresse la misère,
on saccage la terre entière,
seuls tous nos enfants s’en soucient,
ils désespèrent d’un messie.

*****

Le 02 10 2022 : Tanka et haïku (284)

À l’heure où se ferme
notre vie venue à terme
il ne reste rien
de notre orgueil enfantin
ni du rêve ancien
de rester l’esprit serein
accueillir le lendemain.

*****
Et ce goût amer
cette brûlure d’enfer
dans mon cœur ouvert.

*****
Qui saura jamais
où se perdent les baisers
que l’on a volés.

****
Le 31 09 2022 : (283)

Toujours ce grand conflit
qui guette au saut du lit,
la peur dès le matin,
la mort et le chagrin
partout en ce bas monde
la haine nous inonde.
Quand verrons nous la fin
de ce cruel destin ?
Faisons-nous des enfants
pour l’enfer permanent ?
Je veux fermer les yeux
me reposer un peu.

*****
Le30 09 2022 : (282)

Il marchait lentement
pas pressé, gravement
comme s’il redoutait
la mort qui l’attendait.
Il aurait pu courir
pour cesser de souffrir
mais il savait déjà
qu’à la fin : le trépas,
alors il décida
de s’asseoir un moment
pour savourer l’instant.

*****
Le 29 09 2022 : (281)

Tout comme les saumons
nous remontons les monts
affronter nos démons.
À la fin du voyage,
et d’autres paysages
après tant de barrages
nous nous laissons mourir
nous nous laissons pourrir
et cessons de souffrir.
Et la vie s’accomplit
dans ce rite subi
pour un destin maudit.

*****

Le 28 09 2022 : Haïkus (280)

Silence figé
tous les arbres congelés
espèrent l’été.

*****
La mer incertaine
répétera sa rengaine
prière païenne.

*****
Petit chien de vieux
mène sa vie pour le mieux
malgré les envieux.

*****
Jamais ne verras
un autre amour à mon bras
ma vie est à toi.

*****

Le 27 09 2022 : (279)

Je voudrais être un chat
un oiseau ou un rat
qui ne se soucient pas
de l’instant du trépas
ne voient que l’immédiat.
Nous, rompus aux combats
contre pestes, choléras,
usés par les tracas
jusqu’au dernier coma,
à chacun de nos pas
craignons la mort là-bas
et l’ultime fracas.

*****

Le 26 09 2022 : (278)

On voudrait fuir le temps,

fuir ce qui nous attend,

se réveiller enfant,

plein de rêves puissants,

avec sa vie devant.

Ses espoirs décevants

ses forces déclinant,

on cèdera au courant

comme d’autres avant :

de plus beaux de plus grands

partis obéissants

pour suivre les absents.

*****

Le 25 09 2022 : (277)

Cet homme trop sérieux
ne baisse pas les yeux
en parlant au Bon Dieu
n’invoque pas les cieux.
Sans amour ni envie,
il passe ainsi sa vie,
il finira tout seul,
serré dans son linceul.
Son cœur resté trop dur
se sentirait impur
s’il attachait son sort
en attendant la mort.

Le 24 09 2022 : (276)

Ce bonhomme là-bas
qui avance à son pas
un enfant dans ses bras,
Dieu sait où il ira
où il se cachera
de la meute aux abois
qui l’exécutera
quand le moment viendra.
Sa faute et son tracas
c’est le nom de Juda
toujours le poursuivra
causera son trépas.

Le 23 09 2022 : (275)

Où sont mes compagnons

des jeux de mon enfance

aujourd’hui dispersés

par les coups de canon,

c’était encor la France

en conflit dépassé

Il ne restera rien

de ceux que j’ai aimés

ces copains de lycée

le temps est assassin

pour les rêves semés

d’une époque effacée.


Le 22 09 2022 : (274)

Ils marchent en cadence
et leur corps se balancent,
ils portent leurs fusils
pour tuer l’ennemi
dans un autre pays
comme on le leur a dit.
Ils ont quitté enfants
pour courir en avant
ils ont quitté maison
sans saisir la raison.
Cette vie de soldats
ne les satisfait pas.

Le 21 09 2022 : Haïkus : (273)

La feuille emportée
par l’eau grise déchaînée
en fin de journée.

*****
Une fleur carmin
là-bas au bout du chemin
soleil du matin.

*****
Squelette de bois
calciné par le grand froid
un arbre autrefois.

******
Un nuage flâne
comme un abbé en soutane
dessus les montagnes.

*****

Le 20 09 2022 : Haïkus et tankas: (272)

Feu coquelicot
naît pour mourir aussitôt
le temps d’un sursaut.

*****
On croise parfois
une forme d’autrefois
avec un-je-ne-sais-quoi.

*****
Qu’il meure aussitôt
dans les douves d’un château
cet affreux bourreau
qui ose battre un enfant
sa compagne tout autant.

*****
Le froid de l’hiver
dessèche les arbres verts
aux feux de l'enfer.

*****

Le 19 09 2022 : Haïkus : (271)

Je voudrais partir
pour ne plus revenir
cesser de souffrir.

*****
Les algues sur l’eau
émeraude d’un ruisseau
dansent un tango.

*****
Est-ce un cri de joie
un appel d’un qui se noie
quand le ciel flamboie.

*****
Sur le tableau noir
la craie dessine un espoir
de fuir les devoirs.

*****

Le 18 09 2022 : Haïkus : (270)

Sirène du port
qui retentit bien trop fort
réveille les morts.

*****
On l’appelle Alice
la fille aux grands yeux si tristes
danse sur la piste.

*****
La musique amère
conte toute la misère
partout sur la terre.

*****
La blanche colombe
ne vole plus elle sombre
son futur est sombre

*****

Le 17 09 2022 : Haïkus : (269)

Je vous fais madame
un aveu au goût de larmes
vos mots sont des lames.

*****
On ne dit jamais
la terreur qu’on ressentait
près de l’être aimé.

*****
Le poids dans le dos
qui nous lacère la peau
comme un grand couteau.

*****
Le chemin des landes
en montées et descentes
fleure la lavande

*****
Le 16 09 2022 : Haïkus : (268)

Couché sur un banc
on jurerait qu’il attend
un rêve important.

*****
En fermant les yeux
crois-tu que l’on vivra mieux
dans ce monde en feu.

*****
Il marche à genoux
il espère comme un fou
un destin plus doux

*****
On ne pense pas
que le temps presse déjà
au prochain trépas.

*****

Le 15 09 2022 : Haïkus : (267)

Un matin d’orage

l’éclair perce les nuages

le ciel est en rage.

*****

C’est toujours la haine

éternelle horreur humaine

qui glace les veines.

*****

Comment vivre encore

depuis l’aube jusqu’à l’aurore

où l’on nous abhorre.

*****

Ta tête posée

dans mes deux mains proposées

à tes joues rosées.

*****

Le 14 09 2022 : Haïkus : (266)

Cours l’enfant cours cours

vois le monde tout autour

brûle comme un four.

*****

Auras-tu l’envie

de rester encore en vie

la guerre finie.

*****

Dis-moi doucement

la chanson de ces amants

morts d’aimer vraiment.

*****


Il regarde au loin

en composant ses quatrains

qu’il dira demain


****

Le 13 09 2022 : Haïkus : (265)

Tourbillons de terre
sur la trace de l’araire
une fleur solaire.

*****
Une chanson lente
la voix de l’adolescente
triste se lamente.

*****
Serré sur son cœur
l’enfant oubliera sa peur
la femme en douleur.

****
Le soleil doré
sur l’étang a reflété
Narcisse éploré.

*****
Le 12 09 2022 : Tanka, haïkus et Gogyōkas: (264)

Est-ce un pélican
qui traverse l’océan
comme un éclair blanc
mais c’est ta vie que tu vois
elle file droit
et il est trop tard déjà
car le temps est roi.

*****
Retiens dans tes doigts
cet animal trop sournois
qui te mord parfois.

*****
Tu ne verras plus jamais
ces êtres que tu aimais
et que tu croyais parfaits
emportés par le gros temps
si imperceptiblement
qui t’a vidé de ton sang
tu es comme un cheval mort
harassé par trop d’efforts
tu as cassé ton ressort
le froid dedans et dehors.

Le 11 09 2022 : Haïkus (263)

La jambe qui casse
fait le même bruit fugace
qu’un bec de rapace.

****
Vole papillon
jusqu’au lointain horizon
comme un doux frisson.

*****
Garde dans ton cœur
le goût d’un ancien bonheur
qui t’offrait des fleurs.

*****
Il a disparu
ce tyran qu’on m’a voulu
cet ange déchu.

*****
Le 10 09 2022 : Haïkus (262)

Vie ressuscitée
d’une racine desséchée
la pousse cachée.

*****
Dans le gris du ciel
la nue ourlée de miel
cache le soleil.

*****
La flamme légère
se repaît de la fougère
dans une clairière.

*****
Partir n’est plus rien
quand tes souvenirs anciens
sont tes plus grands biens.

*****
Le 09 09 2022 : Haïkus et autre (261)
Le sable s’envole
en grandes spirales folles
de jupe espagnole.
*****
Le terrible mal
de ton mépris infernal
quand tu pars au bal.

*****
La fleur vermillon
de ce joli papillon
trace un tourbillon.

*****
Creux dans la poussière
le chemin vers la clairière
parmi les fougères.

*****

Le 08 09 2022 : Haïkus et autre (260)

Ne perds pas de vue
ces années qui sont perdues
tombées dans la rue.

*****
Sur la mer rebelle
l’élégante caravelle
ferme son ombrelle.

*****
L’or de ses cheveux
cache le bleu de ses yeux
son air malicieux.

*****
On sait bien que les jours passés
sont bien finis et enterrés
mais continuons d’espérer,
un miracle peut arriver,
notre jeunesse reviendra
et la vieillesse attendra...
elle se croisera les bras.

*****
Le 07 09 2022 : Haïkus (259)

La mer est salée
par trop de larmes versées
jamais ravalées.

*****
Une main paresse
sur sur une douce caresse
car rien ne nous pressentait.

*****
Un oiseau surpris
se réfugie à l’abri
dans un tamaris.

*****
Ne reste plus rien
de mes rêves enfantins
de beaux lendemains.

*****
Le 06 09 2022 : (258)

Poème d’une vie en l’air :

*****
J’aurais voulu être vétérinaire
ou Rousseau ou Voltaire,
ou pourquoi pas mousquetaire,
je me remplis un questionnaire
pour la décision dernière,
je veux réfléchir et je préfère
m’enfermer aux waters.

*****

Le 05 09 2022 : Tanka et Haïkus : (257)

Ferme un peu la porte
le malheur pourrait entrer
le diable l’emporte
je ne vis que de regrets
là-bas on m’attend
je suis prêt dès maintenant
pour faire une dernier voyage
durer n’est plus de mon âge.

*****
Ne m’observe pas
j’ignore où mènent mes pas
au loin tout là-bas.

*****
La dune de sable
s’éboue dans le vent su Sud
comme un chien mouillé.

*****

Le 04 09 2022 : (256)

Le soleil peut ne plus briller
si tu me gardes dans tes bras,
l’océan peut bien m’oublier
tant que je dormirai dans tes draps,
je n’aurai jamais besoin d’eau,
je peux me passer de la pluie
quand tes mains flânent sur ma peau,
rien d’autre ne me fait envie.

*****

Le 03 09 2022 : (255)

L’enfant à l’école

se gave d’histoires folles

du temps de la Gaule.

*****

Descend la rigole

voilier de papier qu’on colle

sans cap ni boussole.

*****

Femme de marin

elle scrute le lointain

et se tord les mains.

*****

L’histoire d’amour

se répète dans les cours

de tout le faubourg.

*****

Le 02 09 2022 : (254)

Mes compagnons de solitude
ont respecté mes habitudes,
ils savent bien mes attitudes,
ils écartent mes inquiétudes,
la docile mélancolie
et l’ennuyeuse litanie
des prémices de la folie.
Les jours passent comme les nuits
la vie coule et le temps s’enfuit
je sais trop où il me conduit :
où n’existe plus d’aujourd’hui.

****
Le 01 09 2022 : Haïkus (253)

Le ciel rouge sang
quand le soleil descend
chez les morts vivants.

*****
La femme en courant
plus rapide que le vent
fuit-elle un amant.

*****
La femme infidèle
cette beauté si cruelle
se croit immortelle.

*****
Dans l’ombre éprouvante
dans les rêves qui tourmentent
veille l’épouvante.

*****

Le 31 08 2022 : Haïkus (252)

ENFANTS DES RUES.

*****

La rue pour école

du côté des Batignolles

des enfants s’envolent.

*****

Les grands coups de poings

c’est leur façon de câlins

quand on est malins.

*****

Des fruits dérobés

sur les étals du marché

ils sont familiers.

*****

Ils n’ont pas volé

ils nient juré craché

des anges ailés.

*****

Le 30 08 2022 : Haïkus (251)

On ne meurt jamais
on est parti visiter
un ailleurs parfait.

*****
Le temps nous attire
nous évite de souffrir
nous pousse à mourir.

*****
En milieu de nuit
j’ai entendu un grand cri
quelqu’un a péri.

*****
Cheval de la guerre
qui n’a jamais connu guère
mieux que la misère.

******



Le 29 08 2022 : Haïkus (250)

Chante l’oiseau chante
un vieux couplet qui me hante
les jours d’épouvante.

*****
Un homme courbé
marche en observant ses pieds
il craint de tomber.

*****
La splendeur du monde
il suffit d’une seconde
pour que tout s’effondre.

*****
Triste mélopée
pour cette vie découpée
au fil de l’épée.

****

Le 28 08 2022 : Haïkus (249)

Mauvaise expérience
quand l’amour est en souffrance
reste le silence.

*****
Notre ami Prévert
pour conjurer cet enfer
écrivait des vers.

*****
Le poète est libre
de puiser dans les livres
ce qui le délivre.

*****
Parfums de printemps
dessus les ailes des vents
relient les amants.

*****

Le 27 08 2022 : Haïkus (248)

Le vent sur les dunes

un œil blanc dans la nuit brune

la face de la lune.

*****

Les ombres sournoises

les destins qui s’entrecroisent

sous le ciel d’ardoise.

*****

Si j’avais deux vies

je partirais mon amie

vivre en Normandie

*****

L’affreux bruit des bottes

est moins pénible pourtant

qu’user ses pantoufles.

*****

Le 26 08 2022 : Haïkus (247)

C’est une fanfare
qui célèbre la mémoire
de notre victoire.

*****
C’est une fanfare
chantant les noces notoires
de folies barbares.

*****
Dans le vent mauvais
le ciel l’enlaçait.
un ange dansait.

*****
L’homme est à la guerre
la femme dans la misère
les enfants sans père.

*****

Le 24 08 2022 : Haïkus (246)

 

Poursuis tes beaux rêves

dès que le soleil se lève

cherche-les sans trêve.

****

Ami qui comprends

le moindre des sentiments

le bonheur t’attend.

*****

L’homme au grand sourire

n’entreverra jamais pire

que vivre un martyre.

*****

En pleine détresse

ferme-toi à la tristesse

car la vie te presse

*****

Le 23 08 2022 : Haïkus (245)

Les astres du ciel
avec leurs reflets vermeil
sont rêves de miel.

*****
Et tu as passé
ta vie à le ressasser
l’enfer traversé.

*****
La triste chanson
répétée dans la maison
parlait de poison.

*****
Et si tu voulais
ne plus voir ce qui est laid
le ciel s’ouvrirait.

*****

Le 22 08 2022 : Haïkus (244)

Un rêve opalin
nous abandonne au matin
apaisé serein.

*****
Un premier amour
pour une enfant du faubourg
belle comme un jour.

*****
Je m’étonne encor
de vivre dans ce décor
hanté par la mort.

*****
Un petit enfant
m’aidera avant longtemps
au dernier instant.

*****

Le 21 08 2022 : Haïkus (243)

Les amours anciennes
viennent cogner à nos persiennes
tristes bohémiennes.

*****
Un peu de tristesse
qui guérit ce qui te blesse
comme un vin de messe.

*****
Toute la ferveur
dans un moment de bonheur
réchauffe le cœur.

*****
Sans claquer la porte
pars si le vent te transporte
vers tes amours mortes.

*****

Le 20 08 2022 : Haïkus (242)

J’ai jeté les rames

fatigué par tous ces drames

de ce monde infâme.

*****

Cet homme pleurait

non sur son amour défait

mais sur un forfait.

*****

S’aimaient-il vraiment

ils échangeaient des serments

ces jeunes amants

*****

Tous ces jeunes hommes

errent comme des fantômes

dans la rue de Rome.

*****

L’écume des vagues

recouvre la roche noire

comme le matin

dissipe la sombre nuit.

*****

Le 19 08 2022 : Haïkus (241)

Ta main dans la mienne
qu’importe ce qu’il advienne
mon fils mon aubaine.
*****
Nos cris de déments
en face de l’océan
se perdent au vent.
*****
L’instant arrêté
nous nous sommes regardés
pour tout commencera.
*****
Dans mes poings serrés
des souvenirs acérés
qui m’ont déchiré.
*****

Le 18 08 2022 : Haïkus (240)

Dans le feu du soir

monte un cri comme un espoir

pour chasser le noir.

*****

Une chanson triste

inventée par un pianiste

un pauvre soliste.

*****

Tire le harnais

malheureux qui reconnais

le feu qui dormait.

*****

La si douce enfant

rêvait de prince charmant

choisit un méchant.

*****   

Le 17 08 2022 : Haïkus (239)

Le mur des prisons
enferme aussi les matons
c’est leur horizon.

*****
C’est le temps qui va
les femmes ne pleurent pas
signe d’un fracas.

*****
La peau du bouleau
tombera en grands lambeaux
dès qu’il fera chaud.

*****
Fleur n’est pas fidèle
son ami enrage d’elle
c’est une hirondelle.

*****
Il n’a pas voulu
croquer le fruit défendu
de l’amour perdu.

*****

Le 16 08 2022 : Haïkus (238) :


Lâche le poisson
la rivière est sa maison
tu es ta prison.

*****
C’est un éternel
espoir qui naît dans le ciel
aux reflets de mielleuse.

*****
Je voudrais tes bras
pour chasser tous mes tracas
maman ici-bas.

*****
Ce que l‘homme dit
du dimanche au samedi
lundi se dédit.

*****
Dans la rue Delambre
par une nuit de décembre
la vie part en cendres.

*****
Le 15 08 2022 : Haïkus (237) :

Cet homme devant
avec sa femme en suivant
se croit important

*****
Le soleil de sang
qui incendie les étangs
dessèche les plants

****
C’est toujours tristesse
d’abandonner par paressse
le livre qu’on laisse

*****
Les larmes salées
leur saveur inégalée
aux amour mêlées

****

Le 14 08 2022 : Haïkus (236) :

Qu’a-t-il ce vilain
paysan ou citadin
qui se meurt de faim.

*****

Dans les rues de France
des coquettes se déhanchent
triste décadence.

*****

Cet homme meurtri
serré dans ses vieux habits
est déjà parti.

*****

Il ne reste rien
de sa bouche et de ses mains
qu’un air très ancien.

*****
La vie serait belle
si cette haine rebelle
se brisait les ailes.

*****

Triste lassitude
souffrir cette solitude
comme une habitude.

*****

Le 13 02 2022 : Haïkus (235) :

Dans une rue sinistre

un homme seul marche triste

comme un ours de piste.

***** 

Il pleut sur Paris

sur la rue de Paradis

tous les chats sont gris.

*****

Les mains dans les poches

l’étrange inconnu s’approche

me lance un reproche.

*****

La petite belle

qui jouait à la marelle

attend des jumelles.

***** 

 

Le 12 02 2022 : Aphorismes (234)

Le grand tour de force des femmes c’est de laisser croire aux hommes qu’elles sont le sexe faible.

Combien de déconvenues nous inflige-t-on en nous promettant le bonheur pour demain.

On reconnaît un ami au fait qu’il reste un ami en dépit de ce qui sépare : la distance de le temps.
Il ne faut jamais croire celui ou celle qui vous dit que vous êtes intelligent: vous ne tarderez pas à découvrir qu’on vous trompe pour vous soutirer quelque chose.

Rien n’est plus gratifiant que d’écouter un enfant. C’est l’occasion de réaliser l’urgence de garder son âme de gosse. Les enfants ont cette faculté de s’émerveiller qu’on perd en abordant l’âge adulte.

J’ai souvent constaté que ceux qui invoquent Dieu et les dix commandements se comportent comme des cochons, encore que tout est bon dans le cochon alors qu’en ces prétendus croyants on ne trouve rien de bon.

Le 11 02 2022 : Ce chameau de dromadaire ! 

    Le voyage en Tunisie d’une amie, me rappelle le voyage que nous avions fait, il y a plusieurs années avec mon épouse aux portes du désert. Nous avions rendez-vous au point de départ, de nuit, pour assister au lever du soleil dans les dunes. Notre arrivée sur place était étonnante : il nous semblait qu’une douzaine de voitures nous attendait, tous phares allumés. C’était les yeux des dromadaires illuminés par les phares du bus qui nous transportait. On nous attribuait une monture par ordre d’arrivée. Nous enfourchions les bêtes allongées qu’on nous désignait. Pas très vaillante, Michelle retardait le moment fatidique. Ceux qui sont montés sur un chameau savent que le moment où il se dresse donne l’impression de chevaucher une vague en pleine tempête. L’animal se dresse d’abord sur ses pattes arrière, ce qui vous précipite par dessus sa tête. L’observation des autres candidats n’encourageait pas ma jeune moitié qui tenta de négocier avec le chamelier qui refusa tout net : elle ne pouvait pas nous suivre à pieds, même à côté du guide : c’était trop loin et elle risquait de se faire semer dans le désert. Elle finit par céder et grimpa sur l’animal qui dressé, mesurait plus de deux mètres au garrot. Le méhari l’appaira derrière la monture d’un jeune vacancier qui nous prit en sympathie. Et voilà ma femme qui part en trottinant loin devant dans les dunes, agrippée à la croix de bois de la selle comme au guidon d’une moto. Malgré mon inquiétude, je ne pouvais pas la rattraper car mon dromadaire était lui-même en cordée. Après une trentaine de minutes de adonnée cahotante, je la retrouvai avec notre ami, sur la crête d’une colline de sable, au milieu de nulle part. Je m’empressai de lui demander si sa course s’était bien déroulée. Elle me rassura, sa monture était très gentille, docile, mais elle était mal installée. Sa selle n’était qu’un paquet de chiffons sur lequel elle glissait irrésistiblement.
_ Regarde, me dit-elle en tentant d’aplanir son siège en le frappant du plat de la main.
_ Arrête, c’est sa bosse, tu es en train de la lui retourner comme une chaussette !
_ Et puis le dromadaire de derrière ne cesse pas de lui mordre les fesses.
_ Mon chameau est doux, mais le vôtre ne cesse pas de lui péter dans le nez, expliqua notre jeune compagnon.

Nous assistâmes au spectacle féerique du lever du soleil, énorme et rouge dans le Sahara. L’astre émergeait à une rapidité inouïe de derrière les vallons de sable. Cela ne dura pas plus de dix minutes pour passer de la nuit noire au grand jour incendié.

Sur le chemin du retour, nous croisâmes des vacanciers britanniques. À notre niveau la selle d’une dame glissa sous le ventre de la monture et la dame chuta d’une belle hauteur avec un bruit mat.

Fin de la promenade. Les mains couvertes de cloques à force de serrer désespérément la poignée de bois, livide, Michelle fut la première à se ruer dans notre bus et si, aujourd’hui, elle rit de son expérience, il ne fut plus question de renouveler l’aventure.

Le 10 02 2022 : (233)

Marie court toute la journée,
elle court après le temps,
elle court après le vent,
toujours en retard d’une fournée.

Marie cherche toute l’année,
elle cherche un amant,
elle a des sentiments
Marie est une fleur fanée.

Marie est toujours pressée,
elle espère le bon moment,
elle entend sa maman
qui la voudrait mariée.

Marie ne pleure pas,
elle a peur de Satan,
elle a peur du méchant
qui l’appelle en bas.


Le 09 08 2022 : (232)

Dans ces temps de fer
où survivre est un enfer
j’ai un goût amer,
une peur primaire.
Je voudrais chanter
mais je suis hanté
par le mal constant
dessus nos enfants.
Où est l’insouciance
qui marquait l’enfance
en terre de France
paix et tolérance ?

                                                                

Le 08 08 2022 : Élégie (231)

Les journées amères
ses rêves d’enfant brisés
pour sa vie de mère.
Ses élans sont écrasés,
une maison à tenir,
personne n’écoute plus
ses constants soupirs.
Que sont enfin devenus
les serments jurés ?
Perdus avec ses secrets,
adieu jours rêvés,
ne sont jamais arrivés
et le temps s’écoule
comme les ruines s’écroulent.
Il est bien trop tard,
désormais c’est le cafard
qui pèse sur sa poitrine
et la ratatine.
Son homme avait tout détruit
et maintenant c’est la nuit,
que sa vie est dure
elle n’est plus que blessure.

           ******

Le 07 08 2022 : Haïkus (230)

Là-bas est-ce un train
emmenant les pèlerins
vers quelque lieu saint.

*****
En haut du perron
elle scrute l’horizon
seule à la maison.

*****
Il revient brisé
par tout son lourd passé
le cœur déchiré.

*****
Depuis tout ce temps
tu accompagnes mes ans
bien fidèlement.
*****


Le 06 08 2022 : Haïkus et autres (229)

L’homme est sur un chemin
dont il ne connaît rien
il ne sait d’où il vient
il ignore la fin.

*****
Je voudrais être un animal
pour distinguer le bien du mal
je voudrais devenir enfant
et profiter de mes parents.

*****
Toujours des canons
on n’entend plus les violons
le bruit des talons.

*****
Et rien ne se passe
on s’adresse des grimaces
toujours des menaces.

*****
Les deux mains tendues
vers une paix suspendue
toujours combattue.

*****

 

Le 05 08 2022 : Haïkus et autres (228)

Le chien suit son maître

plus aveuglément peut-être

qu’il suivrait un prêtre.

*****

Le chien est le meilleur ami de l’homme

mais l’homme est le maître du chien

notez-vous l’incohérence ?

*****

Marie attendit

la lettre de son mari

en guerre parti.

*****

Son regard bleu profond

qu’à l’océan se confond

envoûte les garçons.

*****

Où vont les bateaux

qui naviguent sur les flots

quand le temps est gros.

*****

Je dois encore apprendre

à marcher et comprendre

ce trouble dans ma tête

qu’a semé la tempête.

*****

Je finirai peut-être

sans tambour ni trompette

dans un lit à roulettes

à l’état de squelette

*****

Se logent-ils dans l’âme

et nos joies et nos larmes

quand nous rendons les armes

quand la mort nous réclame.

*****


Le 04 08 2022 : Haïkus (227)

Au soir de ta vie
recommence la partie
trouve tes envies.

*****
C’est dans la nature
que la brutalité pure
donne la torture.

*****
Ses longs cheveux clairs
scintillent de mille éclairs
aux feux de l’enfer.

*****
Ma vie n’est plus rien
je suis au bout du chemin
la fin pour demain.

*****
Le fils de cet homme
pas bien plus haut que trois pommes
veut régner sur Rome.

*****

Le 03 08 2022 : Haïkus (226)

Je chante si mal
que je parais anormal
et ça me fait mal

*****
Brisés par le temps
et le poids de tous ces ans
ensemble pourtant

*****
Le petit ruisseau
où je remplissais mon seau
m’emporte en bateau

*****
L’enfant qui pleurait
et que rien ne tempérait
gardait son secret
      
      *****

Le 02 08 2022 : Tanka et Haïkus (225)

Loin sur l’autre rive

de la Méditerranée

une âme en dérive

erre depuis tant d’années

où est le garçon

qui s’enivrait de plongeons

sous le soleil de plomb

*****

Tous ces petits riens

qui font qu’on vivrait bien

une vie de chien

*****

Seul avec mes livres

c’est ainsi que je veux vivre

car ils me délivrent

*****

Le portrait fripé

d’un garçonnet oublié

parmi les papiers

*****

Les baisers volés

avaient le goût mentholé

d’un ange affolé

*****

Mon père grondait

le tonnerre se taisait

je disparaissais

*****

Quand la nuit tombait

on égorgeait on tuait

et je m’endormais

*****

Le 31 07 2022 : Haïkus (224)

La fille aux anglaises

la belle statue de glaise

a des yeux de braise

*****

Tu cherches fortune

pour toi tu voudrais la lune

c’est chose commune

*****

Dessus le rosier

une rose de papier

surgit du roncier

*****

Le 30 07 2022 : (223)

J’ai eu si peu d’amis, de frères et de sœurs
que j’aurais désiré serrer contre mon cœur,
trop de rêves dans ma tête et pas assez de temps
pour vivre intensément comme font les enfants.

Je passais tous mes jours, le nez dans les romans,
je ne voyais plus rien que ces vies autrement,
mes compagnons de balade et témoins de tristesse
partaient aux quatre vents gaspiller leur jeunesse.

Mon bateau,ma galère, à l’ancre dans le port
comme un pauvre animal qui n’attend que sa mort.
Les trains partaient sans moi aux lointains horizons,
je restais sur le quai, sage et sans réaction.

Ma peau de parchemin et mes yeux fatigués
n’ont plus rien de l’enfant secret que j’ai été.
Mes livres sont pour moi, la source de courage
qui me fait avancer encor dans le grand âge.

Je sais qu’un de ces jours, au détour du chemin,
elle viendra vers moi pour me prendre la main,
et m’emmener au loin, là d’où nul ne revient,
là où se décide le terme du destin.

*****
Le 29 07 2022 : (212)

Où est le temps béni
quand j’avais banni
le souci du temps
et de ses tourments ?

*****
Les jours s’écoulaient
et le goût du lait
au coin de mes lèvres
dissipait ma fièvre.

*****
L’idée de demain
était mon jardin
secret des voyages
et des paysages.

*****
Au bout du chemin
pointait le matin
d’un bleu opalin
vide de chagrin.

*****

Le 28 07 2022 : Haïkus (211)

Les feux de l’été
sont venus pour maltraiter
les sols exploités.

*****
Mais où vont les nues
elles seraient bienvenues
le feu s’accentue.

*****
Là où le regard se pose
la désolation s’impose
avec la psychose

*****
Ton front s’est posé
comme un bel oiseau blessé
sur mon front plissé

*****


Le 27 07 2022 : Haïkus (210)

La poésie est, selon moi, un défi que se lance le poète, ce qui l’autorise à en changer les règles pour la rendre plus intéressante. J’ai choisi les haïkus par goût de l’exotisme et la rime (qui étonnera les puristes) pour en épicer la saveur.

      *******
Une vie qui passe
la mémoire qui s’efface
et puis l’on trépasse.

*****
Le bateau au loin
harcelé par les embruns
défie son destin.

*****
La faux dans le champ
coupe le blé en chantant
sa chanson d’antan.

*****
Le flux des marées
baigne l’île séparée
brebis égarée
*****
Le petit enfant
traîne son pas hésitant
comme un mort vivant.

*****
Un genou à terre
au milieu du cimetière
il pleure sa mère.

*****
Jamais ne viendras
te blottir entre mes bras
tout comme autrefois.

*****
Qui sème le vent
récolte tant de tourments
qu’il pleure longtemps.

*****
Maman ô maman
je suis ton petit enfant
qui se languit tant.

****
Le 26 07 2022 : Haïkus (209)

Le désenchanté
vit une vie attristé
un rêve enterré.

*****
Il suffit d’une ciel
fait de feu et de vermeil
pour un bon réveil.

*****
Ferme la fenêtre
car un beau diable peut-être
troublera la fête.

*****
Le jus bien sucré
d’un fruit mûr et consacré
d’un gâteau fourré.

*****
Fuir à perdre haleine
pour échapper à la haine
qui gagne l’Ukraine.

*****
Le 25 07 2022 : Haïkus (208)

Partir est facile
dans les plus grandes villes
les trains se défilent

*****
Même très âgé
on voudrait se replonger
au temps saccagé

*****
Comment résister
à cette inutilité
d’avoir existé

*****

Le 24 07 2022 : Haïkus et tanka (207

Mon ami poète
toi qui te sens investi
tu dis que peut-être
c’est un don du paradis
mais point de pari
prends tout ce qui t’est donné
et rime sans raisonner

*****
Chaque jour nouveau
on mène sur l’échafaud
des gens comme il faut

*****
La petite larme
coulant sur ta joue désarme
et c’est là ton charme

*****
Quand l’enfant me chante
tous les rêves qui le hante
ma vie devient différente

*****
Le 23 07 2022 : Haïkus et tanka (206)

Le ruisseau s’enfuit
comme s’efface la nuit
ainsi va la vie.

*****
Un homme accroupi
près d’un cadavre meurtri
d’un fils d’un ami.

*****
Que doit endurer
le prisonnier emmuré
avant d’expirer.

*****
Encore une enfant
qui emmène son troupeau
de jeunes agneaux
elle progresse devant
sa chanson d’amour
réchauffe d’un grand bonheur
elle dissipe les peurs.

*****
Le monde enflammé
ne cesse pas de tourner
comme un beau damné.

****

Le 22 07 2022 : (206)

Une vieille dame (ma maman) assise dans son fauteuil, regardait Questions pour un champion à la télévision. Une fillette (ma nièce de cinq ans) s’affairait autour d’elle.

_ Mamie, veux tu que je t’apporte tes lunettes ? Veux tu que je te donne tes pantoufles ? Veux tu un Petit Lu ?

_ Que se passe-t-il aujourd’hui ? Tu es bien gentille avec moi !

_ Je suis gentille parce que tu es vieille et que tu vas bientôt mourir.

_….

*****

Le 21 07 2022 : Haïkus et tanka (205)

L’été de fournaise
le vent se transforme en braise
l’enfer prend ses aises

*****
Parfois tu reviens
la nuit parmi tous les tiens
comme aux temps lointains
maman aux bras si câlins
mère de douceurs
qui inventas le bonheur
sans toi nous avons si peur

*****
Elle marche seule
comme vont tous les aveugles
les arbres s’effeuillent

*****
Un enfant câlin
caresse un tout petit chien
qu’il voudrait le sien

*****

Le 20 07 2022 : Haïkus (204)

Dans le ciel de jais

la courbe d’acier d’un trait

l’éclat d’un fleuret

*****

Partout des murmures

des menaces bien trop dures

rien qui nous rassure

*****

Il faut déposer

les armes il faut oser

s’aimer et se reposer

*****

Dans l’enclos fermé

un étalon déprimé

rêve d’amour consommé

*****

Du bout de la branche

s’écoule une larme blanche

que le vent balance

*****

Belle demoiselle

occupée à ta dentelle

le bonheur t’appelle

 *****


Le 19 07 2022 :

    Changer temporairement de région ouvre à la curiosité, à la réflexion, à la philosophie. Dans cette partie de notre pays, les lois sont identiques à celles de mon lieu de résidence et particulièrement le code de la route. Or, en une semaine, je dus plusieurs fois par jour, appuyer sur le frein pour éviter un accident. Là-bas, le véhicule qui arrive en face de vous, traverse subitement la voie devant vous, vous coupe la route en faisant fi de la sacrosainte priorité à droite pour filer son petit bonhomme de chemin vers quelque tâche impérieuse. Vous pourriez penser que vous avez à faire à un conducteur dément, un fou furieux et dans votre tête défile une longue litanie de noms d’oiseaux. Mais non, l’individu vous a vu, il vous regarde même en vous adressant un large sourire angélique qui n’a rien d’un défi, il semble un peu (pas trop) confus, il dresse vers vous une main amicale et disparaît gentiment. Dans mon département, on vous tendrait un majeur dressé, on ne vous sourit pas, on vous insulte même. Dieu, même si l’aventure vous met en péril, qu’il est agréable de se faire griller la priorité, c’est le prix à payer pour échanger un sourire avec son semblable, un homme (ou une femme comme vous et moi). C’est la grande fraternité des hommes conscients que le monde est loin d’être parfait et que même s’ils ne sont pas parfaits, ils sont, aimables en toutres circonstances et particulièrement quand ils manquent de vous tuer en toute conscience sans vous vouloir le moindre mal, parce qu’ils ne sont que des hommes et que les hommes sont ainsi.


Le 17 07 2022 : Fabulette (203)

Il rêvait d’exploits, de gloire

il voulait marquer l’Histoire :

il dénicha une guerre,

il en est tant sur la terre

il se porta volontaire

pour dresser son cimetère

pour la défense des mères

sur les lignes de frontières.

Par une terrible nuit,

quand le courage s’est enfui

il crut distinguer de furtifs

mouvements dans son objectif

il appuya sur la détente

pris d’une rage violente.

La riposte fut immédiate

une vache paissant béate

embrocha au bout de ses cornes

ce Don Quichotte francophone

qui périt sans aucun clairon

pour un rêve de fanfaron

*****

 Le 16 07 2022 : (202)

Je me suis dit,

si tu aimes tes amis,

épargne-leur les sujets

qui suscitent le rejet,

ceux qui t’on fait ou défait

en soixante-deux le 5 juillet

en quarante-deux le 16, jour abject

anniversaires d’hécatombes

de massacrés sans tombe

jetés dans des puits

avalés par la nuit.

Les blessures sont là, béantes

elles sont là, me hantent

avec leurs morsures méchantes

mille douleurs constantes.

Dites, comment oublier

les morts, les charniers

qui font partie de moi

et me glacent d’effroi.

Confiant, je vois venir la fin

bientôt sur mon chemin.

            *****

Le 15 07 2022 : Poème sans rime ni raison : (201)

Au milieu du gué,

le vieil homme désorienté

ne peut plus s’en retourner

trop fatigué pour avancer

Il aimerait pouvoir sauter dans le trou

creusé par les remous.

Pas assez de force

la tristesse d’une forme de divorce

avec la vie, avec l’espoir et l’avenir.

Ne reste que le désespoir et le souffrir.

Dans la maison vidée

errent les mêmes idées.

L’incertitude du lendemain

qu’il sent à portée de sa main

une certaine impatience

de la fatale expérience

d’où l’on ne revient pas

et la question du trépas :

qu’est-ce qui me survivra ?

Bientôt il le saura.


*****

Le 31 06 2022 : (197)

On voudrait tout savoir,

sortir enfin du noir

où l’on vit en naissant

dans ce monde angoissant.

Toujours seul dans la foule

emporté par la houle,

esquif sur l’océan

sans une île au-devant.

Hélas on ne sait rien :

on rame, on fait au mieux

et l'on devient trop vieux.

On part, on n’a rien vu

et l’on n’a pas vécu

l’existence rêvée

gâchée, inachevée.

*****

Le 30 06 2022 : (196)

À l’aube solitaire

quand sortent les marins

en quête de tapins

les hommes désespèrent.

Dans la nuit tranquille

on attend le matin

pour prendre un premier train

et nourrir sa famille.

Dans l’avenue blafarde

les enseignes clignotent

et les poivrots sirotent

dans les bars qui cafardent.

La porte de l’usine

ressemble à la prison

où filles et garçons

passent leur vie chagrine.

*****


Le 29 06 2022 : Haïkus et Tankas (195)

Un puits dans la cour
avec des arbres autour
l’oiseau sur le tour

*****
Le vieux assoupi
le chien sous le tamaris
c’est le paradis

*****
Que celui qui l’ose
lui offre un bouquet de roses
à sa porte close

*****
C’est toujours un non
qu’elle répond aux garçons
tous pleins d’attentions

*****
Cette femme austère
qui ses amants désespère
triste et solitaire
finira au cimetière
à deux pieds sous terre
ignorant le doux mystère
du voyage pour Cythère

*****
Tu fermes ta porte
aux amours de toutes sortes
le diable t’emporte

*****

Le 28 06 2022 : Haïkus et Tankas (194)

Le cri de sirènes
déchire la nuit sereine
pour glacer nos veines

*****
La musique au loin
fandangos et tambourins
célèbrent les foins

*****
L’amour ce chariot
sans sabots et sans grelots
qui surprend les cœurs

*****
Les rêves têtus
auxquels on avait tant cru
seront-ils perdus
Ils nous ont nourris longtemps
pour plus de cent ans
Nous étions adolescents
Nous étions des rois puissants

*****
L’eau bleue de ses yeux
je buvais pour être heureux
Loin d’elle fiévreux
pire qu’un âtre de peu
Elle seule peut
me donner ce que je veux
dans ce monde miséreux
****

Le 27 06 2022 : Tankas (193)

Le soleil de feu
posé sur l’horizon bleu
est un prétentieux
qui se prend pour le Bon Dieu
excusez du peu
car il affectionne les lieux
le grand Sud aimé des vieux

*****
Je ne veux de ciel
que le doux de ton visage
d’autre paysage
que tes lèvres de vermeil
et rien ne m’importe
qu’avec toi ouvrir la porte
aux bonheurs de toutes sortes

*****
Je veux voir enfin
ce que l’on prédit pour demain
la paix dans nos mains
un bel avenir serein
un monde sans faim
pour les enfants du lointain
voués au fatal destin

*****

Le 25 06 2022 : Tankas (192)

L’orage en fureur
a incendié les nuages
de rouges lueurs
nous annoncent des ravages
rentrons les troupeaux
bien avant que les ruisseaux
ne débordent des canaux
 
*****
Nous faut-il partir
pour ne jamais revenir
parmi nos amis
et tous ceux qu’on a chéris
qui nous ont suivis
sur nos chemins favoris
vers d’incertains paradis

*****

Baisser les paupières
pour ne plus voir la misère
qui s’abat sur la terre
faire celui qui espère
que Dieu qu’on vénère
exhausse enfin nos prières
pour mettre un terme à nos guerres

*****

Le 24 06 2022 : Haïkus (191)

Lune de mi-carême
blanche face de crème
tu berces nos je t’aime

****

Le saule sanglote
des flots de larmes ruisseautent
au pied des pleurotes

*****

Des grains de rousseur
sur ta peau de jeune fleur
disent ta candeur

*****

Au coeur de la foule
qui monte comme une houle
deux pigeons roucoulent

*****

Après tant d’années
la mer Méditerranée
en moi reste ancrée
 
*****
Je vais titubant
tel le tout petit enfant
que j’étais avant
 
*****
Le 23 02 2020 : Haîkus (190)

Douce demoiselle
abritée sous son ombrelle
montre ses dentelles

*****
L’enfant à genoux
s’amuse avec des cailloux
des planches  et des clous

*****
Au creux des genêts
l’élégant chardonneret
siffle un triolet

*****
Parmi les décombres
des alignements de tombes
détruits par les bombes

*****
Les jours qui défilent
en mascarade fébrile
me laissent sénile

******
Le lit du ruisseau
sillonne dans les roseaux
pour grossir des eaux

*****
Voudras-tu un jour
me révéler ton amour
dans un doux discours

*****
J’irai les yeux clos
sans trêve et sans repos
hisser ton drapeau

****

Le 22 06 2022 (189)

Il me suffit de regarder la lune
pour partir sur un bateau de fortune,
de louvoyer au milieu des étoiles,
de libérer le foc et la grand-voile,
les alizés s’engouffrent dans la toile
qu’ils propulsent sur une mer étale,
ma rêverie ouvre tout grand ses ailes
et je m’abandonne à la nuit nouvelle.

*****
Soigne ton acné
si tu veux être adoré
vite essuie ton nez

****

Le 21 06 2002 : Haïkus (188)

Pour une punaise

qui n’est pas bien à son aise

la motte est falaise

*****

L’enfant en chemin

à qui nul ne tient la main

s’en va vers sa fin


*****

Ce point dans la nuit

c’est un astre qui reluit

une âme s’enfuit

*****

Le tambour de guerre

le roulement de tonnerre

l’homme est mortifère

*****

Tant de gouvernants

fiers d’être puissants

sont indifférents


*****

Elles n’aiment pas

les gens qui marchent au pas

tous ces fiers à bras

*****

Gâté par l’argent

sans une once de talent

il vit en râlant

****

Le 20 06 2022 : Haïkus (187)

J’aimerais partir 
avec le doux souvenir
de tendres soupirs

*****

La pluie rafraîchit
les chalins de cette nuit
le printemps s’enfuit

*****

Jamais ne verrai
sur les chemins empierrés
mes rêves secrets

*****

Une chanson lente
vient rompre la dure attente
d’une ère sanglante

*****

Un frisson dans l’air
déclenche le grand concert
de tout l’univers
 
*****

Le 19 06 2022:
 
Le temps : mot singulier qui s'écrit toujours avec un s, même au singulier. Car le temps est pluriel. Il constitue la préoccupation essentielle de l'Homme qui a toujours cherché à le dominer, comme il a toujours cherché à dominer les Dieux. Diviser pour mieux régner. L'Homme a découpé le temps en ères, en siècles, en années, en heures. Vainement, car le temps ne se mesure pas. Une heure n'égale pas une heure. L'heure dans le cabinet du dentiste est beaucoup plus longue que l'heure passée auprès de l'être cher. C'est avec le temps qu'on évalue la vie ? C'est un leurre ! L'homme vit maintenant quatre-vingts ans. On lui a accordé tout ce temps. Non ! La mémoire efface les six premières années de notre existence, et les plus importantes, nos plus belles victoires, la naissance, nos premiers pas, notre premier mot, nos grandes découvertes de ce monde. Puis elle nous vole les dernières, à cause du docteur Alzheimer. Une bonne décennie nous est donc dérobée irrémédiablement, sans que nous puissions en revendiquer la propriété. Arthur Rimbaud a vécu en trente-sept ans ce que plusieurs vies ne suffiraient pas à accomplir : l'ombre, la lumière, le génie, puis l'ombre encore, et le mystère avant la mort anonyme. Le poète aux semelles de vent n'a pas gâché son temps, il a simplement perdu sa vie, comme on perd une étoile au fond de sa poche trouée. Ainsi, nous ne maîtrisons pas le temps. On perd son temps sans espoir de le retrouver un jour. On gagne du temps que l'on ne peut pas mettre en banque pour en jouir un autre jour. La recherche du temps perdu est plus illusoire que la poursuite de la licorne. L'espace se parcourt à l'envers, on peut retourner dans son pays natal, retrouver sa maison presque intacte, pareille à celle de son enfance, mais le temps de l'enfance, cette époque bénie où tout était possible, où chacun est une promesse? Il est impossible de remonter le temps, c'est un flot impétueux qui nous entraîne irrémédiablement vers la grande mer, la grande mort, la fin des fins. Non, pas la fin des fins puisque le temps est libre, il n'appartient à personne. La fin des fins n'existe pas. Seulement notre fin, et c'est ce qui fait notre désespoir, vaniteux que nous sommes. Nos heures sont comptées avec l'étalon élastique, mais quand nous aurons épuisé notre crédit d'heures, le temps continuera pour les autres qui s'en délecteront sans nous. Injustice suprême! Alors, si le temps n'a pas de début, pas de fin, s'il est éternel, s'il domine notre mort, il est aussi fou de le mesurer que de mesurer la barbe du Bon Dieu. L'espace oui, il est à notre portée, on peut s'en acheter une parcelle et y construire sa maison, mais le temps, lui, c'est la ligne de fuite, l'inaccessible, c'est la dimension mystérieuse et divine de notre monde. Le poids des ans est le doigt puissant que Dieu pose sur nous, pour nous faire courber la tête. Parler du temps, écrire sur le temps, c'est re commencer à raconter la Genèse, et tutoyer le ciel.


Le 17 06 2022 :

Le premier grand bonheur du jour :
s’éveiller près de son amour,
elle seule et plus rien autour,
se jurer de s’aimer toujours.

Vivre de joie et de caresses,
déclarer toute sa tendresse,
garder l’éternelle jeunesse,
vieillir sans que rien n’y paraisse.

Ne pas douter, ne pas frémir,
être certain que l’avenir
nous épargnera le souffrir,
sans un regret, sans un soupir.

Et ne pas voir le temps passer,
s’aimer sans jamais se lasser,
vieillir longtemps débarrassé
de la crainte de tout casser
.
*****
Le 16 06 2022 : Tankas et Haïkus (186)

Rebrousser chemin
oublier les lendemains
pour prendre ta main

*****
Je voudrais revoir
la femme au regard si noir
je vis sans espoir

*****
Le bel alezan
rapide comme le vent
que mène un enfant

*****
Petit Chérubin
tu conjugues les destins
en tissant les liens

*****
Il ne viendra plus
cet amoureux qui t’a plu
il a disparu

******
L’âge nous surprend
comme un soudain coup de vent
nous pousse en avant

*****
Le matin vermeil
réconcilie l ‘océan
et l’immense estran
arraché à son sommeil
au premier soleil
qui pousse sur cette plage
son long troupeau de nuages

*****
Le chardonneret
tapi au cour des genêts
annonce l’été

*****
Sous la pergola
les iris et hortensias
parlent aux lilas

*****
Le râteau rouillé
et tablier souillé
sur un banc mouillé

Le 15 06 2022 : Tankas et Haïkus (185)

La griffe du vent
paraphe nerveusement
la page du temps

*****
L’homme part toujours
rien ne retient ce vautour
pas même l’amour

*****
L’été des moissons
quand le labeur est poison
ferme ta maison

*****

Le maître du vent
traverse les océans
file droit devant


*****
Le sang dans ses mains
le labeur dès le matin
lui casse les reins

*****
Elle le regarde
elle se tient sur ses gardes
c’est un fou malade

*****
L’œil à l‘horizon
n’est pas un larron
qui surveille ta maison
c’est le soleil du matin
habillé d’or fin
de vermeil et de satin
comme un noble souverain

*****

Le 13 05 2022 : Tanka et Haïkus (183)
 
Dormir sous un tremble
près d’un ange qui ressemble
au ciel de septembre

*****
Elle me poursuit
depuis que j’étais petit
car je suis maudit
elle empêche que je vive
et veut que j’arrive
pour mourir sur l’autre rive
et je m’épuise en dérive

*****
Tout ce temps gâché
dépensé en vanités
pendant tant d’années

*****
Rien ne me retient
le feu sacré s’est éteint
la voix me dit viens

*****
Je n’ai plus de force
il est temps que je divorce
de la vie féroce

*****
Dans la nuit opaque
le vif argent d’une flaque
où le rêve embarque

***** 
Le 12 06 2022 : Tanka et Haïkus (182)

Entre deux nuages
une lame de soleil
fait couler le sang

*****
Encore pleurer
encore se lamenter
d’un amour gâché

*****
Cette nuit il pleut
le ciel fera ce qu’il peut
il fait de son mieux

*****
L’ombre des cyprès
se couche dessus le pré
de fleurs saupoudré

*****
Derrière l’orée
de la secrète forêt
le ruisseau murmure
des histoires de nature
par les dieux parée
c’est une longue saga
d’océans et de taïgas

*****
Les galets polis
par l’éternel clapotis
de la mer chérie

*****
Un rire d’enfant
la chanson de l’océan
l’ombre d’un platane
une musique tsigane
ce qui rend la vie
éternelle fantaisie
rêverie inassouvie

*****
Partir s’envoler
pour un ailleurs isolé
un rêve étoilé

*****


Le 11 06 2022 : Tanka et Haïkus (181)

Comme un sentiment
d’un grand malheur imminent
le soleil se glisse
dans l’énigme de l’éclipse
les oiseaux se taisent
et un terrible malaise
nous étouffe et nous empèse
*****
Le grand mal de mère
nous ramène à l’éphémère
sensation amère
*****
Dans la rue ce soir
un couple sur le trottoir
hurle des injures
de poubelles et d’ordures
Les volets se ferment
sur des matelots en perme
dans le port du désespoir
*****
Mais rappelle-toi
quand pour la fête des rois
un grand coup de froid
t’a jetée dans mes bras
Dès cette nuit-là
j’ai attendu les frimas
en rêvant à nos ébats
*****


Le 10 06 2022 : Tanka et Haïkus (180)

Comme un long convoi
les corbeaux quittent le bois
les filles du roi
se présentent devant moi
me montrent du doigt
m’accusent d’être un sans foi
et je m’enferme chez moi

*****
Mais quand saura-t-on
la vie de ces papillons
fleurs de la saison

*****
Un arbre ancestral
au vieux tronc monumental
surplombe un canal

*****
Vous verrez peut-être
ce vieil homme à sa fenêtre
qui attend son maître

*****
Il ne parle pas
il n’attend que mon trépas
qui bientôt viendra

*****
À l’heure où le ciel
se pare d’or et de vermeil
survient le sommeil

*****
Femme retiens-toi
ne reste pas sous ce toit
où le monstre est roi

*****
Et coulent les vers
qui nous emportent vers
un autre univers

*****

Le 09 06 2022 : Haïkus (179)

Aimer Se soumettre

c’est à deux genoux toujours

qu’on dit son amour

*****

J’ai trouvé par terre

un rêve dans la misère

j’en fais mon affaire

*****

Il s’est envolé

bien au-dessus des sommets

sans se fatiguer

*****

Son front s’est posé

comme un animal blessé

sur mon bras dressé

*****

La simple caresse

pour exprimer la tendresse

chasser sa détresse

*****

Ta main dans la mienne

pour que jamais rien ne vienne

troubler ton doux rêve

*****

Le 08 06 2022 : Tanka et Haïkus (178)

Partir changer d’air

c’est partout le même enfer

traverser les mers

prendre le chemin de fer

si un jour tu désespères

laisse ton passé derrière

*****

On ne connaît rien

sur le mal ou sur le bien

on croit être un saint

*****

Au cœur des roseaux

il siffle comme un oiseau

l’ardent sirocco

*****

Le 07 06 2022 : Haïkus et tankas (177)

Des gens sur la plage

s’adonnent à leur bronzage

d’autres font naufrage

au cours d’un trop long voyage

après leur mirage

il leur fallait du courage

de la colère ou la rage

*****

Les années futiles

et les siècles inutiles

n’ont jamais appris

que le terrible mépris

pour l’humanité

les hivers et les étés

pour rien se sont succédés

*****

Le cerceau qu’on pousse

l’attendrissante frimousse

le goût de l’arbouse

*****

Malgré nos efforts

jusqu’à l’instant de la mort

vivra le trésor

le souvenir de l’enfance

comme une espérance

sur le chemin des vacances

la merveilleuse innocence

****

Le 06 06 2022 : Haïkus et Tankas (176)

Ne jamais pleurer

sans cesser de se leurrer

jusqu’à en crever

*****

Rêver que l’on vole

comme porté par Éole

être une luciole

*****

Près de la falaise

pris d’un dangereux malaise

plus rien ne nous pèse

*****

Là dans le berceau

un rire comme un ruisseau

lave la laideur

le malheur et la douleur

nous parle d’ailleurs

d’une humanité paisible

d’un bonheur enfin possible

*****

Le 05 06 2022 : (175)

Elle était l’amie

que l’on voudrait pour la vie

la douce chérie

par les années départie

jamais je ne l’oublie

La guerre me l’a ravie

et je suis sans plus d’envie

Il est criminel

de séparer des enfants

nés du même ciel

dans un pays différent

où l’on vivait autrement

*****

Un galet d’argent

sur le bord de cet étang

aux reflets ardents

*****

Le 04 06 2022 Haïkus et Tankas (174)

Pourquoi devrait-on

endurer tous les affronts

demander pardon

pour exister simplement

depuis trop longtemps

l’âge est un fardeau pesant

dont on nous charge en naissant


*****

Le chant d’un pinson

sur le toit de la maison

est une oraison


*****


Partir vers le Nord

enfin prendre son essor

pour tromper la mort


*****

J’aimerais chanter

un univers enchanté

sans méchanceté


*****

Ses grands yeux d’azur

offensent le ciel c’est sûr

ce constat est dur


*****

Un éclair d’argent

vient déranger brusquement

la paix de l’étang


******

Le 02 06 2022 (173)

Parmi tant d’autres, un bâtiment en briques rouges du début du siècle dernier, coincé entre le périphérique et le boulevard des Maréchaux, à la porte de Charreton.

Au troisième étage sans ascenseur une vieille dame vit au bout du couloir à la peinture brune lépreuse, dans un minuscule appartement. Sa porte n’est jamais fermée, la locataire ne craint plus rien. Il suffit de pousser le battant pour entrer dans la pièce unique qui sert de salon, de cuisine et de chambre à coucher. Une table ronde au centre, encombrée de vieux magazines de télévision, de photographies d’enfants, de boîtes de conserves et d’une lampe à pétrole transformée en lampe de chevet. L’abat-jour jaune diffuse une lumière fatiguée qui éclaire avec parcimonie un rond de plancher encaustiqué. Une épaisse tenture vert-olive qui traîne sur le sol cache la fenêtre. Dans le coin le plus sombre, un fauteuil poussé contre le mur tapissé de brun, un napperon empesé recouvre le haut du dossier. Une vieille dame aux cheveux blancs semble dormir, sa main immobile repose sur un chat silencieux noir avec un masque de poils blancs. Elle se tient appuyée au fond du siège, bien droite. Au-dessus de sa tête, un carillon rectangulaire retarde de plus d’une heure, et dans son cadre ovale, le portrait bistre d’un couple de jeunes mariés. Elle est coiffée d’une voilette de dentelle qui lui barre le front, elle est brune. À sa gauche, un jeune homme au profond regard noir arbore une moustache en guidon de vélo. Ils ne sourient pas, extrêmement sérieux. Sans doute les parents de la dormeuse. Une canne de bambou gît à ses pieds. On la croirait endormie si ses yeux marmoréens ne retenaient la lueur vacillante de la lampe. Elle dort ou elle réfléchit intensément, les yeux dans le vide.

Le chat baille avant de sauter sur le sol, sa maîtresse ne tente pas de le retenir, il se glisse dans l’entrebâillement de la porte et file dans le couloir. La tête de la grand-mère glisse alors doucement sur sa poitrine. Assurément, elle dort, ou elle attend la mort, ou elle est déjà morte. Depuis combien de temps ?

Le 01 06 2022:(172)

Le temps paresse et s’étire

ce cruel vampire

nous inflige si grand martyre.

La mort est son empire

on le fuit on le désire

chaque jour est pire.

Il joue à nous séduire

nous caresse et nous déchire.

il nous berce et nous chavire

jusqu’à nous détruire.

Le 31 5 2022 : Haïkus et Tanka (171)

L’étoile filante

c’est une âme défaillante

dans la mer démente

*****

Trop d’amants maudits

regrettent tous les mots dits

à jamais partis

*****

Il faudrait tuer

tous ces apprentis sorciers

et leurs pistolets

*****

Je veux te garder

en moi comme un grand secret

dans mon cœur celé

*****

La pluie du matin

lavera tous les chagrins

jusqu’au lendemain

*****

Beaucoup trop de fleurs

pour des monceaux de malheurs

et autant de pleurs

*****

J’avais un espoir

de voir lavé tout ce noir

qu’on ne peut ravoir

*****

Une vie passée

dans nos peines ressassées

jeunesse blessée

*****

Nous suivons la trace

de tous nos espoirs fugaces

et rien ne se passe

*****

Au soir de la vie

devant nos forces enfuies

comme une eau de pluie

l’espérance inassouvie

dans nos mains enfouie

s’est transformée en ruisseau

coulant parmi les roseaux

*****

Le 30 5 2022 : Haïkus (170)

Dans le soir diaphane

elle cherche une âme

l’effraie blanche dame

*****

Si je dois partir

je prendrai en souvenir

le mal de souffrir

*****

Sait-il où il va

le vieil homme tout là-bas

courbé sous le bât

*****

Un trait de soleil

écrit la fin du sommeil

en lettres miel

*****

Confie-moi tes doigts

je les emmène avec moi

par les champs et par les bois

*****

L’épave là-bas

dans les flots et le fracas

le Manureva

*****

Marie ne veut pas

voir son Jésus sur la croix

nu tremblant de froid

*****

La pomme est tombée

flétrie et talée

par l’orage secouée

****

Le 29 05 2022 : Haïkus et Tankas (169)

Dans le ciel d’été
un trait noir s’est projeté
c’est un martinet

*****
Enfant je jetai
un caillou au fond du puits
et jamais depuis
je n’ai cessé d’y penser
tout en bas l’œil noir
me charmait pour m’attraper
comme avalent les miroirs

*****
Sur une marelle
l’enfant saute sur un pied
de l’enfer souillé
au paradis des merveilles
il semble léger
il touche à peine le sol
prêt à prendre son envol

*****
Que reste-t-il d’elle
de ma tendre mère Adèle
les années l’effacent
de ma mémoire fugace
le noir de ses yeux
son grand sourire radieux
et son parfum délicieux

*****

Le 28 05 2022 : Haïkus, Tankas et Gogyōka : (168)

Sur le jeu d’échecs
pas de prise de becs
il faut du noir et du blanc
pour amuser petits et grands
Toutes les couleurs s’assemblent
tous les pions se ressemblent
c’est la loi de la nature
où la diversité devient parure
seuls les hommes font un drapeau
de la couleur de leur peau

*****
Oublier le guerre
le feu la mort la misère
le monde l’espère

*****
Un jour il partit
Dieu pour quel paradis
la terre est son lit

*****
La barque balance
comme un berceau de l’enfance
sous le ciel de France

*****
Le fer de l’araire
a griffé le bloc de pierre
et le vif argent
a jailli comme un serpent
du coeur de la terre
l’homme a posé son outil
quand la cloche a retenti

*****

Le 27 05 2022 : Haïkus, Tankas: (167)

C’est quand on va mal

qu’on pense au pays natal

comme à un fanal

*****

Il ne reste rien

de ces fantômes lointains

qui étaient les miens

*****

Faudra-t-il toujours

rechercher le grand amour

qui tournera court

*****

Une larme glisse

pareille à l’eau salvatrice

au fond d’un calice

*****

Un chapeau de paille

en pays de Cornouailles

c’est jour de fiançailles

*****

Un soleil carmin

tout au bout de ce chemin

un œil opalin

*****

Encore un massacre

la célébration macabre

la nature humaine

à laquelle nous ramène

le goût de tuer

le mal à perpétuer

depuis toute éternité

*****

Retrouver l’enfance

cet élixir de jouvence

tracer la marelle

le cloches de la chapelle

chanter la chanson

siffler comme des pinsons

faire un chœur à l’unisson

****

Le 26 05 2022 : Haïkus, Tankas: (166)

Les fleurs d’acacia

et leur parfum de nougat

que je n’oublie pas

*****

Jamais je n’irai

dans ce lointain oranais

ce pays défait

*****

Je revois l’enfant

tout petit parmi les grands

tous aussi violents


*****

La mouette grise

de l’immensité éprise

à crier s’épuise

*****

Un cœur amoureux

pourra se sentir heureux

s’il palpite un peu

*****

Le 25 05 2022 : Haïkus, Tankas et Gogyōka : (165)

Ma vie cet enfer

dès le début une suite de galères

à ma naissance je ne savais pas marcher

je ne pouvais pas m’enfuir quand on m’attachait

je ne savais pas non plus parler

ni déposer plainte, ni cavaler

Un enfer décidément

je ne vous dirai pas la litanie

de tous mes désagréments

ni de mes avanies

Ce matin au moment de me chausser

j’ai cassé mon lacet

c’est dire comment elle est dure

cette existence de tortures

et comme je n’ai pas de chance

je suis sûr que l’avalanche

d’épreuves se poursuivra

sans doute on me mettra

dans le tombeau d’un inconnu

ou d’un diable cornu

*****

Encore aujourd’hui

un assassinat gratuit

d’enfants sans sursis

*****

J’attends le soleil

qui viendra à mon réveil

enchanter ce jour

en éclairant mon parcours

j’attends l’embellie

une chanson d’Italie

une jeunesse alanguie

*****

Le 24 05 2022 : Haïkus et Tankas : (164)

Un enfant qui rit

dissipe tous nos ennuis

et la joie revit

*****

L’amour bienveillant

d’une mère sur l’enfant

le rendra confiant

*****

La délicatesse

d’une si tendre promesse

est une caresse

*****

Le pas du cheval

sur la berge du canal

descend vers l’aval

*****

La femme s’enfuit

et un homme la poursuit

peu avant la nuit

*****

Ils tapent du pied

en marchant les écoliers

leur chanson joyeuse

dit l’histoire bienheureuse

d’une simple gueuse

qui s’offrait un grand amour

d’un poète troubadour

*****

Un vieillard assis

sur un carré de tapis

attend un ami

pour parler du temps jadis

ils aimaient danser

bien avant de s’engager

au conflit mondialisé

*****

Ils voulaient s’enfuir

comme s’ils allaient mourir

au prochain soupir

*****

Le 23 05 2022 : Haïkus et Gogyōka : (163)


Ces ombres qui passent

dans notre vie et trépassent

sans laisser de trace

*****

C’est une menace

un traquenard une nasse

un enfer tenace

*****

Un simple sourire

plus cher qu’un vaste empire

plus dur que porphyre

*****

On m’a dit sois sage

montre toi doux et tranquille

je te le présage

pour toi une vie facile

les plus beaux voyages

j’ai fait tout ce qu’on m’a dit

et je n’ai pas un radis

pas d’amour sublime

aucune passion n’anime

ce gris tout autour

peuplé de mille vautours

*****

Le 22 05 2022 : Haïkus et Tankas: (162)

Je ne dirai plus
tous ces mots qui t’avaient plu
quand tu m’as connu

*****
Un poids sur le cœur
une espèce de frayeur
le goût du malheur

*****
L’oiseau est plus libre
que tous les héros des livres
au regard de tigre

*****
Le petit enfant
qui s’inventait des romans
pour fuir ses tourments
il regardait ses parents
vieillir tristement
dans une pays dévasté
par des soldats détestés

*****

Le 21 05 2022 : (161)

La demoiselle brune

qui chantait à la lune

et dansait sur la dune

le faisait pour des prunes.

Pas une seule thune

n’augmentait sa fortune.

Sans ambition aucune

elle vit sans rancune.

*****

Le 20 05 2022 : (160)

Chacun traîne un boulet

de son lointain passé,

on cherche l’enfant

chéri de ses parents.

On se fait des amis

qui servent d’alibi

pour prolonger sa vie

dont on n’a plus envie.

On rêve de rivière,

on voudrait un ruisseau

pour se baigner dans l’eau.

On attend le printemps

pour fuir les pieds devant

un présent trop pesant

un hier oppressant.

Fermer les yeux enfin

sur ce monde assassin,

s’inventer un destin

qui serait moins mesquin.


Le 19 05 2022 : Haïkus et Tankas: (159)

S’envoler un jour
au dessus des toits des tours
et voir tout autour

*****
Ils poussent du doigt
des planètes quelques fois
ces enfants narquois

*****
Seule à sa fenêtre
elle se dit des peut-être
à l’homme à connaître

*****
Le soleil captif
dans ce piège possessif
de tes yeux naïfs

****
Ses jours et ses nuits
se déroulent dans l’ennui
le bonheur la fuit

*****
Dans ce cimetière
se passe sa vie entière
cet ami fidèle
chaque jour vient sur la stèle
pleurer sa maîtresse
et lui dire sa tendresse
qui le tient toujours en laisse

*****
Renoncer à tout
mais te dire des mots doux
ne plus voir le jour
oublier les beaux discours
pour vivre avec toi
plus heureux que tous les rois
et te garder près de moi

*****
Depuis l’horizon
les canons des garnisons
visent les maisons
ils inondent les moissons
de feu de poison
la haine et la déraison
tout détruisent sans façon

*****

Le 18 05 2022 : Haïkus et Tankas: (158)

Fleurir tous les ans

la tombe de mes parents

pleurer un moment

*****

Toujours des questions

et des interrogations

sans aucune réaction

*****

Une jeune fleur

dans le vieux port de Honfleur

pleurait sa douleur

*****

On m’a dit sois sage

pour voir d’autres paysages

comprends ce message

inscrit en haut de la page

mais ma vie est un naufrage

je vois le prochain rivage

et la fin de mon voyage

*****

À moi les amis

ces compagnons tant chéris

aujourd’hui partis

trop loin de mes bras ouverts

désormais déserts

finis les éclats de rire

finis les joyeux délires

*****

La tige penchée

d’une rose desséchée

nous dit la détresse

quand s’étiole la jeunesse

au fil des saisons

s’épuisent les fenaisons

et se meurt notre maison

*****

Les beaux souvenirs

nous font désormais souffrir

nos têtes se vident

et le cerveau est aride

oublié le nom

de tous ces chers compagnons

plus légers que papillons

*****

Le 17 05 2022 : Haïkus et Tankas: (157)

La douce tiédeur

d’une larme de bonheur

réchauffe mon cœur

*****

Où sont-ils partis

tous ces merveilleux bandits

amis des jeudis

*****

La houle me berce

le cours du temps se renverse

je me sens content

dans les bras de ma maman

quand j’avais un an

le goût de miel me revient

du sourire maternel

*****

La dame et son chien

bien connus de leurs voisins

vont chercher leur pain

à la boutique du coin

tôt dès le matin

elle sent bon le jasmin

le toutou lui s’en moque bien

*****
 
Le 16 05 2022 : Haïkus et Tankas: (156)

La muse a tenté
de tirer les vers du nez
d’un barde enchaîné

*****
Chacun sa misère
sur cette maudite terre
où l’on désespère

*****
Saurez-vous me dire
sans que j’éclate de rire
que vous m’aimerez
qu’heureux vous me garderez
pour toute la vie
malgré ceux qui nous envient
cessez donc vos tromperies

*****
J’ai tendu la main
ma paume remplie de graines
mais hélas en vain
aucun moineau ni serin
ne s’y est perché
j’ai cessé de pleurnicher
j’ai donc choisi de pêcher

*****
Je pleure la nuit
seul dans mon grand lit
mon rêve qui s’enfuit

*****

Le 14 05 2022 : Haîkus et Tankas : (154)

Fleur de lilas blanc

ne survivra pas longtemps

aux feux du printemps

*****

Au matin radieux

une larme dans tes yeux

et je tremble un peu

*****

Et je me demande

ce que cette propagande

nous rapportera

je crois qu’on en crèvera

c’est un choléra

la peste ou la malaria

une abjecte guérilla

*****

Vision idyllique

d’une beauté iconique

près d’une fontaine

son profil de vénitienne

découpe l’azur

en un dessin aussi pur

qu’un portrait de souveraine

*****

Un homme brisé

anéanti méprisé

devant sa maison

détruite par le canon

et la déraison

Il se perd en oraisons

sa douleur est sa prison

***

Le 12 05 2022. (153)

L’homme avance tranquille, il suit sa bonne étoile

elle est le vent puissant qui gonfle sa grand voile.

Marcheur infatigable, il va où vont ses rêves

aux premières lueurs du soleil qui se lève

il cherche un grand amour qu’il trouvera demain

dans une longue errance en un pays lointain.

Il la reconnaîtra et lui prendra la main,

elle lui sourira sur le bord du chemin.

Jamais on ne verra d’amoureux plus aimables

car ils s’inventeront une vie formidable,

ils se fabriqueront tant de beaux souvenirs

pour habiller leur maison et leur avenir.

*****

Le 11 05 2022 : Haïkus, Tankas (152)

Un homme et son chien

se promènent dans la ville

ils ne savent rien

du malheur qui se profile

bientôt c’est la mort

la volonté du plus fort

que l’on impose d’abord

*****

Ton doigt sur mon front

dessine d’étranges fleurs

des rhododendrons

au doux parfum de bonheur

je ferme les yeux

en cet instant merveilleux

où je me sens bienheureux

*****

L’enfant endormi

entre mes bras assoupi

si léger pourtant

a son poids de sentiment

fardeau imposant

mon trésor le plus précieux

qui me fait l’égal des dieux

*****

Le terrible effroi

ils t’ont découpé les doigts

tu n’auras plus froid

*****

Le 10 05 2022 : Haïkus (151)

Planer dans le ciel

pouvoir goûter le soleil

et l’or de son miel

*****

Assez de clairons

d’héroïques oraisons

enfin la raison

*****

Partout la violence

le rejet la médisance

et l’indifférence

*****

Jeté comme un chien

dans le fossé chemin

qui ne mène à rien


*****

En battement d’ailes

une élégante hirondelle

longe la venelle

****

Du haut de leur trône

leur suffisance rayonne

on n’est plus personne

*****

Comme un chien de guerre

il se cherche un ministère

pour son gros derrière

*****

Il vaut mieux rêver

voir le soleil se lever

le mal s’achever

*****

La main trop ridée

d’une grand-mère adorée

sur sa joue poudrée

*****

Si tu les désignes

comme des bêtes indignes

le mal te domine

*****

Le 09 05 2022 : Haïkus (150)

Une femme chante

pour que la patrie s’enchante

des temps d’épouvante

*****

Des croix dans les champs

où rien ne pousse pourtant

depuis très longtemps

*****

Le clairon qui sonne

au fond de mon cœur résonne

la honte des hommes

*****

La mine prospère

ils évoquent les deux guerres

qu’ils ne savent guère

*****

Puisqu’ils aiment ça

qu’ils jouent aux petits soldats

qui marchent au pas

*****

Marie ne dit rien

elle pétrit ses deux mains

Jean mourra demain

*****

Quand la bombe éclate

vos pupilles se dilatent

et vos bras s’écartent

*****

Le 08 05 2022 : Haïkus (149)

La vieille bourrique

avance à coups de trique

sous le ciel d’Afrique

*****

Jolis mots d’amour

ne survivent pas toujours

aux premiers discours

*****

Maman sans câlins

tu me cajolais de loin

sur ton cœur d’airain

*****

Qui dit des je t’aime

à Pâque ou au carême

se crée des problèmes

*****

La pierre dans l’eau

dessine mille cerceaux

pour les jouvenceaux


*****

Sifflement du vent

méfie-toi imprudent

des crocs du serpent

*****

Voudras-tu enfin

me donner un jour ta main

pour l’anneau d’or fin

*****

Une odeur de foin

qui arrive de si loin

par mille chemins


Le 07 05 2022 : Haïkus (148)

Mais où vont les âmes

de tous ces hommes et femmes

qui souffrent leur drame

*****

Dis ce que tu veux

parle moi de ses yeux bleus

elle t’aime un peu

*****

La goutte qui tombe

sur le marbre de la tombe

fait un bruit de bombe

*****

Les amoureux fous

au petit cœur d’amadou

disent des mots doux


*****

Il ne pleure pas

l’amour n’est plus ici bas

depuis son trépas

*****

Si ton cœur est triste

fais un dernier tour de piste

et salut l’artiste

*****

Seul parmi la foule

qui te porte comme houle

ta vie se déroule

*****

J’aime bien le riz

je préfère les radis

jeudi samedi

*****

Le 06 05 2022 : Haïkus (147)

Dans tes cheveux blancs

le vent souffle un sentiment

qui me fait tourment

*****

Il fit de son mieux

dans cet univers odieux

pour nous rendre heureux


*****

Il restait de bois

quand je le pointais du doigt

mon vieux mon papa

*****

Fermé à la peine

l’acier fondu dans ses veines

reclus dans sa haine


*****

Tes pas hésitants

alourdis par tout ce temps

tu m’aimes pourtant

*****

En pleine lumière

un pinson sur la faîtière

chante sa prière


*****

Ils ne seront rien

ces hommes avec leurs chiens

à la fin des fins

*****

C’est bientôt fini

en enfer au paradis

nous serons partis

****

Quand ils partiront

loin des ors de leurs salons

plus de fanfarons

*****

Le 05 05 2022 : Haïkus (146)

L’immonde tristesse

nous prend et nous mène en laisse

jusqu’à la détresse

*****

Lhorrible détresse

qui nous tient et nous abaisse

jusqu’à la vieillesse

*****

Il est quelque part

sur un chemin de hasard

l’ami en retard

*****

Il aura mon vin

et des tranches de bon pain

il viendra demain

*****

Tu me parleras

de notre vie là-bas

sous les acacias

*****

Je n’ai plus ta main

pour me montrer le chemin

vers le lendemain


*****

Sa main sur le cœur

et tous ses serments trompeurs

sèment le malheur

*****

La fourmi se presse

et craint de manquer la messe

et ses vœux d’abbesse

*****

Le 04 05 2022 : Haïkus, Tankas (145)

Non pas le tonnerre

qui vient frapper notre terre

ce n’est que la guerre

*****

Saura-t-il jamais

que tu l’aimais de trop loin

dans ton petit coin

*****

Quatre garnements

s’amusent près de l’étang

comme leurs parents

*****

Les blondes fillettes

étalent une dînette

sortie pour la fête

*****

Deux rangs sont tombés

sur le chemin allongés

les fusils pointés

par rafales ont tiré

l’acier meurtrier

quelques pelletées de terre

là-haut Dieu se désespèrent

*****

Le 03 05 2022 : Haïkus, Tankas (144)

L’homme s’est levé

haineux il a exhorté

ses frères damnés

*****

Je maudis les gares

désertes où l’on s’égare

sans guide ni phare

*****

d’un simple bonjour

murmuré dans une cour

peut naître un amour

*****

Je n’ai pas voulu

ce qu’il nous est advenu

je n’en pouvais plus

déplora un inconnu

chez les prévenus

les vainqueurs et les vaincus

n’ont jamais rien obtenu

*****

Le 29 04 2022 : Gogyōka(143)


Chaque soir je me couche avec la sourde appréhension

une sorte de sournoise tension

qui me chuchote à l’oreille

que cette nuit pourrait être la dernière

Ce n’est pas pour moi que je m’inquiète

je sais où tous les chemins finissent

mais pour les miens qui me survivront

ceux que j’aime que je ne pourrai plus

serrer dans mes bras ni écouter

les petits riens qui me comblaient

leur rire éphémère, leurs confidences

de la plus haute importance


Chaque soir je me couche avec la dure certitude

que ce monde futile et souvent cruel

ne me manquera pas j’y ai vu trop de guerres

et de désolations, de misères et d’injustices

trop de vaniteux menteurs

de victimes innocentes

de religions trompeuses

la cupidité partout

je partirai sans bagage

l’esprit serein si ce n’était mes enfants, mon amour

que je laisserai derrière moi

pourtant je prendrai peut-être

quelques rêves d’adolescent

et la triste solitude.


Le 01 05 2022 : Haïkus, Tankas (142)

Te rappelles-tu 

tous nos beaux rêves perdus

au vent disparus.

Libérés du poids des ans

comme des enfants

on désirait l’océan

ou sombrer dans le néant

*****

Donne un seul regard

à cet amoureux hagard

chassé sans égard

*****

La lune endormie

s’est éteinte d’anémie

ou partie en Tasmanie

*****

Le 28 04 2022 : Haïkus, Tankas (141)

Le grand goéland
au-dessus de l’océan
chasse l’éperlan

*****
Un enfant dessine
une scène sous-marine
aux tons d’opaline

*****
Il ne reste rien
de ceux qui furent les miens
et que j’aimais bien

*****
J’étais le premier
pourtant je suis le dernier
des fils du foyer

*****
Vivre est un convoi
pareil à ceux que l’on voit
en plein désarroi

*****
Survivre à la guerre
à ceux qu’on a mis en terre
hors du cimetière
un camarade ou un frère
couché sous les pierres
de sa maison frontalière
par la bombe meurtrière

*****
Un rire d’enfant
parmi tous les décombres
réduit à néant
les perspectives trop sombres
d’un noir lendemain
et ce rire nous retient
dans ce bas monde incertain

*****

Le 27 04 2022 : Haïkus, Tankas et Gogyōkas(140)

Quand le ciel se couvre

de nues au-dessus du Louvre

tombera la foudre

*****

On voudrait toujours

que la fleur de nos amours

garde ses atours


*****

Sur le cerisier

la tendre fleur de papier

s’est vu dépouiller

*****

Un vif éclair blanc

au-dessus de cet étang

un poisson volant


*****

Elle est toute à toi

et tu te prends pour un roi

sans foi et sans loi

*****

Ils avancent en file indienne

autour d’eux hurlent les sirènes

qui annoncent les avions

qui détruisent la nation

et quand les bombes tombent

chacun creuse une tombe

au bout du chemin

un salut incertain

peut-être pour demain

ils n’osent voir plus loin

un jour la guerre cessera

et la vie reprendra

on n’ose trop y penser

c’est un espoir insensé

qui pourrait les détruire

au lieu de les conduire

hors de cette ornière

creusée par la guerre

*****


Le 26 04 2022 : Haïkus et Tankas (139)

Il suffit d’un jour
au soleil pour faire un tour
du monde alentour

*****
La femme blessée
sur la route délaissée
se voit terrassée

*****
Te dire les mots
qui guériront tous tes maux
de cœur en lambeaux

*****
Ces années qui passent
en cortège dans l’espace
nous laissent leurs traces

*****
La rose fanée
par la peine insoupçonnée
s’est vue malmenée

*****
La chanson d’amour
qui s’élève dans la cour
ravit à l’entour

*****
Plus fin qu’une épée
le voilier qui appareille
pour l’île aux merveilles
écrira son épopée
les aventuriers
trafiquants contrebandiers
exercent leur dur métier

*****
Je veux sur mes yeux
le velours de tes cheveux
je veux sur ma peau
ta caresse en un ruisseau
je veux dans ma vie
toi ma princesse ravie
et ta passion assouvie

*****

Le 25 04 2022 : Haïkus, Gogyōkas et tankas (138)

Je ne veux avoir
charmants soleils dans le soir
que tes yeux brun-noir.

*****
Et la pluie sur nous
abat ses coups de bambou
pour un chant vaudou

*****
Jamais je ne veux
voir de larmes dans tes yeux
je suis malheureux

*****
Mes amis ont ont peur
de cet inconnu malheur
qui vient quand on meurt

*****
Une délivrance
que l’étrange renaissance
en fin d’existence

*****
L’océan sans cesse
revient comme une caresse
pleine de tendresse
tant que la marée ne baisse
le ballet facile
la cadence si tranquille
de notre univers mobile

*****
Le soleil câlin
le beau sourire enfantin
la joie pour demain
le doux parfum du jasmin
le bleu sous-marin
le beau chant des dauphins
le bouquet de romarin

*****
Que je sois maudit
du lundi au samedi
si tu me subis

*****

Le 24 04 2022 : Haïkus et tankas (137)

L’amour éperdu

hante des sentiers perdus

que nul n’a connus

*****

Douce demoiselle

en parure de dentelles

ouvrira ses ailes

*****

C’est dans les nuages

que Dieu a vu les images

des bêtes sauvages


*****

Baisers innocents

échangés par les enfants

survivront longtemps

*****

Ma bouche a posé

dans ton cou un long baiser

plus chaud qu’on brasier

*****

L’épouse saccagée

par son amour outragée

pauvre colombe

qu’on a jetée dans la tombe

sans bouquet de fleurs

sans avoir versé de pleurs

prisonnière du malheur.

*****

Le 23 04 2022 : Haïkus et tankas (136)

Les années ravinent

son cuir de tortue marine

ses yeux d’opaline

posés sur une gamine

voyaient la câline

demoiselle qu’elle était

quand chacun la convoitait

*****

Ne reste plus rien

des rêves enfantins

qui m’emportaient loin

*****

L’échine cassée

les années l’ont trop brisée

sa vie est passée

*****

Sa grande richesse

ce fut sa belle jeunesse

pleine de promesses

*****

Les grands yeux levés

sur la femme à son chevet

se rêvent sauvés

*****

Il dit le soleil

dans le ciel couleur de miel

au premier réveil

dans son pays natal

parfums de santal

le monde est rouge ou doré

les baisers au goût poivré

*****

Ta main sur mes yeux

comme un voilage soyeux

me rend plus heureux

*****

N’ajoute plus rien

garde moi sur ton sein

où je me sens si bien

*****

Les arbres frissonnent

à tous les vents de l’automne

et je m’abandonne

la tristesse me harponne

et Dieu me pardonne

si je n’aime plus personne

quand la mitraille résonne

*****

Le 20 04 2022: Haïkus, Gogyōkas (134)

La beauté dedans

ce n’est pas très évident

ça prend trop de temps

*****

Rien n’est plus mignon

qu’un enfant au biberon

ainsi font-font-font

*****

Un regard brûlant

un beau sourire innocent

l’astre au firmament

*****

Les années s’égrènent

tu es toujours dans la peine

la vie te malmène

*****

tu ne pourra plus

de mille douleur perclus

déclarer qu’elle t’a plu

*****

l’odeur de café

la tranche de main grillé

le soleil levé

*****

Dans le creux de ta main

j’ai déposé ma vie

rien ne sera demain

comme une tragédie.

C’est toi que j’attendais

mon soleil de chaque matin

toi qui résidais

dans un pays lointain

dont je ne savais rien.

Et nous marchions ensemble

mon pas accordé au tien

heureux il me semble.

Je ne veux d’autre ciel

que l’or de tes yeux

mon trésor essentiel

mon bien le plus précieux.

*****

Le 19 04 2022: Haïkus, Gogyōkas et tankas (133)

Le petit oiseau

qui tète encor sa maman

pas de Monaco

où jeter son bel argent

dans le casino

il attendra quelque temps

pour gagner des haricots

*****

Mais chaque seconde

emporte dans une ronde

un pan de nos vies

*****

La maison sur la colline

balayée d’odeurs marines

subit les attaques du vent

et des ouragans

Ainsi sommes nous pourtant

nous les hommes fragiles

modelés comme l’argile

par la fureur du temps

nous tenons vaille que vaille

avant de rouler dans la paille

*****

Quand le paradis

aura besoin de ma vie

seras-tu ici

*****

L’onde du ruisseau

creuse avec obstination

un chemin nouveau

au milieu des fondations

*****

Le 18 04 2022: Haïkus, Gogyōkas et tankas (132)

Tôt dès le matin

une portée de gamins

cherchaient leurs lapins

et leurs rires cristallins

déferlaient dans le jardin

nous n’étions que des enfants

innocents et insouciants

*****

Vogue la galère

appareille pour la guerre

des enfants mourront

sous le feu de cent canons

par la volonté

d’un dictateur éhonté

que nul n’osera dompter

*****

Les rêves sont cruels

et amers comme le fiel

pour le commun des mortels


*****

Ce point tout au loin

sur la crête de la vague

serait-ce un marin

un chalutier qui divague

ou un goéland

égaré sur l’océan

qui se repose un instant

*****

De quel droit l’immonde

martyrise tout son monde

tue chaque seconde

*****

Quand naîtra l’espoir

que les hommes pourront voir

s’installer la paix

chaque matin ils priaient

comme des enfants

Je crois qu’ils n’en sera rien

le mal domine le bien

*****

Le 17 04 2022 : Haïkus, Gogyōkas et tankas (131)

Partir s’envoler
loin de ce monde affolé
au premier sifflet
qui ordonne le signal
de l’assaut final
quitter ce monde inhumain
où demain reste trop loin.

*****
Une enfant qui chante
un conte d’adolescente
pour quelques amies
cette Amélia s’est enfuie
chassée par la guerre
devant des nations entières
elle chante pour ses frères.

*****
Je rêve d’une île déserte
dans la mer bleue toute ouverte
planté devant l’élément
assister au soleil levant
n’entendre que le chant des vagues
et suivre le vent qui divague
oublier le nom de la guerre
et l’humanité entière
puis si cela était possible
dormir d’un sommeil paisible

*****
Le seul homme qui pourra
transformer un églantier
en un sapin de noël
ou un lugubre cercueil
par un abra-cadabra
c’est le poète ce sorcier
car son savoir est entier

*****
Une pluie de roses
sur le convoi de blindés
quelle étrange chose
et ce spectacle insensé
défie la raison
c’est un dangereux poison
une funèbre oraison

*****


Le 16 04 2022 : Haïkus et tankas (130)


Tous les vieux saumons

affrontent les tourbillons

pour mourir au fond

*****

Ma vie n’est plus rien

si tu délaisses ma main

pour partir au loin


*****

Comme ces vieillards

égarés dans un couloir

perdent tout espoir

*****

Cet homme en chemin

qui entre dans le jardin

est-il un marin

qui nous annonce la fin

de la guerre enfin

sors le broc de cristal fin

verse notre meilleur vin

*****

Il vit sous ton toit

docile il demeure coi

il marche avec toi

*****

La vieille recompte

les grains de son chapelet

sa vie est un conte

sur un siècle déroulé

ses beaux souvenirs

l’empêcheront de mourir

le prix sera de souffrir

*****

Mêle ton beau rire

à celui de tes enfants

rien ne sera pire

que le silence glaçant

autour de la table

dont vous vous sentez coupables

s’installe entre les gens

*****

Rendez-moi enfin

un de ces bonheurs lointains

un rêve d’enfance

dans ce bout de France

de l’autre côté

dans une blanche cité

de mon pays rejeté

Le 15 04 2022 : Haïkus (129)

L’oiseau est tombé

de la cime du mûrier

ils ont dit bien fait

*****

Surtout n’attends pas

que la cascade là-bas

inverse son pas

*****

Tes cils papillonnent

quand tu voudrais bien mignonne

que l’amour bourgeonne

*****

Combien je déteste

ce hargneux comme la peste

qui juge et conteste


*****

Mes mains dans le sable

sculptent des châteaux instable

pour fermer le diable

*****

Le nom des planètes

sur la pierre de Rosette

restera secrète

*****

Mon havre favori

et mon petit paradis

c’est ton cœur joli


*****

Le ronron du chat

plus tranquille qu’un pacha

que rien ne fâcha

*****

L’algue du ruisseau

danse parmi les roseaux

comme un vol d’oiseau

*****

L’enfant tient ma main

et m’emmène vers demain

heureux et serein

*****

Le 14 04 2022 : Haïkus, Tankas et Gogyōkas(128)

Quand tu avais peur

tu te jetais entre mes bras

nous vivions encor là-bas

puis vint le malheur

****

La fin de l’été

l'hirondelles s'est enfuie

vers des cieux secrets

pour mener sa vie

******

C’est trop cher payer

cette vie à espérer

un bonheur discret

des torrents de pleurs versés

trop de jours passés

à rechercher un oubli

d’un amour inassouvi

*****

Des gouttes martèlent

Le toit de la citadelle

son tambour appelle

au repos des sentinelles

une demoiselle

chantonne la ritournelle

de la belle jouvencelle

*****

Triste jour d’automne

où tous les amants s’étonnent

que nul ne pardonne

*****

Le canon résonne

mais il n’y a plus personne

quand l’assaut claironne


*****

Que répond l’enfant

à l’horreur de ces massacres

à tous ces gisants

ces théâtres si macabres

qui s’imposent à lui

quel serait son sentiment

devant ces crimes gratuits

*****

Il est un pays

où toute raison s’enfuit

où nul ne sourit

*****

Le 13 04 2022 : Haïkus, Tankas et Gogyōkas(127)

Les deux poings serrés

pour empêcher de frapper

il vaut mieux pleurer

*****

Ce n’est qu’une larme

pour enfin briser le drame

qui sur nous s’acharne

*****

Inlassablement

la force de l’océan

reste en mouvement


*****

Un étrange oiseau

en habits sacerdotaux

chasse le corbeau

*****

C’est une maman

qui susurre à son enfant

la douce berceuse

de sa belle voix rêveuse

le nourrisson chéri

ferme ses grands yeux ravi

et s’endort au paradis

*****

Il n’est plus possible

dans ce bas monde terrible

qu’un mari violent

batte ainsi impunément

la mère et l’enfant

qu’il prétendait protéger

l’odieux tyran ménager

*****

L’eau vers le bassin

dessine son long chemin

tel est son destin

*****


Le 12 04 2022 : Haïkus, Tankas et Gogyōkas(126)

Cet enfant battu
que nul n’a vu
ne gémissait plus

*****
Il y a sur terre
une humanité grégaire
qui maudit ses frères

*****
Elle avait la grâce
d’une comète qui passe
dans la nuit sans lune
pour s’échouer sur la dune
On ne voyait qu’elle
au milieu des demoiselles
du couvent des hirondelles

*****
Le flux et le reflux
dessinent des petits rus
sur le vaste estran
plus brillant que l’argent
Jamais l’océan
ne cessera son ballet
sur le sable et les galets

*****
Tes yeux si profonds
tes cheveux de goémon
tentent les garçons

*****
La question entête
les vers feront-ils la fête
au corps du poète

*****
En ce mois d’avril
tous les agneaux en péril
redoutent le gril

*****

Le 11 04 2022 : Haïkus, Tankas et Gogyōkas(125)

*****

Un petit vieux d’un mètre quatre-vingt

qu’on avait nourri au pain et au vin

imaginant ce que sera demain

décida qu’il n’en saurait jamais rien

*****

Après une vie de fêtard

il décéda dans un mitard

en compagnie de trois taulards

*****

La tête penchée

sur sa poitrine percée

la lance acérée

et les haines avérées

l’ont assassiné

Que restera-t-il de lui

lorsque nous en aurons fini

Des clous sur la croix

et le déclin de la foi

*****

Le soir à genoux

je récite une prière

au père de tout

et je dis protège Pierre

ce n’est pas mon nom

mais je suppute qu’au fond

à mon dernier jour

il perdra bien plus d’un an

voué à l’amour

que je vivrai goulûment

*****

Le 10 04 2022 : Haïkus, Tankas et Gogyōkas(124)

Mamie Papillon

tel est son nouveau prénom

car ses mains s’agitent

comme des oiseaux en fuite

Mamie Parkinson

en a fait une chanson

pour amuser ses garçons

_____

Ses grands yeux d’azur

dans cet univers si dur

se ferment parfois

elle rêve d’autrefois

d’amours de princesses

de donjons de forteresses

quand la vie n’était que liesse

_______

C‘est la voix d’un ange

qui berce et se mélange

parfois au chant des mésanges

_____

Ce jour ou jamais

ils diront que j’ai osé

et que je l’ai fait

_____

En souvenir de vous

je prie à deux genoux

comme pleurent les fous

enfermés sous verrous


Où sont vos baisers doux

vos lèvres dans mon cou

votre cœur d’amadou

qui me tenait debout


Chez nous vit un coucou

égoïste et jaloux

qui m’a roué de coups

quand vous l’aimiez beaucoup


Je vous cherche partout

à tous nos rendez-vous

je ne vaux plus un clou

ma place est dans le trou

*****


Le 09 04 2022 : Tankas et Haïkus (123)

Au fond du cachot

je vois la ciel là-haut

malgré les barreaux

*****

Il est malheureux

qui n’a pas pleuré un peu

puni par les dieux

*****

Beaucoup de bateaux

qui ont sombré dans les flots

avec les coraux

*****

Tapi bien au chaud

contre ton coeur d’artichaut

je suis le plus beau

*****

Terrassée par la surprise

dans une ville trop grise

la femme sur sa valise

un peuple que l’on méprise

l’humanité compromise

l’espérance que l’on brise

*****

Pleurez dans vos mains

pauvres soldats ukrainiens

verrez-vous demain

le tyran a son dessein

son rêve inhumain

est de vous réduire à rien

votre pays est le sien

*****

Le 08 04 2022 : Tankas et Haïkus (122)

Passent les six cognes

le guidon dans leurs deux pognes

ils hurlent leur rogne

et dans leurs veines bouillonne

le sang enragé

pour s’être engagés

à servir les usagers

*****

Une étoile filante

a sombré dans l’océan

dans la soupente

je rêve le cœur battant

d’astres et de planètes

éperdus dans une fête

au dessus des continents

*****

Dans le vent d’automne

une feuille tourbillonne

elle papillonne

****

Sa bouche gourmande

le lait de ton sein quémande

en sublime offrande

*****

Le 07 04 2022 : Haïkus, tankas et Gogyōkas (121)


Est-ce un feu joyeux

tous ces gens semblent heureux

on vit comme on peut

*****

Grâce d’un matin

nous nous tenons par la main

tels des chérubins

*****

Le pas fatigué

le visage piqueté

il veut nous quitter

il dit qu’il a mérité

la sérénité

il s’éloigne dépité

désespéré irrité


*****

Pour être une femme

faudra-t-il subir l’infâme

malheur et le drame


*****

L’extrême patience

de ce pêcheur à la ligne

qui malgré sa science

voit la malchance maligne

vider l’océan

des poissons au dos d’argent

qu’il attend depuis longtemps

*****

Il va dos au vent

marchant parmi les sillons

il sème devant

pour la prochaine moisson

le blé pour le pain

de tous ses concitoyens

qui le voient avec dédain

*****

Partir droit devant

partir sans se retourner

et jeter la clé

loin vers le soleil levant

nu comme un enfant

espérant un avenir

que Dieu voudra consentir

*****

Le 05 04 2022 : Haïkus, tankas et Gogyōkas (120)

S’est-elle aperçue

cette jeune fille dans la rue

qu’elle sortait nue

*****

Sans une question

le soldat d’une nation

a tiré la balle

qui se révéla fatale

au pauvre innocent

abattu en un instant

pour la gloire d’un tyran

*****

Mue par le vent

l’extrémité d’un sarment

écrit la chanson

des hommes à sa façon

elle dit la peur

la douleur et la sueur

et l’usure au dur labeur

*****

Je ne comprends rien

au comportement humain

qui prie tous les saints

et nourrit de noirs desseins

il tue son voisin

pour s’emparer de ses biens

avec un instinct malsain


Le 04 04 2022 : Haïkus, tankas et Gogyōkas (119)

Partir pour Cythère

faire le tour de la terre

voguer solitaire

*****

Une seule larme

vient ressusciter la flamme

de l’adieu aux armes

*****

Une femme attend

un convoi pour l’occident

avec ses enfants

*****

Que subir encore

combien faudra-t-il de morts

pour ouvrir les yeux

de ces affreux prétentieux

qui du haut des cieux

prétendent nous gouverner

et ne font que nous berner

*****

L’ombre du chapeau

vient dessiner sur sa peau

l’aile d’étourneau

*****

Si tu voulais bien

tenir encore ma main

nous irions si loin.

*****

Le vent du midi

avec ce sable maudit

vient souiller notre pays


*****

L’étrange noblesse

t’élève au rang de princesse

parée de richesses


Le 03 04 2022 : La jeune fille sans bagage :

Elle est arrivée par le bus dans cette petite ville portuaire par un matin brumeux, tel qu’il en existe beaucoup en Normandie. Sophie était vêtue d’une popeline vert-pomme, elle ne portait pas de bagage, seulement une pochette de cuir jaune fermée par un zip doré. Elle se rendit directement dans le hall d’accueil de l’hôtel du bon secours et demanda une chambre pour la journée. Mireille Blanc hard, la propriétaire de l’établissement  lui demanda son nom pour remplir le registre, elle répondit en tendant sa carte bleue : Tenez, c’est écrit là. Un nom compliqué parsemé de Y et de K qui laissait supposer des origines polonaises. Cependant, elle n’avait aucun accent particulier. Une Française pur jus, une employée de bureau, une hôtesse de caisse dans un magasin, une vendeuse de lingerie, elle correspondait à toutes les éventualités que l’on pouvait avancer. L’hôtelière copia le nom de la carte bleue qu’elle rendit à la cliente.

_ Il vaudrait mieux que je paye ma note immédiatement, puisque vous avez les données en main. Chacun gagnera du temps, ce sera fait.

_ J’ai confiance, répondit la dame de l’accueil.

_ Ça ne fait rien, dit la voyageuse qui attendit sagement pour régler son séjour. Je pourrais avoir une chambre avec vue sur l’océan ?

_ Pas de problème, vous serez bien au quatrième étage, elle donne sur le front de mer et sur la jetée à votre droite. Vous assisterez ainsi à l’arrivée des ferrys.

_ Justement, j’attends quelqu’un. Il devrait arriver par la rotation de 13 heures. Il se peut que nous restions ici jusqu’à demain. Est-ce possible ?

_ Bien sûr, voulez-vous que je vous fasse monter un plateau… ou bien deux? Cela vous évitera de chercher un restaurant.

_ Ce serait très aimable à vous. Je vous dirai quand il arrivera.

Sophie monta dans sa chambre. Un peu plus tard, une femme de service cogna doucement à la porte pour apporter une corbeille contenant du linge de toilette, du savon et des serviettes. La cliente se tenait droite devant la fenêtre. Elle ne se retourna pas. L’employée ne la vit que de dos. Elle pensa que cette voyageuse attendait un fiancé ou un amant et qu’elle devait ressentir une certaine anxiété.

La sirène annonça le bateau de 13heures. Mireille pensa que sa cliente n’avait pas demandé son repas, peut-être attendait-elle la venue de son compagnon ? Trente minutes plus tard, un homme se présenta à l’accueil. Un vieillard, lui aussi vêtu d’un imperméable. Ses cheveux blancs accrochaient les lueurs des spots. La dame remarqua immédiatement ses grandes mains aux ongles soignés. Il demanda si la jeune fille était arrivée.

_ Je vais l’avertir de votre arrivée, dit-elle. Qui dois-je annoncer ?

_ Son père, souffla le vieil homme. Je me demande comment elle me recevra. Je ne l’ai pas vue depuis plus de trente ans. Elle n’avait que quelques mois .

Madame Blanc hard leva un sourcil perplexe.

_ J’étais jeune, pas assez mûr pour assumer une paternité. Ce n’est pas joli-joli. Avec l’âge, cela finissait pas m’obséder. Je l’ai recherchée et j’ai fini par la retrouver.

_ Comment a-t-elle pris la chose, osa demander l’hôtelière.

_ Je ne sais pas trop. Elle est longtemps restée silencieuse au téléphone. C’est moi qui lui ai proposé ce rendez-vous ici… Je suis très impatient, pouvez-vous l’appeler, s’il vous plaît ? J’ai hâte de la voir, de savoir si elle me ressemble.

Mireille composa le numéro de la chambre. Elle entendit la sonnerie dans la cage d’escalier. Plusieurs sonneries. Elle attendit vainement la réponse, puis elle proposa au visiteur de monter par l’ascendeur.

Le papa de Sophie était blême, il s’appuya sur la paroi de la cabine pour tenir debout.

Un flot de lumière aveuglante inondait la chambre. La brume s’était levée. Il fallut quelques secondes pour que les yeux s’habituent à la clarté qui déferlait par la fenêtre ouverte.

Sophie était étendue sur le lit, les bras le long du corps, revêtue de sa popeline vert-pomme, une main sur sa pochette de cuir jaune. Sa vie s’était achevée dans cette petite chambre d’hôtel.


Le 01 04 2022 : Les enfants d’Ukraine : (119)

Les enfants des barricades
tels des princes de Grenade
sous les canons qui canardent
s’épuisent en cavalcades
en des querelles bavardes
s’entraînent à la grenade
ils survivent par bravade
se décorent de cocardes
ils veillent en avant-garde
bravent les chars qui bombardent
tandis que le jour s’attarde
ne craignent pas la camarde.

Le 31 03 2022 : Haïkus, tankas et Gogyōkas (118)

Un lys affligé
sur une tombe posé
nie l’humanité

*****
Comme un cheval fou
notre vie nous mène au trou
le monde s’en fout

*****
Cette peine immense
de subir la dure absence
de la belle enfance

*****
Il faut rester fort
on nous le répète à tort
quand frappe la mort

*****
Le chant cristallin
de l’angélus du matin
se fait tout câlin

*****
On les voit en rangs
défiler les prétendants
qui roulent des hanches
car c’est ce dimanche
qu’on choisit le président,
alors ils sourient,
leur impudeur inouïe,
ils montrent leurs dents
dentifrice émail-diamant.
Il n’est pas certain
qu’ils régneront dès demain
le trône lointain
restera un rêve vain.
Nous paierons leur vin
ils volent notre labeur
et notre sueur.
Quand viendra-t-il ce sauveur
auréolé d’honneur ?
Jamais je ne connaîtrai
cet être parfait.

Le 30 03 2022 : Haïkus, tankas et Gogyōkas (117)

Le ciel peint en bleu

un nuage lui en veut

ravi quand il pleut

*****

Il traîne des pieds

fourbu d’avoir travaillé

comme un ouvrier

*****

Et cette impression

comme une sourde intuition

de révolution

*****

Le chariot de foin

nous revient d’un trop lointain

passé d’une enfance

dans la paix de notre France

quand on aimait son prochain

partout régnait confiance

*****

La troupe a défilé

au son de l’orphéon

les gens sur les perrons

montraient leurs mutilés

trombones et clairons

chantaient les fanfarons

heureux de cette guerre

qui divisait les frères

pour servir un drapeau

en y laissant sa peau

*****

Le 29 03 2022 : Haïkus, tankas et Gogyōkas (116)

Les deux mains sur la face
le vieil homme pleurait
sur la vie qui passe
pour le laisser insatisfait
Il n’a pas profité
de ce que la vie lui donnait
confronté à la réalité
son ambition le dominait
Il voulait la richesse
il le confort rassurant
et gâchait sa jeunesse
à rechercher l’argent
Il a trop négligé
l’amour et la tendresse
et le voilà affligé
seul dans sa forteresse
Aujourd’hui, il est trop tard
pour rattraper le temps perdu
il subit son cafard
comme un cheval fourbu

*****

Le 26 03 2022 : Haïkus, tankas et Gogyōkas (115)

La laideur du monde
et des gens parfois m’inonde
alors je m’effondre

*****
Serrons nos paupières
et oublions nos prières
rien n’est nécessaire

*****
Comme Pénélope
et son labeur interlope
je veux terminer
mon roman halluciné
avant de partir
pour ne jamais revenir
et de rien me souvenir

*****
Pourquoi est-ce si compliqué
de vivre simplement
depuis l’antiquité
jusqu’à la fin des temps
toujours cette haine
en tous lieux de la terre
de l’Afrique à l’Ukraine
on se fait la guerre
pour servir les ambitions
d’un dictateur dément
qui tue sans condition
et ment intensément.

*****

Le 24 03 2022 : Haïkus, tankas et Gogyōkas (114)

Dans leurs yeux cet air
brûlant de tous les enfers
ils portaient la rage
de ces animaux sauvages
qui meurent de faim
et n’attendent que la fin
c’est leur destin assassin

*****
Petite hirondelle
qui vient nicher sous mon toit
mon rêve fidèle
me parle d’amour courtois
qui naît au printemps
pour mourir aux premiers froids
la vie ne dure qu’un court moment

*****
Le vol d’un archange
que jamais rien ne dérange
en ces lieux étranges

*****
cette enfant qui joue
une larme sur sa joue
ne se désavoue

*****
La craie sur le bois
pousse un crissement sournois
provoque l’effroi

*****
Tes cheveux dorés
dessus tes yeux adorés
pose un voile mordoré

*****
Léger papillon
ta bouche de vermillon
pose sur mon front

*****
Ce n’est qu’un soupir
un doux frisson délicieux
qui me porte aux cieux
juste avant de m’engloutir

*****

Le 23 03 2022 : Haïkus, tankas et Gogyōkas (113)

Son très vieux visage

se lisait comme les pages

d’un livre sans âge

les larmes y avaient creusé

des sillons croisés

ses petits yeux sans couleur

avaient vu trop de douleurs

*****

L’oiseau tout là-haut

n’a que faire de nos maux

il cherche un ruisseau

*****

Le chant de la mer

nous raconte les enfers

des regrets amers

*****

Qui dira la peine

de ces mères d’Ukraine

que la guerre aliène

*****

Si tu avais un bateau

tu partirais sur l’eau

pour rejoindre une île

lointaine et tranquille

ou tu pourrais vivre

seul avec tes livres

et la mémoire des tiens

qui sont morts pour rien

peut-être dans l’oubli

du monde perverti

trouveras-tu la paix

sans terre ni palais

la chanson de la mer

guérira ton cœur

*****

Le 22 03 2022 : Haïkus, tankas et Gogyōkas (112)

Là-bas la frontière

nous protège de la guerre

C’est ce qu’on espère

*****

Les sillons tout droits

ne s’inquiètent pas du froid

autour de chez-moi


*****

Enfin la chanson

répétée à l’unisson

par tous les pinsons

*****

Au cœur du cyclone

par une nuit de l’automne

les marins transis

aux membres endoloris

lèvent leurs filets

remplis de mille reflets

de cabillauds et rougets

*****

Devant sa fenêtre

une femme dit peut-être

pourrait apparaître

l’hidalgo qu’elle aimerait

qu’elle garderait

jusqu’à la fin de sa vie

car l’aimer est son envie

*****

En fin de soirée

boum sur les lattes cirées

La nuit est tombée

*****

Si tu jamais tu crains

l’amour de ce chérubin

ne tends pas tes mains

*****

Trop de femmes pleurent

sous les coups elles se meuren

et cela m’écœure

*****


Le 21 03 2022 : Haïkus, tankas et Gogyōkas (111)

Dehors le vent du nord
bouleverse le port,
la nuit je ne dors pas
dans le creux de mes draps,
la cruelle question
qui devient obsession :
m’aimeras-tu encor,
me vois-tu aussi fort
que je l’étais naguère
avant toutes ces guerres.
Mon pas s’est affaissé,
mes projets délaissés,
mes élans fracassés
comme un oiseau blessé.
Dis, me verras-tu encore
comme un puissant centaure,
celui de ma jeunesse ?
Déjà la fin nous presse,
on nous attend là-bas
d’où on ne revient pas.
Aime-moi, même peu,
même mal si tu le peux.
Dis-nous de pieux mensonges
pour vaincre ce qui nous ronge
dis que nous ne sommes pas vieux,
que nous pourrons être heureux

*****
La femme assoupie
dans un rayon de soleil
songe à Varsovie
au petit matin vermeil
elle se voit belle
comme cette demoiselle
vêtue de fines dentelles

*****
Le chat qui ronronne
dans les bras de la baronne
qui ne voit personne

*****
Terrible tornade
qui s’en va en promenade
vers les barricades

*****


Le 20 03 2022 : Haïkus, tankas et Gogyōkas (110)

La lumière au loin
est-ce une étoile tombée
la forêt flambée
la lampe d’un pélerin
la nuit enjambée
par le soleil du matin
une nouvelle journée

*****
Rien ne survivra
à ce maudit choléra
qui nous gagnera

*****
Sur son flageolet
il compose une musique
pour guider ses biques
à travers les tracolets
et son air guilleret
se marie au doux murmure
aux frissons de la nature

*****
Il ferme les yeux
pour se demander anxieux
si ailleurs c’est mieux

*****
Le roseau se plie
sous la poussée du mistral
bientôt l’embellie
et le soleil magistral
*****
Les incantations
jointes aux déclarations
des grandes nations
ne sont pas la solution
à ces agressions
aux folles persécutions
des pauvres populations

*****
Une larme enfin
dans la paume de ma main
m’est un don divin

*****

Le 19 03 2022 : Haïkus et Gogyōkas(109)

Hier, le soleil s’est couché tranquillement
avec la bonne conscience des hommes maintenant
tandis que sur une frontière lointaine
se déversaient des flots de haine.
Ce matin le soleil s’est levé sur un ciel bleu
de quoi nous rendre heureux
le soleil n’est pour rien
dans le malheur ukrainien.
N’avons-nous vraiment rien à faire
contre la folie meurtrière
les admonestations les coups de menton
sont bêlements de moutons.
Il y a là-bas, dans les rues en ruines
la terreur, le froid et le famine
et pendant ce temps-là à la télévision
nous regardons questions pour un champion.
On se dit qu’on est trop petits
pour régler cet ignoble conflit
que c’est l’affaire des puissants
cette hécatombe d’innocents.
En vérité nous sommes incapables
nous nous sentons coupables
on nous dit qu’agir est impossible
de terrasser le monstre invincible.
Entraînés dans une lutte folle
nous condamnerions nos métropoles
au feu, aux bombes et à la désolation
enfermons-nous dans nos maisons.
Et serrons nos paupières
sur l’immonde misère
d’un peuple pacifique
et sur ses rêves démocratiques.
Que périssent des enfants
des anges sacrifiés aux projets délirants
d’un tyran sanguinaire
que pouvons-nous y faire ?

*****

Sur la roche humide
coule une onde translucide
pour l’oiseau timide

*****

Le pinson perché
sur la branche d’un pêcher
que vient-il chercher




Le 18 03 2022 : Haïkus, tankas et Gogyōkas(108)

*****

Le ciel s’est teinté
de tout le sang déversé
sur l’humanité
reviendra-t-il l’heureux temps
d’une ère de paix
d’un bonheur presque parfait
quand chantaient tous les enfants

*****

un filet d’eau claire
se faufile sur la terre
cherche une clairière

*****

Sur une marelle
un enfant de maternelle
saute à cloche-pied
de l’enfer au paradis
comme un cavalier
sur le sable réparti
chevauche son destrier

*****

Un petit sourire
sur ton visage d’enfant
et mon coeur respire
d’un bonheur rafraichissant

*****

Je ne voudrais plus
penser à tous ces vaincus
loin de leurs maisons
plongés dans la déraison
d’un despote parvenu
qu’on n’a jamais confondu
et tué par pendaison

*****

Après cette guerre
le printemps reviendra-t-il
vers la fin d’avril
faudra-t-il que l’on espère
que cette année délétère
s’achève en exil

*****


Le 17 03 2022 : Haïkus, tankas et Gogyōkas(107)

Et je n’ai franchi
aucun pont sur l’Oubangui
je restai ici

*****

Des gens sont venus
se sont mis au garde-à-vous
quand ils nous ont vus
ils ont tous tiré sur nous
des ruisseaux de sang
des femmes et des enfants
spectacle bouleversant

*****

Qui pourra jamais
nous dire comment on fait
pour ainsi changer
et pour bouleverser
la nature humaine
y instiller cette haine
dans les villes ukrainiennes

*****

J’ai besoin de toi
pour retrouver cette foi
qui régnait parfois
dans le cœur de tous les hommes
que la déraison assomme

*****

Le 15 03 2022 : Haïkus, tankas et Gogyōkas(106)

Un homme qui pleure
chaque jour de bonne heure
On a commandé
de bombarder la cité
C’est un militaire
engagé dans une guerre
Son futur est un mystère

*****

Toujours des massacres
comédies et simulacres
pour que mort se passe
Que voulez-vous que l’on fasse
quand l’humanité trépasse
dans ce monde dégueulasse

*****

Neige-t-il encore
des nuages de flocons
que la nuit dévore
dessine des tourbillons
Mille papillons de cendre
remplissent l’espace
d’une cité à défendre
qui brûle sous la menace
d’une armée démente
Contre les tirs de missiles
des bouteilles incendiaires
Contre la fureur imbécile
des fleurs sur un sanctuaire

*****
Pourront-ils survivre
à la menace constante
de la fureur que délivre
une armée envahissante

*****

Leur vie reste figée
on a fermé leur école
leur enfance est obligée
à une vie qui les désole
Plus de courses dans les rues
les rondes sont disparues
ils se terrent dans les caves
de la frontière moldave
Triste métropole
parsemée de nécropoles

Le 14 03 2022 : Haïkus, tankas et Gogyōkas(105)


Dans la rue perdue
la jeune fille inconnue
craint qu’on ne la tue

*****
Les obus tombés
en plein coeur de la cité
n’auront pas mâté
ce qui fait notre fierté
de toujours résister

*****
C’est tant de tendresse
dans ce regard de maman
qui donne le sein
à son tout petit enfant
elle le redresse
pour lui donner un câlin

*****
L’oiseau tout là-haut
épinglé dans un nuage
on dirait qu’il nage
qu’il flotte sur l’eau
L’alouette s’égosille
à lancer de longues trilles

*****
Dans le champ de blé
les frêles coquelicots
s’amusent à maculer
de baisers éclos
les épis d’or frissonnants
sous la caresse du vent

*****
Un éclair d’argent
a frappé le cerisier
au coeur de l’été
secoué par tous les vents
ne reste du tronc
qu’un grand spectre de charbon
qui implore son pardon

*****
Le pauvre gardon
prisonnier de l’hameçon
oubliera le fond

Le 13 03 2022 : Haïkus, tankas et Gogyōkas(104)

L’incendie au loin
un feu de meule de foin
Le soleil mutin
qui annonce le matin
à l’horizon levantin

*****

On appelle on crie
et le ciel reste muet
où est Jésus Christ
ce bel ange désuet
on l’a tant prié
dans l’église agenouillés
qu’il nous a désespérés

*****

Je n’ai plus la force
d’attendre qu’enfin s’amorce
un monde meilleur
il semble que le Seigneur
veuille regarder ailleurs

*****

Pendant ce temps-là
dans ces contrées tout là-bas
on livre un combat
où de terribles soldats
visent des enfants
et des êtres innocents
il suffit d’un mois
pour qu’un despote sournois
décrète un enfer
et transforme en un désert
les paisibles villes
où l’on respirait tranquille

*****

Humer l’alizé
qui semblait agoniser
jusqu’à s’en griser

*****

Le chant du marteau
sur l’enclume très tôt
anime le village
Un forgeron hors d’âge
façonne un bout de fer
qui crache des éclairs
pour un cheval de trait
au poil plus blanc que lait
La cloche de l’église
répond et improvise
de sa voix cristalline
une chanson divine

*****

Le 12 03 2022 : Haïkus, tankas et Gogyōkas(103)

Les chiens qui aboient
sur tout ce qu’ils voient
n’ont aucune foi
cependant je crois
qu’un jour tu viendras
danser entre mes bras

*****

Tous ces amis qui passent
que les années effacent
de ma pauvre mémoire
souvent nous allions boire
le vin de l’amitié
dans un lieu oublié
ne reste que des ombres
de ce monde qui sombre
comme un train qui défile
vers un pays hostile
dont je ne connais rien
c’est un rêve aérien

*****

Cet homme cassé
comme un lutteur terrassé
qu’a-t-il enduré

*****

Il marche au soleil
plus fier qu’un roi d’Israël
le jeune soldat
qui part livrer son combat
dont il ne reviendra pas

*****

Les pleurs d’une femme
disent son immense drame
l’amant est parti
elle le hait sans répit
à l’enfer elle le damne

*****

Toujours l’océan
sur une couche d’écume
dit le fil du temps
un lointain bandeau de brume
au grand soleil se consume

Le 11 03 2022 : Haïkus, tankas et Gogyōkas(102)

Bien sûr est venue l’heure
des amandiers en fleurs
les parfums du bonheur
mais un enfant qui pleure
Bien sûr les amis chers
qu’on serre sur son cœur
et le chant de la mer
mais l’enfer du malheur
Et la beauté du monde
le ciel et ses couleurs
la nature féconde
mais vivre dans la peur

*****
Pourquoi toujours partir
s’enfuir ou déguerpir
jeter ses souvenirs
avec son avenir
On ne veut plus souffrir
on cherche à découvrir
où vivre est un plaisir
jusqu’au dernier soupir

*****
Toute l’eau du monde
et toutes les mers profondes
les volcans qui grondent
ne lavent la tache immonde
de notre ère moribonde

*****
La mèche rebelle
sur le front de l’infidèle
cache ses yeux noirs
à mon désespoir
chaque jour que Dieu fera
j’aurai ce mal scélérat

Le 10 03 2022 : Haïkus, tankas et Gogyōkas(101)

    ******

Petite fourmi
qui détale à perdre haleine
seule dans la plaine
comme si tout l’univers
allait tourner à l’envers

    *****

Rêver d’un amour
nous deux pour la vie entière
nous et rien autour
reposer dans la bruyère
boire à la rivière
vivre comme des enfants
qui s’aiment tout le temps

    *****

Qui peut toujours croire
à l’impossible victoire
de la compassion
sur l’horrible déraison
il faudra encore
subir la peur dès l’aurore
céder aux canons
pour voir une rémission

    *****

Ils voulaient s’aimer
récolter et puis semer
ils ne réclamaient
rien d’autre qu’au grand jamais
le feu et le sang
par les canons terrifiants
ne viennent chez eux
les rendre malheureux

*****

Dans le creux des mains
un peu de sable marin
s’écoule comme du grain
ses reflets opalins
parle de pays lointains

Le 09 03 2022 : Haïkus, tankas et Gogyōkas(100)

Quel est ce chant lointain
il enjambe les foins
annonce le matin

*****

Partir ne coûte rien
que nulle ne retient
au valeureux marin

*****

Un ange traverse le ciel

prodige à nul autre pareil
veut-il annoncer l’angélus
non c’est une ogive des Russes
partie répandre son enfer
depuis la fin de cet hiver

*****
Les nuages se mirent
sur la face de l’eau
ils vont comme un navire
quittant les arsenaux

*****
Tu marches devant moi
le vent dans tes cheveux
me fait vibrer d’émoi
je me sens plus heureux

*****
C’est un enfant perdu
qui pleure ses parents
personne ne l’entend
gémir est défendu
je tremble qu’une balle
tirée par un fusil
n’arrête sa cavale
vers un autre pays
Dieu que la vie est dure
pour tous ces orphelins
l’immonde dictature
ruine leurs lendemains

*****
Son sourire sournois
nous plonge dans l’effroi
c’est la folie du roi

Le 08 03 2022 : Haïkus, tankas et Gogyōkas(99)

Dès que vient minuit
cette étoile qui s’enfuit
moi je la suis

*****
Nul ne me dira
ce qu’un jour il adviendra
quand tu pleureras

*****
La nef dans le port
sur son reflet inversé
d’un rêve annoncé
on dirait qu’elle s’endort
doucement bercée
comme une bête harassée
qui voit s’approcher sa mort

*****
Elles se tiennent la main
elles chantent une chanson
ces jeunes demoiselles
au coeur du printemps
elles vont dans la lumière
auréolées de leur jeunesse
elles ne songent pas encore
à la difficulté de vivre
que racontent les livres
elles veulent tout connaître
du monde et des êtres
elles ignorent le doute
leur têtes pleines de rêves
et l’espoir au bout des lèvres

*****
La pierre dans l’eau
lancée par un jouvenceau
dessine des lunes
répétées dans la lagune
comme des signaux
d’une éternelle fortune
annoncée par un drapeau

****

Le 07 03 2022 : Haïkus, tankas et Gogyōkas(98)

Aux feux de l’été
une fleur de cerisier
a papillonné

*****
Vêtue de musique
l’artiste de flamenco
claquait des talons
et son chant ethnique
poignant lamento
disait la mort la passion

*****
Au loin les canons
rasent toutes les maisons
ils anéantissent
les écoles les hospices
sèment la détresse
là où vivait la jeunesse
terrible injustice

*****
Ce matin la dame s’est réveillée guillerette
c’est enfin sa fête, un beau cadeau du destin
un flot de tendresse un bouquet de baisers enfantins
un message de ses fillettes qu’elle attend
mais rien ne viendra pas le moindre appel
alors la grand-mère souffre du sentiment
d’une injure d’un affront personnel
la vie est ainsi elle ne ménage pas
on confine les aînés plongés dans leur solitude
plus grande à chaque pas
que l’existence leur est rude
alors elle referme la porte de sa chambre
dans la pâle lueur d’ambre
là où nul ne peut la voir
elle pleure jusqu’au soir
*****

Le 06 03 2022 : Haïkus et tankas (97)

Il suit le pas lent
de la longue procession
pour l’enterrement
de l’aîné de la maison
un beau lieutenant
abattu pendant la guerre
on le mène au cimetière

*****
Ferme un peu les yeux
car le soleil radieux
darde mille feux

*****
Au matin blafard
sur la mare les canards
percent le brouillard

*****
Que se disent-ils
ces deux amoureux charmants
l’ombre de leurs cils
protège leur beau roman
leurs fronts se caressent
ils se disent des tendresses
et d’éternelles promesses

*****
Toujours dans ma main
je garderai bien au chaud
tes doigts de satin
comme un petit passereau
tombé un matin
de son nid dans l’arbrisseau
qui abrite les oiseaux

*****
Si tu étais un soleil
qui tourne sans trêve
comme dans un rêve
dans le ciel vermeil
je serais ton élève
j’apprendrais tout de toi
la course des planètes
j’accomplirais les exploits
d’un formidable athlète
je serais ton amant courtois


Le 05 03 2022 : Haïkus et tankas (96)

Donne-moi du rhum
sers un alcool à ton homme
pour qu’il te pardonne
*****
Quel motif secret
pousse le chardonneret
à rester discret

*****
Au petit matin
sur l’avenue la catin
cherche un Argentin

*****
Si je ne veux pas
abandonner mes beaux draps
qui protestera

*****
Je voulais t’offrir
des splendeurs à découvrir
tu m’as fait sortir

*****
Une larme claire
pareille à une rivière
baigne tes paupières

*****
Tout autour ne nous
le monde est devenu fou
il creuse son trou

*****
Qu’as-tu fait de lui
qu’as-tu fait de ce petit
où s’est-il enfui

*****
Tous ces beaux serments
que tu m’as faits si souvent
n’étaient que roman

*****
J’ai peur de partir
sans avoir pu obtenir
un jour sans souffrir


Le 04 03 2022 : (95)

Elle s’appelait Olga, il se nommait Yvan,
ils s’aimèrent comme des enfants,
mais elle jeta ses beaux serments
le vendredi aux encombrants.
Elle lui préféra un autre homme
pas plus haut que trois pommes.
Yvan, avec son gros chagrin
projeta de partir très loin
comme aviateur ou marin
mais resta rue Secrétin,
il garda sa rage dedans,
on dit que mal de dents
trahit le mal d’amour.
Il regarda autour
et ne vit qu’un désert
un vide semblable à l’enfer
il aurait voulu la maudire
la frapper et même pire
mais trop bien élevé
il omit de s’énerver.
Sur les photos qu’il avait d’elle
il lui dessina des ailes
de chauve souris, de dragon,
une barbe au menton
piteuse consolation
il accepta la situation
il lui écrivit des poèmes
qui finissaient par des je t’aime
copiés dans le chœur des zinzins
calligraphiés avec un grand soin.
Elle garda le silence,
terrible indifférence.
Avant que la folie ne l’égare,
il se rendit à la gare
pour se coucher sous un train.
Ainsi sa courte vie prit fin.
Olga le regretta soudain
rompit avec son nain
et chaque matin, la cruelle
déposa des fleurs sur la stèle
du pauvre Yvan
qu’elle aima de son vivant.
Rongée par de lourds remords
Olga s’étiola si vite et si fort
qu’elle finit ridée, aigrie et laide
sur une île de Suède.

Le 02 03 2022 : Haïkus, tankas et Gogyōkas (93)

Un vol d’hirondelles
s’agite dans une mare
frétille des ailes

*****

L’impudeur humaine
nous inonde de sa haine
elle nous malmène

*****

Les beaux jours heureux
nous pouvons leur dire adieu
la mort et le feu

*****

Qui pourra chanter
la douceur de notre vie
qu’il faudra réinventer
après l’infamie
il ne restera plus rien
de l’espoir serein
plus d’amour ni de lendemain
disparue l’envie
une prison de tristesse
la peur la détresse

*****

J’ai connu la guerre
qui paralyse l’esprit
j’ai subi naguère
dans mon petit paradis

*****

Existe-t-il ce pays
où l’on ne se hait pas
où nous sommes tous frères
où l’on se chérit
on s’y tend les bras
et toujours on espère
que cela durera
jusqu’à la fin des temps
quand reviendra le printemps
je t’aimerai sans peur
mon amie ma sœur
comme s’aiment les enfants
comme des innocents

*****

Le 27 02 2022 : Haïkus et Tankas (91)

Terrible dilemme
lutter et périr quand même
ou l’exil au loin
pour fuir un tyran hautain
cynique inhumain
qui bombarde nos bambins
nous vivions en paix
et nous ne pensions jamais
que la bête immonde
voulait asservir le monde
on ne chante plus
le silence suspendu
dans les cours d’école
ce fléau cette vérole
auront-ils raison
de notre pauvre nation
un odieux dément
pour un caprice d’enfant
déverse le sang
arrogant et indécent
si un dieu existe
que ce tyran égoïste
finisse en enfer
sous la vermine et les fers
Le 26 02 2022 : Haïkus et Tankas (90)

Un vol d’oies sauvages
en traversant les nuages
mène grand tapage

*****
Il tient sur son coeur
serrée sa fillette en pleurs
il dit n’aie pas peur
à mort les envahisseurs
qui imposent la terreur

*****
Au temps du bonheur
les cloches sonnaient les heures
ce jour les sirènes
annoncent un grand malheur
La guerre est un leurre
brandi par tous les tyrans
pour détruire nos enfants
*****
Carcasses ardentes
ça et là dans les labours
montrent l’évidente
fascination des tambours
et cette guerre imminente

*****
Un enfant assiste
au départ de son papa
vêtu en soldat
pour chasser les terroristes
soudain se rend triste
les hommes marchent au pas
équipés de leur barda

*****
Les chansons guerrières
enivrent les résistants
dans les cimetières
les femmes et les enfants
hurlent leur colère
tant de pauvres militaires
morts à nos frontières
pour un bout de terre

****

Le 25 02 2022 : Haïkus et tankas (89)

Ma terre lointaine
dévastée par la haine
toujours elle saigne

*****
Au fond de la mer
une charpente de fer
nous décrit l’enfer

*****
Un enfant nous chante
quelques fables étonnantes
remplies d’épouvante

*****
Son nouvel amour
qui devait durer toujours
n’a vécu qu’un jour

*****
Elle l’adorait
comme lui aussi l’aimait
mais tout disparaît
et dès que le jour se lève
chacun oublie ses beaux rêves

*****
Que peuvent les pleurs
d’un enfant tremblant de peur
en pleine fureur

*****
Non pas de cigognes
mais des bombardiers qui cognent
qui larguent la mort
avec des cris de butor
peu importe qui a tort
*****
Ivana espère
qu’il suffit d’une prière
et d’un seul rosaire
pour étouffer cette guerre
la sauvage sanguinaire
*****
Pars pour Ankara
si tu cherches des carats
là-bas tu auras
des lingots d’or plein les bras
et une vie de pacha


Le 24 02 2022 : Haïkus et tankas (88)

Pourtant l’expérience
doit faire la différence
me rendre plus fort
mais plus j’approche la mort
plus mon échine se tord

*****
Il parlait aux anges
je trouvais cela étrange
j’aurais fait échange

*****
Près de sa fenêtre
elle lit le vieux roman
d’un de ses ancêtres

*****
Sur sa main tendue
une mésange est venue
l’enfant toute émue
la palpitation ténue
de vie à peine entrevue

*****
La feuille est tombée
de la branche desséchée
une vie tranchée

*****
La chanson d’amour
dans la tiédeur du printemps
fait son grand retour
en tous lieux elle s’entend
dès que s’éveille le jour

*****
La bête attelée
au brancard du moulin
au petit matin
ne s’est jamais rebellée
elle assume son destin

*****
La perle d’argent
baigne délicatement
la joue de l’enfant


Le 23 02 2022 : Haïkus et tonkas (87)

Douce demoiselle
assise sur la margelle
ouvre son ombrelle

*****
Un vol d’hirondelles
tourbillonne dans les airs
la guerre cruelle
se déclare en un éclair
contre les fiers martinets
mal intentionnés
et la folle sarabande
embrouille mille guirlandes
au ciel d’opaline
on ne sait pas qui domine

*****
Sur l’autre versant
une lueur dans la nuit
guide le passant
elle vacille ou s’enfuit
se balance au gré du vent

*****
Contre la maison
protégé par un auvent
un plat de poissons
un carafon de vin blanc
avec des fruits de saison

*****
Une maison de pierres
sur le bord de la rivière
l’œil à la fenêtre
la veille femme peut-être
réveille ses souvenirs

*****
Devant le troupeau
au chaud dans son vieux manteau
le pâtre en estive
mène les brebis craintives
sur le versant des coteaux

****
Chante si tu veux
et pleure si tu le peux
souviens-toi des jours heureux

Le 22 02 2022 : Haïkus, Tonkas et Gogyōkas (86)

Les larmes des enfants
disent leur faiblesse extrême
et leur puissance suprême
qui nous rendent impuissants
à notre corps défendant

*****
L’homme fait l’enfant
et l’enfant forge son père
c’est ainsi sur terre
depuis le commencement
et ça ne changera guère

*****
L’homme sur le sol
terrassé par un soldat
est le vrai symbole
de ce qu’on appellera
l’ultime force de loi

*****
L’artiste qui chante
dit la peine qui le hante
une délivrance
ou un regain de souffrance
serait-ce une confidence

*****
Il saute dans l’eau
cloche-pied dans le ruisseau
il a saccagé
sa paire de godillots
et il sera corrigé
*****
Il a renoncé
il refuse de lutter
rien ne le concerne
a mis son courage en berne
il supplie et se prosterne
il se sent vidé
sans force ni volonté
sa maison détruite
sa seule issue est la fuite
qui sait ce qui vient ensuite
la loi de la guerre
jette les hommes par terre
aucun argument
ni aucun raisonnement
ne tue ce déchaînement.

*****

Le 21 02 2022 : Haïkus, Tonkas et Gogyōkas (85)

Elles se tordent les bras
en scrutant les horizons
leurs hommes ne rentrent pas
ils manquent à la maison
le vent sur l’océan
tresse des gerbes d’écume
avalées par la brume
pour les marins absents
*****

Je ne suis rien sans toi
un arbre sans sève
un morceau de bois
une recherche sans trêve
Je ne peux pas vivre sans toi
ni mourir loin de ton ombre
sans savoir pourquoi
le ciel s’est vêtu de sombre

*****

Le soleil dans la mer

se glisse il part en enfer

lassé de morsures

et le sang d’une blessure

gagne l’étendue obscure


*****
Au ciel les nuages
dessinent des paysages
des hautes montagnes
des animaux de cocagne
des châteaux en Allemagne

*****
Elle va joyeuse
dans cette nuit merveilleuse
sur sa peau soyeuse
les essences capiteuses
d’une soirée délicieuse

*****
Par dessus nos têtes
les frégates les aigrettes
partent en goguette
pour de mémorables fêtes
et d’honorables conquêtes

*****

Le 20 02 2022 : Haïkus, Tonkas et Gogyōkas (84)

L’affreuse mégère
qui hurle et qui vocifère
se roule par terre

*****
Se prennent le bras
ils s’enlacent aussi parfois
quand il fait trop froid

*****
À y regarder
il n’y a que les humains
qui soient si malsains
pour toujours se poignarder
et mentir et se farder

*****

Le fil des saisons
ne nous apprend rien du tout
l’été nous rend fou
au printemps la neige fond
l’hiver au chaud nous restons

*****
La voile gonflée
comme un ventre fécondé
mène le navire
sur la mer abandonné
et sa coque se déchire

*****
Un enfant puni
gémit et pleure accroupi
il hurle et glapit

*****

Une flamme vive
dans le jardin s’active
du carré de thym
au massif de romarin
ce n’est qu’un rouge gorge
qui s’enivre de parfums
de sa poitrine de feu
jaillit un sifflement joyeux
de braise sur la forge

*****

Le 19 02 2022 : Haïkus, Tonkas et Gogyōkas (83)


Le ciel et la mer
dans le froid matin d’hiver
brûlent en enfer

*****
Faudra-t-il hurler
comme le loup acculé
pour la haine juguler

*****
Pourquoi veux-tu vivre
ce grand mal qui te torture
tu crois qu’il délivre
tu endures ses morsures
Penché en avant
il marche contre le vent
comme si souvent
il s’oppose aux éléments
c’est sa vie de paysan

*****
La flamme vacille
sur le ciel de son visage
elle lit sa page
jeune beauté si tranquille
devant le feu qui brasille

Le 18 02 2022 : Haïkus, Tonkas et Gogyōkas (82)

Porté par le vent
le bonheur erre souvent
là où nul n’attend

*****
La crinière au vent
le beau cheval alezan
file droit devant

*****
L’homme écartelé
entre terre et horizon
entre le passé
et la quête du frisson
il ne sait plus que penser

*****
Si fort que soit l’homme
jamais ne pourra tenir
entre ses deux paumes
ses rêves d’avenir
il ne les verra qu’en somme

*****
Un incendie là-bas
embrase l’horizon
est-ce un feu de maison
un crime un attentat
ce n’est que le soleil
qui joue à étaler
ses couleurs de vermeil
avant de s’en aller
il laisse sur le ponant
un long filet de sang

Le 17 02 2022 : Haïkus, Tonkas et Gogyōka(81)Dur ce qu’il endure

le petit cœur d’amadou
pour un moment doux
des vertes et des pas mûres
puisque rien ne le rassure

*****

Une mélodie
d’un lointain passé surgie
revient par magie

*****

Debout au matin
pour gagner un bout de pain
et un coup de vin
serait-ce trop demander
que le ciel veuille l’aider

*****

Le chemin de pierres
chante une prière
c’est une roue de brouette
qu’il faudrait graisser peut-être
pour qu’on entende la fête

*****

Des amis fâchés
ne veulent plus se parler
comment deux nations
pour une frontière enterrent
des milliers de pauvres hères

*****

On dit qu’au-delà
on décide de s’aimer
les alléluias
mille fois sont exprimés
pas de guerre ni de querelle
pas d’armée ni de citadelle
les portes sont toujours ouvertes
et les prairies toujours vertes
les bras toujours tendus
pour recevoir l’inconnu
pas besoin de commandements
ni de lois spontanément
les hommes s’aiment indéfiniment
existe-t-il vraiment
cet Eden tant promis
j’en serais fort surpris

qui paresse un moment


Le 16 02 2022 : Haïkus, Tonkas et Gogyōkas (80)

L’éveil du mystère
le grondement de la terre
sa sourde colère
    
    *****
La goutte de sang
qu’une enfant cousant
gobe d’un geste charmant
     
    *****

Quel est ce grand poids
elle marche à petits pas
à cause de trop d’émois
    
    *****
C’est un petit vieux
l’échine pliée en deux
ses yeux malicieux
racontent qu’il est heureux
sa vie va comme il le veut

    *****
Un peu de soleil
le rire de ton enfant
répandront le miel
pour que luise un arc-en-ciel
sur un mal envahissant
    
    *****
Vagabond sans foi
qui connais tous les chemins
et dors dans les bois
tu ne crains pas les vilains
qui décapitent les rois

    *****
Où vont ces foules démentes
quelles frayeurs folles
quelle détresse imminente
quelle peste ou quelle vérole
quelle rumeur terrible
quelle faute impardonnable
quel fléau horrible
les meurtrit et les accable

Le 15 02 2022 : Gogyōka (79)

Dès le matin cette colère en lui
et cette tristesse aussi
colère et désespoir jusqu’à la nuit
l’impression de n’avoir rien réussi
d’avoir usurpé sa place
de n’être plus bon à rien
que sa tâche le dépasse
qu’il ne fait rien de bien
ces êtres dont il a la charge
sont beaucoup trop fragiles
ils vivent à la marge
rejetés dans un asile
raillés et méprisés
ils ressemblent à son père
qu’il avait brisé
il ne se sent plus capable
d’assister à leur déclin
de les servir à table
en attendant leur fin
alors il serre les poings
sur la détresse humaine
il leur prodigue des soins
tout au long de la semaine
il s’occupe des petits vieux
malades et impotents
il agit de son mieux
lui qui est bien portant


Le 13 02 2022 : Gogyōka (77)

On dit qu’une étoile qui tombe
c’est un enfant dans la tombe
on dit que la loi du plus grand nombre
c’est l’humanité dans les décombres
on dit que dans les catacombes
les larmes coulent en trombes
on dit qu’une explosion d’hécatombes
c’est mille bateaux qui sombrent
on dit que ce siècle nous trompe
et qu’on veut nous corrompre
on dit qu’un avenir bien sombre
verra la fin des colombes

    ****

Le 12 02 2022 : Gogyōka (76)

Il a dit je dois partir
elle a dit je vais souffrir
il a dit je me suis engagé
elle a dit as-tu pensé à notre bébé
il a dit il est si petit
je sais je sais c’est justement elle a dit
il a dit je pars pour la guerre
elle a dit tu n’iras pas j’espère
il a dit elle est partout sur terre
elle a dit alors que veux-tu y faire

*****



Le 11 02 2022 : Haïkus, Tonkas et Gogyōkas (75)

Il se sentait bien
dans son cercueil de sapin
l’animiste saint

*****

Si tu n’aimes pas
et si tu veux en finir
avance d’un pas
tu finiras de souffrir

*****

Autour d’un grand feu
les Bohémiens se lamentent
ils invoquent Dieu
dans une complainte lente
ils se disent malheureux
*****
Entre mes dix doigt
ta main comme un oiseau blessé
vient se rassurer
dans ce refuge douillet
qui n’appartient plus qu’à toi

*****

Mais combien de larmes
devront déverser les femmes
pour taire les armes
avec leur série de drames
et leur terrible vacarme

*****

La voûte du ciel
pareil à un noir linceul
pèse sur la terre
qui se languit sans soleil
les hommes se désespèrent

*****

Le sol s’est ouvert
et une langue de mer
les crabes et les poissons
ont envahi les maisons
 pour en prendre possession

*****

Le 10 02 2022 : Haïkus, Tonkas et Gogyōkas (74)

Jeanne allait être mère
elle en était fière
mais qu’allait-elle faire
d’un enfant sans père
le jeta dans la rivière
lesté d’une grosse pierre
et pleura sa vie entière

*****
L’irritante goutte
pend au bec de la fontaine
son bruit nous déroute
comme une torture ancienne
où l’une à l’autre s’ajoute

*****
Le regard puissant
de cet enfant innocent
t’oblige à baisser
tes yeux et à renoncer
il abat tes paravents

*****
Sur son vieux grimoire
un très vieil homme relit
une vieille histoire
qui ne parle que de lui
et de sa vie dérisoire

*****
La source se déverse
sur le flanc de la colline
elle ignore où elle va
ainsi allons-nous
pareils à des aveugles

*****
Le cheval galope dans son pré
enivré par le vent
qui joue dans sa crinière
il rêve de vie aventurière
le cheval galope dans le pré
cerné de barbelés

*****
Du fond de son lit
le captif anéanti

verra sa fin aujourd’hui

Le 09 02 2022 : Haïkus, Tonkas et Gogyōkas (73)

Un enfant dans sa couche
éclate de grands rires
et les coins de sa bouche
légèrement s’étirent
il rêve d’oiseaux mouches

*****
Tes mains hirondelles
dès que le jour étincelle
battent des deux ailes

*****
Jeanne allait être mère
elle n’en était pas fière
mais qu’allait-elle faire
de cet enfant sans père
elle le confia à la rivière
lesté d’une pierre
et pleura sa vie entière

*****
L’irritante goutte
pend au bec de la fontaine
son bruit me déroute
comme une torture ancienne
où l’une à l’autre s’ajoute

*****
La petite flamme
nous dit la douleur infâme
d’une pauvre femme
qu’on a soumise à un drame
en la privant de son âme

*****
L’étoile de mer
garde son sourire amer
planer dans les airs
et avoir de grands yeux verts
s’en priver est un enfer

*****
Un éclair d’argent
au beau milieu de la nuit
une âme s’enfuit
vers un monde sans tourment
qu’elle a prié si souvent

Le 08 02 2022 : Haïkus, Tonkas et Gogyōkas (72)


Le soleil pressé
revient pour nous caresser
l’hiver va passer

*****
Ton bras arrimé
à mon coude sublimé
m’appelle à t’aimer

*****
Dans cet univers
il faut devenir pervers
pour paraître fier

*****
Ta main s’insinue
parmi les algues lascives
la truite fourbue
s’abandonne à la dérive
elle attend que tu arrives

******
Ferme la fenêtre
afin que l’ombre secrète
envahisse notre chambre
et que le froid de novembre
admette enfin sa défaite

*****
L’aile de son nez
dessine comme une vague
sur l’horizon profané
où mes fantômes divaguent
en enfer abandonné

*****
Je donnerais tout
pour ressentir de nouveau
un autre espoir fou

*****
Regardez-les ces hommes
qui tirent du canon
sur les bêtes de somme
et les toits des maisons
en toutes les saisons

*****
Les blés mûrs en septembre
tremblent comme ta peau
quand ma main se fait tendre
et qu’un bateau nous emmène
vers des frissons nouveaux


Le 07 02 2022 : Haïkus, Tonkas et Gogyōkas (71)

Veiller sur ton sommeil
du coucher jusqu’au réveil
pour qu’aucun mauvais ange
ne dérange
tes nuits au goût de miel

*****

La marée emporte au loin
les rêves des marins
leurs chansons gonflent les voiles
et le mâts jusqu’aux étoiles
élèvent leurs refrains

*****

Chaque page du calendrier
tournée après l’été
ajoute une ride
à mon front livide
car le temps est meurtrier

*****

La vague a décroché
du flanc de son rocher
une tresse de varech
et les moules avec
ouvertes à coups de bec

*****

Un éclair a frappé
la meule de foin
et la feu a happé
le trèfle et le sainfoin
jusqu’au dernier brin

*****

Ascanius Aenae filius
rex Albanorum primum fuit
Ascanius, fils d’Enée
fut le premier roi d’Albe
et dire qu’on n’en parle jamais à la télé

*****

Le bout de la gaule
trempe dans le torrent
la tête sur son épaule
le pêcheur dort un moment
et la truite rigole

*****

La queue d’une comète
traverse la voûte céleste
comme le gypaète
au vol funeste
c’est un signe peut-être

Le 06 02 2022 : Haïkus, Tonkas et Gogyōkas (70)

C’est une grimace
qu’adresse la populace
au roi qui trépasse

*****

La sauvagerie
la mort en pluie assassine
une boucherie
que nul homme ne devine
le sang et le fer des mines

*****

Le bout de papier
emporté par le vent
sur les peupliers
c’est une lettre d’amour
qui est perdue pour toujours

*****

L’enfant regarde au loin
il cherche son destin
mais il ne voit rien
il attendra demain
pour jouer au devin

*****

La belle a posé
sa tête dans les mains
de l’homme qu’elle avait aimé
tous les serments si vains
qu’elle ne croira plus rien

*****

Faut-il croire toujours
ce que dit le vent
ses histoires d’amour
et tous ses serments
ses chants de troubadour

*****

Le vieil homme se promène
sur la place de la fontaine
il trempe ses mains dans l’eau
et mouille son chapeau
tous les jours de la semaine

*****
Nous sommes des ombres
qui hantent les décombres
qui saura jamais nos espoirs
nos noms nos rêves du soir
et même notre nombre


Le 05 02 2022 :Haïkus et Tonkas (70)

Sur le pont de bois
un régiment de talons
de fiers étalons
des fantassins aux abois
couvrent le chant des clairons

*****

Un chat sur le faite
d’un sapin haut de dix mètres
s’est perdu peut-être

*****

La poussière au loin
s’élève au bout du chemin
serait-ce un homme qui vient
ou le vent froid du grand Nord
qui se hâte vers le port

*****

Où sont nos enfants
nos deux anges innocents
que tu perds souvent

*****

La femme s’enfuit
au bout d’une rue déserte
s’était-elle offerte
à quelque amour de la nuit
un prétendant éconduit

*****

Un nuage gris
se transforme en colibri
en gibier de safari
en éléphant assoupi
sous un arbre rabougri

*****

Diras-tu enfin
ce que fait ce capucin
sur ton traversin
vient-il sonner le tocsin
de nos amours clandestins

*****

Frêle nourrisson
en quête d’un mamelon
il hurle sa faim
son désespoir enfantin
s’égare dans la maison
malgré l’heure du repas

Le 04 02 2022 :Haïkus et Tonkas (69)

Le pinceau est sec
sur la palette en tek
adieu le tableau
il finira en morceaux
où est passé Picasso

*****

J’avais un ami
à qui je racontais tout
mais il est parti
là où l’on place les fous
je n’ai plus rien dit depuis

*****

Je n’accepte pas
que tout ce que j’ai vécu
soit je té au tas
avec ce qui m’a ému
et qui ne reviendra pas

*****

J’aimerais parler
de tout ce dont j’ai rêvé
mais il est trop tard
car j’attends le grand départ
je ne fais plus de projets

*****

Ainsi sont les hommes
et les grands arbres tout comme
fragiles nous sommes

*****

Un alignement
de plusieurs milliers de croix
qui disent je crois
l’ignoble fureur humaine
un déferlement de haine

*****

Fais ce que voudras
suis le chemin de tes rêves
qui guident tes pas
une chanson sur tes lèvres
que le Bon Dieu te préserve

*****

Un cri retentit
dans le quartier endormi
peu après minuit

Le 03 02 2022 :Haïkus et Tonkas (68)

Jamais de la mer
je ne serai fatigué
ni de ses amers
ni de vouloir naviguer
ni des grands voiliers si fiers

*****

Tes jupons qui volent
dans le vent plus facétieux
qu’un amant frivole
me transportent vers les cieux
d’un univers merveilleux

*****

La voile penchée
sur la vague déhanchée
veut-elle à se mirer
ou bien se faire admirer
par un marin chaviré

******

Vois-tu sur les monts
ce régiment qui avance
pour gagner la France
connais-tu ses intentions
ses canons nous font offense

*****

Ne lâche jamais
cette main que tu tenais
je serais perdu
comme un amour suspendu
comme un cheval sans harnais

*****

Un homme attelé
à la charrette grinçante
l’être écartelé
entre la vie harassante
et une mort imminente

*****

Ce doux sentiment
de pouvoir aimer encore
éternellement
m’est un dur renoncement
que désormais je déplore

*****

À travers mes doigts
le soleil rougit parfois
comme un maladroit

Le 02 02 2022 :Haïkus et Tonkas (67)

Quand tu le voudras
jette-toi entre mes bras
tu t’abriteras
et tu te réchaufferas
ce sera bien tu verras

*****

L’enfant a marché
quatre pas en avançant
il a reculé
de deux pas en titubant
enfin il a basculé

*****

Saura-t-on jamais
ce qui traversa le ciel
un rêve un soleil
ou un défunt que j’aimais
à aucun autre pareil

*****

Siffle entre tes doigts
appelle cette hirondelle
perchée sur le toit

*****

L’avion dans le ciel
on ne sait pas où il va
à Rome ou Java
il accroche le soleil
sur ses hublots de vermeil

*****

Un chant dans la cour
une chorale d’enfants
la chanson d’amour
d’un puissant prince de sang
pour la fille d’un manant

*****

Nous avons passé
toute notre vie ensemble
notre pas à l’amble
on nous avait fracassés
dans cet univers glacé

*****

Les yeux dépités
du taureau quand il comprend
qu’un clown agité
qu’il ne connaît pas vraiment
aimerait le débiter

Le 01 02 2022 : Haïkus et Tonkas (66)

Musique céleste
la magie de l’art rupestre
qui dure et qui reste
la damnation de la peste
et la grandeur du modeste

*****

Fiacre dans la nuit
devant la lune qui luit
au galop s’enfuit

*****

Une lune rousse
c’est un amour qu’on repousse
un serment qui s’émousse

*****

Cette lassitude
des moments de solitude
on voit le passé
et ce qui en est resté
on ne s’est pas délesté

*****

Pourquoi rechercher
aux quatre points cardinaux
le lit asséché
des rêves originaux
des remords pour nos péchés

*****

Terrible fracas
le torrent de la montagne
bondit tout en bas
pour flâner dans la campagne
et musarder pourquoi pas

*****

Il lance la pierre
de l’autre côté du fleuve
le troupeau s’abreuve
près de l’ancienne carrière
à la réserve d’eau claire

*****

La foule des villes
enferme les malheureux
dans la peur sénile
où vivent les miséreux

Le 31 01 2022 : Haïkus et Tonkas (65)

Un astre piqué
au centre d’un ciel de nuit
il s’était enfui
le passé a rappliqué
d’un souvenir compliqué

*****

Vêtue d’opaline
une princesse marine
dans l’antre câline
peigne ses cheveux d’ambrine
d’une arête de sardine

*****

Assis à sa porte
il voit défiler la morte
qu’on va mettre en terre
la fiancée d’avant guerre
interdite par son père

*****

Douce demoiselle
délaissée par l’infidèle
pleurait dès l’aurore
une douleur la dévore
d’une blessure mortelle

*****

Où court-il ainsi
le vent brûlant du midi
sur le raisin cramoisi

*****

Une longue plainte
balaye le mur d’enceinte
hantée de défuntes

*****

Les camions blindés
emporte les jeunes gens
vers l’enfer gardé
par d’autres adolescents
arrachés à leurs parents

*****

Ah si seulement
on gardait son cœur d’enfant
tout au fil des ans
l’univers irait vraiment
beaucoup mieux que maintenant


Le 30 01 2022 : Haïkus et Tonkas (64)

Sans la moindre lutte
en soufflant dans une flûte
ainsi vous me plûtes

*****

Marie n’aime pas
qu’on lui murmure tout bas
viens mon petit chat

*****

Le fleuve s’enfuit
au beau milieu de la nuit
et la crue rugit

*****

Voyez ces squelettes
ils ont le regard des bêtes
et leur vie s’émiette

*****

Cette puanteur
de viande carbonisée
qui sort en fumée
de la haute cheminée
du camp où règne l’horreur

*****

Il traîne les pieds
sur le chemin de l’étable
il s’est mortifié
il se dit le seul coupable
d’un veau perdu dans les sables

*****

Un petit soleil
dans le froid de cet hiver
comme un cierge de Noël
elle chauffera nos cœurs
l’orange sur l’arbre vert

*****

Cesse de pleurer
un seul homme t’abandonne
dix autres chantonnent
sous ton balcon égarés
leur sérénade brouillonne


Le 29 01 2022 : Haïkus et Tonkas (63)

Une ombre secrète
glisse au flanc de la falaise
cet oiseau peut-être
qui vient planer à son aise
serait un grand gypaète

****

Dans le ciel au loin
un nuage se transforme
en ours en lapin
en géant ou bien en gnôme
si le vent passe le Rhin

*****

Les soldats sauvages
marchant au pas cadencé
sont venus danser
sur la place du village
et se livrer au carnage

*****

Petite fourmi
au milieu de tes semblables
aucun ennemi
ne te rendra vulnérable
ta colonie te grandit

*****

Une bille verte
tourne dans la main ouverte
une joie offerte

*****

Dans le matin blême
le pré s’orne de diadèmes
de fleurs d’hélianthème

*****

L’oiseau de malheur
traverse les horizons
messager de peurs
il a rempli les prisons
il a vidé les maisons


Le 28 01 2022 : Haïkus et Tonkas (62)

Le jeu de la marelle
nous transporte de l’enfer
jusqu’en haut du ciel
rebondir un pied en l’air
et relancer la rondelle

*****

Pleurer pour les femmes
nous dit toute la tendresse
le poison des larmes

*****

Au fond de la terre
c’est la vie qui se nourrit
de mort et de mystère
tout y naît tout y pourrit
l’homme l’oiseau la souris

*****

Le premier printemps
accroche une feuille verte
qui frissonne au vent
sur la branche découverte
la fragilité offerte

*****

Mes mains sur ta peau
suivent les traces du temps
inscrites au couteau
qui nous rappellent qu’avant
nous n’étions que des enfants

*****

Mais où sont passés
les grands chevaux de labour
par l’effort tassés
des goélands tout autour
dans les beaux sillons tracés

*****

Dans nos blouses grises
nous tracions sur nos cahiers
des leçons apprises


Le 27 01 2022 : Haïkus et Tonkas (61)

L’étrange pâleur
du beau visage enfantin
nous dit son malheur
infligé chaque matin
à la place des câlins

***
Quand elle sourit
le soleil baisse les yeux
pauvre malheureux
alors elle resplendit
ouvre ses bras amoureux

***
L’instant immobile
le soleil se défile
pour la nuit fragile

***
Il chante toujours
comme s’il était serein
il vit sans amour
il ne demande plus rien
ses rêves se sont éteints

***
Un long cri strident
a percé le firmament
c’est un train dément

Le 26 01 2022 : Haïkus et Tonkas (60)

Là où je m’en vais
d’où l’on ne revient jamais
on m’attend peut-être
avec tous ceux que j’aimais
mes parents et tous mes maîtres

_______________

Tel un bateau ivre
livré au hasard du temps
chanté dans les livres
nous vivons en répétant
nos péchés tout comme avant

______________

Combien de batailles
de guerres et de combats
devrons nous-livrer
pour oublier la mitraille
et partir en au-delà
______________

Un rire d’enfant
le parfum des mimosas
le chant d’océan
la cadence de nos pas
au grand bal de nos vingt ans
_______________

Il a refusé
la monnaie qu’on lui donnait
il s’en est allé
_________________

Il a caressé
le visage qui s’offrait
à ses doux baisers
________________
Le sommeil l’a pris
pour le conduire à l’abri
de ce qui meurtrit
__________________

Un ange égaré
un sourire consacré
bonheur effleuré


Le 25 01 2022 : Haïkus et tankas (59)

Le héron perché
sur un pied guette le brochet
pour se l’embrocher

La cabane en bois
qui abritait nos émois
a pris feu deux fois

Il est une gêne
on l’avait abandonné
à un an à peine

Un cheval de bois
tourne et tourne tant de fois
l’hiver dans le froid

Son panier posé
sur la hanche elle s’en va
à tout petits pas
au marché pour proposer
mille bouquets composés


Le 22 01 2022 : Haïkus et tankas (56)

Ne pleure jamais
demeure digne et parfait
tel que tu rêvais

À la nuit tombante
derrière les chalutiers
les goélands chantent
avec des cris éraillés
aux longs accents d’épouvante

Qu’il me soit donné
de sentir les orangers
et l’odeur d’encens
et le parfum indécent
du sang des fruits vendangés

Ce soldat au loin
allongé parmi les foins
est tombé pour rien

Sur le tas de ruines
indifférents à la bruine
deux oiseaux serinent

Sauras-tu me dire
si tous les pleurs et les rires
et nos émotions
notre voyage suivront
dans ces nues où nous irons

Le soleil couchant
désigne le doux moment
où maman venait
chaque que jour que Dieu faisait
me murmurer tendrement

Vêtu de lumière
d’or léger et de soleil
aux couleurs de miel
il flottait dans la poussière
et les odeurs forestières

Dis combien de fois
n’as-tu rêvé du destin
d’un de nos grands rois
des fêtes et des festins
pour y renoncer enfin

Tous les horizons
marins toujours nous fascinent
ainsi que le font
les falaises assassines
d’où se jette la raison


Le 21 01 2022 : Haïkus et tankas (55)

Paupières baissées
sur le lagon de tes yeux
où j’aspire me noyer

Rires dans mon dos
dieu qu’ils sont lourds à porter
un trop dur fardeau
du noir de ma peau doté
jusqu’au fond de mon tombeau

Dans tes mains ouvertes
j’ai posé j’ai posé ma vie offerte
elle t’appartient
garde la jusqu’à demain
ou plus loin si tu veux bien

Un jour tu sauras
où vont ces traces de pas
elles partent au nord
pour découvrir ce trépas
qui clôt notre sort

Ne rêve donc plus
une vie te reste à vivre
ce que tu as lu
dans ta collection de livres
ces histoires qui t’ont plu

Décide du temps
lâcher la rampe et partir
toujours droit devant
finir enfin de souffrir
quitter le monde vivant

Diable est invention
il n’est nulle part ailleurs
que dans l’âme humaine
c’est toujours sans intention
que nous propageons la haine

Qu’il est difficile
de voir mourir ceux qu’on aime
des amours graciles
aux compagnons de carême
qui nous proposaient leurs billes

À la nuit tombante
derrière les chalutiers
les goélands chantent
avec des cris éraillés
et des accents d’épouvante


Le 20 01 2022 : Haïkus et tankas (54)


Dans les cimetières
celles qui désespèrent
ne reviennent guère

Le champ de colza
déversera l’or volé
au soleil distrait
sur les versants d’apparat
quand l’été prochain viendra

Les années nous brisent
sans pitié elles nous privent
des derniers plaisirs
dont nous pourrions nous saisir
notre ultime cigarette

Ne perds pas ton temps
à tâcher de deviner
dans le ciel enluminé
où vont à chaque printemps
les milliers d’oiseaux migrants

Les mains sur sa face
l’homme retient ses sanglots
il pense à la grâce
du pays quitté trop tôt
que jamais le temps n’efface

Sur le banc public
peint en couleur basilic
les jeunes s’embrassent
les plus âgés se délassent
doucement au temps qui passe
*
Les trépidations
des moteurs de chars d’assaut
secouent les maisons
les humains et les oiseaux
et crient l’abomination

Aux coins de ses yeux
de longues rides profondes
qu’un ruisseau inonde
en un combat douloureux
il renonce aux jours heureux

Un être fourbu
au bout du chemin de terre
lève la poussière


Le 19 01 2022 : Haïkus et tankas (53)


Il leur a fait don
de l’amour et du pardon
mais ils ont dit non

Au bord du ruisseau
l’épais rideau de roseaux
abrite les vies de l’eau

L’olivier au vent
parfois vert et parfois blanc
change constamment
avec son tronc d’éléphant
garde le secret du temps

C’est à l’aube rouge
quand le matin étincelle
que les nappes bougent
suspendues à la ficelle
en travers de la ruelle

Un caillou des cimes
a dévalé dans la pente
sombré dans l’abîme
mais la vallée ne le tente
pas plus que les hauts sommets

Il ne suffit pas
d’enfermer à double tour
son précieux bonheur
parce qu’il ne se se savoure
qu’avec l’être que l’on aime

Ne redoute pas
ces fantômes de la nuit
car ils t’ont aimés
ou bien tu les as chéris
et ils s’inquiètent de toi

Heureux cet oiseau
qui survole nos maisons
l’univers est beau
loin de notre déraison
que l’on traîne à nos sabots

De l’autre versant
s’envole le chant d’oiseau
un troupeau d’agneaux
dirigé par un enfant
s’abreuve à l’eau du torrent


Le 18 01 2022 : Haïkus et tankas (52)

Une flèche perce
l’air de ce matin brumeux
un oiseau pressé
de rejoindre ses petits
ou une météorite

Les pas sur l’orée
de la rivière gelée
font des craquements
qui nous glaceraient le dos
s’il s’agissait de nos os

Cette forme au loin
ne serait-ce pas un loup
qui traque un lapin
ou bien un diable malin
qui prépare un mauvais coup

Deux enfants qui jouent
à déposer des baisers
sur le dos des mains

Le berger qui chante
pour apppeler son troupeau
à boire au ruisseau

Les regards des hommes
échangent des feux ardents
car ils vont se battre

Planté à l’avant
de ce bateau de croisière
scrute la lisière
entre ciel et océan
il cherche une île déserte

Les deux bras aux cieux
elle implore tous les dieux
de lui rendre enfin
cet homme parti au loin
en dépit de ses serments

Le vent plein de rage
renverse les cheminées
et répand l’orage
à travers notre contrée
comme s’il nous punissait

La vie n’est plus rien
sans un sourire d’enfant
sans une caresse
sur le dos de notre main
qui tremble et paresse

Le 17 01 2022 : Haïkus et tankas (51)

On attend cet ange
qui apporte le soleil
au monde cruel
où les conflits se mélangent
dans un conflit éternel

Aux Champs Élysées
la femme en robe du soir
traverse à minuit
par l’alcool un peu grisée
qui a noyé son désespoir

Un jeune rêveur
sur les murs de la prison
a graffé un océan

La lune emmêlée
dans l’entrelacs des branches
d’arbre de Judée
présente une face blanche
de chouette épouvantée

Le ballon de l’enfant
rebondit contrre les murs
d’un appartement
il énerve sûrement
le voisin qui veut dormir

Un avion volait
au-dessus de la forêt
un homme a tiré
le prenant pour un gibier
par chance il l’a mal visé

La femme à voix basse
conte à ses petits enfants
ses rêves d’antan
qu’elle n’a pas accomplis
et qu’elle garde en son cœur

Les soldats défilent
en hurlant leur chant de guerre
scandent de leur pas
les oiseaux peureux s’envolent
loin de ce fracas

Le chiot fixe l’homme
de ses grands yeux attendris
il est tout amour
l’index dit ici

La jeune princesse
court au beau milieu des blés
ses rubans de soie
accrochés à son chapeau
flottent dans le vent

Le 16 01 2022 : Haïkus et tankas (50)

Les bruits de baisers
sur la plage de galets
chassent la marée

La voile se gonfle
comme le ventre des femmes
qui porte un enfant
Né des amours océanes
entre le sel et le vent

Mille fois par an
le cheval tire le soc
toujours sagement
il sépare terre et rocs
pour que lève le froment

La pluie qui l’eût cru
fabrique une crue
avec une ondée ténue

Il ne sert à rien
de toujours vouloir partir
si l’on ne sait pas
ni où ni par quel chemin
quand au bout seul le trépas

La vie est mal faite
on devrait porter le masque
d’enfant tout le temps
mais la nature est fantasque
car toujours elle s’entête
à nous vieillir lentement

Le soleil détruit
l’oeil transi qui le regarde
sans y prendre garde
et le plonge dans la nuit
ainsi l’amour nous punit

Le jour dans mes doigts
trace sur ta peau
des parures de lumière
des colliers de roi
des brocards et des joyaux


Le 15 01 2022 : Haïkus et tankas (49)

Le maître d’école
donne son ultime cours
bientôt dans la cour
une grande farandole
l’incitera au retour

L’homme a mis enfin
ses deux genoux au sol
et meurt sur le ring

Maman cane s’apprête
à traverser la grand route
avec ses oisons

Sur sa joue s’écoule
quelques gouttes de son sang
peut-être demain
il n’y paraitra plus rien
il cicatrise très bien

Le soldat s’en va
lesté de son armement
pour tuer des gens
son épouse et sa maman
se consument en pleurant

Cet homme qui marche
en luttant contre le vent
où trouvera-t-il
la force de progresser
vers son rêve de toujours

L’étoile d’argent
brillant dans le ciel de nuit
un avion s’enfuit

La perle de pluie
sur ma main vient de tomber
vite un coup de langue

On ne saura pas
tous ces rêves qui me hantent
que j’ai toujours tus

 

Le 13 01 2022 : Haïkus et tankas (47)

Les rêves te poussent
surtout ne résiste pas
va où ils te mènent

L’enfant court derrière
ses parents qui vont devan
mais viendra le jour
où il les devancera
ils seront devenus vieux

Marie bat ses draps
sur la pierre du lavoir
se voyant dans l’eau
elle se trouve mignonne
et sourit à son reflet

Aucun pas ne blesse
la route qui mène aux rêves
quand le jour se lève

Le chant cristalin
des deux cloches du beffroi
lézarde l’air froidement

L’ardoise vernie
qui retient le grand soleil
juste après la pluie
quand elle a livré le monde
aux mystères de la nuit
Le cheval fourbu
ne pourra plus avancer
il a trop tiré
sur des chemins défoncés
des charges qui l’ont rompu

Pourquoi pleure-t-elle
cette jeune mariée
en revenant de l’autel
elle se voit entravée
dans une prison mortelle


Le 12 01 2022 : Haïkus et tankas (46)

Les femmes de l’île
se privent de respirer
leur vie c’est l’éponge
qu’elles arrachent chaque jour
des fonds les plus périlleux

On ne s’aime pas
chacun de nous voit en l’autre
le feu d’une faute
le reflet dans le miroir
montre ce démon qu’on est

Quand enfin la pluie
s’en est allée voir ailleurs
le fleuve est monté
jusqu’au linteau des fenêtres
pour nous détruire peut-être

Comme un vif argent
un grand brochet scintillait
au fil du courant

Dans la nuit aveugle
deux grands yeux jaunes de fauve
le rapide arrive

Il a l’air usé
le cantonnier fatigué
dame le chemin

D’une année sur l’autre
l’arbre se rappelle-t-il
les jeunes amants
qui ont gravé leurs noms
inscrits dans un même cœur

Du vaste océan
elle n’a jamais connu
que le bruit du port
et les chansons de marins
qui venaient chercher l’ivresse

Je donnerais tout
pour une dernière fois
l’entendre chanter

     Le 11 01 2022 : La route de l’espoir (8)

    Nous empruntâmes la même vallée qui nous permettait de marcher à l’abri des arbres. À la nuit tombée, Jean Lerouge décida de faire une halte dans une grotte connue de Maurice Blanchard. On y accédait par un petit sentier ménagé sur le flanc d’une falaise. De là, nous dominions la ravine. Épuisés par notre journée de marche, nous nous sommes endormis immédiatement après avoir avalé notre quignon de pain. L’endroit était sûr et, certains de pouvoir entendre tout mouvement de troupe, nous nous sentions assez tranquilles. Nous ne souffrions pas du froid, ce mois de septembre était encore doux. Le sommeil lourd nous cueillit immédiatement. Je passai la nuit sans rêver et au petit matin, j’ouvris les yeux le premier. En face de moi, assis sur une grosse pierre, un Allemand en uniforme me scrutait. Il fumait une cigarette blonde au parfum doucereux. Je me dressai sur mon coude et il me salua de la tête. Comme je tendais ma main vers mon pistolet, il murmura dans un parfait français.
    _ Ne fais pas ça, tu ne tuerais pas un des tiens, n’est-ce pas ?
    Je reconnus le passager du camion de Villard-de-Lans. Je jetai un coup d’œil vers l’entrée de la grotte où je supposais que ses camarades devaient nous guetter, prêts à nous abattre à notre première tentative de nous échapper. L’homme devina ma pensée.
    _ Je suis seul, rassure-toi, murmura-t-il en retirant un à un ses vêtements qu’il roula en boule.
Il sortit de son sac des habits civils qu’il enfila. Un fois transformé en jeune paysan, il me tendit la main. Sa poignée était franche.
    _ Je m’appelle Marc Lustenberger. Je viens de Strasbourg, enrôlé de force dans la Wehrmacht. Un malgré-nous, je suppose que tu en as entendu parler ?
Les autres s’étaient réveillés, ils vinrent autour de nous, silencieux, méfiants.
   _ En vous voyant en ville, j’ai tout de suite pensé que vous étiez des résistants. Je me suis dit que c’était une chance, qui ne se représenterait pas avant longtemps. Les Allemands se sont arrêtés dans un café pour boire une bière, je suis resté dehors sous le prétexte de surveiller le véhicule. Je vous ai vus vous engager sur la route qui entrait dans la montagne. Je vous ai suivis de loin et me voilà. Je suis avec vous, moi aussi, je veux combattre les nazis.
    _ Ne l’écoutez pas, c’est un piège, il faut le descendre, dit Maurice, il cherche à nous infiltrer. Quand il en saura assez, il nous livrera, nous et le réseau entier.
_ Tu parles le Boche, demanda Jean, faisant mine de n’avoir rien entendu.
    _ En Alsace, tout le monde parle les deux langues. Nous n‘avons pas cessé dans notre histoire d’appartenir à l’une ou l’autre nation. Moi, je me suis toujours senti Français.
    _ Tu ressembles pourtant bien à un Schleu, grinça Maurice.
    _ Et toi, de quoi as-tu l’air, répondit Marc. Je suis venu seul, en uniforme. Je suis entré dans votre abri alors que vous dormiez, il m’aurait été facile de balancer une grenade de l’entrée et de vous supprimer. Je ne l’ai pas fait. Il existe des centaines de jeunes comme moi qui ont été contraints de servir la croix gammée, sous peine d’exécution immédiate. Je n’ai pas eu le temps de m’enfuir. On m’a tout de suite enfermé dans un camp d’entraînement. J’ai joué la comédie pour survivre, j’ai appris le salut hitlérien, j’ai fait preuve de bonne volonté, mais je me suis arrangé pour ne jamais tirer sur un Français, je vous le jure. Gardez-moi avec vous, je me rendrai utile, j’ai suivi une formation de tireur d’élite, je connais les mines et les explosifs. Je peux donner le change à des SS, ils n’y verront que du feu.
    _ Effectivement, c’est tentant, remarqua le chef. Je voudrais prendre l’avis des autres, laisse-nous un peu discuter entre nous.
Marc Lustenberger s’écarta de quelques pas, il s’appuya sur la roche, à l’entrée de la balme.
    _ Je crois qu’il faut lui faire confiance, dit Joseph Buron. Il n’aurait pas pris ces risques de se présenter à nous, en armes et d’attendre notre réveil.
    _ J’ai connu un garçon originaire de Strasbourg qui s’était également sauvé avec sa femme et sa fille pour ne pas combattre du côté allemand. J’ai fait une partie du voyage avec lui. Malheureusement, il n’a pas eu la chance d’arriver au bout de son exode. Il a été abattu par les Stukas… en même temps que mon épouse, dis-je.
    _ Il me semble qu’on pourrait essayer, ça vaut la peine, conclut Jean. Maurice, pour te rassurer, tu ne le quitteras pas d’une semelle. Si tu constates un geste suspect, tu m’avertis immédiatement, nous aviserons. Nous pourrons avoir besoin d’un gars qui connaît l’allemand pour traduire des documents ou des messages radio que nous aurons interceptés. Jacques t’assistera… et il t’empêchera de tirer trop rapidement. Ce serait bête…
    _ Tu es le chef, c’est toi qui décides, soupira Maurice. Moi, ce que j’en dis ou rien, c’est la même chose. J’ai peut-être eu tort de donner mon avis…
    _ J’ai bien entendu tes réserves. Tu n’as pas forcément tort, il n’est pas question d’admettre les yeux fermés ce type parmi nous. Il y va de l’existence de dizaines de camarades.
    Marc s’approcha de nous. Il se balançait d’un pied sur l’autre, comme un gamin timide qui vient annoncer qu’il a cassé le vase transmis dans la famille depuis six générations.
    _ Excusez-moi, ils ont envoyé une douzaine de fantassins à mes trousses. Ils arrivent à trois-cents mètres d’ici. Ils sont accompagnés de chiens. Ils sont groupés, il n’y a pas d’éclaireurs. Je me trompe peut-être mais je pense qu’ils sont là pour moi. Que fait-on ? Les laisse-t-on passer ou faut-il les intercepter ? Moi, j’opterais plutôt pour ne pas risquer de continuer avec cette meute de loups à nos trousses. En les négligeant aujourd’hui, un jour ou l’autre, ils nous retrouveront et prépareront un traquenard.
    _ Si on les laisse poursuivre leur chemin, il est fort possible qu’ils nous attendent un peu plus loin et nous tendent une embuscade, dit notre chef. Tu as parfaitement raison. Pour l’instant, ils ne savent pas où nous nous cachons. Nous les voyons et nous avons l’avantage, nous les surplombons. Qu’en penses-tu, toi qui connais leurs pratiques ? demanda-t-il à l’Alsacien.
    _ Un chapelet de grenades et une pluie d’éboulis que nous pousserons sur leurs têtes, deux rafales bien ajustées en viendront vite à bout. Leur camion doit attendre à l’entrée de la passe. Il ne reste qu’un ou deux hommes dans le véhicule. Dès que nous en aurons terminé avec ceux-là, il serait bon de nous occuper des autres. Nous gagnerons alors assez de temps pour déguerpir, répondit notre recrue.
    Nous posâmes le canon de nos pistolets mitrailleurs sur les rochers qui nous protégeaient et nous pointâmes nos cibles. Trois soldats chacun, nous les laissâmes avancer jusqu’à une vingtaine de mètres de nous, puis nous fîmes feu quand Jean nous l’ordonna. Ils tombèrent comme une vague s’échouant sur la plage. Un Allemand qui traînait un peu en retrait rebroussa chemin, Marc épaula son fusil et visa calmement l’objectif mouvant et appuya sur la détente. Un claquement sec et le fuyard bascula en avant. Nous dévalâmes aussitôt la sente.
    _ Viens dit Marc à Maurice Blanchard, courons nous occuper du camion maintenant.
Pendant que nos camarades remontaient le cours du ruisseau, avec Jean, nous tirâmes les corps des soldats dans un trou formé dans l’amoncellement de blocs de calcaire. Nous recouvrîmes leur sépulture de cailloux et de branches. L’affaire ne dura pas plus d’un quart d’heure. Nous achevions notre tâche quand l’écho d’une explosion sourde parcourut la ravine et une fumée noire s’éleva dans le ciel. Quelques minutes plus tard, Marc et Maurice nous retrouvèrent.
_ Ils n’étaient que deux, morts de trouille, expliqua le paysan du Vercors, tout excité. Ils essayaient de faire demi-tour avec leur engin, mais ils étaient trop paniqués. Ils se cognaient devant et derrière. Nous les avons abattus avant qu’ils nous aperçoivent et nous avons glissé un chiffon enflammé dans leur réservoir d’essence. Vous auriez vu le feu de joie !


Le 11 01 2022 : Haïkus et tankas (45)

Son enfant la suit
elle le tient par la main
sait-ellle où ils vont
la mère marche au hasard
pour elle c’est toujours nuit

Les gens se saluent
dans le fracas de la rue
la joie bienvenue

Exprime ton mal
en frappant sur ton tambour
une eau de cristal
lave tes yeux troubadour
messager du chant tribal

Le grand vent d’automne
balaye les feuilles mortes
qu’au loin il emporte
et de rien il ne s’étonne
quand l’hiver frappe à la porte

Tout là-bas au loin
ce cube sur le chemin
un transport de foin
pour nourrir quelques bovins
je crois qu’on enterre un voisin

Une flèche d’or
perfore les nues
l’oiseau inconnu

D’une ferme à l’autre
une joyeuse assemblée
à tous les voisins
présente les deux mariés
on remplit les verres

Le saumon s’épuise
à remonter le courant
à la fin de cet effort
en haut il trouvera la mort
inutile sacrifice

         Le 10 01 2022 : La route de l’espoir (7)

    Nous nous apprêtions à dormir, les petites étaient couchées dans leur chambre et nous attendions le sommeil quand la voix de Jeannette très irritée gronda et celle de Thérèse lui répondit sur le même ton. C’était inhabituel car depuis notre rencontre, elles s’étaient toujours admirablement entendues. Paule jaillit de son lit et nous nous retrouvâmes tous deux devant la porte des filles. À travers le bois, nous entendions qu’elles se querellaient à propos d’un reproche indu que l’une avait adressé à l’autre. Nous ouvrîmes avant que l’affaire ne tournât au vinaigre. Elles se dressaient, debout, l’une en face de l’autre, le cou tendu vers l’avant comme deux béliers prêts à s’affronter, les bras dans leur dos, la rage dans les yeux.
_ Je le dirai à maman, hurla Jeanne.
_ Et alors, je le dirai à papa et ça chauffera pour toi, répliqua Thérèse.
    Immédiatement après cet avertissement, l’une et l’autre restèrent figées, ébahies. De l’endroit où nous nous tenions, nous lisions sur leur visage le cheminement de leurs pensées. Elles réalisaient ensemble le dérisoire de leurs menaces et la brûlure de leur douleur. En même temps, elles firent un pas l’une vers l’autre pour se tomber dans les bras et s’étreindre mutuellement désespérément, deux âmes naufragées accrochées à une planche à la dérive. Nous nous tenions sur le seuil, aussi bouleversés que nos enfants. Nous nous serions volontiers joints à elles si Paule n’avait doucement pris ma main pour me tirer vers l’arrière.
_ Laisse-les, murmura-telle à mon oreille. Elles savent mieux que nous comment se débrouiller avec leurs frustrations et leurs blessures.
    Paule s’enferma dans sa chambre tandis que je m’en retournai vers mon lit. Les yeux au plafond, j’attendis le retour au calme de mon cœur affolé. Depuis la mort brutale de Marion et de Frédéric, les gamines n’avaient jamais évoqué sérieusement en notre présence leur mère et leur père , sauf lorsqu’elles avaient joué au papa et à la maman. Elles avaient toujours maîtrisé leurs sentiments, pour ne pas nous embarrasser, par pudeur, pour imiter le courage de Paule… et le mien dans une moindre mesure car sans l’Alsacienne, j’ignore vers quel enfer m’aurait précipité ma peine. Égoïstement, je songeais que son deuil participait à mon salut et je l’en admirais davantage pour cette force dont elle me faisait profiter. Son époux devait être un homme comblé, aussi heureux que je l’étais aux côtés de Marion. Et l’évidence s’im-posa à moi : dans les circonstances actuelles, cette femme m’était devenue indispensable. Par gratitude, je devais l’extraire de la solitude dans laquelle elle s’était retirée depuis la mort de son époux. Je devais m’efforcer d’obtenir d’elle des confidences pour la soulager de ce qu’elle gardait sur le cœur. Je devais aussi me livrer à elle et ne plus rester aussi distant, enfermé que j’étais aussi dans mon deuil. Elle le méritait, nous le méritions.


Le 10 01 2022 : Haïkus et tankas (44)

Cheval de moulin
qui tire la roue de pierre
pour moudre le grain
jamais il ne pense au pain
tourner tel est son destin

La fleur est tombée
de son bouquet de mariée
une rose blanche
oubliée sur le parquet
où dansaient les invités

Tant de bras levés
pour défier Dieu au ciel
et tuer encore

Les mains dans le dos
entre deux uniformes
il va en prison
pour avoir levé les yeux
sur une belle princesse

La poussière au loin
comme une fumée poussée
à flanc de colline
c’est un troupeau de chevaux
qui courent contre le vent

Si tu dis je t’aime
cruel mesure le mal
que tes mots feront
si jamais tu as menti

les faux serments sont mortels
Les cailloux mâchés
par les roues de la charrette
crachent des éclairs

La chanson nous vient
par-dessus les murs d’école
elle dit la peine
d’une pucelle enfermée
loin de son bel amoureux

Le 09 01 2021 : La route de l’espoir (6)

Paule me proposa d’aller chercher des provisions tandis que je réparais la machine. Elle ne voulait pas perdre du temps. Les filles resteraient avec moi pour ne pas indisposer les propriétaires qui, souvent, n’aimaient voir les enfants courir parmi les bêtes. Les bombardements et les avions énervaient déjà trop les animaux pour supporter les gesticulations et les cris des gosses.
Tandis que je passai sous le tracteur, je la vis se diriger vers le bâtiment d’un pas agile. Au bout de ses bras se balançaient un bidon de lait et un sac de toile. Je ne pus réprimer le souvenir douloureux de Marion à qui elle ressemblait par bien des aspects. Elles possédaient la même volonté d’aplanir les difficultés, elles ne cédaient pas devant les épreuves qu’elles considéraient comme un mal incontournable. Chaque problème a sa solution, il suffit de l’affronter avec calme et confiance. En de rares occasions, Paule avait évoqué son mari. Jamais pour se plaindre de son absence mais pour me dire comment Frédéric s’était débrouillé en telle circonstance précise. Elle ne me le citait pas en exemple et elle ne cherchait pas à établir une comparaison entre lui et moi. Elles étaient de la terre et il en fallait beaucoup pour les émouvoir. Même la mort faisait partie de leur univers, elles savaient que c’était un passage obligé et, à force de voir mourir les animaux, elles avaient admis cette fatalité depuis leur enfance. Moi-même, je ne parlais jamais de Marion, ni à Paule, ni à Jeanne. C’était un trésor que je gardais en moi, un cadeau qui m’avait été accordé pour m’être repris trop tôt. J’y songeais cependant sans cesse. La nuit, je me réveillais en sursaut et je devais rassembler mes idées pour réaliser que je n’avais pas fait un cauchemar, que les Allemands me l’avait tuée et qu’elle ne reviendrait jamais plus. Et je mesurais le poids immense du mot jamais.
Le bruit sous le capot n’était pas difficile à supprimer. Les ressauts sur les pavés avaient défait une vis du carter dont une aile battait sous le bas de caisse. Cela ne présentait aucune gravité, à condition de réparer sans tarder. Heureusement, je possédais une boite avec un assortiment de boulonnerie. Je cherchais la bonne vis, au diamètre approprié, à la longueur adéquate quand j’entendis un cri désespéré de Paule. La terreur d’une bête prise au piège. J’étais partagé entre le besoin d’aller la secourir, car cet appel ne présageait rien de bon, et la prudence qui me commandait de ne pas laisser seules les fillettes. Je les poussai derrière la haie en leur commandant de ne pas bouger jusqu’à mon retour, puis je me lançai au secours de ma compagne de voyage. Au passage, je raflai un démonte-pneu qui était posé au-dessus de la caisse à outils. En arrivant dans l’étable d’où provenaient des éclats de voix et le tintamarre de bidons bousculés, je compris immédiatement le drame qui se jouait : un homme en bleu de chauffe serrait le cou de Paule qu’il tentait d’embrasser violemment. Étranglée, la malheureuse se débattait de toutes ses forces et hurlait dès que ses poumons aspiraient un peu d’air. Il l’avait adossée au mur et pesait sur elle pour l’immobiliser. Elle commençait à défaillir et ses yeux se révulsaient. En trois enjambées je fus sur lui. Je le saisis par l’épaule et le fis pivoter brutalement vers moi.
_ Eh l’ami, que fais-tu ? Tu n’as pas honte ?
Sa masse impressionnante se dressait devant moi. Avec une rapidité étonnante, il me prit à la gorge dans l’étau de ses pognes, tandis que Paule glissait sur le sol, la bouche ouverte. Je n’avais pas le choix, je sentais plier mes genoux. Je le frappai avec la barre de fer. Un seul coup, terrible. Sans retenir mon bras. Le crâne de l’individu éclata comme une grenade mûre et une bouillie rouge éclaboussa mon visage et mon torse. Il s’effondra à mes pieds et je dus l’enjamber pour remettre Paule debout. Elle portait une trace de coup sur sa joue gauche, un bleu large de cinq centimètres qui empiétait sur sa paupière inférieure et annonçait un beau coquard. Je venais de tuer un homme, sûrement. Un Français que je ne connaissais pas, un paysan comme moi…
_ Vite ! Il ne faut pas traîner ici !
Nous nous sommes précipités vers le tracteur. En nous apercevant, Jeanne et Thérèse coururent au-devant de nous, sans pouvoir dissimuler leur frayeur. Après avoir entendu les plaintes de Paule, elles me découvraient maculé de sang. Nous avons sauté sur l’engin et nous avons regagné la route. J’ai ôté ma chemise et je l’ai roulée en boule. Nous n’avons pas prononcé un mot pendant une bonne heure. Nous avions laissé ce maudit hameau loin derrière nous.
_ Arrête-toi une seconde, m’ordonna soudain Paule.
Elle décrocha la pelle qui me servait à désembourber les roues et creusa un trou entre les racines d’un hêtre, sur la rive d’une grande mare, un peu à l’écart de la chaussée. Elle y enfouit ma chemise avant de la recouvrir de terre. Elle me tendit ensuite un linge pour que je lave mon torse.
_ Voilà, il ne reste plus rien de l’affaire, dit-elle, satisfaite.
_ Crois-tu ? Tu penses vraiment que tu as tout effacé en ensevelissant ce chiffon souillé de son sang ?
Je n’avais pas pu contenir une colère fébrile qui faisait trembler ma voix.
_ Pardonne-moi, murmura-t-elle après un moment de stupéfaction. Je me suis mal exprimée. Bien sûr, ni toi, ni moi nous n’oublierons avant longtemps. C’est une horrible vision qui restera toujours gravée dans notre mémoire. J’aurais préféré ne jamais avoir franchi le seuil de cette étable, ne jamais avoir parlé à ce monstre. Je lui ai simplement demandé du lait et il s’est jeté sur moi comme une bête. J’ai tenté de lui échapper mais il me tenait captive. Il m’aurait étouffée entre ses doigts et je serais morte si tu avais attendu avant d’intervenir. .        _ Cette guerre, ai-je répondu, elle réveille les plus mauvais instincts des êtres. Je prie pour ne pas devenir un monstre, un assassin, il y a assez de morts sur cette route. Tu n’y es pour rien. Tu étais là, fragile dans son antre, la proie idéale devant la gueule d’un fauve.
Je remis le contact et me laissai bercer par le ronronnement rassurant du moteur. Je conduisais, apaisé, quand Paule s’agrippa à mon bras.
_ Sais-tu, dit-elle, si on m’avait demandé mon avis, j’aurais choisi de partir en même temps que Frédéric. J’aurais préféré que les avions me tuent à la place de Marion. Mais me voilà ici, avec toi qui n’es rien pour moi et te voilà avec moi qui suis un fardeau pour toi. J’ai fait de toi un meurtrier. Mon Dieu, pourquoi m’avez-vous laissée en vie, pourquoi avez-vous pris l’épouse de cet homme ?
Un frisson de désarroi courait dans sa gorge et cela me bouleversa.
_ Ne dis plus rien, s’il te plaît. Je ne pouvais pas le laisser abuser de toi. Je devais t’arracher à ses griffes et il n’était prêt à entendre raison. Je n’ai pas pu choisir une autre solution. Tu n’es pas fautive. On ne force pas une faible femme qui demande du lait pour ses enfants. Et que serait devenue Thérèse sans toi ? Dieu t’a épargnée pour que tu puisses remplir ton rôle de mère. Quant à moi, j’aurais donné un bras pour sauver ton mari et mon épouse, mais le sort en a décidé autrement. Maintenant, il nous faut agir au mieux avec ce que Dieu nous a laissé. Notre vie et nos petites…
_ Ainsi, tu ne m’en veux pas ?
_ De quoi t’en voudrais-je ? Tu n’as pas demandé à subir cette épreuve, que je sache…
Sa main effleura le rond de mon épaule.
_ Merci, murmura-t-elle. Merci pour tout ce que tu fais pour moi et ma petite. Tu es un brave, tu es gentil et Marion avait beaucoup de chance de t’avoir épousé.
Je ne répondis pas. Je ne me voyais pas tel qu’elle me décrivait. Je me débrouillais avec le présent, c’était tout. Je tentais de rester tel que mes parents et Marion voulaient que je fusse.


Le 09 01 2022 : Haïkus et tankas (43)

Un pan de mur noir
détruit par un incendie
la stèle dressée
comme un inquiétant reproche
à notre inhumanité

Le silence blanc
de la mer et des rivières
peuplé de rumeurs
d’un invisible secret
rappelle notre faiblesse

Le vieil homme qui creuse
un grand trou dans son jardin
le garde pour lui

L’enfant connait-il
ce qu’il faudra accomplir
avant d’être adulte
mais il devra avancer
aveuglé par un bandeau

Que faudrait-il dire
pour apaiser cette haine
qui détruira l’homme
nous n’avons plus rien appris
des longs siècles de conflits

Pourquoi condamner
celui qui risque sa vie
pour toucher un rêve
qu’il veut vivre dignement
sur une terre accueillante

Que de sang versé
au nom d’un dieu illusoire
qui détruit ses fils

Vêtues de dentelles
les épouses d’hidalgos
la main sur la hanche
saluent la mort du taureau
sur le sable ensanglanté


 Le 08 01 2022 : les réveillons.

Avant le réveillon de Noël, Joseph se dit qu’il n’allait pas répéter ses erreurs habituelles, il n’allait pas se goinfrer comme à chaque réveillon, il n’allait pas se jeter sur les amuse-gueules, sur les tartines de beurre salé qui accompagnaient les huîtres et le saumon, il n’allait pas goûter à tous les vins, le blanc moelleux avec le foie gras mi-cuit, le rouge avec la pintade farcie aux olives et aux marrons qu’il s’était achetée dans le magasin de surgelés, il n’allait pas vider à tout prix la demi-bouteille de clairette de Die qu’il préférait au champagne. Ces sacrifices ne devaient pas trop lui coûter car, à cause du virus omicron, il s’était retrouvé seul autour de la table. Les couverts disposés sur la nappe rouge hurlaient leur tristesse. Les verres de cristal accrochaient les lueurs des bougies dans les chandeliers, il avait calé la chaîne sur une station qui diffusait des chansons de Noël accompagnées de grelots, de violons et de voix d’enfants. En sourdine, on y évoquait les étendues de neige, les troupeaux de rennes, la pâleur du ciel du grand Nord en cette nuit sacrée.
Il pensa aux veillées d’antan, dans la maison familiale, entouré de ses parents, ses deux frères, l’ouverture des paquets sous le sapin, un vrai sapin des Vosges qui grattait le plafond. Il se sentit envahi par la nostalgie. Pour empêcher les larmes qui lui montaient aux paupières, il se servit un verre d’alcool fort qu’il savoura longuement en croquant des cacahuètes et des petits fours de feuilletés aux saucisses de Strasbourg. En entendant Jingle bells en anglais, sa détresse s’estompa quelque peu, mais il se sentait vulnérable pourtant. Il éloigna de lui la bouteille de cahors qui devait accompagner son foie gras tiède servi avec des grains de raisin poëlé mais renonça à résister davantage, il n’y avait aucune raison de se fustiger alors que, normalement, il aurait dû chanter, boire et manger en joyeuse compagnie. Il était chez lui, en sécurité, il n’avait pas à prendre le volant ni à s’exposer au froid, alors il pouvait bien s’autoriser un excès raisonnable… d’ailleurs, pourquoi ne pousserait-il pas le bouton de la télévision ? À cette heure, en de telles circonstances, toutes les chaînes présentaient des spectacles de cabaret, avec de superbes filles vêtues de quelques plumes qui se déhanchaient perchées sur leurs talons démesurés.
Joseph s’efforça de résister au sommeil qui pesait sur son front. Il se leva de table pour plonger sa tâte dans le lavabo, pas question d’abdiquer si tôt. Ce n’était pas la covid qui allait lui dicter sa loi, une minuscule bestiole de rien du tout.
La tête posée dans le creux de son bras, il sombra vers 23h30 et ne se réveilla qu’à 8h30, alors que le jour timide s’insinuait entre les fentes du volet roulant. Joseph se dit que ce réveillon n’avait pas été aussi morne qu’il avait pu le craindre, il avait bu l’apéritif, les mignonettes de blanc et de rouge, deux petits verres de poire et deux coupes de clairette. C’est à peine s’il se sentait un peu vaseux. Juste ce qu’il fallait.
Le 31 décembre, il se dit qu’il allait devoir renouveler l’expérience. Les informations ressassaient leurs appels à la prudence après chaque décompte de ma courbe pandémique. Aucun de ses amis ne l’avait appelé pour prendre de ses nouvelles. Il ignorait si certains n’avaient pas organisé un réveillon quelque part, sans lui mais en écoutant les restaurateurs qui déploraient des annulations de réservations, il comprit que personne n’avit vraiment fêté le nouvel an.
Encore une fois, seul, il finit les restes de foie gras, de saumon fumé d’Ecosse, de pintade et les fonds de bouteilles qu’il avait conservés soigneusement dans le réfrigérateur. Il s’endormit vers 23h30, avant la pluie de paillettes dorées enregistrées depuis une semaine dans les studios de la télévision.
À son réveil il passa un long moment à sa toilette dans la salle de bain. Il resta à distance de la balance comme s’il s’agissait d’un pitbull. C’est idiot, j’ai bien fait attention à n’abuser de rien. Il monta sur le plateau avec un air bravache. Oh p… ! il avait grossi de plus de trois kilos entre Noël et le jour de l’an. Il s’effondra en imaginant le mal qu’il aurait à récupérer son poids normal. Pourtant, il avait conscience d’avoir veillé à ne pas dépasser les bornes. Il n’avait pas trop bu, il n’avait pas trop puisé dans les sucreries… de cela il était certain… mais en y réfléchissant, il s’aperçut qu’entre les repas il n’avait cessé de picorer les restes des réveillons : les amuse-gueules, les parts de pâtisserie, les crottes en chocolat, les glaces. Il se souvint qu’il avait le souci de toute cette nourriture qu’il refusait de mettre à la poubelle, puisque tous ses amis s’étaient décommandés.
C’était son cadeau de Noël, ces bourrelets accumulés à sa ceinture allaient l’occuper encore un mois ou deux.


Le 08 01 2022 : Haïkus (42)

Tu cherches comment
accéder au paradis
seul l’amour t’y mène

Ses jambes d’airain
peuvent soutenir les nues
cariatides nues

Ancrée dans le cœur
l’odeur du pays natal
jamais ne s’oublie

Un rire inconnu
entendu dans une rue
réveille l’enfant

Le cœur se fatigue
d’avoir trop donné d’amour
et si peu reçu

Aucun paquebot
jamais n’ira aussi loin
qu’un rêve enfantin

Il se déplaçait
avec le noblesse altière
d’un prince de sang

            Les carpes du lac
            à la surface de l’eau
            gobent les daphnies

Que pense le chat
qui cherchant une caresse
trouve un coup de pied

Parfois les nuages
ressemblent à des agneaux
ou à de grands oiseaux

Les vieux paysans
qui labourent les sillons
se croient éternels


 le 07 01 2022 : Une haine noire (2) Polar

Son ami Pierre-Marie et sa mère attendaient sous l’auvent de l’appentis. Tandis que la femme proposa de veiller encore sur celle qui s’apprêtait à quitter ce monde, les deux garçons prirent le chemin du cimetière. Leurs semelles crissaient en s’enfonçant dans la neige et plus ils progressaient, plus il leur semblait que le chuintement se faisait bruyant. Ils accomplirent le trajet sans échanger un mot et le silence les sépara comme un mur qui aurait grandi entre eux de minute en minute. Il aurait fallu parler plus tôt pour ne pas laisser le champ libre au mutisme. Chacun se perdait dans ses préoccupations et, pour très proches qu’ils restaient, ils ne subissaient pas l’instant avec la même perception. Alors, ils comprirent l’utilité du gémissement de la neige sous leurs pas. Elle exprimait ce qu’ils ressentaient. Il leur fallut combiner leurs forces pour pousser la grille bloquée par une belle épaisseur de congères. La nature s’efforçait de leur interdisait l’accès en ces lieux sacrés.
    En face du portail, à gauche se dressait cette stèle monumentale taillée dans la pierre grise du Vercors. Elle représentait un géant barbu et chenu étrangement enveloppé dans ses deux ailes. Il portait un sablier posé dans le creux de son bras. Qui était cette puissante divinité qui mesurait le temps ? Saturne peut-être ? Ou quelque ange gardien particulier qui veillait farouchement sur la dernière demeure des disparus d’une grande famille bourgeoise ?
    _ C’est là, dit Pierre-Marie en désignant un emplacement libre au bout de l’allée.
    Constant vérifia la situation de la tombe, près du mur de clôture, à l’abri du vent. La forêt dessinait une masse hirsute sur la base de la falaise, pour s’essouffler au début de la falaise verticale qui jetait une ombre menaçante sur l’alignement de croix pendant la matinée entière Seules les âmes rompues à l’exercice de la varappe pouvaient accéder jusqu’au ciel, à la droite de Diu.     Les autres étaient condamnées au purgatoire éternel.
    _ Elle sera bien ici, répondit Constant. Elle finira comme elle a toujours vécu, en marge des autres.
    Ils dégagèrent le rectangle et laissèrent la terre nue. Le sol formait une croûte de glace épaisse qu’ils entamèrent à coups de pioche et de barre à mine. La tâche les occupa jusqu’au milieu de la matinée et les laissa le souffle court, les bras rompus de fatigue. Ils n’avaient alors creusé qu’une cuvette de trente centimètres de profondeur. Ils burent une longue goulée d’eau froide qui laboura douloureusement leur gorge. Ils crachèrent dans leur main et reprirent l’ouvrage. La suite fut plus aisée. Dos à dos, ils jetaient des pelletées de déblai au-dessus de leur épaule, sur les bords de la fosse, jusqu’à ce que le trou eût atteint leur propre taille. Les déblais formaient un obscène ourlet brun autour de la fosse béante comme un ventre ouvert rejetant ses viscères.
    _ C’est bon comme ça ? demanda Pierre-Marie.
    _ Je crois que ça ira, répondit son ami d’une voix blanche.
    Les deux jeunes hommes s’étaient échinés à l’ouvrage et leur sueur brûlante les enveloppait d’unnuage mouvant qui piégeait des tronçons d’arc en ciel. Accrochée à leurs épaules, la vapeur leur faisait une cape qui battait dans le vent froid. Le fils Chabanel posa l’outil pour considérer son camarade fumant comme un cochon ébouillanté. Puis son esprit s’échappa vers des pensées plus lourdes.
    _ Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ? Insista le voisin.
    _ Non, rien, dit Constant.
    En réalité, il ne parvenait pas à imaginer sa mère allongée pour l’éternité dans cette cavité froide, enfouie sous deux mètres de remblai. Confusément, il se voyait deux mois auparavant, quand Paule avait encore assez de vigueur pour tenir sa maison, vaille que vaille. Elle s’épuisait vite mais elle pouvait encore plonger le linge dans la bassine d’eau claire, elle pouvait étendre les draps dans la grange, elle allait couper une salade tardive et le soir, elle traînait encore un peu sur sa chaise, après le repas, pour bavarder avec lui. Elle racontait des épisodes de sa vie et chacun de ses récits la rapprochait de sa propre fin. Jusqu’à ne plus pouvoir se lever, jusqu’à ne plus avoir la force de s’asseoir sur son lit. Il fallait la caler avec des oreillers, la remonter régulièrement pour l’empêcher de s’étouffer.
    _ J’aurais dû lui demander de se taire, de se reposer une semaine, elle vivrait peut-être encore, murmura-t-il.
    _ De quoi parles-tu ? s’inquiéta Pierre-Marie.
    _ De ma mère, je crois que c’est ce qui l’a achevée, de me livrer tout ce qu’elle avait souffert. Ça l’a blessée une deuxième fois, ça l’a déchirée encore davantage, comme le lame d’une scie qui repasse dans la saignée, expliqua Constant, frappé par l’évidence de son erreur, de son manque de compassion envers sa mère. Il aurait voulu revenir en arrière, les choses se seraient déroulées autrement. Elle serait peut-être encore de ce monde.
    _ N’y pense plus, ça ne sert à rien sinon qu’à te faire du mal. Ça aussi, il te faudra l’apprendre.
    Les cloches de l’église sonnaient midi quand ils redescendirent à la ferme. En chemin, Pierre-Marie évoqua de nouveau l’achat du domaine. Il y avait réfléchi et avait recensé les différents prêts qu’il pouvait obtenir ici et là : son parrain, le mari de sa sœur, ce qu’il avait pu économiser, tout réuni pouvait constituer la somme de la transaction. Constant le laissa dire, attendant patiemment la proposition de l’autre. Quand ce dernier avança le montant, il approuva sans se gratter la tête, sans réfléchir. Il ne pensait pas que son ami aurait cherché à le tromper.
    _ C’est honnête, tu pourras emménager dans quinze jours, le temps qu’on signe chez le notaire et que je fasse mes bagages, déclara-t-il. Autant que cela se fasse rapidement, maintenant que plus rien ne me retient ici.
    _ Je ne te presse pas, tu n’es pas à la porte. Tu pourras encore dormir dans ta chambre tant que tu le voudras, avança son le fils Jamet… Je te regretterai quand tu partiras, tu es quand même un drôle de bonhomme, ajouta-t-il.
    Constant lui jeta un regard surpris sans interrompre sa marche.
    C’est vrai, reprit le voisin, je n’ai jamais rencontré quelqu’un comme toi.
    _ Qu’est-ce que j’ai de si particulier ?
    _ Cette façon d’accorder ton attention à ce que tu fais. Tu agis comme si tout avait la même importance, comme si ta vie en dépendait. Pour toi, rien n’est futile, rien n’est anodin. Je n’ai jamais remarqué ça chez un autre.
    _ Nous avons pourtant rigolé et joué ensemble quand nous étions gamins.
    _ Bien sûr, mais même dans le rire tu mettais du désespoir, de la gravité. On aurait dit que c’était un cadeau trop beau pour toi et que tu craignais de ne pas en être digne… Je me suis toujours dit que je t’en parlerai un jour ou l’autre. Tu mets du sérieux dans le moindre de tes gestes, je crois que cette épine que tu traînes dans tes sabots t’a toujours empêché de profiter normalement des jours, de goûter à l’insouciance. Comment fais-tu pour vivre ?
    Constant baissa la tête pendant plus de cent pas sans se résoudre à répondre.
    _ Tu vois ? Je te pose une question simple et tu ne sais pas par quel bout la prendre. Ne crains pas de te tromper ou de taper à côté. Avec moi, ça ne sera pas gravé dans le marbre, expliqua le Pierre-Marie. Nous avons le même âge, nous avons grandi ensemble, nous nous estimons, nous devrions nous ressembler un peu…
    _ Nous ne pouvons pas nous ressembler, répliqua Constant. Tu as encore la bonne Marguerite, tu as gardé ton père jusqu’à tes dix-huit ans, tu avais alors assez d’épaules pour encaisser les épreuves. Et puis il t’avait tout appris, il avait déjà accompli son travail avant de mourir. Moi, j’ai dû trouver seul mon chemin, personne ne m’a montré ce qu’il fallait faire en toutes circonstances. Je n’ai rien su de mon géniteur, s’il était une crapule ou un pauvre diable. Rien de rien rien. Ta mère ne t’en a jamais parlé ? Elle devrait en savoir un peu, elle....
_ On ne doit pas rougir de son père. Son sang coule dans tes veines et il pensait peut-être tout comme toi. Il souffrait peut-être des mêmes tourments. Tu as forcément hérité ce travers de lui.
_ Pour moi, il n’a jamais existé, il n’est même pas un rêve. S’il te plaît, n’aborde plus jamais ce sujet su sujet.


 Le 07 01 2022 : Haïkus (41)

Au bout du chemin
Une silhouette vient
un spectre incertain

Regarde au-dehors
la nature vit sa vie
au fil des saisons

Un couple enlacé
sur le quai de la gare
l’ailleurs les sépare

Un nuage noir
balaye le ciel d’azur
un vol d’étourneaux

L’enfant sur le sable
abandonné par la vague
nous crie l’abominable

il souffle le verre
comme le flutiste joue
à moduler le vent

Le vin d’aujourd’hui
n’a plus sa saveur d’antan
il ne chante plus

L’ombre du chameau
vient s’allonger sur la dune
comme un estivant

Un bout de réglisse
dans le palais de l’enfant
répand ses délices

Chaque pas lui coûte
des efforts de volonté
peines qu’il redoute

Il marche à genoux
comme s’il avait un an
tout est à refaire


Le 06 01 2022: Une haine noire (1) polar

En ce petit matin de décembre 1920, la mère de Constant Chabanel rendit cette âme qu’on lui avait tant contestée. Elle venait de compter ses quarante ans et son fils ressentit sa disparition comme une nouvelle page blanche sur laquelle il lui revenait d’écrire une autre histoire, plus juste, moins cruelle. Dans les collines autour des Saint-Nazaire-en Royans, dans les vallées où la Bourne avait creusé son lit avec sa force de torrent libéré des crêtes du Vercors, la nature s’était enfouie sous une épaisse couche de neige. Le nez à la fenêtre, il observait dehors le rideau de flocons qui battait au vent. Cela lui évoqua les draps que Paule mettait à sécher sur les fils, en été et il ferma les yeux pour garder cette image en lui. Un tableau qui datait des jours lointains, d’avant la guerre, de sa petite enfance, alors qu’il ignorait encore tout, un spectacle qu’il lui faudrait oublier vite pour ne conserver en lui que l’essentiel : la haine, la haine noire dirigée contre ce monde inhumain qui s’était acharné sur la défunte de ce jour. Il ne versa pas une seule larme, il ne lui restait plus de chagrin où puiser. Il avait trop cédé à la tristesse, à la colère, durant ses vingt années passées dans cette ferme. Il s’était trop apitoyé devant le malheur de sa mère. Aujourd’hui, ce qu’il voulait, c’était se dépouiller de toute cette faiblesse, ces regrets et cette sensibilité qui lui collaient à la peau tels des vêtements mouillés dans lesquels il ne se reconnaissait plus. Ne garder que la haine aigüe, aussi pure qu’une dague avec laquelle ou achève le sanglier traqué, un acier pour clouer les chouettes aux portes des granges, pour frapper sans faillir, pour se planter dans le cœur des malfaisants. Durant ces sept longs jours d’agonie, Paule lui avait rappelé son calvaire et il l’avait écoutée goulûment, comme un qui s’abreuve avant d’entreprendre un long voyage sur des terres arides. Il connaissait certains passages, il en apprenait d’autres que la pauvre femme lui avait cachés pour le ménager. Il n’avait pas eu besoin de prendre des notes. Tout s’inscrivait dans sa mémoire en lettres de feu, il était désormais marqué au fer rouge et rien ne le débarrasserait de ces stigmates, rien que l’accomplissement de sa tâche. Il avait tenu sa main déjà décharnée dans la sienne pour assister à son départ qu’elle voulait retarder encore un peu, le temps de parcourir le journal de sa vie, en entier. Mais peut-être s’était-elle préparée à le quitter depuis longtemps, depuis toujours sans doute. Avait-elle enfin décidé de renoncer à vivre quand tout était préférable à son existence faite de mépris et d’exclusion ? Elle avait résisté jusqu’à ce dernier jour de cette semaine de souffrance pour lui léguer son martyre en héritage. Après… Il n’y aurait plus d’après après ce regard épouvanté qui s’accrocha à lui. Et voilà tout, eut-elle la force de prononcer encore. Il posa ses doigts sur les paupières de la seule femme qu’il ait jamais aimée, il lui prit les doigts qu’elle avait crispés sur l’édredon et les croisa sur sa poitrine. Il ne chercha pas de rosaire, il savait que le tiroir du meuble de chevet n’en contenait pas, pas plus que de crucifix suspendu au-dessus du lit. Depuis longtemps, c’était la guerre sans merci entre Dieu et Paule Chabanel, une détestation réciproque. Il coupa une mèche de ses cheveux qu’il lia avec un fil de coton avant de les nouer à l’annulaire gauche de sa mère, bien au creux de ses paumes jointes. Il préleva de même une boucle blonde de la morte. Il la glissa dans un carré de papier qu’il rangea dans une poche de son portefeuille. Alors, il tira les volets de la chambre, il ouvrit la fenêtre et il laissa entrer le froid des montagnes. Il quitta la pièce plongée dans le noir sans allumer de bougie. Il savait que sa mère ne l’aurait pas souhaité. Elle avait vécu vingt années dans le noir intérieur et extérieur et s’en était accommodée.

Il enfila sa veste de cuir dont il releva le col sur ses joues et se jeta dans la tempête. Le vent arrachait au chemin de grosses plaques de neige qui s’envolaient comme une écume sur la surface de l’eau, au pied des cascades. Il reconnaissait le chemin jalonné de bouquets de branches sèches, de noisetiers où s’accrochaient des paquets de ouate blanche secoués par la bourrasque, de renflements du sol qui ressemblaient à des bêtes tapies, d’un bout de barrière délabrée qu’il aurait fallu changer au printemps. Penché en avant, le front pénétrant les tourbillons épais comme l’étrave d’un navire, il parvint essoufflé sur le seuil de la ferme voisine, à cent mètres de chez lui. De ses poings gelés, il cogna sur le battant et la douleur lui arracha un cri. La vieille Marguerite Jamet entrouvrit à peine pour empêcher au froid d’envahir la maison. Ça y est, c’est fini, dit simplement Constant. Bien, j’enfile un manteau et j’arrive, répondit-elle avant de refermer la porte. Le jeune homme s’en revint lentement chez lui. Désemparé, il tourna trois ou quatre fois autour de la table où traînaient une tranche de pain et les deux bols du petit déjeuner. L’un d’eux, celui de Paule Chabanel était encore plein de café au lait qu’elle n’avait pas eu la force de boire.
Il débarrassa et plongea les tasses dans un baquet d’eau tiède pour les laver plus tard. Il répartit une demi-douzaine de verres et une bouteille de gnôle. Sans un coup d’œil pour le corps allongé sur le lit, il installa deux chaises de part du lit et d’autre et alluma enfin une veilleuse. Pour les visiteurs, pas pour lui, ni pour sa maman. La flamme vacillante jetait des ombres sur le profil opalin de Paule Chabanel. Il remarqua alors que son nez semblait déjà presque transparent. Il s’assit un instant, les mains coincées entre ses genoux et se plongea dans la contemplation de la dépouille. Elle semblait enfin presque apaisée, libérée de toute souffrance. Des souvenirs lui revinrent en désordre, elle le tenait par l’épaule, il avait six ans à peine, elle le conduisait à l’école d’Auberives-en-Royans. Les autres femmes du village l’ignoraient ostensiblement, avec un air dégoûté, elles tournaient la tête pour ne pas les saluer. Leurs seuls amis d’alors étaient Pierre-Marie Jamet, le voisin et sa mère qui de temps en temps leur apportait une pintade ou un lapin quand l’élevage donnait bien. Marguerite Jamet ne s’attardait jamais dans la maison, elle n’avait aucune prédisposition pour le bavardage. Elle agissait comme elle l’entendait, peu soucieuse des ragots et de l’opinion générale des gens. Et c’était la première à se recueillir sur celle qui venait de quitter ce monde. Tassée sur son siège, elle priait pour Paule, les yeux clos, les lèvres agitées sans émettre de murmure. À son côté, son fils priait aussi dans sa tête qu’il hochait doucement en déplorant ce triste événement. Appuyé au chambranle de la porte, Constant les observait. Il ne doutait pas de leur sincérité mais il ne parvenait pas à se sentir vraiment impliqué dans l’instant. Il allait se réveiller à un moment ou un autre, vérifier que ce n’était qu’un cauchemar d’où il émergerait bientôt. Tout cela lui paraissait irréel.


    Le 06 01 2022 : Haïkus (40)

Rien de mon enfance
ne vient bercer mes nuits blanches
j’ai tout oublié

Nos belles amours
nos beaux serments éternels
se perdent toujours

Des grands yeux bleu-clair
du doux sourire enchanteur
il ne reste rien

On pousse le porte
de l’âge tant attendu
où l’on devient homme

L’arbre sec revit
dès que revient le printemps
mais pourquoi pas nous

Qui est cet artiste
qui repique les étoiles
dès que revient la nuit

On aura beau dire
on va où le vent nous mène
sans rien décider

Le bateau s’en va
qui pourrait lui reprocher
de tourner le dos

Beaucoup de batailles
des victoires et des défaites
qui tissent la vie

Les anniversaires
comme des coups de bâton
nous brisent les jambes

Qu’il est difficile
de déclarer qui l’on est
dans la multitude



 Le 05 01 2022 : La route de l’espoir (5)


Sur le panneau routier qui annonçait les limites du village, une main anonyme avait accroché un message écrit au charbon de bois sur un morceau de carton : Rosa Morin est née ici, le 1 juin 1940 à 8 heures. Elle pèse 3,5kg et se porte bien. Dorénavant, je devais m’accoutumer à ces annonces dérisoires, bouteilles à la mer destinées à une connaissance, un parent emporté par la même tempête de l’Histoire. Les décès succédaient aux naissances. Le résumé de notre humanité.
Des désespérés convergeaient vers le sud. Ils protestaient à la moindre occasion, quand un landau ou une brouette les serraient de trop près, quand ils jugeaient que l’on lambinait, quand un camion klaxonnait. J’installai Paule et les fillettes sur la remorque pour les protéger de l’extrême nervosité ambiante. Dès que je m’insérai dans le convoi, je dus embarquer des inconnus qui prirent d’assaut mon véhicule. Des vieillards, des enfants, beaucoup de femmes seules. Ces malheureux ne possédaient rien que ce qu’ils portaient sur le dos. Rien à manger, pas de couverture et encore moins de matelas. À quelques heures d’écart, la physionomie de l’exode avait changé complètement. Je ne voyais plus cet amoncellement de meubles, ces cages, ces chiens tenus en laisse, mais une cohue dépenaillée de misérables démunis de tout. Il nous fallait nous caparaçonner dans une armure épaisse pour résister à ces regards suppliants qui pesaient sur nous dès que nous sortions un quignon de pain ou une bouteille d’eau de notre besace. La foule était trop dense pour satisfaire chacun, nous mangions en cachette, une pomme dissimulée dans les plis de la veste. Les hommes se muaient en pillards pour coucher les clôtures des jardins. Ils raflaient les prunes encore vertes, les raisins encore acides, ils arrachaient les plants de salade, des carottes et des poireaux filiformes qu’ils dévoraient crus. Nous n’avancions guère et au soleil couchant, je décidai de quitter la grand-route pour emprunter les chemins parallèles que j’avais aperçus de loin en loin. J’en parlai discrètement à Paule qui s’en remit à moi, incapable de réfléchir. Le moment venu, je dus expliquer à mes passagers que nous devions nous séparer. Nous avons essuyé quelques insultes et protestations mais personne ne s’en prit physiquement à nous. Enfin, résignés à toutes les adversités, Ies fugitifs accueillirent notre départ comme une nouvelle épreuve. En quelques jours, le sort avait endurci leur cuir. Ou bien étaient-ils trop épuisés pour user leur dernière énergie dans une révolte stérile ? Quelques kilomètres plus loin, nous avons distingué une ferme bombardée. Nous pensions nous y abriter pour la nuit. Dans l’aile qui avait miraculeusement échappé à l’artillerie, nous avons trouvé les propriétaires des lieux qui nous manifestèrent d’entrée leur hostilité. Ils étaient assis au centre d’une pièce sombre dont nous ne distinguions pas le fond. Il y avait là une femme aux cheveux blancs et deux hommes : son mari qui remâchait sa langue perpétuellement et celui qui semblait être son fils. C’était une sorte de bestiau massif au front bas et aux yeux ternes.
_ Vous ne croyez pas que nous avons déjà eu notre lot de misère ? Ce bout de grange qui tient encore debout est à peine assez grand pour nous trois. Où voulez-vous que nous vos logions ?
Une matrone nous barrait le chemin. Paule s’avança alors, serrant les deux fillettes devant elle. Sa voix tremblait de colère, ou de tristesse, ou de désespoir. Je ne l’avais jamais entendue ainsi.
_ Nous sommes des paysans comme vous. Ce matin, j’ai enterré mon époux et celui-ci a creusé trois tombes : la première pour son épouse Marion, la deuxième pour mon Frédéric et la troisième pour un inconnu. Tous trois tués par les avions allemands, en même temps que quatre autres. Je viens d’Alsace et il vient des Ardennes. Cette petite est Jeanne, son enfant. Celle-ci est Thérèse, la mienne. Je ne sais rien de lui et il ne connaît rien de moi. Nous nous sommes aidés sur la route parce que nous partagions les mêmes malheurs. Nous ne vous demandons rien qu’un coin de paille pour ne pas dormir dans la boue et sous la pluie. Ce n’est pas grand-chose…
Le vieil homme se leva de la caisse qui le soutenait.
_ Mes bêtes sont encore sous les pierres de l’étable, les misérables qui fuient sur la route ont dévasté mes champs et mon potager. Je n’ai plus une seule volaille, les Boches ont tout emporté. Mais vous êtes plus mal lotis que nous car vous n’avez même pas un toit au-dessus de vos têtes. Contournez ce tas de foin et installez-vous pour la nuit. Je ne peux rien vous offrir d’autre qu’un peu d’eau de notre puits. Nous aussi, nous partirons peut-être demain.
_ Merci. Que Dieu vous garde, dit Paule.
_ Dieu ? Il faut croire qu’il a mieux à faire que de veiller sur nous.


Le 05 01 2022 : Haïkus (39)

Quand le jour viendra
je ne protesterai pas
bon petit soldat

La roue de la charrette
grince sur l’essieu
le cheval peine

Sur la route droite
on tourne toujours à gauche
vers le chant des vagues


Grande migration
les goélands s’envolent
vers des cieux lointains

Il tire des bords
pour apprivoiser le vent
qui gonfle ses voiles

La femme a hurlé
en découvrant le visage
du dernier amant

Il taille sans cesse
le même morceau de pierre
pour créer son œuvre

Toujours du même point
il peignait la même meule
de l’aurore à l’aube

Il doute encore
de la merveilleuse histoire
d’un amour vécu

Dans la nef sacrée
les statues restent muettes
et les femmes prient

Le sable s’écoule
entre les doigts de l’enfant
ainsi va la vie


Le 04 01 2022: Les petits vieux n'ont pas dit leur dernier mot (4)

_Tiens, dit Adrien, regarde qui nous arrive!
Nous sommes installés comme tous les matins après le café, dans les fauteuils alignés contre le mur, en face du comptoir de l'accueil. Nous regardons passer les gens. Le défilé des miss, dit Adrien. Les femmes qui trottinent entre les toilettes et la porte du hall. Quand elles ont aperçu un passant intéressant sur le trottoir opposé, elles analysent sa tenue, elles cherchent à savoir de qui il s'agit, si c'est bien le fils Untel, la fille Machin. Elles évaluent sa façon de se vêtir, elles trouvent des ressemblances avec tel artiste de la télévision ou avec une copine de leur classe, une qui est morte depuis longtemps ou qui va mourir bientôt.
_ Alors, tu ne le reconnais pas, insiste Adrien.
_ Je ne vois pas.
_ Mais si, c'est Joubert! Le chef du personnel de l'usine! Toujours la même tête de hareng pas frais. Qu’est-ce qu’il a pu m’en faire baver, ce lèche-bottes de mes fesses !
_ Qu'est-ce qu'il vient faire ici?
_ Ses gosses l'ont collé avec nous le temps des vacances à Djerba. N'empêche, avec ce qu'il a gagné sur notre dos, il pourrait se payer une aide à domicile, et une chouette encore, avec des tresses blondes et des escarpins.
_ Ses enfants l'ont plumé, dis-je, à moins qu'il n'ait tout dépensé avec une jeunette.
_ Laisse-le venir, ce salopard!
Monsieur Joubert avance vers nous. Moins fier que du temps de sa splendeur, quand il chronométrait les coupeurs et les assembleurs. Le cheveu triste, le col de sa chemise boutonnée, sans cravate, les charentaises aux pieds, il a l'air de n'importe quel vieillard. Délabré comme tous les pensionnaires.
Adrien avait eu affaire à lui deux ou trois fois. Des histoires de retard systématique, de mauvaise volonté. Cela s'était conclu par un licenciement. À cette époque, ce n'était pas grave car les patrons d'usine se battaient pour embaucher. Ils venaient faire la retape à la sortie des ateliers pour piquer les ouvriers du concurrent.
_ Alors Adrien, nous voilà réunis une fois de plus, lance monsieur Joubert en tendant sa main molle.
Adrien le dévisage, faisant mine de chercher. Après un long moment, il empoigne enfin les doigts de l'autre.
_ Mais c'est Bébert! Comment vas-tu, mon cochon? Te voilà donc logé à la même enseigne, tu vois, ça ne valait pas le coup de nous emmerder autant si c'est pour finir dans la même bergerie! Le pognon et les galons ne te protègent pas du temps qui passe!
Monsieur Joubert part d'un grand éclat de rire, comme s'il appréciait la plaisanterie. Mais Adrien ne plaisante pas.
_ Ici nous sommes tous égaux, nus comme des Jésus.
_ Il vaut mieux oublier la lutte des classes et s'efforcer de s'entendre. C'est du passé, tout ça, ça ne compte plus.
_ Où as-tu pris ça, Bébert? Sache qu'ici, on est accroché au passé. Il n'y a que ça qui importe. À quoi veux-tu qu'on pense d'autre? À l'avenir? Crois-tu qu'on se demande ce qu'on fera quand on sera grand? Mon pauvre Bébert, toujours à côté de tes pompes! Mais ici, tu comprendras vite comment on fonctionne. C'est une bonne école de vie. La seule matière est l’apprentissage de la mort. Écoute-moi bien. Si le monde marchait à l'endroit, on commencerait par faire un stage d'un an dans une maison de retraite, avant même de s'inscrire à la maternelle. Voilà qui mettrait du plomb dans la cervelle de chacun, les enfants se comporteraient autrement et les cons seraient plus rares! Tu ne crois pas, mon Bébert?
_ Sans doute, sans doute, approuve l'autre en s'efforçant de récupérer sa main imprudemment abandonnée à la rancœur d'Adrien.
_ Il plaisante, dis-je. Il aurait dû faire du théâtre. Il aurait aimé jouer les rôles de brute.
Adrien libère monsieur Joubert qui s'esquive du côté de la bibliothèque, en traînant des semelles.
_ Tu y vas fort, quand même! Tu lui as flanqué une de ces trouilles! Il n'a pas besoin de ça, après l'épreuve de se retrouver ici!
_ Je ne l'ai pas bouffé, marmonne Adrien. Il n'a pas hésité à nous brimer, quand il en avait le pouvoir. Ce n'est que justice qu'il morfle un peu, aujourd'hui.
_ Tu te comportes comme un gosse, lui dis-je.
_ Tu préfères que je me conduise comme un vieux? Comme un cadavre? Tu voudrais que moi aussi, je passe mes journées sur cette chaise, à fixer le bout de mes chaussures et que je me mette dans la file une demi-heure avant le repas, comme tous ces zombis qui nous entourent?
Je ne réponds rien, il a raison. Et l’âge nous permet toutes les audaces que nous nous sommes refusées durant toute notre vie. Mince compensation…
_ Ne t’inquiète pas, poursuit-il toujours agité par sa rage, il comprendra vite, le Bébert, attends un peu qu’on lui présente cette vache de Maria. Pour elle, il n’y a pas de gradé qui tienne ! Au contraire, elle se fera un plaisir d’ajouter une tête de petit chef à ses trophées. Je le plains, le pépère. Je le plains de tout mon cœur.


 Le 04 01 2022 : Haïkus (38)

Il montre les dents
le chien devant le portail
les gens se méfient

Les enfants perdus
sous les portes de la ville
à qui sont-ils donc

Les bulbes d’iris
commencent à se montrer
le long du muret

Vivre loin de tout
les malheurs viennent toujours
par les grands chemins

Le bonheur est là
il faudrait tendre la main

mais nul ne le fait

Il reste un grand vide
qu’on ne comblera jamais
tu as disparu

Elle ignore encore
qu’un prince charmant l’attend
dans son grand château

Jeannette s’applique
elle écrit des mots d’amour
à ses grands-parents

Je voudrais m’asseoir
entre mon père et ma mère
leur maison est vide

Tout ce temps perdu
trop de sacrifice et de renoncement
tout cela pour rien

Pendu à la branche
un oiseau mort se balance
sous l’effet du vent

 

 Le 03 01 2022 : La vie merveilleuse de Goldwyn (4)

J’ai passé une bonne partie des deux dernières nuits de samedi et dimanche à envisager comment me comporter avec Chloé, après notre mésaventure. D’habitude, quand le bus approche de ma station, elle me guette déjà derrière la vitre et m’adresse un petit geste de la main en souriant. Je sais alors que je vais passer une bonne journée. Aussitôt que je saute sur la plateforme, je la vois qui prend son sac sur ses genoux pour me libérer sur le siège à côté d’elle. Aujourd’hui, elle ne me jette pas un regard. Rien, je ne compte pas, elle ne me connaît plus, ce qui ne me facilite pas la tâche. Une poigne de fer fouille soudain mon ventre. J’avance dans l’allée centrale, liquéfié. Je me demande si je vais parvenir jusqu’à elle. Elle reste plongée dans son bouquin, les six mètres qui nous séparent me sont un Everest. J’arrive à sa hauteur, elle a le front baissé, il est impossible qu’elle ne me voie pas : mes pieds entrent dans son champ de vision. J’ai décidé de m’accrocher comme un bigorneau au dossier du fauteuil devant elle. Rien ne me fera bouger. Ses grands yeux bleus se lèvent enfin sur moi et je me sens éclairé tel un acteur sur la scène de la Comédie Française. Le trac m’étouffe, c’est l’apanage des plus grands artistes, cela ne me console pas. Il m’est impossible de prononcer un seul mot une boule m’obstrue le gosier. Un simple bonjour y reste coincé, j’ai l’impression d’avoir avalé une palme de cactus. Mon ange me considère gravement. Doux Jésus, épargne-moi. Son éclat de rire me crucifierait. Mais non, elle pose sa menotte sur le fauteuil voisin et le tapote pour m’inviter à y prendre place. Alléluia !
_ Comment va ton frère ? Est-il enfin calmé ?
_ Quand il dort, il est parfaitement supportable.
_ Qu’est-ce qu’il lui a pris ? Il a pété un câble, avant-hier ?
_ Il y a longtemps qu’il est comme ça. Les connections ne tiennent pas dans sa tête. Parfois il passe en surchauffe, surtout quand il entend de la musique.
_ Il nous a fait peur, je t’assure, il était comme un possédé. Je m’attendais à ce que d’un coup, il se transforme en Alien et qu’il nous dévore d’un coup de dents.
_ Pas de danger. C’est une boule d’émotions et le rock le pousse hors de sa zone de confort. C’est plus fort que lui, ça le prend et ça l’emporte.
_ Je n’aurais pas dû demander qu’il t’accompagne. Tout est de ma faute, j’avais bien vu que tu n’étais pas trop d’accord mais j’ai insisté. Tu avais raison… Dis, vous en avez d’autres comme ça dans la famille ?
_ Non, pas que je sache. C’est un exemplaire unique, alors on n’a pas envie de s’en débarrasser, on le garde pour nous, comme un Picasso ou un Monet.
Elle sourit gentiment, plus du tout fâchée.
_ J’ai demandé à maman de nous faire des crêpes. Tu aimes ça ?
_ J’adooore ! De toutes les façons, au miel, à la confiture, à la crème de cacahuètes, au rhum, aux anchois, à la tapenade ou à l’huile de vidange. Je m’en fais même des masques, c’est pour dire si je suis amateur…
Elle ne peut retenir un petit gloussement.
_ Celui-là alors, c’est quelqu’un souffle-t-elle en prenant ma main entre ses doigts mignons.
Grâce à cette conversation à propos de Goldwyn, me voilà sur le toit du monde. Si j’avais pensé un jour qu’il me rapporterait autant de bonheur… Ce que Goldwyn a défait, Goldwyn l’a réparé.
Pendant que je suis là, à nager dans la béatitude, mon frère affronte la zoxy pour la première fois en tête-à-tête. Elle le gardera pour la première fois, toute la journée. J’essaye d’imaginer quelles épreuves il lui a réservées. Le champ des possibles est trop vaste pour me permettre de l’envisager. Un espoir cependant : quand maman a failli sortir de ses gonds, l’aide maternelle s’est soudain radoucie. Avait-elle pris conscience que nous n’avions pas Goldwyn par caprice, comme on adopterait un python, un iguane vert ou une tarentule ? Je suppose qu’une cigogne bourrée au schnaps l’a déposé chez nous une nuit de java alors que le colis était destiné à un émule du docteur Josef Mengele. Mes parents ne sont pas d’odieux pervers pour mériter une telle punition. Ce sont de braves gens qui ont voué leur vie à éduquer des générations de gamins préoccupés principalement par leur libido foisonnante et la recherche du meilleur réseau de téléphonie mobile.
Pour ma part, je ne me sens pas concerné car, presque toujours, j’oublie d’allumer mon portable et mes communications se limitent à signaler ma localisation à mes parents et à ceux-ci de chambouler mes plans pour les trois heures à venir.
Soudain une idée vient de déchirer le beau ciel bleu : et si Martine s’était enfuie comme les autres, si elle avait abandonné Goldwyn à son triste sort ? Seul, il paniquerait, il ouvrirait les placards pour vérifier qu’elle ne s’y est pas cachée, il viderait peut-être les tiroirs. Seigneur ! Vite, je tape mon code pin et je compose le numéro de la maison. On décroche aussitôt. Une voix enjouée me répond.
_ Bonjour madame, je voudrais savoir si tout se passe bien avec Olivier.
_ Très bien, je parviens à le maîtriser sans mal. Il n’est pas du tout méchant et je crois qu’il comprend au moins mon intention, au ton de ma voix. Je ne désespère pas de réussir à établir une vraie connivence entre nous.
Maîtriser, le ton de ma voix, j’espère qu’elle n’utilise pas des méthodes de dompteur. Va-t-elle jusqu’à lui parler en allemand ?
_ Et que fait-il  en ce moment? Je ne l’entends pas…
_ Il joue avec l’eau, je l’ai mis dans la baignoire pour le détendre car il m’a fait un peu de comédie. Je ne m’inquiète pas, il cherche à définir ses limites. Normal…
_ Et vous lui faites prendre un bain pour l’aider ?
_ Pas un bain mais une douche froide. C’est très efficace pour calmer les crises de nerfs. C’est sans danger, c’est ce qu’on pratique dans les hôpitaux psychiatriques. On n’a rien inventé de mieux.

_ Olivier n’est pas fou ! Il est seulement bloqué au premier stade de son évolution. On ne passe pas un bébé sous un jet glacé ! Pourquoi n’essayez-vous pas les électrochocs, tant que vous y êtes. Il paraît qu’aux USA, on remet ainsi en place les plus excités en deux secondes. Je l’ai vu dans Vol au-dessus d’un nid de coucou.

_ Dis donc, petit morveux, tu ne prétends pas m’apprendre mon travail ?

_ Votre travail ? Vous l’avez appris dans un abattoir !

Je raccroche avant d’éclater à mon tour. J’en parlerai aux parents. Je crains une catastrophe avec cette nounou aux méthodes de kapo. Je me promets d’examiner minutieusement mon frère et gare à Martine si je décèle le moindre bleu ou trace de lien sur ses poignets…
_ Rien de grave ? me demande Chloé qui lit mon angoisse sur mon visage.
_ Tout va bien, mon frère est dans notre salle de bains, sa baby-sitter s’est mis en tête de lui apprendre à nager dans un seau à glace.
_ … Dans un seau à glaçons ?
_ Il paraît que ça donne d’excellents résultats. C’est une méthode mise au point par la Gestapo et considérée comme un art majeur par le KGB.


Le 02 01 2022 : Le rêve éphémère (3)

Ce matin, je me suis rendue chez les Braud pour prendre des nouvelles du Firmin qui est parti un peu avant toi. J’y ai vu la mère qui semblait embarrassée de me répondre. Elle se tordait les bras sans prononcer un seul mot. Que pouvait-elle me conseiller sinon de me montrer courageuse et patiente ? Son fils lui écrit chaque semaine, parfois plusieurs lettres, il n’a pas encore vu le feu. Comme il se débrouille bien à la forge, ils l’ont muté à l’arrière, dans un atelier de réparation de l’armement. Vois-tu, toi aussi tu aurais dû déclarer que tu savais battre les socs, les essieux de charrue et les fers de pioche. L’armée n’a que faire des paysans, elle les ignore. C’est normal, les états-majors ne s’intéressent qu’à la mort, l’acier qui déchire les chairs, qui crache les obus. Notre voisin est chargé de retaper et d’entretenir les armes, les fusils, les canons et autres engins qui tuent. À l’occasion, pour ne pas perdre la main, il pose les fers aux chevaux des galonnés. Comment assimiler un outil de paysan à une machine à exterminer, un araire à un canon mobile ? Il est bien tombé, il connaît maintenant des cuistots et il mange avec eux, il ne manque de rien, il ne se plaint pas. Ceux qui préparent la tambouille sont les premiers servis, ils se gardent les meilleurs morceaux de viande, les plus beaux légumes. Ils profitent des menus réservés aux officiers. Quand elle me donnait des nouvelles de son garçon, les yeux de la brave femme brillaient de bonheur mais quand elle a vu les miens baignés de larmes, elle s’est tue. Je comprends sa gêne cependant j’aurais tant aimé que ton ami sache où tu as été versé pour que je puisse me renseigner sur toi plus précisément… car tu n’aurais pas oublié notre adresse, n’est-ce pas ? Alors pourquoi ce silence désespérant ? Je recense toutes les éventualités : chargé d’une mission d’espionnage, tu es terré en quelque endroit, anonyme, tu te dissimules en terrain étranger pour observer le mouvement des troupes ennemies. Tu es blessé aux mains, à la tête, traumatisé et tu te reposes dans un hôpital en arrière des lignes, tu me feras une belle et longue lettre dès que tu auras recouvré des forces. Tel que je te sais, tu n’auras pas osé solliciter l’un de tes camarades de chambrée pour tenir la plume. Ce que tu as à me dire ne peut pas être confié à d’autres que moi. Cela ne concerne que toi et moi, c’est de nos secrets qu’il s’agit.

La maman de Firmin m’a autorisée à revenir la voir autant que je le voudrais. Elle m’a promis de questionner régulièrement son fils à ton sujet, on ne sait jamais, il se pourrait qu’un jour ou l’autre quelque chose lui vienne aux oreilles ou même qu’il te voie revenir au campement. Elle m’a assuré que les gradés ne cessent pas de déplacer les soldats, ils les remplacent par de nouvelles recrues pour leur permettre de récupérer un peu de forces. Il est bien sûr un peu trop tôt pour obtenir une permission. Il faut contenir la poussée allemande et garder les hommes prêts à parer toute manœuvre offensive ennemie. Seuls sont récompensés ceux qui ont accompli un acte de bravoure exceptionnel, ceux qui ont risqué leur vie pour sauver les autres. Je préfère que tu te tiennes tranquille, que tu penses à moi et à ton enfant que je porte. Ne fais pas le brave, je t’aimerai sans titre de gloire. Nous avons besoin de toi, bien vivant et nous n’avons que faire d’un héros. Je t’en prie, mon aimé, reviens-moi car, chaque jour mon espoir s’épuise davantage comme une bête restée trop longtemps sous le joug. J’ignore combien de temps je pourrai tenir et quelle femme je serai à ton retour. Mes cheveux auront sans doute blanchi prématurément à force de nuits sans sommeil. D’habitude, en évoquant l’amour, on songe aux bouquets de roses, aux serments qui font battre le cœur, au sentiment de vivre intensément. Aimer rend jeune, dit-on mais moi, cela me vieillit car je m’étiole sans toi. J’ignorais que l’on pouvait souffrir autant à force d’aimer. Dieu merci, je garde en moi le souvenir précis de ton visage, de ton sourire, de tes mains qui détiennent la clé de mes mystères. Tu ne me quittes pas, jamais. Quand je me lève avant le jour, je fais ma toilette et dans le miroir, je te vois derrière moi. Tu poses sur moi un regard attendri. Si je baisse les yeux, je peux sentir tes doigts courir sur mon épaule et ton index frôler l’arête de ma joue. Et plus tard, en prenant mon café, installée à la table, en face de la porte, je te cherche au loin, sur le sentier de notre ferme. Tu n’y es pas et c’est comme si je recevais un coup au ventre. La douleur me fait serrer les paupières et quand je les ouvre enfin, tu te dresses là, dans l’embrasure et le soleil encore rouge dessine une aura autour de toi. Je ne distingue de toi que cette silhouette sombre nimbée de lumière, je la reconnais et je me demande si elle est réelle ou si, à force de te vouloir près de moi, je ne t’invente pas aussi intensément qu’un rêve familier. Je sais que mon imagination m’abuse car si tu te présentais à moi, tu ne resterais pas sur le seuil, tu te précipiterais vers moi, tu me pendrais la taille et tu me hisserais jusqu’à tes lèvres pour me couvrir de baisers. Alors je retombe dans la désespérante réalité de femme seule. Je me répète ce mot : Seule, seule. Un bref sifflement de vipère, vif comme une flèche traversant l’espace pour me percer le cœur. Et le venin se répand en moi, j’étouffe, je voudrais pleurer, mais je n’ai plus de larmes. Mon aimé, je n’ai plus de larmes pour te pleurer. Alors, tu le vois bien, tu dois me revenir très vite, sans attendre. Si tu n’en as pas la possibilité, jette-toi sur une feuille de papier, écris moi pour me dire que tu es bien vivant et que tu m’aimes toujours. Mon Dieu ! Que cette guerre ne détruise pas le trésor de tendresse que tu as en toi…


 Le 02 01 2022 : Haïkus (37)

Cette déchirure
longtemps après la rupture
je l’endure dure

La vie n’est pas sage
nous sommes tous de passage
dans ce paysage

Au milieu d’un champ
il veille sur ses moutons
il n’a pas d’enfant

La lune d’albâtre
ne la quittait pas de l’œil
la fumée de l’âtre

Change donc de vie
tu en as l’envie
n’oublie pas les tiens

Comme un grand lys blanc
sur le rivage il attend
que la mort le prenne

Sur un vieux grimoire
il trace des lettres
à la plume d’oie

Le soleil sur se couche
dessus la couche défait
par la nuit de fête

On ne dirait pas
qu’ils se sont aimés longtemps
avant les tourments

Que restera-t-il
de tous les serments d’amour
trop vite oubliés

Ils sauront bientôt
que le merveilleux amour
berne les nigauds

Le 01 01 2022 : Les petits vieux n’ont pas dit leur dernier mot (3)

Ce doit être encore l'effet de l'alcool que j'ai bu hier, j'ai l'impression qu'on m'a bourré le crâne de barbe à papa. Je ne parviens pas à m'arracher à mon sommeil tranquille. Je suis couché sur le côté, engourdi, presque bien. Je ne dors plus vraiment mais je ne suis pas encore éveillé. Je cherche à me rappeler ce que j'ai ingurgité, du whisky, du vin? Ce n'est pas l'alcool, c'est une sorte de narcotique. Pourquoi m'aurait-on endormi? Une anesthésie générale avec cette impression de remonter le courant à la nage. Je sors d'un sommeil comateux. Une douleur sourde paralyse mon bras gauche. Non, pas une douleur, un engourdissement, une étreinte. On m'a opéré, j'ai dû me casser un bras en tombant. On m’a endormi en secret pour m’enlever un organe pour leur trafic. Ils prélèvent des organes sur les résidents pour les vendre à des nababs. C’est ainsi qu’ils se payent des vacances au soleil. C’est ainsi qu’ils reviennent en septembre bronzés comme de meubles anciens passés au brou de noix.

Cela ne sent pas la salle de réveil avec ses relents suspects. Au contraire, une odeur suave m'enveloppe, d’ailleurs je n'ai jamais bu au point de me griser. C'est la fatigue de cette nuit avec Madeleine blottie contre moi. Et avec cette odeur de vanille et de violette mêlée au parfum de sa peau. Une odeur blanche, douce qui me rassure et m'émeut. Celui qui réussirait à recréer ces fragrances ferait fortune.
Entre mes jambes, la vie s'épaissit, s'impose comme une résurrection, un nouveau printemps germe en moi dans l'hiver de ma solitude. Sensations que je croyais éteintes à jamais. Ne pas bouger, ne pas rompre l'enchantement. Garder cette force qui pousse ma chair, garder ma femme sur mon épaule, suspendre le temps.
Un bruit, on rentre dans notre chambre. Qui se permet de s'insinuer dans notre intimité, dans la paix de ce petit matin étendu sur notre lit? Je n'ai pas la force d'ouvrir les yeux, je n'ai la force de rien. Ma vigueur est concentrée là, dans le bas de mon ventre, contre la cuisse de celle que j'aime et qui dort encore, abandonnée. Je suis dans la sphère de son odeur, elle est lovée dans ma chaleur.
_ Debout! Feignasse!
Maria soulève le volet roulant et le soleil déferle dans ma chambre. Il fait fuir Madeleine, il dissipe mon rêve. Je m'agrippe à mon drap. Je ne veux pas que Maria me découvre, qu'elle viole ma nudité, qu'elle surprenne cette hampe dressée à la gloire de Madeleine.
_ Debout! Il est l'heure!
L'heure de quoi? Existe-t-il une heure pour proscrire les anges de notre vie? Une heure pour les chasser, les dissoudre, les bannir de la lumière du jour comme des vampires?
Maria se penche sur moi, son haleine chargée de tabac blond mêlé au hareng saur a terrassé le parfum de Madeleine. Cela suffit sans doute à refouler ma montée de sève.
_ Alors, tu as décidé de prendre ton café froid ou veux-tu que je te le porte au lit? Monsieur se croit au Ritz! Tu ne préfères pas du champagne? Mais dis-donc ! Qu’est-ce que ça pue le poisson ici ! Tu es allé pêcher cette nuit ?
_ Ce n’est pas plutôt une morue qui est restée accrochée entre vos dents ?
Le temps qu’elle comprenne, je m'extirpe du lit pour m'échouer dans le fauteuil. Le plateau est posé à l'autre extrémité de la table.
_ Il a fait de beaux rêves?
_ Oui, j'ai rêvé qu'on vous avait pendue par les pieds à un réverbère, comme Mussolini.
Elle hausse les épaules et étrangement, elle s'assoit sur le coin du lit, la tête tournée vers le mur. Elle pousse un soupir long de deux mètres et fixe la pointe de ses souliers. Je fais mine de ne pas remarquer mais il faudrait être aveugle pour ne pas voir qu'elle est triste. Un de ces coups de cafard qui me fait penser qu'elle a encore un cœur. Ce char d'assaut hérissé de balais et de méchanceté est capable de mélancolie. Je l'observe du coin de l'œil pour ne pas la provoquer. Elle m'oublie, elle est recroquevillée sur cette douleur qui la rend muette. Et cela dure, cela dure si longtemps que je m'inquiète.
_ Oh! Maria! Ça ne va pas?
_ Comment veux-tu que j'aille avec ma mère malade, là-bas, au Portugal?
_ C'est grave?
_ C'est une maladie incurable: la vieillesse, tu connais?
_ Un peu.
Elle s'arrache du lit et déguerpit. En passant près de moi, elle laisse traîner sa main sur ma joue. Ça doit aller vraiment mal.
Dans son cadre, Lola me sourit et mon mal-être disparaît. Je me fous de Maria, de sa mère qui doit lui ressembler car il faut bien que des brutes pareilles trouvent leurs gènes dans une lignée maudite !

 Le 02 01 2022 : Haïkus (37)

Cette déchirure
longtemps après la rupture
je l’endure dure

La vie n’est pas sage
nous sommes tous de passage
dans ce paysage

Au milieu d’un champ
il veille sur ses moutons
il n’a pas d’enfant

La lune d’albâtre
ne la quittait pas de l’œil
la fumée de l’âtre

Change donc de vie
tu en as l’envie
n’oublie pas les tiens

Comme un grand lys blanc
sur le rivage il attend
que la mort le prenne

Sur un vieux grimoire
il trace des lettres
à la plume d’oie

Le soleil sur se couche
dessus la couche défait
par la nuit de fête

On ne dirait pas
qu’ils se sont aimés longtemps
avant les tourments

Que restera-t-il
de tous les serments d’amour
trop vite oubliés

Ils sauront bientôt
que le merveilleux amour
berne les nigauds


Le 01 01 2022 : Haïkus (36)

Nos deux fronts se touchent
tes yeux sont un océan
où je veux me perdre

Ta main s’abandonne
aux caprices de mes doigts
comme un papillon

Les heures s’écoulent
inutile de compter
le grand jour viendra

Dominer le temps
hier est plus important
que n’est le présent

La clé sur la porte
ne tournera jamais plus
le diable m’emporte

Marie se désole
elle a compté tous ces jours
passés sans amour

Elle se réjouit
en entendant les grands cris
de son nouveau-né

Nos plus grands efforts
et les plus désespérés
concluent note échec

Sa robe fleurie
flotte comme un étendard
dressé au printemps

Au fil du courant
ce n’est pas des algues bleues
mais un nœud d’anguilles

Le bébé écoute
la voix tremblante d’un homme
qui conte une histoire


Le 31 12 2021 : Ce qu’il est interdit de dire à une dame :

Vous êtes encore très bien conservée, pour votre âge.
Vous avez peut-être connu ma grand-mère, je crois qu’elle allait à la même école.
Y avait-il des voitures, quand vous étiez petite ? Elles fonctionnaient au charbon ?
À votre époque, ça n’existait pas les photos en couleurs.
J’ai toujours peur en vous voyant dans la rue, vous devriez prendre une canne...
Comment ça se passe chez vous, avec les jeunes ? Vous arrivez à vous entendre ?
Mère au foyer, ce n’est pas un métier, ça, vous ne préfériez pas être dactylo ou nounou ?
Ah bon ? Vous n’avez jamais eu de robe de la Reine des neiges à Noël ?
Quand vous étiez petite fille, saviez-vous que plus tard, vous deviendriez comme ça ?
Combien avez-vous de petits-enfants ? Si ça se trouve, vous êtes déjà bisaïeule ou trisaïeule.
Pourquoi, à votre âge, porte-t-on des petits chapeaux aussi bizarres ?
Vous êtes veuve ? Ça doit être triste d’enterrer tous ses maris.
Vous ne pouviez pas avoir un chéquier après votre mariage ? Vous ne saviez pas écrire ?
Vous faisiez vos robes vous-mêmes ? Il n’y avait pas de boutiques ?
Ils sont chouettes, vos bas, on ne voit presque pas que c’est des bas de contention.
Ça devait être bien, de se retrouver au lavoir tous les jours, entre bonnes-femmes. En somme, ça vous faisait de la distraction. Sans télé, vous ne deviez pas toujours rigoler.

Sachez Mesdames que je compatis, et, en tant qu’homme, j’entends souvent des questions aussi stupides et blessantes.

Le 31 12 2021 : Haïkus (35)

Petit horloger
il veille et le temps s’écoule
il ne dort jamais

Des pas dans la neige
cet homme marche isolé
il semble perdu

Seul dans l’océan
il sait le nom des étoiles
pour rentrer au port

Même dans un siècle
tu ne pourras pas apprendre
à chanter l’amour

La femme courbée
avance à tout petits pas
sa route est déserte

Je tremble toujours
en entendant le sifflet
des longs trains de nuit

Dans ces contrées perdues
où la pluie se fait si rare
on ne pleure plus

Une vibration
ravage les champs de mil
livrés aux criquets

Le fier cavalier
enlève une jeune fille
pour se l’épouser

Le train part sans lui
il ne peut pas la laisser
sur ce quai de gare

Un cri d’animal
a traversé l’air glacé
au matin blafard


 Le 30 12 2021 : La vie merveilleuse de Goldwyn (4)

Le matin, nous prenons le bus ensemble pour nous rendre en classe. Moi, je vais au lycée, nous déposons Goldwyn dans… un établissement où je ne suis jamais entré. Régulièrement, à force d’insistance, ma mère réussit à persuader une association quelconque de nous prendre mon frère. Elle n’est pas très regardante, les alcooliques anonymes ou la Société des sauveteurs en mer conviendrait, mais ça ne dure jamais très longtemps : on nous le rend après quelques jours. Maman se montre trop confiante, elle me dit qu’il rattrapera son retard, qu’un spécialiste lui a affirmé qu’il apprendra à lire et à écrire car on peut toujours progresser : on apprend bien aux chiens à aboyer en rythme avec la musique. J’ignore comment ils s’y prennent mais ce sont des gens très optimistes. Je mets ma main au feu que Goldwyn ne saura jamais aboyer en cadence. Je me suis promis d’aller me rendre compte, un jour prochain. Le chauffeur du car a reçu des consignes, il ne doit pas démarrer tant que Goldwyn n’a pas été récupéré par le concierge de cette crèche. Il faut admettre que ce vieux monsieur à casquette écossaise est toujours ponctuel, il n’a jamais fait défaut. Mon frangin l’a à la bonne, il le prend par la main et se laisse gentiment conduire derrière la grille de fer équipée d’un ferme-porte automatique. Il reste accroché aux barreaux bien après que le bus de ramassage scolaire a disparu au carrefour. Du fond du véhicule, je lui adresse un signe de la main à travers la vitre arrière. Il ne me répond jamais mais il ne me quitte pas des yeux. Quand je ne peux plus le voir, je vais m’asseoir à côté de Chloé. J’aime bien Chloé et je rêve de me marier un jour avec elle, si ses parents n’ont pas la mauvaise idée de déménager au loin, si l’un de nous deux n’attrape pas une sale maladie ou un train en pleine poitrine, si enfin elle consent à tolérer Olivier car il est hors de question que je lui sacrifie mon frère. Goldwyn est la face pénible de ma vie, Chloé en est la plus lumineuse. C’est un rêve éveillé. Auprès d’elle, les heures défilent à la vitesse de secondes. C’est à cela que je mesure l’intensité de notre amour. Elle m’enchante et m’intimide en même temps. J’ai toujours peur de tout détruire par un geste malheureux. Un jour j’oserai prendre sa main dans la mienne et la garder dans ma paume. Il me semble que son sourire, le regard bleu qu’elle me lance m’y encouragent mais je n’en suis pas absolument sûr. Si je gâchais tout en la brusquant ? C’est que je n’y connais rien aux filles. Je m’informerais bien auprès de papa… Je doute qu’il puisse me renseigner car quand j’observe la façon dont il s’y prend avec maman, je reste perplexe sur ses capacités. Il me paraît encore plus immature que moi. Sa gaucherie m’étonne toujours. J’ignore comment il s’y est pris pour séduire maman… Non, en réalité, je le sais parfaitement : il a choisi la seule femme aussi timorée que lui. Elle n’aura pas osé lui dire non, sachant que si elle temporisait, il ne tenterait jamais plus rien. Elle a fait un enfant tordu en tous sens : voilà bien la preuve qu’elle avait le ventre noué !
Chloé doit fêter son anniversaire dans quelques jours. Depuis une semaine elle me parle de la petite réception qu’elle a organisée. Elle ne m’a pas encore demandé d’y participer. Si elle savait combien cela me réjouirait ! J’ai décidé d’amener la conversation sur le sujet :
_ Combien serez-vous ?
Elle réfléchit un long moment en comptant sur ses doigts.
_ Une bonne douzaine, neuf copines et trois garçons.
J’ai l’impression que mon cœur est tombé dans le destructeur de papier et qu’il sortira de ma bouche en fins rubans. Je ne trouve pas le courage de lui demander qui seront ces trois gars qui concentrent ma haine. Je baisse la tête comme un taureau épuisé qui s’apprête à recevoir l’estocade.
_ Il y a Thomas qui est dans notre classe. William qui est mon lointain cousin et son meilleur ami Kyllian, me dit-elle spontanément.
Je reste muet, je ne sais pas pourquoi, je les déteste, ces trois abrutis que connaît Chloé. Elle partage leurs rires et leurs confidences aussi.
Je me sens défaillir, je m’agrippe à l’accoudoir pour ne pas basculer dans l’allée centrale.
_ Et puis il y aurait bien toi si tu acceptais mon invitation et si tes parents te le permettaient.
Je voudrais bien voir qu’ils s’y opposent ! Après tout ce que je fais pour eux !
_ Ne t’inquiète pas, je viendrai certainement.
_ C’est vrai ? Que je suis contente ! Tu connais mon adresse ?
_ Tu me la noteras sur un bout de papier… avec ton téléphone, on ne sait jamais, si j’ai un empêchement de dernière minute.
Je ne lui dis évidemment pas que je sais où elle vit. J’ai passé des heures sur Google-Map à observer sa maison, sur les Pages-blanches, j’ai trouvé son numéro de fixe et je n’hésite pas à faire un détour devant chez elle quand je suis chargé de faire les courses. Monsieur et madame Prigent, ai-je lu sur la boite à lettres de la propriété. Chloé Prigent. C’est joli, cela me paraît le plus aimable des noms. Ça a plus d’allure que Stéphanie Grimaldi ou Diana Spencer… enfin, il me semble.
_ Si tu le veux, tu pourrais amener ton frère, ajoute-t-elle.
_ Je ne pense pas que ce soit une bonne idée…
_ Pourquoi pas ? Je ferai ainsi sa connaissance. Je ne lui ai jamais parlé… S’il te plaît… J’aimerais le rencontrer et bavarder avec lui amicalement, sans préjugé.
Je m’abstiens de répondre, l’affaire mérite réflexion. J’hésite à lui dire qu’il n’y a personne en ce bas monde capable de bavarder avec Olivier. Il est fort probable qu’à l’heure des réjouissances, mes parents trouvent une bonne raison de me confier leur monstre et que je me retrouve condamné à la maison. Ou bien que Goldwyn se mette à gueuler en me voyant quitter l’appartement. Il est toujours collé à mes talons, jusqu’aux toilettes où je dois le conduire en laissant la porte ouverte comme s’il craignait que je ne m’échappe par le trou de la cuvette. Finalement, s’il pouvait m’accompagner, ce serait la meilleure des solutions, à condition que je ne le quitte pas des yeux. Mais la somme des dangers à éviter me paralyse. Comment réagira-t-il si quelqu’un met un disque comme cela se passera très probablement ? Pourvu que Chloé ne montre pas de chien ni de chat. Et si un gamin imbécile le bousculait en jouant ? Et si une fille tentait de lui caresser la joue gentiment ?
_ Alors, je peux espérer te voir avec lui ?
_ Il est très imprévisible, il déraille plus facilement qu’une kalachnikov et seul Superman peut l’arrêter. Il devient cinglé en une seconde, Dieu seul sait pourquoi. Il faudra que je te dresse la liste des règles à respecter pour éviter un accident nucléaire, dis-je.
_ D’accord, me répond-elle avec un air enjoué. Je ne déteste pas l’imprévu.
S’il le fallait, je viendrais avec un tigre du Bengale pour que ce sourire dure encore un peu. Le pauvre ange ignore à quoi elle s’expose. Si elle savait...


Le 30 12 2021 : Haïkus (34)

Ils vont côte à côte
le molosse et son vieux maître
mais qui tient la laisse

Il irait bien plus loin
si par bonheur il avait
un vélo tout neuf
 
Une tresse blonde
en coquille sur sa tempe
retient le soleil

Laisse la passer
la caravelle d’acier
déchire le ciel

Rien ne justifie
le vent qui vient s’infiltrer
entre nos deux corps

Une fleur venue
du sommet de la montagne
finit dans un pot

Je t’emmènerais
si seulement je savais
où l’on peut aller

Elle fit un bouquet
de coquelicots rouges
comme des baisers

Quand elle chantait
les hommes gardaient pour eux
leurs rêves secrets

Et tombe la pluie
il se forme des ruisseaux
dévalant les pentes

L’enfant dans la cour
attend la main d’un ami
pour faire une ronde

Sous le ciel trop bas
l’océan s’enroule et gronde
la fin de ce monde


Le 29 12 2021: La route de l'espoir (4)


A l’étape du soir, je tentais de me remémorer les événements depuis notre départ de notre ferme. Les pensées confuses se précipitaient dans mon cerveau. Je songeais à mes parents, à mes bêtes, à mes cultures où quelques obus avaient creusé de grands cratères dans le tendre des pousses de blé et d’orge. Entre les roues de l’attelage, nous observions les pas de ceux qui avaient décidé de marcher encore un peu alors que nombreux étaient ceux qui, comme nous, avaient choisi un emplacement où passer la nuit. Le hululement des moteurs des Junkers fondant en piqué sur nos colonnes nous glaça le sang et le crépitement des mitrailleuses se mêla aux déflagrations des bombes. Le premier chasseur longea nos rangs. Le pilote inexpérimenté dispersa ses munitions derrière le rideau d’arbres. Après ces trente secondes de soulagement, l’enfer commença. Autour de nous, les corps couchés sur le talus sursautaient sous les balles. Des malheureux se précipitaient pour porter secours à une personne aimée. J’enlaçai Marion et Jeannette, conscient que mes bras formaient une protection dérisoire. Au-dessus de notre tête, les projectiles déchiquetaient les planches dont les éclats zébraient l’air rempli de fumée. Le toit de notre abri laissait passer le rouge du ciel à chaque impact. Quatre chasseurs semèrent ainsi la terreur sur cette route, puis le silence suivit, un silence glacé avant les premiers gémissements. Jeanne répéta Maman doucement et n’obtenant pas de réponse, elle m’appela. Dans le creux de mon coude, je sentais la nuque de mon épouse qui s’abandonnait. Une coulée poisseuse et tiède courait sur ma poitrine. Je fermai ma bouche pour ne pas crier mon désarroi. Je passai ma main sur mon torse, sur mon ventre, sur mes jambes pour vérifier que je n’avais pas été atteint, moi aussi. Alors, je pris ma fille et l’écartai de ce lieu maudit. À cet instant, Paule vint à moi, elle serrait contre elle Thérèse qui sanglotait doucement.
    _ Je vous en supplie, venez vite, Frédéric a été touché.
    _ Marion est morte, répondis-je trop vivement. Elle est morte.
    La jeune femme porta sa main devant ses lèvres.
    _ Mon Dieu, souffla-t-elle, qu’allons-nous faire ? Vous êtes sûr ?
    Je lui confiai mon enfant pour me pencher sur Marion. Je la tirai hors de la remorque, sur l’accotement. Ses grands yeux ouverts accrochaient les lueurs des étoiles et de l’incendie qui dévorait un véhicule, non loin de nous.
    Le devant de sa blouse était maculé de sang, un trou dans son flanc gauche et un autre dans sa gorge où avait fleuri une mousse de sang. Mes doigts traquèrent en vain son pouls dans son cou. Anéanti, je me dressai face au ciel où le soleil honteux venait de se dissimuler. J’ouvris la bouche pour hurler contre ce Dieu aveugle mais aucun son ne sortit.
_ S’il-vous plaît, répéta Paule en tirant ma main vers la remorque.
    Je saisis leur toile par un angle et je la tirai au milieu du chemin tandis qu’un petit groupe de personnes formait un cercle muet autour de mon épouse. Je ne savais pas vers qui tourner mes efforts. Je me sentais assailli par un sort malin qui cherchait à me terrasser. Frédéric ne se plaignait pas, il ne paraissait pas souffrir, il me regardait fixement, il cherchait à comprendre le sens des attentions que je lui portais. Ses jambes gonflées épouvantablement sortaient de son pantalon déchiré sur toute la hauteur. Une bouillie de chairs où les miettes d’os éclatés brillaient comme des dents. Que pouvais-je faire pour empêcher la douleur qui ne manquerait pas de l’envahir rapidement ? Où trouver de l’aide ? Je tombai à genoux sans pouvoir contenir mon désarroi. J’ignore combien de temps, de minutes ou d’heures je suis resté ainsi, mortifié, entre le corps meurtri de Frédéric et le cadavre de Marion. Le convoi s’était remis en marche pour fuir cet endroit, le grand troupeau des inconnus défila sous mes yeux, soulevant la poussière rougie par le couchant, indifférent à ce qui venait de se passer. Ce n’était pas le premier massacre et chacun s’attendait à en subir d’autres dans les jours suivants. Impuissant à prendre la moindre décision, je m’assis sur le talus, m’accrochant à la folle illusion que j’allais me réveiller de ce cauchemar. Assise près de moi, résignée, Paule serrait nos filles contre elle. Elle ne pleurait pas, elle attendait simplement que Dieu s’intéressât un peu à nous.


   

 Le 29 12 2021 : Haïkus (33)

Assis sur des tôles
les enfants prenaient la pente
tels des avalanches

Et la crue noyait
les vergers et les jardins
des hommes sorciers

Le paon fait sa roue
mais dès qu’il tourne le dos
il montre son trou

La mer sans arrêt
recule pour revenir
sans se décider

Cette nuit, il pleut
des étoiles par milliers
Dieu fait son ménage

On peut effacer
nos fautes et nos erreurs
en disant pardon

Si l’on ne veut pas
être un esclave du temps
écoutons la mer

Partout dans la nuit
pleurent des femmes meurtries
par de mauvais anges

Si les chiens savaient
ce qui tourne dans nos têtes
ils se méfieraient

Tout autour de nous
des fantômes nus
agitent leurs bras

Un espoir de fleur
lève parmi les sillons
dans un champ de blé


 Le 29 12 2021 : Haïkus (33)

Assis sur des tôles
les enfants prenaient la pente
tels des avalanches

Et la crue noyait
les vergers et les jardins
des hommes sorciers

Le paon fait sa roue
mais dès qu’il tourne le dos
il montre son trou

La mer sans arrêt
recule pour revenir
sans se décider

Cette nuit, il pleut
des étoiles par milliers
Dieu fait son ménage

On peut effacer
nos fautes et nos erreurs
en disant pardon

Si l’on ne veut pas
être un esclave du temps
écoutons la mer

Partout dans la nuit
pleurent des femmes meurtries
par de mauvais anges

Si les chiens savaient
ce qui tourne dans nos têtes
ils se méfieraient

Tout autour de nous
des fantômes nus
agitent leurs bras

Un espoir de fleur
lève parmi les sillons
dans un champ de blé


    Le 28 12 2021 : L’héritage maudit :

    Ses parents s’appelaient Ducon et ils le prénommèrent Bernard… Bernard Ducon, c’est un sacré héritage pour un enfant innocent. Dès l’école maternelle, sa vie fut un enfer. Pas besoin d’être grand clerc ou psychologue pour imaginer ce qu’il dut supporter, les moqueries, les brimades, les cheveux tirés, les coups de pieds dans le cartable, les livres volés, les cahiers souillés. Eh, Ducon, qu’est-ce que tu as encore perdu ? On ne respecte pas quelqu’un qui s’appelle Ducon, un nom d’abruti, assurément.

Il voua une rancune tenace à ses parents qui n’y pouvaient rien et le comprenaient d’autant mieux qu’ils avaient souffert de la même malédiction.

Et son martyre se perpétua à l’armée où l’uniforme efface toute humanité, et plus tard, dans le monde terrible de l’entreprise. Il n’avait jamais droit à quelque promotion. On ne lui reconnaissait aucun mérite, il n’osait jamais réclamer, conscient de ne pas pouvoir effacer ce lourd handicap. Longtemps, il cacha son identité à la jeune fille qu’il aimait. Ce n’est que lors des fiançailles qu’il lui révéla l’objet de son plus grand tourment. Comme elle avait appris à l’aimer, elle lui fit promettre de tout faire pour corriger ce qui serait une tare pour leurs enfants comme cela était une douleur pour lui. Il promit de s’atteler immédiatement à la tâche. C’est à cette seule condition qu’elle accepta de l’épouser dès qu’il aura accompli les formalités. Mais l’administration traîne les pieds et une telle démarche prend un temps disproportionné. Il ne lui fallut pas moins de deux ans pour obtenir satisfaction.
    Le dossier constitué remplissait un étage de la bibliothèque. Des jours et des nuits à espérer, à remplir des formulaires en deux ou trois exemplaires. Il n’en voyait pas l’issue.
    Et pourtant, un soir, il rentra chez lui en chantant à tue-tête : Ça y est, j’ai enfin réussi ! Jamais plus on ne m’appellera Bernard Ducon.
    La future épouse s’accrocha au cou de son futur mari : Merci mon Dieu ! Comment t’appellera-t-on désormais ?
_ Fini, Bernard Ducon, à partir de ce jour béni, je suis Antoine Ducon !!!


    Le 28 12 2021 : Haïkus (32)

Ils tiennent leurs mains
ils ne veulent pas se perdre
mais partir ensemble

L’étoile filante
a parcouru le ciel noir
sur les horizons

Un oiseau caché
dans le bouquet de roseaux
défie le soleil

La fille alanguie
sur le sable de la rive
au sommeil se livre

Un mulot pressé
a trotté jusqu’à la grange
où son nid l’attend

La sirène hulule
est-ce un âne qui se plaint
un enfant qui hurle

Le pas des soldats
comme un métronome
dit la vie des hommes

Un ruisseau de larmes
pour épancher le malheur
des hommes des femmes

C’est toujours pareil
quand le navire appareille
se lève un soleil

Les chemins toujours
tôt ou tard sont escarpés
pour briser nos reins

Les hommes gobaient
du riz blanc pétri en boules
dans leurs doigts meurtris

 Le 27 12 2021: Le monde enchanté de Cora (extrait)

 Je n’ai jamais vu d’homme dans ma famille, pas de grand-père, pas de papa, pas de tonton ni de grand frère. Une lignée d’amazones.

    J’ai questionné ma mère au sujet de mon géniteur :
_ Dis, Cora, qui était mon père ?
_ Comment veux-tu que je te réponde ? Je n’en sais rien, si tu crois que je demandais leur carte d’identité à tous ceux qui défilaient chez moi… Si ça se trouve, celui-là ne sait même pas que tu existes. Ce n’est pas plus mal ainsi, qu’est-ce qu’on ferait de lui ? On assez de mal à nous occuper de nous-deux…
    Elle a raison. Elle a un fromage mou à la place du cerveau mais elle est la sagesse personnifiée. Elle jouit d’une forme d’intelligence personnelle qui ne s’encombre d’aucune forme de contrainte ni de morale. Elle ignore les usages, la bienséance, la mesure, la discrétion. Elle n’est dirigée que par ses émotions brutes, sans aucun filtre.
    Maman souffre d’une déficience mentale. On ne dit pas qu’elle a une case vide, qu’elle est tarée ou qu’elle est folle. Dingue, ce n’est un qualificatif que les médecins qui l’ont suivie n’ont jamais prononcé. Si je m’obstine à lui apprendre l’alphabet, elle demeure incapable de lire, au deuxième mot, elle a oublié le sujet du texte. Alors, je ne lui achète que les livres cartonnés destinés aux enfants de cinq ans. Cela ne la dérange pas et elle pleurniche quand le caneton se perd dans les joncs de la mare. Ses larmes spontanées me remuent et nous voilà deux à pleurer comme des fontaines. Elle ne progresse pas trop mais j’ai parfois l’impression qu’elle me fait régresser.
    Elle ne compte pas plus loin que cinq car elle n’a que cinq doigts par main, dit-elle. Elle ignore la différence entre hier et demain, elle ne vit que l’instant présent, intensément. C’est une sorte d’animal fragile mais elle est aussi capable d’arrêter une locomotive lancée à pleine vitesse par la seule force de sa volonté inébranlable. Elle ne doute de rien. Elle a peu d’idées mais elle s’accroche comme une bernique aux rares réflexions qui lui traversent l’esprit. Je crois bien qu’elle est heureuse en dépit de l’évaluation consciente qu’elle se fait de ses capacités, de sa vie, de ses envies.
    J’ai vite compris qu’il était inutile, voire impossible de la convaincre. Elle est ainsi faite, c’est une fatalité, personne n’y peut rien.
    Je me vois donc obligée de la surveiller constamment pour éviter les catastrophes qui, malgré ma vigilance, nous tombent dessus.
    Ne pensez pas que je me considère comme une enfant martyre et que je lui en veuille, elle fait de son mieux. Elle pèle les légumes, elle s’occupe assez bien du ménage, elle sait démarrer le lave-linge que j’ai préalablement rempli, elle peut se rendre à la boulangerie pour acheter le pain à condition que je lui prépare la monnaie, mais elle n’a aucune notion de l’élégance. Elle a une conception personnelle du beau et du moche. Ses goûts diffèrent de ceux du commun des mortels. Elle ne résiste pas aux paillettes, aux bijoux de pacotille, au tulle, aux habits de princesse et l’envoyer seule dans un magasin de mode, c’est prendre le risque de la voir revenir accoutrée en Pocahonta. J’en ai fait la pénible expérience un jour qu’accaparée par mes révisions, je ne l’ai pas accompagnée pour orienter ses choix.
    Quand je suis allée rendre le déguisement à la boutique, la vendeuse me confia qu’elle n’avait pas réussi à convaincre Cora qu’elle avait dépassé l’âge de ces excentricités. Sa réponse était simple : elle avait mûrement réfléchi, il n’y avait pas à revenir sur sa décision, si on ne voulait pas lui vendre cette marchandise, pourquoi l’exposer en vitrine ? Elle ne faisait pas de différence entre les rayons des déguisements et celui des articles du quotidien.
    Dans le bric-à-brac de sa tête, ma mère possède une aptitude rare à la joie, au bonheur, au plaisir. Elle n’est pas avare de câlins, de fous-rires inexplicables et dévastateurs. C’est ma mère et je l’aime telle qu’elle est, mais je préfère ne pas l’emmener à la distribution des prix de fin d’année où ses hurlements stridents figent l’auditoire. Elle n’est que ce qu’elle est et je l’aime telle qu’elle est. C’est à prendre ou à laisser et je la prends comme elle s’est présentée à moi.


Le 27 12 2021 : Haïkus (31)

Le matin dépose
entre les doigts de tes mains
des baisers rosés

J’ai longtemps cherché
la nécropole où finissent
les amours défuntes

L’amour ce bandit
qui traque les innocents
pour voler leur cœur

Un chat veut l’oiseau
qui guette le papillon
c’est jour de banquet

Quelque part là-haut
on traîne du mobilier
il pleuvra bientôt

On ne sait jamais
d’où viennent tous ces mots doux
qui nous rendent fous

Le hasard s’amuse
quand pour nous il fait rimer
serpent et serment

Ferme donc ton cœur
au charme des mandolines
qui te meurtriront

Le clap des semelles
sur les miroirs de la pluie
joue au métronome

L’infante a rougi
le jeune prince murmure
un flot de mots doux

L’arc des joncs souligne
les méandres des rivières
peignés par le vent

 Le 26 12 2021 : Les petits vieux n’ont pas dit leur dernier mot (extrait City éditions)

_ Veut-il sa douche ce matin?
_ Merci, Maria, je me suis lavé avec un gant.
_ Depuis quand ne t'es-tu pas douché?
_ Je me suis douché hier.
_ Ça m'étonnerait. Le sol de la salle de bains n'était pas humide quand j'ai fait le ménage. Je me suis fait la réflexion: ce vieux cochon de Pierre ne s'est pas douché depuis quinze jours au moins. Il en est capable, ce porc, que je me suis dit…
    Je m'efforce de rester sur le ton de l'aimable conversation.
_ Vous avez raison, Maria, je ne me suis pas douché ici, dans ma chambre.
_ Tu vas prendre ta douche chez une copine? Qu'est-ce que tu me racontes encore? Ainsi, vous organisez des séances de bain entre les pensionnaires? Un jour chez toi, demain chez un autre? C'est ça? En public, comme au hammam?
_ N'allez pas chercher si loin, Maria. Comme vous veniez de laver ma chambre, j'ai préféré prendre ma douche dans l'ancienne salle de bains commune. J'ai pris mes affaires, mon gant, ma savonnette, ma serviette et j'ai tout bonnement pris ma douche dans la salle de bains commune, au bout du couloir.
_ Tout bonnement, au bout du couloir, insiste-t-elle.
_ Tout bonnement, dis-je.
_ L'eau n'était pas trop froide?
_ Elle était excellente.
_ Un peu chaude peut-être…
_ Excellente, vous dis-je.
_ Alors là, dit-elle, tu es fortiche si tu as réussi à prendre une douche dans la salle de bains commune.
_ Rien de compliqué. Je me suis mis sous la pomme de douche et j'ai tourné les robinets.
_ Tu as réussi à tourner les robinets? Tu es vraiment prodigieux.
_ Rien de plus facile, dis-je. L'eau chaude à gauche, l'eau froide à droite, il suffit de doser le mitigeur pour avoir de l'eau tiède.
_ Où étaient les robinets?
_ À leur place, à peu près à un mètre du sol, sous la pomme de douche, contre le mur du fond.
_ Alors là, Pierrot, tu es fortiche. Je peux même t'avouer que tu m'épates. Il a réussi à prendre une douche au bout du couloir. Tu dois être le seul à pouvoir faire ça!
_ Tout bonnement.
    Elle me saisit par le bras et m'entraîne dans le corridor avec la délicatesse d’un équarrisseur. Elle me traîne plus qu'elle ne m'accompagne. Elle pousse la porte de la salle de bains d'un coup de pied et me plante devant les cabines. Les portes sont dégondées, plus de tuyauterie, plus de robinets! De grandes traces brunes sur le sol, des trous dans le mur à la place des vis absentes.
_ Voilà quatre mois que la salle de bains a été démontée. Des ferrailleurs ont emporté tous les accessoires de plomberie. Et toi, tu as pris ta douche ici, hier! Tu t'es lavé à l'air du temps, goret !
    Je n'ai pas eu à attendre longtemps avant de me retrouver cloué au carrelage de ma salle de bains, nu et tremblant.

Un jour, je l’étranglerai, c’est certain. Un jour, je l’assommerai avec ma canne jusqu’à lui éclater la pastèque qui lui sert de crâne. Un jour, alors qu’elle sera penchée à la fenêtre à espionner ce qui se passe en bas, je lui saisirai les chevilles et je la ferai basculer dans le vide. Un jour… Je ne suis pas à court d’idées sur les moyens de me débarrasser de ce poison.


Le 26 12 2021 : Haïkus (30)

Quand tu dis Mon fils
je tremble d’avoir un jour
à te rendre triste

Sa marche titube
s’est-il bu encore enivré
c’est le poids des ans

Les nuages courent
sur le grand miroir du lac
image inversée

L’homme au dos brisé
souffre encore pour les hommes
son mal sur la croix

La nuit de Noël
nous apporte sa magie
panse nos blessures

Dans la neige épaisse
des empreintes nous signalent
une solitude

Jamais les aurores
ne verseront assez d’or
pour nous retenir

Un chat blanc couché
sur le muret d’un bassin
se bronze au soleil

Et le mal de mer
tue les rêves au long cours
de terres lointaines

L’hiver vient orner
les branches des orangers
de petits soleils

La fenêtre close
n’étouffe pas le babil
d’une jeune vie


Le 25 12 2021: Haïkus (29)

Pleure l’enfant pleure
toi qui ne sais pas pourquoi
bientôt tu sauras

Ma main sur mon front
retient les mille secrets
frêles souvenirs

Le grand champ de blé
fait des vagues sous le vent
océan déserter

Le chien suit le maître
et nous suivons le destin
fixé par nos rêves

Va savoir pourquoi
c’est elle que j’ai choisie
pour toute une vie

Pêcheur à la ligne
tu ignores qui mordra
qui te trompera

la file d’attente
où se suivent les clients
des veaux sacrifiés

Aucun chant guerrier
ne me fera palpiter
autant qu’un babil

Ils sont trop nombreux
ceux qui avancent d’un pas
pour chasser nos frères

Souvent le spectacle
de ce monde si cruel
me brûle les yeux

La longue jetée
balayée par la tempête
plonge dans la mer

Le 25 12 2021 : Le rêve éphémère (extrait 2)

Tu pensais être de retour avant les moissons, tu en aurais mis ta main au feu et quand j’émettais des doutes, tu partais d’un éclat de rire comme si j’avais dit une énorme bêtise. J’aurais tant voulu me tromper, pourtant ce matin, nous voilà à passer la faux, papa et moi. Un vieil homme et une femme enceinte pour exécuter ce travail qui te revenait de droit. Ce n’est pas une tâche pour les anciens ni pour les épouses fécondées mais pour les jeunes hommes pleins de force tels que toi. Maman marchait derrière nous pour lier les gerbes d’avoine pour les bêtes. Je savais que ma mère ne pourrait pas bouger ce soir, les reins brisés. De même, mon père sera incapable de se relever de sa chaise après le souper. Leur douleur me faisait mal autant que le sentiment de culpabilité. Ils nous ont rejoints dans notre ferme pour finir leurs jours près de nous, pas pour que nous les mettions au labeur. Quand tu étais à la maison, tu t’insurgeais quand papa prenait la pioche ou soulevait un sac de blé. Tu lui arrachais l’outil ou la charge des mains : N’en avez-vous pas assez fait ? Voulez-vous donc vous rompre le dos et finir dans un lit, sans bouger, comme une poule couveuse ? C’est cela que vous cherchez ? Il souriait devant ton affection outragée et il t’obéissait car c’était dans l’ordre des choses. Et aujourd’hui, que fais-tu, sinon nous abandonner à ce pénible labeur que tu aurais accompli comme rien ?

Je me rappelle l’année 1913, à la même époque, quand tu me faisais encore la cour et que tu nous aidais à la récolte dans notre métairie. Nous avancions entre les vagues mouvantes des tiges blondes, une mer dorée s’ouvrait devant nos pas et tu te balançais comme une barque sur les flots. Je te suivais pour étaler les épis. Régulièrement, tu jetais l’ancre pour t’abreuver à la bouteille ou pour passer le mouchoir sur ton visage ruisselant. Les perles de sueur posaient une couronne de soleil à ton front. Tu jetais au ciel un regard plein de défi et tu reprenais ton pas tranquille. Que je t’aimais.

alors, d’un amour paisible et assuré qu’aucune peur ne venait taler, j’avais confiance en toi, en ta toute-puissance. Tu étais capable de toutes les prouesses et le monde te servait. Rien ne t’atteignait et rien ne pouvait ébrécher le diamant de notre amour. Alors, je ne pensais jamais à l’accident, au fer rouillé qui blesse la chair et pervertit le sang, à la maladie qui te clouerait dans un fauteuil, et encore moins à une guerre qui t’emporterait loin de notre nid. Alors qu’aujourd’hui, je tremble continûment, pour mes parents que l’âge affecte de jour en jour, pour cet enfant qui dort en moi et que je nourris dans la crainte de ne pas pouvoir l’accompagner à terme, pour toi que j’imagine dans un enfer de feu et de chairs broyées, mort peut-être. Je regrette de ne pas t’avoir assez répété mon amour, de ne pas avoir assez joui de toi quand je le pouvais encore, de ne pas t’avoir assez observé pour me rassasier de ton image, de ne pas t’avoir assez écouté chanter ou parler ou rire. Tous ces instants magiques perdus. Vois-tu, mon Joseph, je garde au cœur l’amertume d’avoir laissé passer ces mille petits bonheurs sans songer qu’un jour, je devrais apprendre à m’en priver.

Nous progressions dans les blés depuis les premières lueurs du jour. Au début, notre ombre restait sagement derrière nous, puis vers midi, elle se réduisait à une chaîne entravant nos pieds. Avant la nuit, elle rampait de tout son long devant nous, forme brune de sang sur laquelle nous marchions à chaque pas. Et quand nous nous arrêtions pour reprendre un peu le rythme de notre respiration, c’était comme si nous nous tenions devant notre propre cadavre sombre gisant, la tête vers l’ouest.



    Le 24 12 2021: Haïkus (28)

Il a tant cherché
les chemins de son enfance
qu’il s’y est perdu

Et ce jour viendra
où nous devrons nous quitter
pour le grand voyage

Ouvre-moi tes bras
pour que j’y fasse mon nid
mon port mon abri

Il suffit d’un signe
d’un battement de paupières
et le soleil brille

Jamais ne nous quittent
les amours mortes survivent
aux assauts du temps-là

Il tourne le dos
il est parti trop longtemps
pour combler le vide
Les mots restent vains
je tiens ta main dans la mienne
mon enfant ma reine

Un cœur en dérive
c’est une âme en perdition
c’est un bateau ivre

Fillette tu rêves
d’un puissant prince charmant
ce n’est qu’un passant

Le poisson d’argent
se glissait dans le courant
sur son ventre blanc

Un chant dans la nuit
s’élevait jusqu’aux étoiles
pour chanter l’amour


    Le 24 12 2021 : Le rêve éphémère (extrait 1)

    Depuis quelques jours, papa sort avec moi au passage du facteur. Il l’attend sur le perron après l’avoir longuement guetté derrière la fenêtre. Dès qu’il l’aperçoit au bout du chemin, il enfile ses sabots pour venir à sa rencontre. Il s’adosse au mur de la ferme comme s’il venait pour fumer sa pipe mais son visage ne reflète aucune tranquillité. Bien au contraire, il ne peut pas dissimuler une angoisse qui contraste avec ce qu’il me dit pour me rassurer. Cette fois-ci, tu l’auras, cette précieuse lettre que tu attends. À force, il est impossible qu’il ne trouve pas un instant de liberté pour te faire un mot, ça ne lui ressemble pas. Les soldats n’ont pas un emploi du temps de ministres quand même ! Ils ne passent pas leurs journées sur les champs de bataille, ils se reposent parfois à l’arrière, ils se relayent au combat, ils économisent leurs forces car les troupes fraîches sont plus efficaces, le moindre sergent sait cela.
    Je ne lui ai encore rien confié de ma grossesse pour ne pas ajouter à ses soucis, il se tourmente assez comme ça. Sans s’en ouvrir à sa fille, il ne pourrait pas s’empêcher d’imaginer le pire : un enfant qui ne connaîtra jamais son père. Un destin pareil au sien, un gosse de l’assistance abandonné au tourniquet de l’hospice. Comme il n’avait pas de nom, on lui a donné celui de Sabaton, pas pire qu’un autre mais pas meilleur, un nom d’emprunt qui ne dit rien de ses origines. Une enfance passée avec les cornettes pour horizon et les rosaires comme des chaînes de forçat, à l’écart du monde, une éducation plus que sommaire et la grande solitude de ceux qui naissent sans attache, différents jusqu’à leur mort. Cela, papa ne le voudrait pas pour son petit-fils. Aussi, j’ai résolu d’attendre le plus tard possible pour le ménager. Je le lui annoncerai quand tu m’auras écrit, quand je te saurai sain et sauf, à l’abri, loin du front. Je ne voudrais pas qu’il pense qu’en naissant bâtard, il avait ouvert une longue lignée d’enfants sans père, sans histoire, sans repère. Les étreintes honteuses entre maîtres et servantes remplissent assez les orphelinats sans que les guerres n’aggravent la situation des gamins sans patronyme.
Quand le postier s’approche du portail, nous avançons vers lui, mon cœur s’affole dans ma poitrine et papa est plus livide de jour en jour. Le vélo ralentit un peu, il vient de grimper le raidillon et veut rester sur sa lancée. Rien pour aujourd’hui, sûrement demain. Dans son uniforme bleu-marine, l’homme va porter le courrier à l’exploitation voisine, un peu plus loin. Le fils est parti quelques heures avant toi et il ne se passe pas de semaine sans que sa mère ne reçoive de ses nouvelles. Parfois, plusieurs lettres ensemble qui grossissent une grosse enveloppe bistre rangée sur son armoire. Mon père tente de me consoler : Le Firmin a eu plus de chance que ton Joseph. Cela ne signifie rien car dans l’armée, la roue tourne plus vite qu’on ne le voudrait. Un jour ici, dans une belle planque et trois jours plus tard, va savoir pourquoi, en première ligne sous les obus. Si ça se trouve, dans quelques jours, les rôles seront inversés et les Braud se désespéreront alors que tu liras des pages et des pages accumulées. Je ne le leur souhaite pas, tant mieux pour eux, mais c’est pour dire. Va, ma petite et fais confiance au Seigneur qui ne t’a jamais abandonnée.
    Je lui réponds que je ne souhaite aucun mal aux voisins, que je me réjouis pour eux, j’aimerais seulement que la chance s’occupe aussi un peu de nous. Papa me tient par l’épaule pour me reconduire vers la maison : Ne t’inquiète donc pas, tu ne languiras pas longtemps. Tu sais, les troupes ne cessent pas de courir d’un front à l’autre, difficile de garder une boite postale pendant ces manœuvres. Ton homme t’écrira dès qu’il sera  replié dans une zone plus calme. Crois-moi, il est trop tôt pour te faire du souci. Je suis certain qu’il pense à toi, chaque jour que Dieu fait.    
    J’ignore s’il croit ce qu’il m’affirme. Sa voix ne porte aucune flamme, aucune conviction. Il semble se répéter sa prière du matin. En vérité, il n’ose même pas espérer embellir la journée qui s’annonce. Il sait parfaitement que cela ne soulagera pas mon impatience. Il récite ce qu’il doit dire parce que c’est ce qu’il doit faire, parce que ça ne coûte rien et que le hasard se montre capricieux. Il ne vérifie pas si ses paroles m’ont apaisée. Il a accompli sa mission de père en tentant de me rassurer et cela lui suffit.
    Maman ne semble pas remarquer pas notre manège, elle feint de s’occuper à la cuisine, une larme coule sur l’aile de son nez bien qu’elle n’épluche pas d’oignon. Cela me fait mal, mal pour elle et mal pour moi. Elle jette enfin un bref regard sur mes mains vides, pas de courrier de toi. Elle ne cherche pas mes yeux. Elle ne veut pas voir ma détresse. Maman ne sait pas mentir, elle est le témoin impuissant de la folie des hommes. Si les femmes avaient un jour réussi à raisonner leurs maris et les gouvernements, la guerre serait un mot interdit depuis des siècles. Elle ne comprend pas comment on en est arrivé là, à penser qu’attaquer le pays voisin apporterait la clé du problème, qu’on parviendrait à régler une situation délicate en laissant derrière les armées une longue traînée de cadavres, que la fureur des canons compenserait l’échec des diplomaties. Moi, je ne vois que ton silence, ton absence. Tes bras me manquent, la paume de ta main ne réchauffe plus ma peau, ne dissipe pas le vide en moi, c’est un sang gelé qui se fraye un chemin dans mes veines et se cogne comme les morceaux de glace sur le torrent de plein hiver. Je ne veux pas le reconnaître mais c’est déjà le froid de la mort qui circule en moi. Reviens vite me redonner la vie, seul ton sourire pourra balayer cette tristesse qui chaque jour me gagne un peu plus. Viens ranimer mon souffle et m’apporter enfin le soleil vital.


    Le 23 12 2021 : Salut Tito.

    C’était à la fin des années 60, je travaillais dans un important bureau d’études avec des dizaines d’autres dessinateurs en béton armé. Nous travaillions pour des projets répartis dans le monde, un peu partout, de grandes marques françaises construisaient des usines, des ponts, des équipements et notre bureau devait recourir aux nombreux intérimaires afin de mener à bien tous les projets. Parmi eux, les dessinateurs de Yougoslaves étaient appréciés pour leurs capacités. Dans leur pays, il n’existait pas d’école de dessin de béton armé, on enseignait les plans techniques dans la filière architecture. Aussi le travail des Yougoslaves se reconnaissait au premier coup d’œil, la présentation était impeccable, l’écriture penchée était calligraphiée. Dans mon groupe, trois dessinateurs des Balkans travaillaient ensemble : un Bosniaque, un Serbe et un Croate se côtoyaient en bonne intelligence. Chaque matin, penchés sur la planche à dessin de l’un ou de l’autre, ils menaient un étrange conciliabule. Ils choisissaient des chevaux qui participaient au prochain tiercé à Vincennes ou à Auteuil. Ils pariaient ensemble et je voyais des billets de banque et des tickets circuler de main en main. Parfois même, ils partaient à dix-huit heures et prenaient un verre au café PMU, près du métro de La Défense. Göran, l’un des trois, le Croate, aimait bien échanger quelques mots avec moi. Il me parlait de Makarska-riviera, une plage en face de l’île de Brac. Il me décrivait la barrière d’îles, toutes différentes, qui protégeait ce lieu des habituelles tempêtes de l’Adriatique. Les pins-parasols avançaient leur ombre jusqu’au bord de l’eau cristalline où il suffisait de casser un oursin pour attirer des bouquets de poissons multicolores. Il ne tarissait pas de descriptions si alléchantes que, lorsqu’il me dit qu’une de ses cousines y tenait une pension de famille où des Allemands aimaient passer leurs vacances, je m’empressai d’y retenir une chambre. Le dépaysement était au rendez-vous dans cette république marquée par l’emprise de Tito. Des portraits du président détesté ornaient chaque commerce, les boutiques étaient vides, les pompes à essence très rares, la route côtière très meurtrière car elle surplombait la falaise et les lieux d’accidents mortels étaient marqués par une petite veilleuse et un bouquet de fleurs. Des enfants misérables nous tendaient des asperges sauvages et des tortues. Les autobus fonçaient comme des déments car les chauffeurs étaient payés au tour. Plus d’une fois je dus m’arc-bouter sur le frein pour éviter une collision. Le trajet ne fut que péripéties et frayeurs et une fois arrivés sur les lieux, je décidai de ne plus utiliser mon véhicule que pour de courtes sorties dans les alentours, à Split ou à Dubrovnik.

    Mon ami Göran vint nous rendre visite à Makarska avec sa compagne qui travaillait à la télévision nationale. Le soir, après le dîner, nous allions marcher une heure où deux au long de la mer. Nous bavardions, Göran nous expliquait comment son père avait connu la prison et la déchéance pour avoir demandé que les bénéfices de l’entreprise qui l’employait soient mieux répartis et réinvestis dans la modernisation des outils au lieu d’être envoyés en Serbie ou au Montenegro chez des gens qui vivaient en parasites. Son frère et lui avaient pu quitter le Croatie à temps mais leur père était mort de faim et de froid car, empêché de travailler, sans ressources, pour se chauffer, il n‘avait d’autre recours que de longer les voies ferrées pour glaner les morceaux de charbon tombés de la locomotive. Nous nous promenions paisiblement quand soudain, Göran fut pris de violents vomissements qui le pliaient en deux, il se tenait le ventre, il suffoquait tandis que sa compagne tentait vainement de le calmer. Mon épouse et moi, nous nous inquiétions de cet crise terrible et de ses origines. Elle nous expliqua que nous étions passés devant un restaurant sur lequel était écrit : Cuisine traditionnelle de Serbie. Göran cracha par terre, maudissant cet intrus étranger qu’il renvoyait à son ignoble contrée. La scène à laquelle nous venions d’assister me troubla et, le lendemain, sur la plage, auprès de mon ami je m’étonnai de sa violente réaction. J’ignorais que tu détestais autant les Serbes, lui dis-je. En France, tu les fréquentes sans problèmes… Il me rétorqua sans hésiter : En France, ni eux ni moi ne sommes chez nous, ici, dans mon pays, je ne veux pas voir ces gens qui nous affament. Ne te fais pas d’illusions, ils nous haïssent autant que nous les haïssons.
    Il avait raison, quelques années plus tard, nous avons pu déplorer une des guerres les plus sauvages qui qui endeuilla l’Europe. Je perdis de vue Göran mais il me fut donné de connaître un couple de Croates réfugiés dans le Val-d’Oise. Ils recevaient à leur table des Serbes et des Bosniaques, des Slovènes mais quand ils se retrouvaient seules avec nous, leur haine épouvantable remontait et ils honnissaient les mêmes personnes à qui ils venaient de servir le repas. Le régime brutal et répressif de Tito avait su faire vivre ensemble ces gens qui ne s’entendaient pas. Tito mort, le pays éclata.




     Le 22 12 2021 : Le grain de sable.

    Philippe se promenait sur la corniche. Il appréciait cette proximité avec la mer. Cela calmait ses colères. La Méditerranée lui proposait chaque jour un visage différent. Il aimait tout : la furie des vagues qui déferlaient sur les rochers, balayaient les plages, rebondissaient vers les nuages, éparpillaient les mouettes criardes, mêlaient les embruns aux orages. Il aimait aussi le calme, quand la nature se reposait de ses excès, quand elle respirait comme une fiancée lascive. Il se demanda s’il supporterait ces sautes d’humeur de la part d’une femme, certes non, définitivement non. Devant lui, venant à sa rencontre, il distingua un homme qui portait un enfant sur ses épaules. De temps en temps, le passant s’arrêtait pour montrer quelque chose à l’horizon et le garçonnet tendait aussitôt le bras vers le large. Que lui désignait-il, un navire partant vers la Corse ou le Maghreb ? Le gamin jetait son corps en arrière, comme un cavalier de rodéo, le cou tendu vers le ciel et son père le retenait pas les bras pour l’empêcher de tomber.
    Philippe s’adossa à la rambarde pour les attendre et les observer. Leurs rires lui parvenaient malgré le vent qui balayait la côte, comme souvent. Un petit pincement le saisit au cœur. Lui aussi aurait pu avoir un fils semblable à celui-ci si les choses s’étaient présentées autrement. Il calcula rapidement dans sa tête : cinq ans, cinq ans déjà qu’il n’avait pas vus passer. Qu’avait-il fait d’important pendant ces années ? Avait-il accompli ce grand voyage autour du monde comme il le projetait ? Non, au dernier moment il y avait renoncé pour une mauvaise raison impérieuse. Il était resté à Sète, sans savoir quelle orientation donner à sa vie. Il s’était promené sur la corniche à contempler la Méditerranée. Peut-être aurait-il dû accepté cette vie que lui proposait Jeanne avec son bébé dans le ventre, avec cet être mystérieux qui grandirait vite, qui allait tout exiger de lui, qui allait réclamer son attention, son affection, son existence. Au dernier moment, il avait refusé, tout en bloc, Jeanne et l’enfant qu’elle lui imposait.
    Elle avait protesté : Tu ne peux pas faire ça, c’est monstrueux, trop facile, c’est lâche. Tu piétines tes promesses, tu n’as pas de cœur, pas de fierté. Qu’allons-nous devenir, ton fils et moi ? Il se bouchait les oreilles, ne voulait rien entendre, ne rien écouter, les mots qu’elle lui disait le liaient comme une chaîne, le ligotaient, l’enterraient. Il s’est enfui, il n’a plus chercher à la revoir. Un jour, il entra dans le hall d’immeuble où elle habitait. Il voulait prendre de ses nouvelles, savoir comment elle s’en tirait. Le nom avait été changé sur la boîte à lettres, un nom et un prénom masculin. Elle avait sans doute déménagé dans sa ville natale, vers Valence, loin. Il avait questionné les amies de Jeanne qui lui répondaient à peine, avec une moue dédaigneuse. Elle avait eu un petit garçon, Olivier, un beau bébé. Elle l’avait fait toute seule, sans l’aide de personne, elle avait fait preuve de beaucoup de courage. Non, non, elle n’avait pas cherché à le remplacer. Les hommes, c’était fini pour elle, il l’avait définitivement dégoûtée de l’amour, elle ne pouvait plus accorder sa confiance à quiconque. Je comprends, répondait Philippe. Je n’étais pas prêt, trop jeune. Parfois l’amie de Jeanne protestait, s’insurgeait. Mais pour lui faire un enfant avant de l’abandonner honteusement, tu te sentais assez mûr ? Il baissait le tête, il buvait sa honte et tournait le dos pour déguerpir comme il l’avait toujours fait quand le souvenir de Jeanne et de son bébé s’imposait à lui.
    Sur la corniche, l’homme et son garçon arrivèrent à sa hauteur. Le petit tendit sa main vers lui en souriant. Philippe lui saisit les doigts pour y déposer un baiser rapide. Il y laissa aussi une larme. Ça ne va pas, Monsieur, vous ne vous sentez pas bien ?
    Philippe ébaucha un sourire gêné. Merci, je vais bien, c’est le vent, j’ai un grain de sable coincé sous la paupière. Ce n’est rien.


 Le 22 12 2021 : Haïkus (26)


La table de noces
une nappe préparée
souillée par le vin

Un éclair d’acier
a traversé le berger
au milieu du front

La chanson s’envole
par-dessus les toits de paille
vers l’été joyeux

Le petit matin
réveille tous les espoirs
d’une vie meilleure

Le poison du mal
se glisse dans les esprits
en haine de l’autre

La pierre a roulé
jusqu’au fond de la vallée
comme un fruit tombé

Vois le grand soleil
qui réchauffe ton vieux corps
te brûle les yeux

Le petit chat blanc
roule la balle de laine
jusqu’au bas des marches

Soleil du matin
glisse tes doigts de lumière
entre les volets
Sur le carrelage
une fourmi minuscule
commence un voyage

Les rides dessinent
des milliers de graffitis
sur sa peau tannée


 Le 21 12 2021 : Le monde enchanté de Cora

    Cora ne fait pas les choses comme tout le monde. Elle les fait différemment mais avec toujours une bonne raison. Elle ne se soumet pas au carcan des usages. Elle ne respecte ni foi ni loi, une desperada, Calamity Jane.
    Par hasard, je suis tombée un beau matin sur sa carte d’identité qu’elle avait soigneusement rangée dans une vieille boîte de gaufrettes. Elle avait remplacé sa photo par celle du comédien Gérard Philippe qu’elle avait découpée dans une revue de papier glacé. J’ai reconnu le chapeau de paille rongé et maculé de sueur qu’il portait dans Les orgueilleux, ce sublime film qu’il tourna avec Michèle Morgan sous la direction d’Yves Allégret. Je venais de le découvrir à la télévision et j’en étais encore toute retournée. Il n’en demeurait pas moins que son image n’avait rien à faire sur les papiers personnels de ma mère.
    _ Cora, peux-tu me dire pourquoi tu as remplacé ta photo par celle de cet artiste ?
    _ Il est beau, n’est-ce pas ? Il ne te plaît pas ?
    _ Là n’est pas la question. Si tu présentes ces papiers à un contrôle policier, tu es sûre de te retrouver en taule pour falsification d’identité.
    _ Moi, je le trouve très beau, beaucoup plus beau que moi et j’aurais voulu lui ressembler si j’avais été un garçon.
    _ D’accord, c’est un bel homme, mais il ne porte pas ton nom. Où est passée la photo avec le tampon de la préfecture ? J’espère que tu ne l’as pas jetée car il faudrait faire une déclaration de perte et je n’ai pas de temps à gaspiller.
    _ Je ne suis pas folle, elle est au fond de la boîte, bien rangée.
    J’ai décollé la photographie de l’acteur pour la remplacer par celle de Cora, mais ma mère voulut la subtiliser avec toute la discrétion dont elle était capable, c’est à dire que même un aveugle l’aurait surprise.
_ Laisse cette photo tranquille ! Que je ne te voie pas en train de la remettre sur ta carte ! Ah ça ! Mais tu es terrible ! Qu’est-ce que je vais pouvoir faire de toi ?
   Et c’est reparti ! Je sais, je n’aurais pas dû crier, elle s’est mise à chouiner. Pour la calmer j’ai scanné sa carte et j’ai collé Gérard Philipe à sa place. Elle se calma aussitôt et vint me gratifier d’un bisou mouillé dont elle a le secret. Je ne la repousse pas malgré la désagréable impression qu’elle pose une grenouille vivante sur ma joue. Je me trémousse et ça la fait rire. Ma mère a deux rires, un très aigu qui ressemble à une cascade de perles de cristal (hi-hi-hi!) et un très grave, rauque quand elle est contente du tour qu’elle vient de me jouer (ho-ho-ho!). Par exemple, la fois ou, pour m’aider, elle a lavé mon cahier de chimie, ou qu’elle a taillé ma longue jupe indienne au-dessus des genoux sous prétexte qu’on ne les voyait pas assez. Il m’a fallu jeter son œuvre à la poubelle, car il ne restait plus assez de tissu pour refaire un ourlet. Je l’ai retrouvée une semaine plus tard dans sa malle aux trésors où elle range tout de dont je voulais me débarrasser. J’y ai même découvert le cadavre puant d’une pie rapportée du parc voisin.

 Le 21 12 2021 : Haïkus (25)

Tu as beau vouloir
tout ne t’est pas accordé
quand tu le désires

Pourquoi s’entêter
à remonter le courant
la mort est au bout

Sagesse des livres
que l’on peut abandonner
jamais ne s’imposent

Avant de les voir
tu respires leur odeur
de fleurs du printemps

Cadeau de la vie
les fous-rires des enfants
comme du cristal

Le chien à mes pieds
son lourd regard attendri
qu’attend-il de moi

Le voilier au loin
se profile à l’horizon
la fin d’un voyage

La grand-mère avance
avec ses pas de fourmi
tant de choses à faire

Elle a oublié
ce qu’elle faisait hier
ses amours survivent


Dans la cheminée
une bûche se consume
comme notre vie

Verrouiller la porte
et partir sur le chemin
découvrir le monde


 Le 20 12 2021 : La vie merveilleuse de Goldwyn (extrait 3)


Avant notre station, le car scolaire passe devant l’immeuble, ce qui me permet d’apercevoir la grosse dame sur le perron de l’immeuble, elle lance des regards impatients dans la rue, à droite et à gauche. Je suis le premier à sauter sur le trottoir sans même prendre le temps de saluer Chloé. Je suis à cran car on s’arrange toujours pour saboter mes seuls moments de plaisir. Moi, le desdichado, je suis le ténébreux, le veuf, l’inconsolé. Agrippée à la rampe, sur le palier, la harpie en tailleur me dévisage. Elle n’a pas l’air commode. Ça augure mal de la suite de nos relations.
_ Madame Lagale ? dis-je avec mon plus beau sourire, celui que je réserve habituellement à la prof de math quand je lui rends ma copie blanche.
_ Madame LEgal, corrige-t-elle.
_ Mes parents m’ont demandé de vous recevoir en les attendant, vous pourrez rencontrer mon frère. Une nounou le surveille quand nous nous absentons.
Je regrette aussitôt d’avoir évoqué cette aide maternelle, je devrais plutôt dire ces aides-maternelles bien qu’aucune d’entre elles se soit montrée un tant soit peu maternelle au point de rester plus d’un jour à la maison. C’est le souci majeur de mes parents qui déposent des annonces dans les centres commerciaux, ils en punaisent sur les arbres devant la boulangerie, le pressing et le lycée. Recherchons personne disponible dans la journée pour surveiller un adolescent légèrement handicapé. Salaire intéressant qui conviendrait à étudiants pour un travail à temps partiel. Les candidates se pointent, visiblement alléchées. On leur présente notre phénomène préalablement ensuqué par un sirop antitussif et on le met à l’essai. La période probatoire est vite interrompue par la malheureuse jeune fille qui se retrouve démunie devant une bouche ouverte comme un foyer de haut-fourneau, qui produit autant de tumulte qu’une fonderie de Lorraine. L’expérience ne se prolonge pas, les gens préfèrent mourir de faim plutôt que d’effroi quand mon frère se met hurler. Le contingent d’étudiantes s’épuise rapidement, les réponses aux annonces se font de plus en plus rares, jusqu’à disparaître complètement. Bien souvent nous n’avons pas eu le temps d’apprendre leur prénom. D’où l’urgence de trouver la clé de ce dilemme. Nos espoirs de dénicher l’oiseau rare se sont étiolés rapidement.
Quand nous arrivons dans l’appartement, nous trouvons Mélodie, la dernière intrépide lovée dans le salon entre le coin et le piano. Les mains devant les yeux, elle fait l’autruche devant Goldwyn qui lui tend un couteau en grognant.
_ Il voudrait que vous lui prépariez son goûter, expliqué-je simplement à l’apprentie gardienne de fauves qui profite de ma présence pour détaler sans perdre une seconde en vaines explications.
_ Tu diras à tes parents qu’ils m’envoient ma paye et tu les avertiras que je ne pourrai plus venir, désormais ! me lance-t-elle avant de claquer la porte.
Madame Legal s’approche très lentement du monstre et le désarme délicatement. Par bonheur, Goldwyn se laisse manipuler. Je le guide vers le canapé et je l’invite à s’asseoir. Je présente le fauteuil à la dame qui tente de comprendre la scène qui vient de se dérouler sous ses yeux effarés.
_ Que se passe-t-il ici ?
_ Je vous présente Olivier. Il est toujours un peu perturbé quand il se retrouve seul avec des inconnus. Il lui arrive d’effrayer les gens par ses cris mais il n’est pas méchant. Il suffit de se montrer patient pour qu’il s’habitue, c’est tout.
_ Bonjour Olivier, dit-elle avec une voix mielleuse en lui tendant la main.
_ Il ne parle pas dis-je en m’interposant. Il ne comprend pas ce qu’on lui dit.
_ Est-il sourd ?
_ C’est tout comme. Il entend peut-être mais il reste dans son monde. Parfois, nous arrivons à communiquer… Enfin, d’une certaine façon, je parviens à savoir comment il réagit, mais j’ignore s’il comprend ce qui l’entoure.
_ Te reconnaît-il au moins ?
_ Ah bien sûr, il sait que je suis son frère et que je m’occupe de lui la plupart du temps. Il reconnaît mon père et ma mère, j’en suis certain.
_ Sait-il lire ?
_ Hélas non.
_ Que lui est-il arrivé ? Il est ainsi après un accident ou depuis la naissance ?
_ Je l’ignore, je n’étais pas encore là quand il est né.
_ Il est peut-être né avec le cordon autour du cou…
           _ (…)


Le 20 12 2021 : Haïkus (24)


Quand Marie dansait
tous les hommes arrêtaient
leurs vaines querelles

Tous ces livres lus
qu’on a trop vite oubliés
mais qui nous ont faits

Dans la brume épaisse
des fantômes déambulent
sans nous remarquer

Homme infortuné
qui ne reverra jamais
le sol d’où il vient

L’enfant ne peut pas
se rappeler la raison
de son gros chagrin

Douce demoiselle
qui lèves tes yeux au ciel
à quoi rêves-tu

Le pinson jaloux
le ruisseau dans les roseaux
chante mieux que lui

Le troupeau avachi
regarde filer les trains
sur les rails au loin

L’eau de la montagne
dévale dans les moraines
roule les silex

Vivre par tes yeux
ne voir que ce que tu vois
le ciel toujours bleu


     Le 19 12 2021 : La route de l’espoir (extrait) :

    Le quatrième jour de notre voyage, un autre couple accompagna notre attelage. Un Alsacien me demanda si je lui permettais de poser sa valise et un sac de jute sur le plateau. Il avait fui à pieds, avec femme, enfant et bagages. Il transportait tout ce qu’il avait pu sauver avant de quitter sa maison : des vêtements pour son épouse et sa petite qui avait l’âge de notre Jeannette. Une fillette silencieuse qui ne s’exprimait que par des plaintes à peine audibles. Je supposai qu’elle avait subi un traumatisme assez violent pour la rendre mutique mais je ne posai aucune question à ses parents. Naturellement, ils trouvèrent une place aux côtés de ma fille et de Marion et se partagèrent notre abri pour la nuit. Il s’appelait Frédéric, il travaillait comme forgeron dans un élevage de chevaux de trait comtois, près de Strasbourg. Son épouse Paule y était employée aux cuisines et dans le potager. Ils menaient une existence tranquille avec leur petite Thérèse. Il se sentait Français, son père avait payé de sa vie le droit d’appartenir à notre nation. Quand les Allemands franchirent la frontière avec la ferme intention d’enrôler les hommes capables de combattre, il décida de quitter sa région. Il comptait parmi les premiers à partir. Il voulait regagner le Sud, l’Afrique du Nord pour combattre les nazis. Il m’apportait une grande aide pour déblayer la route quand un obstacle empêchait notre progression. Il ne s’affolait pas, méthodique et efficace, il savait comment manipuler une charge lourde. Doté d’une carrure impressionnante, avec ses cheveux presque roux qui caressaient ses épaules, ses manches retroussées dès le matin, il m’inspirait confiance et je mesurai immédiatement ma chance d’avoir croisé son chemin. Paule s’entendait aussi bien avec ma Marion qui voyait en ces voisins une occasion de bavarder un peu car moi, derrière mon volant, je n’avais guère l’occasion de lui faire la conversation. Elle était faite pour Frédéric, grande et robuste sans être massive, la douceur de son visage et le bleu de ses yeux estompaient l’impression de force qui émanait d’elle. Elle s’adressait aux fillettes avec une voix sucrée pleine de bienveillance. Jamais elle ne manifestait d’agacement devant Thérèse terrorisée par un cheval emballé ou par les aboiements rageurs d’un chien. Elle enlaçait son enfant en lui caressant le front longuement. La nuit venue, nous nous retirions sous le plateau qui nous avait transportés. Autour de nous, la masse humaine se dispersait dans les champs de blé encore verts, sous les arbres, dans les ruines alentour. Je ne m’éloignais jamais du tracteur où nous avions rangé nos bagages car les chapardeurs sautaient sur la moindre occasion pour nous délester de nos affaires, vêtements ou provisions. Nombreux étaient ceux qui avaient déguerpi sous les bombardements, sans prendre le temps de remplir des valises. Ils marchaient sans balluchon, les mains vides, quémandant sans cesse de l’eau ou de quoi manger. Parfois, certains tentaient de nous intimider et recouraient à la menace. Ceux-là n’hésitaient pas à visiter une ferme détruite pour revenir, les bras chargés de victuailles, de bouteilles de vins, d’un sac de farine ou d’un porcelet assommé d’un coup de pelle. C’était aussi les premiers à tirer les couteaux de leur poche pour débiter un cheval mitraillé par un avion. Ces diables affamés se précipitaient sur toute nourriture avec des regards hallucinés. Quand l’un d’eux s’approchait de notre tracteur, les mamans serraient leurs fillettes et les petites interrompaient leurs rires innocents. Les maraudeurs se transformaient en loups, leurs pensées n’étaient plus humaines, ni leurs attitudes, ni leurs préoccupations, ni leur démarche titubante, ni leurs gestes saccadés, ni leurs yeux remplis de fièvre. Ils nous effrayaient. Nous les redoutions. Nous n’aurions pas juré qu’ils étaient incapables de nous tuer pour nous détrousser. Ils cheminaient avec nous durant un jour, puis nous les perdions très vite de vue : ils continuaient de marcher pendant la nuit ou bien, exténués, ils se laissaient rouler dans un fossé. Trouvaient-ils le courage de repartir ? Rien n’était moins certain.
    Frédéric se tenait souvent près de moi, debout sur le marchepied, accroché à mon siège. Nous envisagions l’avenir, nous faisions l’inventaire des villes qui pourraient nous accueillir. Nous interrogions les nouveaux visages pour apprendre les derniers événements sur la situation. Les rumeurs les plus contradictoires affluaient. Il se répétait que les nazis massacraient les habitants des communes qu’ils traversaient, ils faisaient la chasse aux fuyards, aux soldats français dispersés dans la campagne. Ils détruisaient les monuments aux morts de la guerre précédente pour les expédier vers les fonderies et les usines de canons. Ils n’hésitaient pas à empoisonner l’eau des citernes municipales et des sources. Ils envoyaient en Allemagne des centaines de prisonniers raflés sur les routes pour les soumettre à l’esclavage. D’autres racontaient qu’il fallait tranquillement rentrer chez soi car les militaires allemands se montraient très respectueux, attentionnés même. Certains confiaient qu’ils avaient vu des infirmiers de la Wehrmacht porter secours aux blessés après un mitraillage de la Luftwaffe. On les qualifiait de corrects, aimables, serviables, plus polis que nos troufions qui arrachaient les patates dans les champs pour leur soupe, qui se comportaient comme des sans-gêne. Ceux-là certifiaient que les fantassins d’outre-Rhin distribuaient des marmites de soupe aux sinistrés des quartiers détruits. Nous ne savions plus ce que nous devions penser.
    _ S’ils se montrent aussi doux que vous le dites, pourquoi avez-vous quitté vos maisons ? demandaient les fugitifs qui commençaient à regretter leur départ pour un avenir incertain.
    _ Nous avons fait comme vous, nous avons cédé à la panique. Nos anciens nous ont recommandé de partir, ils ont dit qu’il ne fallait pas accorder notre confiance aux Boches, qu’ils les avaient endurés pendant quatre ans et qu’ils savaient de quelles horreurs ils étaient capables. Ils ne se battent pas à la loyale, ils utilisent les gaz moutarde, les lance-flammes et des tas d’armes secrètes pour nous détruire. Alors, nous avons préféré prendre la route, comme tout le monde.



Le 19 12 2021 : Haïkus (23)

Où vont les étoiles
quand le soleil se réveille
elles ont mis les voiles

L’abricot trop mûr
se détache du fruitier
pour nourrir le sol

Le vent joue dans l’arbre
une musique sacrée
comme sur un orgue

Montre rouge gorge
à tous le feux du printemps
ton beau cœur de braise

Il a dit ses fautes
dans le réduit sanctifié
d’un confessionnal

Mais qui jugera
tous ces monstres qui nous jugent
et qui nous sanctionnent

Il faudrait garder
cette innocence sacrée
acquise en naissant

Malheureuse autruche
pourvue d’ailes inutiles
et qui ne peut voler

Comme un édredon
les nuages enveloppent
nos rêves frileux

Le pas du cheval
qui tire le corbillard
scande la douleur

Un éclair d’acier
déchire le noir linceul
d’une nuit d’été


 Le 18 12 2021 : La sœur de misère :

    Quelques jours après le 11 septembre 2001 de sinistre mémoire, paraissait mon recueil de témoignages Immigrés en Val-d’Oise que la plupart des libraires refusèrent d’exposer dans leur vitrine. Malheureuse coïncidence de dates car j’appris beaucoup en écrivant cet ouvrage qui me permit de découvrir des personnages attachants et des destins exemplaires. Des hommes et des femmes (surtout des femmes) se confièrent à nous en toute sincérité. Je dis nous car mon épouse m’accompagna dans cette démarche et sa présence providentielle me fut d’une aide précieuse car je la plaçai en face de mon interlocuteur et c’est à elle qu’on racontait, rassuré par son bienveillant regard féminin. Je pus ainsi connaître des représentants de tous les continents, des êtres déchirés par l’histoire : une Argentine suppliciée par les militaires au pouvoir, des femmes qui avaient fui le Maghreb et sa misère, des Africaines, une Arménienne rescapée du grand génocide, un Chinois, un Portugais, un Croate, un panel d’individus qui me persuadèrent qu’on ne quitte jamais son pays natal sans une raison vitale. Ces êtres amputés d’une partie de leur vie me parlèrent, d’abord réticents car peu habitués à ce qu’on s’intéresse à eux, puis plus assurés comme s’ils se déchargeaient d’un fardeau.

Une Cambodgienne de Phnom Penh, fille d’un officier de la police, fut capturée avec les siens par les Khmers rouges et jetée sur les routes pour participer à la révolution communiste. Les jeunes femmes étaient arrachées à leur famille, mariées de force à des paysans à l’autre bout du pays. Dans les interminables colonnes de l’exode, les hommes étaient massacrés, les épouses violées et maltraitées et les enfants réduits à l’esclavage. Cette pauvre dame avait ainsi épousé contrainte un misérable cultivateur ivrogne et tuberculeux qui lui fit un enfant avant de mourir. Elle me raconta son douloureux périple, la disparition de son père et de son oncle, sa séparation forcée d’avec sa mère, et la lutte permanente qu’elle dut mener avec sa sœur pour sa survie. Dans son récit, cette sœur aînée intervenait sans cesse, aux moments les plus pénibles. Ce témoin bien adapté à notre langage s’exprimait avec aisance mais je notais certaines incohérences que j’attribuais à son émotion et à la peine qu’elle éprouvait en réveillant ces souvenirs terribles qu’elle n’avait encore jamais partagés avec personne, même pas avec son fils.
    Je ne voulais pas déformer son récit et je la priai de m’expliquer le rôle exact de cette sœur que je croyais essentielle. Elle se mordit les lèvres, respira péniblement, les yeux soudainement baignés de larmes, puis m’avoua dans un souffle : Vous avez raison, ma sœur n’était plus avec moi, j’étais seule, elle avait déjà été emmenée avec ma mère et j’ignorais si elle était encore vivante. Il m’est trop pénible de revivre tout cela aujourd’hui devant vous. Aussi, en la rappelant à ma mémoire pour qu’elle partage avec moi cette épreuve, je me sens plus forte, comprenez-vous. À deux tout cela est plus facile à porter .
    Mon épouse et moi, nous sommes restés muets devant cette immense détresse, cette plaie béante qui ne se refermera sans doute jamais. L’imagination d’aucun écrivain ne pourrait imaginer pareil subterfuge destiné à rendre supportable l’inhumanité. Les ressources de l’esprit des victimes de l’horreur trouvent des moyens insoupçonnables pour s’accommoder d’une vérité intolérable.
    _ Pourquoi vous confiez-vous ainsi à des inconnus ? Lui ai-je demandé.
    _ Parce que je pourrai faire lire mon témoignage à mon garçon, le fils du paysan cambodgien. Il pourra l’abandonner quand il lui sera trop insoutenable pour le reprendre après. Quant à moi, je me sens incapable de lui révéler tout cela et, en particulier, les circonstances de sa naissance.


Le 18 12 2021 : Haïkus (22)

Dans la rue obscure
un chat noir très nonchalant
cherche une aventure

Un trait de vapeur
derrière un avion de ligne
sépare le ciel

Une femme seule
qui s’enfuit éperdument
de quoi a-t-elle peur

La barque dérive
éprise de liberté
au fil du courant

Une maman chante
un air afin que s’endorme
son enfant repu

Un vol d’oies sauvages
sur la toile d’un ciel gris-bleu
dessine un triangle

Un paon fait la roue
l’enchantement se fracasse
quand il pousse un cri

L’enfant fatigué
abandonne la poursuite
d’un brin dans le vent

Sa tête posée
sur l’épaule de l’amant
ses rêves l’emportent

Un phasme immobile
imagine un grand banquet
de proies capturées

Quand tu me regardes
je ne devine jamais
ce qui te tourmente


Le 17 12 2021 : Les petits vieux n’ont pas dit leur dernier mot. (extrait, City-éditions)

Une inspectrice de la DDASS visite les lieux. Le directeur de la maison la colle aux talons. Il ouvre les portes devant elle après avoir effectué une élégante passe de toréador. Il lui offre une démonstration de véroniques.
L'autre prend des notes sur un carnet suspendu à son cou par une cordelette violette. Elle remarque une tache brune au plafond du réfectoire. Elle pointe son stylo sur l'indécente preuve du laisser-aller général.
    _ Un peu d'humidité, Madame, nous faisons de notre mieux, savez-vous, avec nos si faibles moyens…
    _ Vous ventilez de temps en temps?
    _ Oui, Madame, chaque matin, quand les pensionnaires sont encore dans leurs chambres car un froid est si vite pris, n'est-ce pas? C'est difficile…
    _ C'est l'après-midi qu'il faut aérer, quand l'atmosphère s'est chargée des vapeurs du repas, des haleines et des suints.
    _ Les suints, oui, certainement, il faut y prendre garde. Nous corrigerons cela, Madame, dit le  directeur en claquant les talons.
    On murmure qu'il espère une mutation dans l'arrière-pays niçois, une sècheresse soudaine apportée par un simoun salvateur apte à nous débarrasser de tous les suints et les humeurs malsaines du monde.
    Assis dans le hall de l'accueil, nous nous tordons devant ses courbettes.
    _ Il va mouiller sa culotte, dit Adrien, hilare.L'inspectrice défile devant nous comme un mannequin, elle nous lance un jovial Bonjour Messieurs-Dames. Une petite moitié des ombres alignées dans les fauteuils marmonne une réponse, l'autre moitié dort à poings fermés.
    La fonctionnaire revient sur ses pas et se plante devant moi. Je dois être celui dont les yeux paraissaient les plus vifs.
    _ Quel âge avez-vous?
    Désemparé, je regarde Adrien.
    _ Il a dépassé les quatre-vingt-dix ans, dit-il. Il s'embrouille un peu avec le temps. Il va bientôt devoir se laisser pousser des doigts supplémentaires pour compter ses décennies.
    L'inspectrice ne lui prête aucune attention et poursuit son interrogatoire, penchée sur moi. Médiane verticale du triangle dessiné par la cordelette et le bord supérieur du carnet suspendu à son cou, le profond sillon entre ses seins m'attire comme un abîme.
    _ Vous êtes bien ici? Le personnel est-il gentil avec vous?
    _ Ça va, dis-je, pressé de la voir poursuivre sa visite loin de mon siège.
    J'en ai déjà vu des tas, de ces bonnes femmes, fouineuses, faussement maternelles, qui trouvent leur plaisir en vous plantant dans le cœur la banderille d'une remarque perfide. Mais Adrien ne veut pas m'aider.
    _ Pourquoi tu ne lui dis pas, me demande-t-il en me secouant le coude.
    Je baisse la tête en les maudissant, Adrien et l’inspectrice. Je voudrais qu'elle aille au diable, qu'elle prenne Adrien sous son bras pour inspecter les maisons de vieux sur la banquise! Qu’elle parte au pôle Nord pour chasser les suints !
    _ Mais dis-lui donc, bourrique, insiste Adrien. C'est maintenant qu'il faut le raconter, puisque la dame te le demande! N’est-ce pas, Madame, que vous voulez qu’il vous le dise ? Faut l’excuser, il n’ose pas, il a toujours été timide. Il aurait dû se faire curé.
    _ Que devrait-il me dire, encourage la dame.
    Je mâchonne mon dentier à m'en éclater les gencives.
    _ La femme de service le martyrise, elle le tourmente toujours. C'est une cruelle lance-t-il.
    _ Ah bon? Que vous fait-elle?
    Adrien s’est lâché, nous courons à la catastrophe. Le directeur est près de défaillir.
    _ Ne prêtez pas attention, Adrien est un spécimen, c'est le roi de la plaisanterie de mauvais goût. Il ne se rend pas compte, il ose tout.
    _ Plaisante-t-il, me demande l'inspectrice en me soulevant le menton pour que je la regarde, droit dans les yeux. Plaisante-t-il? Plaisante-t-il?
    _ Il fait toujours des farces, je réponds pour qu'elle retire ses ongles plantés dans mes bajoues. Il ne faut pas lui accorder de l’importance.
    Le directeur respire comme s'il venait de se décharger d'une enclume.
    _ Explique-lui pour la douche, dit encore Adrien, mollement.
    _ Plaisantiez-vous demande la méduse en talons hauts, campée devant Adrien qui commence à paniquer.
    _ Je crois, bredouille-t-il, faut pas prêter attention quand je commence à dérailler.
    _ Ce n'est pas très malin conclut enfin l'inspectrice en mettant brusquement le cap vers les cuisines, avec le directeur emmêlé dans les tourbillons de sa robe.
    Après le couinement de la porte automatique, le silence envahit le hall d'accueil.
    _ Pourquoi tu t'es dégonflé, c'était l'occasion ou jamais.
      Je ne lui réponds pas, je feins de dormir. Il vaut mieux, souvent. Le silence.
_ Tu es con, pour une fois que tu avais une ponte en face de toi, tu t’es dégonflé. Il vaut mieux s’adresser au Bon Dieu qu’à ses suints, s’esclaffe-t-il.
_ Prends garde, tu vas t’étouffer, abruti !


 Le 16 12 2021 : Haïkus (20)

Sa démarche altière
plus noble qu’un grand lys blanc
maîtrise le temps

Le chien fait semblant
de s’endormir sous la table
où traînent des miettes

L’étrave éventrait
la vague qui s’enroulait
dans son col d’embruns

La voix de leur maître
entrave la liberté
des enfants rêveurs

Poussés par le vent
les nuages vont couvrir
l’œil d’un soleil rouge

Des milliers de vagues
viennent frapper la falaise
chacune est unique

Le bel oiseau vert
surveille le trou dans l’arbre
où dort un insecte

Les yeux du vieil homme
savent lire dans le cœur
de celui qui ment

La feuille rougie
se détache du rameau
pour son grand voyage

Le héron perché
sur un pied dans le courant
guette son repas

Tels une comète
tes précieux cheveux dorés
flottent dans le ciel

    Le 15 12 2021 : Un papa joueur

    Le sort m’a fait naître dans un pays brutal, au lendemain de la guerre quand régnait l’idée que tout pouvait se régler par la force, mon père et ma mère avaient eux-mêmes été élevés sans ménagement. Certains mots ne devaient jamais franchir les lèvres des enfants : par exemple, les gamins ne devaient jamais répondre Non. C’était le mot interdit. Voici un échantillon de conversation avec le chef de famille :
    _ Donne-moi ton assiette, que je te serve. Qu’attends-tu, tu n’as pas faim ?
    _ J’ai faim, mais je n’aime pas trop la ratatouille.
    _ Qu’est-ce que tu ma racontes là ? Bien sûr que tu en mangeras. Tends-moi ton assiette que je te serve. Tu ne veux pas ? Voici deux cuillerées ! Tu n’en veux toujours pas ?
    _ Non papa, l’huile d’olive me retourne l’estomac.
    _ Tu verras, à l’armée, tu auras tellement faim que tu mangeras des briques et tu en reprendras, crois-moi, mon fils. Alors, goûteras-tu ce que ta mère a cuisiné ? Tu penses peut-être que tu es le maître d’un château et qu’il te suffit de demander pour être servi ? Eh bien ça ne marche pas ainsi. Ta mère te gardera ta part dans la glacière et te la présentera matin, midi et soir jusqu’à ce que tu la finisses et qu’il n’en reste pas une miette !
    C’était ainsi que le soir, à la place de la soupe, avec le bout de ma fourchette je taquinais ma ratatouille trop grasse qui faisait des va-et-vient entre la table et la glacière jusqu’à ce qu’une couche de moisi la recouvre complètement. Pendant trois ou quatre jours, je jeûnai, privé de café, de pain et de goûter.
    La cruauté paternelle ne se limitait pas aux repas, elle frappait au hasard, selon l’humeur du moment. À Noël, pendant des années j’avais eu un carton sur lequel un maillet en bois jaune, une scie à bois et une tenaille étaient tenus pas des élastiques. La plaisanterie dura trois ou quatre ans. Mon père se disait mélomane et trouva très bien pour son image de me faire apprendre le solfège. Pendant trois longues années, je scandais des partitions tous les jeudis et les samedis. Après la troisième année de supplice, normalement, j’aurais dû commencer à apprendre un instrument. Comme papa aimait la clarinette, ce fut lui qui choisit à ma place. Il me promit donc cette clarinette pour le 25 décembre. Au petit matin, le cœur battant, je découvris un long paquet élégamment emballé dans un papier-cadeau, ficelé de bolduc doré que je déballai avant même de prendre mon petit-déjeuner.
    Je voyais mon père grimacer en tentant de maîtriser un fou-rire irrépressible. L’effort était si intense que des larmes coulaient sur ses joues congestionnées.
    À l’intérieur d’une longue boite en carton, je découvris un poireau. Oui, un poireau à la place de la clarinette que je croyais avoir méritée amplement en scandant des noires, des blanches, des croches et des doubles croches.
    Dans la journée de Noël, alors que je restais prostré, il me tira de ma torpeur avec la musique cristalline d’une sonnette de vélo. Pas de clarinette main une bicyclette pour pouvoir me rendre au lycée plus aisément. Ainsi l’avait-il décidé. Interdit de dire Non.

 

 Le 15 12 2021 : Haïkus (19).

Les larmes versées
ne servent à rien hélas
qu’à brûler les plaies

La tortue terrestre
ne craint pas de recevoir
l’orage de grêle

Seul le prétentieux
croit parvenir un matin
à savoir pourquoi

Honte à l’homme abject
qui use de son pouvoir
pour souiller les femmes

Rien n’est plus magique
rien n’est plus mystérieux
qu’un frisson d’amour

Entre mes dix doigts
passent les portraits sépia
d’aïeux inconnus

Il pleut des étoiles
quand la tête renversée
tu ris comme un ange

Qui saura jamais
l’univers où nous irons
pour nous le décrire

Jamais le rivage
ne veut rendre à l’océan
la vague alanguie

Le nid fabriqué
dans la fourche de deux branches
abrite des vies

Pars si tu le veux
à cent lieues de ta maison
mais ne l’oublie pas


     Le 14 12 2021 : Des ombres dans la ville.

    Pendant des années, chaque matin j’ai pris les trains de banlieue pour me rendre au travail et en revenir le soir. Je ne pouvais pas toujours me livrer à la lecture, mon occupation favorite, car un mal à l’oreille intérieure me provoquait des vertiges quand j’étais obligé de rester debout dans le wagon bondé. Aussi, dans le balancement du train, accroché à un point d’appui, je n’avais rien d’autre à faire qu’à assister au spectacle de la vie. On en apprend beaucoup sur la nature humaine en regardant autour de soi. Des dizaines d’histoires s’entremêlaient, des amitiés, des idylles, des antipathies se nouaient et se défaisaient de mois en mois. Les murmures, les œillades, les effleurements de la main, les mouvements d’épaules et des jambes étaient plus éloquents que toute déclaration. En voici un exemple parmi tant d’autres :

    Ils devaient sortir du bureau assez tôt car ils étaient toujours assis quand j’accédais au wagon. Deux collègues de travail, une jeune fille sage vêtue et coiffée sans souci de la mode. Un chignon bas sur la nuque, pas de maquillage, une blouse grise à petites fleurs blanches comme en portent les grands-mères. Vingt ans à peine et déjà fanée. Un homme proche de la retraite l’accompagnait, assis près d’elle. Ils portaient leur fines serviettes de cuir sur les genoux. Ils se parlaient peu, absorbés par la contemplation des faubourgs qui défilaient à la fenêtre, cependant, je notais que leurs doigts se cherchaient sous les cartables, l’air de rien, puis leurs jambes se collaient l’une à l’autre, dans l’indifférence des voyageurs fatigués. Chaque jour, l’espace entre eux se réduisait davantage, il ne fallut pas plus de deux semaines pour qu’ils échangent d’abord des baisers furtifs puis des baisers plus longs. Elle commença à s’arranger avec plus de soin, elle souligna ses yeux au crayon noir, mit du rose sur ses joues et sur ses lèvres. Ils descendaient deux stations avant moi et je tentais de voir si quelqu’un l’attendait sur le quai car ils se séparaient aussitôt qu’ils quittaient le wagon, dans des directions opposées comme s’ils se cachaient.
    S’étaient-ils fait surprendre par un conjoint, un parent qui les aurait mis devant l’évidence de leur différence d’âge, de leurs engagements familiaux ?
    Et puis, un jour la jeune femme monta sans lui dans le compartiment. Je le vis attendre sur le quai, seul, décidé à prendre le train suivant. Elle, assise à sa place habituelle, restait imperturbable, elle ne le connaissait plus. Elle l’avait chassé de son cœur.
J’ai été le témoin un peu meurtri de cette histoire. Au début des années 70, les couples formés par un homme mûr et une jeune fille dérangeaient les braves gens. On ne parlait pas encore de cougars et déjà plus de vieux beaux. Pourtant, contre toute morale, ce bonhomme aux cheveux gris avait bien éveillé cette jeune fleur à la vie. Il l’avait rendue belle comme elle avait sans doute ensoleillé l’existence de ce terne employé de bureau étiolé par des années de soumission à une hiérarchie sans fantaisie.
    Quand j’y pense aujourd’hui, je ne saurais dire si cette histoire pouvait se qualifier de belle ou de triste. À vous de voir.



Le 14 12 2021 : Haïkus (18)

La fleur a poussé
dans l’anfractuosité
au flanc du volcan

Nous mettrons le cap
vers de lointains archipels
ta main dans la mienne

Le blanc goéland
traverse les horizons
pour l’amour de toi

Le rameau bercé
par le vent sur les nuages
écrit ton prénom

Une fleur portée
par le flot de la rivière
sèmera ses graines

Il passe sa vie
à rassembler les morceaux
de lui dispersés

Plus j’avance en âge
et plus j’aime le silence
glacé des tombeaux

Sur un frêle esquif
elle affronte la tempête
pour elle et l’enfant

Ils ont du courage
ces petits vers de terre
qui meurent debout

Combien de malheurs
sont nés d’une rose offerte
en preuve d’amour

Le ruisseau têtu
finit toujours par creuser
la plus dure roche

Je me dis souvent
que six doigts à chaque main
nous aideraient bien


    Le 13 12 2021 : Le menuisier.

    Près du salon de coiffure pour hommes de mon père, un menuisier tenait son atelier. Cet endroit me fascinait à plusieurs titres. D’abord, il baignait dans une lumière d’église épaissie par des nuages de minuscules lucioles dorées de poussière végétale en suspension. Les machines produisaient une étrange musique qui rappelait les plaintes d’une chatte amoureuse, le tintamarre d’un train lancé à toute allure ou le martèlement d’un pilon. L’odeur voluptueuse des essences : sapin, chêne, châtaignier, huile de lin et térébenthine. Et par-dessus tout cela, s’agitant comme un chef d’orchestre, le maître des lieux toujours vêtu d’un pantalon gris rayé à bretelles, d’une chemise blanche à fines rayures et aux manches relevées sur ses bras dont les poils retenaient un saupoudrage de sciure. Trois doigts manquaient à sa main droite réduite à une pince formée du pouce et de l’auriculaire. Subjugué, balançant entre répulsion et compassion, je regardais l’artisan comme un héros rescapé d’une terrible bataille. Je sentais qu’il aimait bien ce gosse de huit ans qui venait lui rendre sa visite quotidienne. Il veillait sur moi à chaque seconde : Attention, n’approche pas la raboteuse, elle est gourmande ! Attention, ne te penche pas sur la scie à ruban si tu ne veux pas qu’elle t’ouvre la tête comme une pastèque, reste bien au milieu de l’allée, ne stationne pas derrière moi mais devant moi, sous mes yeux.
    Je venais chercher un panier de sciure qui servait à nettoyer le carrelage du salon paternel où des clients peu délicats, cachés derrière leur journal, laissaient tomber un crachat ou une chique brune entre leurs genoux écartés. Les jours de pluie, ces rustres ne s’attardaient pas à nettoyer leurs semelles sur le paillasson, peut-être par souci de le ménager. En effet, papa n’eut jamais à le remplacer. Régulièrement, entre deux clients, mon père passait le balai entre les jambes des hommes assis et poussait des tas de cheveux mêlés de boue et de sciure dans une caisse située dans l’arrière boutique. Il en fallait, de la sciure, de pour tenir propre cette salle d’attente !
    Un jour, j’osai demander au menuisier pourquoi il ne s’était pas fait recoudre ses doigts. Il me répondit gravement que les lames du rabot électrique les avaient projetés un peu partout et que le médecin appelé avait jugé qu’il était urgent d’arrêter l’hémorragie en fermant la plaie avec une ficelle à gigot. Après, il avait dû s’absenter pendant une semaine pour cicatriser et pendant ce temps, les rats et les chats avaient dévoré ces bouts de lui.
    _ Alors, vos doigts sont peut-être encore dans la sciure, ou derrière une planche ou sur une étagère, ou sous une machine ?
    _ Qui sait ? me répondait-il avec un air énigmatique.
    À partir de ce jour, quand j’allais plonger mes paumes dans le tas de sciure pour en remplir mon panier, je tremblais à chaque fois de trouver des doigts que j’imaginais se tortillant comme de grosses larves de hanneton.
    Plus tard, alors que nous approchions de 1962, je vis s’accumuler de longues caisses appuyées au mur du fond. Les affaires allaient florissant, mon ami préparait un stock de cercueils qu’il fallait poncer, teindre et vernir. Ces boîtes aux couleurs de chêne foncé ou clair, d’acajou, de merisier ou blanches pour les sépultures d’enfants avaient quelque chose de sinistre et de beau en même temps.

Un jour du début du mois de juillet, le menuisier ferma son atelier et pour ne plus reparaître. Je me suis demandé s’il avait gardé une sépulture pour lui. J’ai pensé aussi que s’il partait, ses chances de récupérer ses doigts se réduisaient à zéro.


Le 13 12 2021 : Haïkus (17)

Sur l’herbe jeté
un poisson vivant encore
qui se noie dans l’air

La dernière pomme
sur une branche accrochée
un festin de vers

Mon regard posé
sur le rond de ton épaule
plus chaud qu’un baiser

Laisse aller l’oiseau
porté par le vent côtier
il sait où il va

La craie pousse un cri
quand sur le grand tableau noir
se meurt un enfant

Ce mal qui nous tue
tant de secrets étouffants
souillent nos familles

Les oies en automne
s’envolent vers le soleil
franchissent des mers

Il ne reste rien
de tous les feux d’artifice
que l’odeur de souffre

Ne rejette pas-de-chance
la merveilleuse innocence
le fleur de l’enfance

Le matin gourmand
au réveil se satisfait
d’un croissant de lune

Je ne peux pas dire
ces rêves qui survivront
quand je partirai


Le 12 12 2021 : L’amour d’un pépère.

    À six ans, j’avais tout à apprendre, rien ne m’étonnait. Ainsi, chaque jour, vers dix heures du matin , je trouvais normal le spectacle d’un vieil homme déjà brisé par les années, déambulant sur le trottoir en poussant un lit métallique équipé de roulettes. Dans ce pays où les gens vivaient dehors, j’étais pourtant habitué à assister à toutes sortes de choses bizarres : un garçon de mon âge qui conduisait un sulky à pédales tiré par un cheval en carton mâché, un vieil homme misérable qui ramassait des allumettes sur le sol. On apprit plus tard que sous ses meubles, il rangeait des sacs de jute remplis de billets de banque. Des légionnaires en goguette qui me hissaient sur leurs épaules pour me déposer au-delà des limites imposées par mon père, à plus d’une centaine de mètres de ma maison. Un malheureux ivrogne gavé d’alcool à brûler qui chantait à tue-tête ce qu’on appellerait aujourd’hui un slam : arigadaga, sa femme elle et jolie, et lui ne s’occupe de rien, arigadaguère. Voilà, voilà, voilà comme il est bien. Assis sur le seuil du salon de coiffure je contemplais le grand théâtre de la rue.
    Descendant la côte de la gare, freinant de ses talons, le pépère d’Ange, dit Angelou, menait un lit comme s’il guidait un attelage de chiens de traîneau. Devant lui, allongé sur sa couche de douleur, l’enfant de huit ans à peine faisait prendre l’air à ses jambes filiformes atrophiées par une poliomyélite. Les jours de fraîcheur, le drap qui le couvrait battait au vent et le pépère le rajustait régulièrement. Petit bonhomme sec, il emmenait son petit-fils en vadrouille, l’aîné d’une fratrie de trois garçons, dans le bar où il avait l’habitude de prendre son anisette. La promenade lui desséchait la glotte. Souvent, un seul verre ne suffisait pas et c’est ruisselant de sueur qu’il poussait le lit pour remonter la redoutable côte de la gare.
    Parfois, le trottoir lui était trop étroit et c’est au beau milieu de l’avenue qu’il promenait son petit-fils. Heureusement la circulation était moins dense que de nos jours et plus d’une fois, les jours de souk, il se retrouva noyé dans le flot mouvant d’un troupeau de moutons ou de vaches. La difficulté de l’expédition ne l’a jamais découragé, avec une grande opiniâtreté, l’aïeul accomplit sa tâche jusqu’à son déclin qui a coïncidé avec une amélioration de la santé d’Angélou. L’enfant se mit à remarcher, de son infirmité il ne garda qu’un léger déhanchement à la fin de chaque pas. Parallèlement, la santé du pépère se mit à décliner et ce fut le gamin qui se chargea du lit où désormais gisait le vieil homme. L’enfant ne changea rien au circuit, il respecta les haltes au café pour l’anisette. Et puis un jour d’hiver, Ange se promena seul, sans son Pépère.
    Quelques mois plus tard, ma famille a déménagé pour un appartement plus grand, dans le quartier voisin, non loin de la cour où un lit métallique à roulettes rouillait le long du mur. Je remarquai qu’Angélou détournait le regard en passant devant.



    Le 11 12 2021 : Le vieil ami perdu:

    Un vieux monsieur qui nous louait un appartement et recueillait les enfants du quartier le dimanche, après la messe, s’amusait à tenir nos esprits en éveil. Nous étions une bonne dizaine de gosses qui nous retrouvions chez lui pour jouer au baby-foot, au billard et d’autres jeux que monsieur Donat avait achetés pour nous. Dans sa grande bibliothèque, il puisait des livres brochés aux couvertures épaisses, des ouvrages pas toujours adaptés à nos âges. Ainsi, il nous prêtait Le lion de Kessel mais aussi La guerre des boutons de Louis Pergaud, Zazie dans le métro de Raymond Queneau ou La jument verte de Marcel Aymé. Il me proposa même La Terre d’Emile Zola alors que j’avais à peine dix ans. Il savait que ce roman, comme le Germinal qui suivit, allait laisser en moi des marques indélébiles. Il me ramenait à plus de douceur que réclamait mon adolescence avec La mère de Pearl Buck, pour me désorienter aussitôt avec Les raisins de la colère de Steinbeck dont la dernière scène me glacait les sangs, quand la jeune femme qui venait de perdre son bébé donnait le sein à son papa qui mourait de faim et de fatigue.
    Pour contrebalancer les éventuels chocs qu’il m’infligeait, il ne cessait d’imaginer des plaisanteries parfois douteuses. Ainsi il me demandait si je m’y connaissis en cales, devant mon air ébahi, il m’expliquait qu’il y avait des cales hautes et des cales basses car il faut savoir ce que les cales sont. De même, il inventait des adages tels que Il vaut mieux péter en public que crever tout seul, m’énonça-t-il, le doigt levé sentencieusement devant mon air surpris par un souffle pestilentiel qu’il libéra sous mon nez.
    Il me parlait volontiers de la Grande-guerre, non pas pour vanter ses exploits mais pour me dissuader des armes. Il alignait devant moi des daguérréotypes qui montraient des cadavres de soldats estropiés, des cadavres aux bouches regorgeant d’asticots, des bras ou des pieds émergeant de la boue, des spectres d’arbes décharnés, des silhouettes humaines accrochées aux chevaux de frise.
    Tous les enfants n’avaient pas droit à cet enseignement qu’il réservait aux plus sensibles, aux deux plus aptes à réfléchir : ainsi, affirmait-il, vous saurez de quoi il s’agit quand on vous parlera de la guerre.
    Monsieur Donat possédait un piano avec lequel il tenta de nous initier à la musique. Hélas, je n’avais aucune disposition pour jouer de l’instrument, bien que la Lettre à Élise parvenait à m’émouvoir dès les premières notes. Un peu désolé, il alla chercher des disques 33 tours d’Yves Montand chantant Prévert, des disques de New-Orléans, Sidney Bechet, les Oignons, Dans les rues d’Antibes, Petite fleur etc qui me mettaient des fourmis dans les jambes. Malmené par ses leçons, je fus souvent tenté de ma révolter et j’interrompais mes visites dominicales pendant une ou deux semaines. Parfois même, je songeai à me plaindre à mon père mais j’abandonnai vite cette idée en imaginant que mon père ne pouvait réagir que par la brutalité. Je revenais chez mon vieil ami qui m’accueillait avec un sourire et me tendait les deux ou trois livres qu’il avait préparés à mon intention.
    Au début du mois de juillet 1962, en pleine tourmente de l’histoire, comme des milliers d’autres, ma famille a quitté sa maison, sa ville, son pays. Je ne me souviens pas si, dans la précipitation, j’ai pris le temps de saluer Monsieur Donat. J’ignore le sort qu’on lui a réservé. A-t-il été chassé de chez lui, de sa bibliothèque ? A-t-il fini découpé comme ces cadavres qu’il m’avait montrés sur ses plaques de verre couleur sépia ?
    Des questions sans réponse qui ont longtemps hanté mes nuits et qui me reviennent encore, alors que j’approche l’âge qu’il avait lorsque je l’ai quitté.

Le 11 12 2021 : Haïkus (15)

Derrière le voile
soyeux de ses longs cheveux
elle ferme ses yeux

On dirait la danse
de quelque fée des forêts
qui marche sur l’eau

Que veut-il enfin
l’océan part et revient
sans se décider

L’écran noir et blanc
projetait sur nos visages
des lueurs blafardes

Chacun de tes pas
sème l’or dans tes cheveux
couleur de blés mûrs

Le vieil homme pleure
depuis des mois et des ans
pas un seul sourire

Au pied d’une croix
une femme se désole
le Christ ne voit rien

Derrière le nuage
se cache un autre nuage
déguisé en ours

L’amour fait fleurir
un coquelicot carmin
sur ta bouche aimée

Un enfant sautille
de l’enfer au paradis
qu’il n’atteint jamais

Une brume épaisse
rampe au sol honteusement
comme un chien coupable


 Le 10 12 2021 : Le portrait.

    Chaque nuit il s’endormait en rêvant à cette belle inconnue qu’il s’était imaginée. C’était une créature sortie de son esprit, bien réelle pourtant. Toujours la même, elle n’avait pas changé, le temps n’avait pas d’emprise sur elle. Elle accompagnait ses nuits depuis plus de vingt ans et disparaissait au petit matin, quand le soleil prenait sa place dans le lit. Avec le jour, son visage s’estompait pour revenir avec le crépuscule. Au travail ou en ville, il avait côtoyé d’autres femmes à qui il aurait plu, avec qui il aurait fait un bout de chemin pour rompre sa solitude, mais jamais il n’abandonna son rêve, toujours attaché à son idéal, à celle qu’il appelait son ange gardien, à la silhouette silencieuse qui ne vieillissait pas. Toujours amoureux fou de son rêve familier.
    Par contre, chaque jour, il constatait les dégâts des années sur son propre visage, sa barbe blanchissait, son front s’agrandissait, ses cheveux le plaquaient. Si je la croise un jour, se dit-il, elle ne me reconnaîtra pas. Elle ne me prêtera pas plus d’attention qu’à un passant anonyme. Peut-être me fuira-t-elle si je m’adresse à elle. Elle me prendra pour un fou quand je lui expliquerai combien je l’aime depuis toujours.
    Les années s’égrenèrent encore, des années pendant lesquelles, comme un portrait défraîchi, le visage adoré s’effaça peu à peu. Quand il eut soixante ans, celle qu’il espéra si longtemps avait presque déserté sa mémoire. Alors, désespéré, il entreprit de la peindre avant qu’il ne fut trop tard. Dans sa jeunesse, il avait reproduit quelques tableaux de maîtres, des Rembrandt, des Courbet et même la Joconde. Des amis unanimement lui concédaient un talent affirmé. Puis il s’était lassé. Alors, il ressortit sa boîte de couleurs et rassembla les miettes de ses souvenirs. Dominant ses tremblements, il traça les traits qui l’avait accompagné si longtemps. Étrangement, c’était comme s’il retrouvait une photo ancienne, tout lui revenait avec une surprenante netteté, tant il s’en était imprégné. Satisfait, il signa son œuvre et la suspendit dans sa chambre, en face de son lit. Chaque soir, il s’abandonnait au sommeil, heureux.
    Quelques années s’écoulèrent encore implacablement. Il fut bientôt incapable de tenir sa maison, de ranger ses affaires, de cuisiner son repas comme il l’avait toujours fait.
    Il se vit contraint de solliciter l’aide d’une association qui s’occupait de personnes âgées. On lui envoya une jeune femme très bien, qualifiée et très douce.
    Le lundi suivant, cette assistante de vie se présenta à lui, il la trouva mignonne, aimable et compétente. Elle se mit immédiatement au travail et commença par la chambre. Elle se planta devant le portrait, stupéfaite. Cette demoiselle qui avait posé là lui ressemblait trait pour trait. Quand elle reprit ses esprits, elle interrogea le vieil homme sur l’identité du modèle : C’est quelqu’un que vous avez aimé ? Votre fiancée, votre fille peut-être ? Non ? Vous ne vous souvenez pas ? C’est pourtant vous qui avez signé, c’est pourtant bien votre nom que je lis au bas du tableau.
    Il haussa les épaules. Je ne me rappelle pas, je serais bien incapable de peindre quoi que ce soit. D’abord, je n’ai jamais appris, que je sache.
Enfin, vous ne trouvez pas qu’elle me ressemble ? Insista-t-elle. Regardez attentivement, c’est frappant, je n’en reviens pas.
    Pour lui faire plaisir, il colla son nez contre la toile puis se détourna piteusement. Je suis désolé, mais je vous trouve plus jolie que ce barbouillage.


Le 10 12 2021 : Haïkus (14).

La fenêtre ouverte
et une odeur de printemps
s’invite chez moi

Un gorille en cage
en moi croit reconnaître
un lointain ancêtre

Dans le grouillement
de l’immense humanité
tant de solitudes

Trop de grands garçons
imaginent des voyages
sur des mers rêvées

Moi le ciel entier
moi le vent et les tempêtes
au bout de la terre

L’enfant dans son lit
ignore tout de la vie
qu’il devra subir

Chacun lui disait
toujours ce qu’il devait faire
sans jamais l’entendre

Le pas des armées
fait taire les chants d’oiseaux
qui ont peur du bruit

Un doigt dans la bouche
sans attendre sa chanson
bébé dormira

Il voulait la joie
s’enivrer de vin nouveau
avec ses amis

Sa main dans la mienne
je suis le maître du monde
avec mon enfant

L’arbre arraché
l’an dernier par la tempête
nourrit mille vies

     Le 09 12 2021 : Le cerf-volant.

    Tous les ans à la période de Pâques, les enfants du quartier grimpaient sur la montagnette, ce tertre d’argile qui bordait la voie ferrée, juste après les docks. C’est là que nous allions chercher de la glaise pour modeler des animaux hideux que nous offrions aux parents pour les fêtes des mères ou des pères. C’est là aussi que nous ramassions des silex que nous déposions sur les rails en attendant un train. Au passage de la locomotive, une gerbe d’étincelles accompagnait l’explosion du caillou. C’était notre feu d’artifice.

    À la mi-avril, nous nous retrouvions pour faire voler nos cerfs-volants. Jamais seuls, toujours à deux ou à trois. C’eût été fou de s’y rendre sans être accompagné par au moins un camarade armé d’un solide bâton. Nous avions passé des heures à nous confectionner un cerf-volant avec des roseaux, de la ficelle à gigot et du papier d’emballage que nous collions avec une pâte de farine et d’eau. Je préférais le tonneau à la lune et à la morue, ce losange qui ne tirait pas . Le tonneau mesurait plus d’un mètre de haut. Nous le dotions d’une queue pour l’équilibrer : une tresse composée de bandes de tissu volé dans la boite de couture de notre mère. Nous savions que nous nous exposions à des représailles car, à priori, il était destiné à réparer un accroc ou à rallonger un bas de chemise.
    La colline bénéficiait de vents favorables qui portaient le cerf-volant aussitôt qu’il était brandi au-dessus de la tête du porteur. Notre jouet filait droit vers le ciel, notre bobine de fil se dévidait rapidement pour se tendre à la limite de la rupture. La cordelette passait de main en main, on la tirait de haut en bas et l’hexagone exécutait d’élégantes cabrioles qui nous ravissaient. Nous glissions des messages de papier sur le fil tendu. Le cercle montait en tournant jusqu’à buter contre le tonneau accroché aux nuages.
    Notre plaisir était toujours gâché par l’arrivée de quatre ou cinq gamins que nous considérions comme des voyous du quartier voisin. Ils feignaient d’admirer notre cerf-volant, se serraient contre nous pour apprécier la tension de la ficelle, tentaient de la saisir pour en éprouver la force. Nous leur demandions de nous laisser tranquilles. Nous savions ce qu’ils cherchaient, aussi, nous commencions à rembobiner dès qu’ils venaient. Alors une lame de couteau surgissait pour trancher le lien qui retenait notre jouet qui, libéré, se mettait à dessiner des spirales en sombrant vers les toits. Nous venions de perdre notre précieux tonneau, deux-cents mètres de solide ficelle, tout était fichu. Il nous faudrait des jours pour fabriquer un autre cerf-volant. Chercher des roseaux, trouver de l’argent pour la cordelette, attendre les conditions météorologiques favorables.
    Aussitôt que le tonneau retrouvait son indépendance, nous nous lancions à sa poursuite. Les voyous s’esclaffaient, ils savaient bien que notre quête était vouée à l’échec. Le cerf-volant allait se fracasser sur la route, se suspendre comme un jambon aux fils électriques, se poser sur un toit inaccessible. Nous en avions conscience aussi et plus d’une fois, au lieu de courir après notre grand oiseau de papier, nous échangions quelques coups de poing et de matraque avec les importuns.
Voilà pourquoi nous préférions faire voler nos œuvres le lundi, avec notre père, quand avec maman, ma sœur et les petits frères, nous allions pique-niquer dans la campagne. Nous mangions une paella cuite sur place, accommodée d’oiseaux que papa chassait avec son lance-pierres dans la pinède, au bord de la rivière. À la fin du repas, nous avions droit à la délicieuse mouna, cette brioche parfumée à la fleur d’oranger.
    La paella, le murmure de l’eau, la mouna et le cerf-volant, c’était le symbole de Pâques.

Le 09 12 2021 : Haïkus (13)

Les trousseaux de clés

ne cessent pas de tinter

la nuit en prison


Le flop d’une pierre

dessine des ronds dans l’eau

peut-être un poisson

Quand le canon tonne

comme un enfant le soldat

murmure Maman


Les feuilles frissonnent

j’en remplirais ma chemise

pour les réchauffer


Un éclair d’argent

se glisse dans les blés mûrs

le serpent s’enfuit


La voix cristalline

s’élève de la fenêtre

une femme chante


Mes pas dans la neige

accompagnent le torrent

jusqu’à la rivière

La porte a claqué

comme une gifle assénée

à l’homme cruel


Un enfant couché

devant une cheminée

il dort il est bien


Il ne peut parler

de ce souvenir ancien

qui le blesse encore


L’homme et son enfant

regardent le ciel bleu

où flotte un nuage




 


Le 08 12 2021 : Haïkus (12)

Il trempe le fil
dans le cours d’une rivière
il pêche le temps

La lettre d’amour
abandonnée sur un banc
se confie au vent

La terrible tempête
s’abattra demain encore
sur les blés qui lèvent

Il lui parle d’amour
elle pour le remercier
lui donne un baiser

Les paupières closes
ses mains tendues devant
il rêve de nuit

Dans l’air immobile
le sifflet d’un train au loin
traverse l’été

Il pose sa bêche
pour éponger son visage
d’un revers de manche

Elle s’arrache aux vagues
coiffée de l’or scintillant
d’un soleil couchant

Dans la malle en bois
un portrait entre deux pages
d’un cahier jauni

Six brins de lavande
rassemblés par un ruban
sur le lit nuptial

Son pied délicat
s’offre à la caresse
d’un ruisseau limpide


Le 08 12 2021 : La route de l’espoir (2)

    Le tracteur tourna convenablement. Régulièrement, une grand-mère ou un blessé s’asseyait à l’arrière du plateau, près de Marion qui tenait Jeannette dans ses bras. Le passager occasionnel profitait du véhicule le temps de recouvrer un peu de forces puis rattrapait les siens quand il se sentait mieux. Deux ou trois fois, la colonne s’éparpilla rapidement sous les arbres ou se jeta dans le fossé quand des avions marqués de la croix gammée nous survolèrent à ras de nos têtes. Nous pouvions voir la face des pilotes hilares qui jouaient à nous terroriser.     Leur manège se prolongea jusqu’à la tombée de la nuit. Nous avions progressé d’une vingtaine de kilomètres alors que notre marche devenait plus difficile car de nouveaux fuyards convergeaient à chaque croisement. Nous formions un flot continu de misérables qui s’épaississait à chaque croisement, nous étions le sang d’une nation qui affluait dans un réseau de veines pour s’échapper par une plaie. L’espace entre nous s’amenuisait d’heure en heure.         
    Les attelages de chevaux de trait, de mulets ou de bœufs compliquaient l’affaire quand les pauvres bêtes effarouchées par la foule et les hululements des Stukas se mettaient au galop et renversaient tout sur leur trajectoire. Quand leur maître ne parvenait pas à stopper leur fuite, il fallait abattre les animaux et traîner leurs cadavres sur les bas-côtés. C’était toujours d’intenses moments de frayeur dont on ignorait l’issue. Nous ne savions pas notre destination. Moutons dociles enserrés dans le grand troupeau, brindilles portées par le fleuve humain, nous avancions sans nous soucier de ceux qui nous entouraient. Chacun se préoccupait de sa propre survie. Comme des fourmis, sans en avoir conscience, nous formions des ramilles mouvantes qui rejoignaient la branche maîtresse, la colonne principale sur la grand-route.
    Parfois un soldat se mêlait aux civils, il balançait ses frusques militaires dans le ruisseau et récupérait des guenilles sur un épouvantail ou dans un paquet de vêtements tendu par une main compatissante. Les déserteurs se faisaient régulièrement insulter par des gens qui leur reprochaient d’avoir trop vite renoncé au combat. Ils faisaient honte à la France, ils étaient la cause vite trouvée de tous les maux. Ils recevaient des coups mais le plus souvent, des femmes ou des vieux intervenaient pour les protéger. Les braves gens séparaient les parias de leurs juges expéditifs qui les auraient lynchés sur place, sans autre forme de procès. Ces parents compatissants avaient peut-être un fils, un frère ou un mari, quelque part, sur la frontière ?
    _ Puisque vous êtes si courageux, allez-donc sur le front pour les remplacer ! Vous ne comprenez pas qu’ils n’y sont pour rien ? Que pouvaient-ils faire sans ordres, oubliés par leurs supérieurs ? Les Français ne doivent pas se déchirer entre eux. Au contraire, il faut se serrer les coudes, s’entraider, se soutenir. C’est le seul moyen de nous en tirer !

Le 07 12 2021 :
Haïkus (11)

Heureux sont les arbres
dont le racine profonde
sait où vont les morts

Ne dis pas je t’aime
si tu ne le ressens pas
tu peux en souffrir

Il n’est aucune âme
qui vive dans les nuages
une maison vide

Le ruisseau emporte
la feuille tombée de l’arbre
qui veut voir la mer

Le vent sans relâche
use les sommets de pierre
sur nous le temps passe

Le marin sait-il
s’il verra enfin le port
sa vie c’est la mort

L’école est la cage
où l’on voulait l’enfermer
lui la mer l’appelle

Le temps a écrit
son histoire sur la peau
de ce beau vieillard

Les femmes trompées
traînent leurs genoux en sang
jusqu’en haut du mont

Lune ronde et rousse
tourne comme une toupie
jouet pour les anges

Va si tu le dois
par la terre ou par la mer
chercher ton destin


    Le 07 12 2021 : Le monde enchanté de Cora

    Après la fin des cours, je ne traîne pas avec les copines qui voudraient me confier des tas de secrets d’importance suprême. Je rentre chez nous en courant. Je tremble de ce que je vais découvrir. Avec maman, je vis dans la crainte de ce qui m’attend. Les surprises sont toujours mauvaises. Parfois ce sont de vraies catastrophes.
    Je redoute surtout de me retrouver nez-à-nez avec un type sortant de notre chambre, débraillé, un pan de chemise hors de son pantalon, l’œil hagard, l’air piteux. Généralement, les amis de Cora s’esquivent sans bonjour ni merci. Ils me regardent à peine. Ils tirent la porte derrière eux et dévalent l’escalier. Ils ne reviennent pas chez nous, ils disparaissent de la circulation. J’appelle Maman qui se présente à moi, souriante, à demie-nue, vêtue d’une vieille nuisette qui ne cache rien, qui a dû appartenir à Berthe-aux grands-pieds. Je ne peux réprimer ma colère !
    _ Je n’y cois pas ! Tu n’as pas honte ? Rien ne te rebute ! Pourquoi te sens-tu obligée de leur montrer tes fesses ?
    _ Que veux-tu que je leur montre : ma collection de timbres rares ? Mes tableaux de maîtres ? Mes robes de soirée ? Ça ne les intéresserait pas, alors je leur présente ce qu’ils attendent de moi, ce qui les réjouit à tous les coups. Comme ça, chacun gagne du temps. J’ai raison, n’est-ce pas ? Tu ferais pareil. Par-dessus le marché, ils sont gentils avec moi. J’aime qu’on m’aime un peu. Et puis ça reste sans conséquence, tu le sais.
    Que voulez-vous répondre à ça ? Moi, je ne sais pas ce que je dois faire. Je me contente de l’aimer. J’ai de la chance de posséder une poupée géante qui marche, qui ferme les yeux, qui rit et qui pleure. Cora ignore le sens du mot Maman . C’est pour cela que je l’appelle Cora et pas Maman. Si, par mégarde je dis Maman, elle cherche autour d’elle. Peut-être un jour apprendra-t-elle qu’elle en est une. Ce jour-là, j’en connais une qui aura une drôle de surprise !
    C’est ma poupée, celle qui ne se révolte jamais contre moi. Elle m’accorde sa confiance absolue, un forfait illimité. A-t-on déjà vu une enfant appeler sa poupée Maman ? Non, n’est-ce pas ? Eh bien voilà pourquoi je préfère dire Cora à ma mère, parce que c’est moi qui la fais grandir et qui prends soin d’elle. Chaque matin, je glisse sa pilule dans son café. À aucun prix, je ne voudrais d’une petite sœur, il ne manquerait plus que cette tuile. Je n’ose pas imaginer le cataclysme qu’une grossesse maternelle déclencherait dans l’organisation de notre quotidien. Ça y mettrait un sacré bazar, sans mesure avec ce que j’ai réussi à établir jour après jour.
    C’est ma Cora. Elle devient Coraline quand je suis fâchée. Elle n’aime pas ça mais elle ne fait rien pour l’éviter. Elle se transforme en sirène d’alarme. Elle devine immédiatement quand je suis en pétard. Elle m’appartient autant que je suis à elle. Deux êtres différents, mais un seul cœur. Séparées, nos vies perdraient leur sens. Voilà pourquoi elle reste collée à moi et pourquoi je ne conçois pas une existence sans elle, en dépit de tous les inconvénients. Je pense que je suis devenue adulte en allant la chercher dans le hall de l’hôpital où elle m’attendait. Nous nous espérions depuis si longtemps sauf que, comme elle n’a pas la notion du temps et que j’avais hâte de la retrouver, j’étais beaucoup plus impatiente qu’elle.

    Un jour, j’ai eu besoin de son extrait de naissance pour remplir un formulaire officiel. J’ai ainsi appris qu’elle avait été confiée à Mamou dès sa naissance. Elle n’est pas sa fille. J’ai compris pourquoi elle semblait si peu attachée à celle qui l’avait élevée. Elle ne reconnaît que les liens du sang.


    Le 06 12 2021 : L’homme blessé.

    Une scène anodine qui me revient en mémoire. Elle ne signifie rien, elle n’apprend rien de plus sur la nature humaine.
    Nous étions plus d’une centaine de gars alignés dans la cour de la caserne à Essey-les-Nancy. En ce mois de septembre 1966, nous venions de défiler chez le coiffeur armé d’une tondeuse plus efficace qu’une moissonneuse batteuse. En trente secondes, nous avons perdu notre belle coupe à la Beatles qui, le samedi précédent, faisait encore notre fierté dans notre dancing préféré. Avec notre crâne quasiment rasé, nous nous tenions là, gauches dans les vêtements civils que nous nous apprêtions à ranger pour de longs mois. Devant nous, notre paquetage serré dans un sac marin. Le fourrier venait de nous remettre les tenues réglementaires avec les godillots et les rangers d’occasion et les boîtes de graisse de cirage noir, des tricots et des chemises kaki.
    Un sergent-chef hurlant comme si nous nous trouvions au milieu du désert dans une tempête de sable, nous intima l’ordre d’étaler devant nous un carré de bâche, puis il annonça qu’il allait nous infliger une revue de fourniment. Pour cela, il nous commandait de brandir les vêtements et de les enfiler à la place de nos vêtements civils. Il commença par les chaussettes de laine, les maillots de corps, les slips. Nous obéissions rapidement, confus de présenter nos fesses et le reste à la multitude. Certains riaient stupidement, d’autres baissaient la tête, pressés d’en finir. Subitement, le sergent se mit à brailler plus fort. Qui m’a foutu un abruti pareil ? Tu ne comprends pas ce que je demande ? J’ai dit un slip, pas un short !
    Le coupable se trouvait à deux mètres de moi, sur ma droite.
    _ On ne m’a pas donné de slip, j’irai le réclamer au fourrier.
    _ Tu feras ce que je t’ordonnerai de faire, bougre de bourrique ! Retire de suite ce foutu short si tu n’as pas de slip et attends que tous soient vêtus pour enfiler ton pantalon.
    Le garçon se dévêtit, les dents serrées, blême de colère et de honte. Le maréchal-des-logis poursuivit son inventaire, exigeant de sa victime dénudée qu’elle montrât les habits nommés pour les ranger dans le sac après les avoir soigneusement pliés.
    Il faisait déjà froid, en Lorraine en ce début d’automne mais c’était la rage qui provoquait les tremblements de la jeune recrue.
    _ Bon, ça va comme ça, cours chez le fourrier et rapporte ton slip, ordonna le sergent-instructeur.
    _ Dois-je me rhabiller ? S’enquit le bidasse.
    _ Est-ce je t’ai ordonné de t’habiller ? Non ? Alors tu iras à poil chez le fourrier et tu reviendras t’habiller ici, au petit trot, et en vitesse !
    Une main devant et l’autre derrière, le malheureux dut traverser la grande cour, nu comme un ver, suivi par les rires des imbéciles qui voulaient s’attirer les bonnes grâces du sous-officier.
    Les brimades durèrent pendant les deux mois de classe. Une nuit, alors qu’il rentrait de virée en ville où il s’était bien imbibé d’alcool, le sergent reçut un coup de pelle derrière la tête. Il tomba à terre et perdit connaissance. L’auteur de l’attentat s’enfuit sans être reconnu. On diligenta une enquête, on soupçonna le garçon qui avait subi une grande honte, le jour de l’incorporation. La promotion fut privée de permission jusqu’à Noël et on passa à autre chose. Tout finit par s’oublier, presque tout...


Le 06 12 2021 : Haïkus (10)

Chérissant les fleurs
Il a aimé l’ancolie
piquée sur ton cœur

Qui m’attend là-bas
l’ombre d’amis disparus
des parents aimés

Le chant des sabots
sur le chemin de cailloux
décompte le temps

Vieillir n’est rien
ne plus attendre d’amour
pour fleurir nos vies

Le grand vent du large
pousse ses cris de dément
c’est jour de naufrage

La main d’un ami
appuyée sur notre épaule
vient guider nos pas

Un papillon rouge
va cueillant de fleur en fleur
des baisers volés

Un enfant réclame
le soleil d’une caresse
pour chasser sa peur

Ouvre ta maison
à l’hirondelle égarée
par les vents contraires

Et demain peut-être
une femme à sa fenêtre
te fera un signe

La mer comme un drap
protège tes rêves grandioses
de partir au loin

   

Le 05 12 2021 : haïkus (9) :

Le fer du rabot
jette des gerbes d’argent
de papillons blancs

Après le tumulte
quand les armes enfin se taisent
l’oiseau chante enfin

Le manteau de givre
couvre le noir des labours
sous le ciel d’hiver

Au sein maternel
l’enfant finit par dormir
et le monde aussi

Serrée dans le gel
une branche d’aubépine
se vêt de soleil

Sur le mont lointain
un âne se met à braire
à quoi pense-t-il

Moulin de papier
lutte contre la tempête
au fil d’un ruisseau

Du haut du clocher
une sonate divine
invite à la paix.

Et leurs mains se frôlent
ils ignorent tout d’eux-mêmes
ils ont tout leur temps

Une barque ancrée
au corps de l’être adoré
sa mort peut venir

Devant la fenêtre
une branche se balance
danse avec le vent


    Le 05 12 2012 : La route de l’espoir (extrait) :

    Nous sommes restés là, immobiles, avec la pénible impression de nous retrouver dans un cauchemar. Puis nous sommes allés nous réfugier dans l’habitation. Devant la porte du hangar, la forme allongée de notre chien roux faisait obstacle. Son flanc était ouvert par un coup de baïonnette, une entaille profonde d’où s’échappait sa vie en une coulée grasse qui se perdait dans le sol. Nous nous sommes précipités dans l’habitation. S’insinuant par la fenêtre, un faisceau de lumière jouait avec l’air où virevoltait une myriade de particules d’argent. Sur l’épaisse table de bois, posé comme un sabre, le soleil éclairait des miettes de pain, nos trois bols maculés par des lambeaux de peau du lait, un couteau où deux mouches se gavaient des restes de confiture de cerise. Une image d’un bonheur qui nous savions déjà éphémère. Nous aurions voulu croire que rien ne s’était passé, nous n’étions pas envahis, rien n’avait changé. Un matin comme les autres, dans un pays où il faisait bon vivre. Ces déflagrations au loin retentissaient comme un banal orage de printemps.

    _ Où est Jeannette, murmura mon épouse, livide.
Ses doigts arrimés au dossier d’une chaise, elle ne pouvait plus se mouvoir.
    Je me précipitai dans le coin où notre enfant avait coutume de jouer. Je distinguai ses jambes qui dépassaient entre le lit et le mur. La petite s’était endormie sur le tapis, la tête posée dans le creux de son bras, inconsciente du drame qui venait de bouleverser notre maison, notre pays. Je la soulevai pour l’étreindre contre moi. Elle se réveilla, inquiète. Elle devinait que nous traversions quelque malheur dont elle ne soupçonnait pas l’origine.
    _ Elle est là, tout va bien, dis-je.
    Marion me délesta de ma précieuse charge et jeta un coup d’œil dehors. À droite, les chars progressaient toujours sur la grand-route. Les vibrations des moteurs et des chenilles nous secouaient le ventre. À gauche, de l’autre côté de la ferme, un chapelet disparate s’égrenait à l’abri des arbres, sur le chemin de halage. Des soldats français, les nôtres, désarmés. Certains se servaient d’une planche comme d’une béquille, sautillant sur une jambe. Les uns soutenaient les autres. Beaucoup exhibaient des bandages maculés de sang, autour de leur crâne, de leur bras, de leur poitrine. Ils se traînaient

vers le Sud. Alors, nous distinguâmes leurs gardiens qui tournaient comme des frelons autour de leurs victimes en déroute. Des Allemands, dix fois moins nombreux, pressaient les perdants dans le dos ou les obligeaient à se hâter en les frappant avec leurs crosses. Ceux qui tombaient étaient vivement relevés avec une brutalité inutile car les captifs peinaient trop pour se rebeller. Où auraient-ils cherché asile ? De là où nous nous tenions, nous devinions le fardeau de leur honte, de leur lassitude. Il ne restait de ces combattants que de misérables fantômes écrasés par les cieux en flammes. L’ensemble formait une fresque d’ombres chinoises animées sur un rideau écarlate, spectacle étrange de l’anéantissement de notre peuple.


Le 04 12 2021 : La déchirure :

Depuis plusieurs jours, les voitures partaient en direction de la mer. Sur leur toit, ficelés, des ballots, des valises bringuebalantes, des paquets, des vies rassemblées à la hâte. Dans la ville, çà et là, des rafales s’égrenaient. Des gens mouraient sur les trottoirs, le massacre entrait dans les maisons. Deux mondes s’opposaient : le premier exultait, le second s’effondrait. La dernière page de notre histoire dans ce pays s’écrivait.

Il faut partir, dit mon père comme s’il nous ordonnait d’aller acheter le pain.

Comment partir ? Sur la route d’Oran, on égorgeait à chaque carrefour. Nous ne disposions pas de téléphone, j’ignore comment s’est débrouillé mon père pour réunir les informations. La camionnette d’un maraîcher s’est arrêtée devant la maison. Nous y avons chargé trois valises et quelques sacs, la musette que papa utilisait quand il allait chasser. Mes parents avec les quatre gosses hébétés. Nous avons fermé les portes et laissé les clés au propriétaire.

Un convoi militaire remontait l’avenue, des véhicules civils s’intercalaient dans la file de camions bâchés. Des soldats assis sur le plateau tenaient leur fusil serré entre leurs genoux. Ils nous effleuraient d’un regard indifférent. Ils savaient que notre destin ne les concernait plus. Ils savaient que bientôt, tout cela allait finir et qu’ils allaient pouvoir retourner en métropole.

Nous avons quitté la ville. Tout au long de la route, la liesse des nouveaux maîtres de cette patrie : des drapeaux verts et blancs brandis à bout de bras, des youyous, des insultes, des cris de haine. On nous jetait des pierres. Réellement, nous étions des chiens.

Nous avons roulé plus d’une heure pour atteindre le port d’Oran que la fumée âcre des réservoirs d’essence en feu rendait inaccessibles. Impossible d’embarquer. La camionnette de notre ami nous conduisit alors à l’aéroport où une foule compacte patientait dans un silence marmoréen. Des femmes vêtues de noir, des enfants immobiles, sages pour une fois, des hommes démunis qui livraient leur famille au hasard. Nous avons dormi dans les blés piétinés, puis incendiés, couchés sur des couvertures souillées de poussière. Nous avons progressé pendant une semaine de baraque en tôle en terrain vague. Le long des grillages de clôture, des klaxons et des fusils saluaient notre départ.

J’étais l’aîné de la fratrie, la charge de trouver de quoi manger et de récolter des informations me revenait. Une rumeur d’embarquement provoquait brusquement une vague désespérée. Fausse nouvelle, on revenait à nos valises, harassés, résignés. Nous avions perdu, nous n’avions plus rien à réclamer ni à exiger. Des coulées de sueur noire sur la face de chacun, sur les enfants, sur les adultes, un seul robinet qui gouttait parcimonieusement, nous suffoquions dans la chaleur de juillet.

Finalement la fin du calvaire, notre Caravelle s’envola vers la première destination qu’on nous imposa. Les rapatriés (nous dûmes endosser ce nouveau qualificatif qui nous désigna dans notre propre pays) étaient largués d’office à partir de la Méditerranée vers le Nord, à mesure que nous remplissions cette France inconnue.

Dans la nuit d’Orly, je dis adieu à mon enfance, une vie nouvelle et hostile attendait notre famille. Nous avions encore de nombreuses batailles à mener, des défaites et des petites victoires. Une déchirure à jamais ouverte.



Le 04 12 2021 : Haïkus (8).

Partir pour Cythère
pour jamais plus revenir
et vivre d’amour

Avancer tranquille
la tête dans les nuages
comme un goéland

L’océan se brise
sur la falaise de craie
les gerbes d’embruns

La femme endormie
le visage dans ses bras
quels sont ses doux rêves

Le pas incertain
de l’enfant le mène au loin
il songe à demain

Une main tendue
pour un salut solidaire
j’ignorais ce frère

La lame posée
sur la couche découverte
l’épée du soleil

Un cheval fourbu
tire la lourde charrette
et l’odeur du foin

La poulie gémit
en tirant le seau du puits
rempli d’une eau fraîche

À genoux au bord
d’une source confidente
ma face dans l’eau

Un cri dans le ciel
l’arc noir du martinet
trace une arabesque


 Le 03 12 2021 : Les amants terribles.

    Chaque jour, chacun se demandait ce qui avait bien pu le séduire et le décider chez ce monstre qui partageait sa vie. Clotilde n’avait jamais pu supporter ce Constant râleur, égoïste et impatient. C’était physique, épidermique. Il l’exaspérait par sa seule présence, même s’il gardait le silence. Elle ressentait tout comme une provocation, un défi, une injure. Pour le ridiculiser elle le surnommait Concon devant les rares amis qui venaient encore les saluer. Ils disparaissaient l’un après l’autre, lassés par le navrant spectacle de leurs disputes incessantes.
    De son côté, pour ne pas avouer sa détresse, il l’appelait Cloclo, comme clocharde, vieille cloche, comme clopinettes. Il refusait d’abdiquer, pas question de céder devant cette mégère ingrate à qui il avait tout sacrifié. Tout était prétexte à querelle, une serviette tombée sous la table, une lettre égarée dans un tiroir, une paire de lunettes fugueuse. Clotilde se dégoupillait au moindre soupir. Il voulait bien raser les murs, se faire discret autant que possible, mais si elle ouvrait les hostilités, il répliquait aussitôt. Il n’existait aucune raison de s’aplatir devant cette tigresse.
    Quand ils se retrouvaient assis côte çà côte dans le fauteuil, ils ne suivaient pas le film, ils cherchaient pourquoi ils n’avaient pas divorcé depuis des années, car leur mésentente était née dès leur sortie de la mairie. L’espoir que tout cela allait s’arranger, que l’autre allait enfin réfléchir, se corriger. Avec les autres, Cloclo se comportait civilement, elle ne rechignait devant aucun service. Elle aidait la voisine malade à entretenir son ménage. De son côté il allait volontiers arroser le jardin et nourrir le chien du pavillon des voisins quand ceux-ci partaient en vacances.
    Alors pourquoi ne se séparaient-ils pas une bonne fois pour toutes ? Ils ne seraient pas les seuls, ni les premiers, ni les derniers. Ils avaient eu la sagesse de ne pas faire d’enfants, leur divorce n’aurait nui à personne.
    Ce climat délétère avait-il quelque chose à voir avec le cancer du sein qui la frappa à soixante-dix ans ? Qui sait ? Peut-être, peut-être pas. Alors, il rangea les armes. Il ne se voyait pas faire la guerre à cette femme diminuée. Durant deux ans, il l’assista, la consola pendant les chimios, il la lava quand elle se sentit trop faible pour se tenir sur ses jambes, il la sécha, la peigna, la vêtit, il lui porta la cuillère à la bouche, essuya son menton, il refusa qu’elle finisse à l’hôpital, il la soigna avec l’aide d’une infirmière qui passait chaque jour,… Il lui ferma les yeux quand elle rendit son dernier soupir, à bout de forces.
    Il lui fit sa toilette et l’habilla d’un élégant tailleur blanc qu’elle ne portait plus depuis des années. Elle avait tant maigri ! Penché sur elle, il déposa un baiser sur ses lèvres.
    _ Adieu, ma Clotilde, murmura-t-il, étonné de prononcer ce prénom oublié.
    Il accrocha ses portraits aux murs de tout l’appartement. Il prit l’habitude de bavarder longuement avec elle dès le matin, de pièce en pièce. Il lui confiait ses rêves et ses cauchemars, il commentait l’actualité du jour, il évoquait des souvenirs communs, des impressions fugaces et agréables ressenties pendant l’un de leurs voyages. Jamais il ne parlait de l’enfer qu’ils avaient traversé ensemble.
    Chaque jour, il barrait une ligne du calendrier, pressé qu’il était d’aller rejoindre, celle que dans son cœur, il ne cessait d’appeler Mon ange.
_ Attends-moi, nous nous reverrons bientôt, mon ange, car je ne peux plus vivre sans toi.


Le 03 12 2021 :Haïkus (7)

Un papillon bleu
sur ma main vient se poser
messager de paix.

La source murmure
une douce confession
d’amour délicat

Son chapeau de feutre
dissimule son regard
d’où nous vient cet homme

Un chaton tout doux
veut se frotter à ma jambe
caresse échangée

Le soleil décore
la soie de tes longs cheveux
d’une couronne d’or

Au petit matin
comme un ruisseau libéré
un rire enfantin

L’horizon blessé
allongé au bout du monde
maculé de sang

Non rien ni personne
ne pourra nous justifier
la haine présente

L’enfant sur le port
comme un joyeux sémaphore
agite ses bras

La perle de givre
se balance sur la branche
mais quand fondra-t-elle

La chanson de l’homme
qui traverse la vallée
guide le troupeau


 Le 02 12 2021 : La vie merveilleuse de Goldwyn:

Chloé nous a invités pour ce samedi après-midi. Cela tombe bien, papa et maman sont libres et peuvent garder le fauve. Compte tenu de l’aide que je leur apporte à longueur de temps, ils m’ont accordé le droit à quelque compensation. Mais Goldwyn en a décidé autrement. Dès qu’il m’a vu faire ma toilette, nouer une cravate et renoncer à mes tennis habituels pour des chaussures de cuir plus cirées que le parquet du Château de Versailles, il s’est agité en grognant. Tandis que je m’applique à tracer une raie correcte sur le côté de mon crâne, il m’arrache le peigne des mains pour s’accrocher à mon coude. Je tente de le repousser doucement sans réussir à le décourager. Il s laisse rouler sur le sol pour m’enserrer les chevilles dans l’étau de ses bras, plaquage comme au rugby. Impossible de bouger sans risquer de me casser la figure. J’appelle papa à l’aide mais celui-ci fit la sourde oreille à mes SOS. Il m’a entendu puisque j’entends les noms gracieux qu’il m’adresse en grognant : « emmerdeur, sale gosse, mauviette » etc. La porte de la salle de bains est pourtant ouverte et je l’entends tourner les pages de son journal dans le fauteuil du salon, à quatre mètres de moi. Sans doute trop loin pour se sentir concerné. Pour qu’il se décide à bouger, il faudrait que mon frère lui tombe sur la tête du lustre où il jouait à Tarzan.
Je dois me résoudre à emmener mon frère avec moi. Avec maman, nous l’avons lavé et habillé et nous nous sommes efforcés de le présenter sous son jour le plus favorable. Contrairement à son habitude, il se laisse manipuler sans gueuler. Il accepte même la brosse. Il déteste le peigne qui s’agrippe à ses cheveux comme une bardane. Il sourit même quand maman vaporise l’eau de toilette sur son crâne broussailleux. L’affreux comprend que j’ai cédé à son chantage. Il est donc capable d’analyser une situation et d’imaginer une réponse. Parfois, il parvient à me surprendre. Pour ne pas m’emballer, je me dis que je me fais des idées, que je prends mes désirs pour des réalités et que les apparences sont trompeuses. Mon frère est incapable de toute logique et pour lui, tout n’est que coïncidence. Trop souvent, croyant avoir noté un progrès de Goldwyn, nous n’avons pas tardé à déchanter.
Enfin, nous voilà dans la rue, attifés comme pour la messe. Je ne lâche pas sa main de crainte que terrorisé subitement par je ne sais quoi, un chat jaillissant d’une poubelle ou une voiture pointant d’un garage souterrain, il ne se jette sous les roues d’un bus. Il est ravi, il ne cherche pas à se libérer de mon contrôle. Les badauds se retournent sur nous, j’ignore ce qu’ils pensent en croisant un gamin de quinze ans attelé à un grand échalas qui en paraît six de plus. Du plus loin qu’ils nous aperçoivent, les passants ne nous quittent pas des yeux et quand ils parviennent à notre hauteur, je ne lis qu’une perplexité abyssale dans leur regard. Mais je m’en moque, je reste concentré sur ma mission : conduire jusqu’à la maison de mon aimée cette grenade dégoupillée susceptible d’exploser à tout moment, qui traîne les semelles, qui se laisse distraire par n’importe quoi. En secret je prie un Dieu improbable que Chloé ne nous ferme pas la porte au nez en découvrant Goldwyn. Prions, puisque c’est tout ce que je peux faire pour l’instant : Mon Dieu, faites que le volcan reste endormi, épargnez-nous la tempête et le séisme, que le feu et la lave ne jaillissent pas de la bouche de mon frère, par pitié.
Elle n’habite pas loin, je suis déjà passé devant sa maison en me rendant aux courses : dix minutes à pieds, une station de bus, à peine. Le portail monumental en fer forgé vert-wagon est grand-ouvert. Quelqu’un a noué des ballons multicolores aux branches des seringuas de l’allée. Le gravier craque sous nos pas et mon frère marche comme un flamand rose pour accentuer le crissement en rythme. Je lui secoue le bras, je ne veux pas qu’il se lance dans une chorégraphie digne de Chantons sous la pluie. J’ai l’impression de tenir la laisse d’un chien fou.
Je n’ai pas à sonner : la porte du bâtiment cossu en pierres de taille s’ouvre alors que nous sommes encore au pied des six marches du perron. Mon amie nous fait signe d’entrer, un grand sourire illumine son charmant visage. J’ignore pourquoi, quand elle se présente ainsi devant moi, j’ai envie de la dévorer sans attendre. Derrière elle une dizaine de filles forment une haie d’honneur pour nous recevoir. C’est alors que je comprends que l’entreprise est risquée : Led-Zeppelin martèle son Whole Lotta Love. D’une bourrade irrésistible, mon frère me repousse contre le mur, s’empare d’un porte-parapluie en cuivre et se lance dans une démonstration personnelle et effrénée de son art favori : foutre la trouille à la population. Le vacarme qu’il produit surpasse celui du groupe de rock, c’est le martèlement d’un troupeau de gnous en migration qui auraient trouvé ce vestibule sur leur parcours. Espérant innocemment qu’elle parviendrait à l’arrêter, Chloé se met à hurler devant l’artiste en transe qui roule des yeux exorbités, prêt à s’abattre sur elle.
_ Je t’en prie, emmène-le loin d’ici ! Très loin ! m’ordonne-t-elle en me désignant le portail, la rue, les remparts de la ville et par-delà, la grand-route et tout au bout, le désert de Gobi.
_ Mais, balbutié-je, j’avais mis une cravate.
Dans le dos de mon adorée, le chœur des amies me chasse d’une seule voix :
_ Dehors !
Nous dévalons les marches. Je pousse les épaules de Goldwyn devant moi. Je lui colle une taloche magistrale derrière son crâne rempli de chamalows. Je le couvre d’injures, il titube et s’affale dans le gravier. Son pantalon se déchire aux genoux, une culotte impeccable qu’il étrennait pour la circonstance. Et dire que j’avais ferraillé une heure avec lui pour le faire renoncer à son maudit jogging… Sa peau est écorchée… par ma faute. Ses yeux s’embuent, il me fixe avec un air d’incompréhension. Je ne l’ai jamais brutalisé avant ce jour. Même quand j’ai dû le maîtriser pendant une de ses crises, je me suis toujours arrangé pour ne pas le blesser.
_ Allez Olivier, rentrons, va. Ne couine pas. Cesse de chialer, tu es un grand garçon maintenant, ce n’est rien, je te soignerai ça chez nous.
Je n’ai pas besoin de le guider par la main, il me suit d’un pas, collé à mon ombre. Si je m’arrête, il stoppe et repart dès que je reprends la marche. Je l’entends renifler dans mon dos et pour un peu, je me mettrais à pleurer aussi.
Il ruisselle par tous les trous de son corps, son visage se couvre de larmes, de morve, de sueur et je ne veux pas voir ce qui mouille son pantalon et ses chaussettes. C’est la Fontaine de Trevi de la Dolce vita mais sans Anita Ekberg.
Futilité des femmes ! J’enrage contre Chloé, contre ses copines, contre ma mère et madame Legal qui veulent du mal à mon petit frère. Monde cruel !

 Le 02.12.2021 : Haïkus (6)


L’étendard frissonne
le soldat au garde-à-vous
rêve de batailles

Ce n’est pas la mer
qui appelle l’homme au lointain
mais l’espoir d’une île

Ma main sur la joue
d’un enfant désespéré
réveille un sourire

La nuit de tes yeux
donne vie à des diamants
pareils au bonheur

La robe légère
qui s’agite dans le vent
capture un espoir

L’étoile filante
est-ce l’âme d’un oiseau
quittant cette vie

Le grand tableau vert
n’intéresse pas l’enfant
rêvant d’aventures

Le ruisseau d’argent
sinue parmi les cailloux
il cherche la mer

Le clairon de guerre
fracasse l’humanité
l’espoir d’un printemps

Longer au hasard
un chemin de douane
dominer le monde

L’oiseau rouge et vert
tresse des colliers de fleurs
qu’il offre aux nuages


    Le 01 12 2021 : Emma des étoiles.

    Comme chaque année au début de l’été, j’emmenais mes gosses de C.P. à la montagne pour une classe verte. Deux mamans m’accompagnaient pour la surveillance des élèves que ce voyage rendait plus nerveux que de coutume. Ils se montraient plus remuants, plus agités. Rien de très dramatique, mais il nous fallait en tenir compte du matin jusqu’au soir. Les petits groupes se formaient pas affinités et scindaient les meneurs et les discrets, les sportifs et les contemplatifs, les joueurs et les réfléchis. J’avais disposé de plus de deux trimestres pour les connaître et je parvenais sans mal à gérer ma vingtaine d’enfants, dociles et obéissants pour la plupart.
    Parmi eux, j’avais noté les évolutions de la petite Emma, une adorable fillette curieuse et sensible qui, au mois de février, avait connu un changement de comportement. Elle avait perdu beaucoup de sa bonne humeur et, pendant la récréation, se retirait souvent dans un coin du préau avec son cahier Canson et ses crayons de couleurs. Elle dessinait une ferme avec des animaux, des poules et des canards, et le vieux fermier qui poussait sa brouette. Elle possédait un talent certain et se perfectionnait de semaine en semaine. Toujours le même sujet, toujours le même décor. Au cours d’une rencontre avec les parents d’élèves, j’en parlai à sa maman, une brunette aux grands yeux qui s’embuèrent dès que j’évoquai Emma. Empêchée par l’émotion, elle se contenta de me dire que la petite avait subi un choc affectif qu’elle devait apprendre à assimiler. Ce sont des circonstances difficiles qui marquent une vie, comprenez-vous ? Me dit-elle, avec la gorge nouée. J’opinai de la tête pour la tirer d’embarras mais en réalité, je ne voyais pas précisément ce qui avait pu ainsi transformer la gamine.
    Le soir, après le repas pris dans la cour de l’ancien couvent qui abritait la colonie, je laissai les dames qui allaient coucher les élèves et je m’accordais dix minutes pour fumer une cigarette à l’écart, sous les platanes. Une fois, Emma s’accrocha à ma main et me demanda si elle pouvait rester un moment avec moi, ce que j’acceptai aussitôt, soucieux de lui faire plaisir et de l’arracher un peu à sa morosité. Ensemble, assis sur le même banc, nous profitions de la nuit en montagne. J’écoutais les mille bruits qui montaient de la vallée, de son côté, la petite se plongeait dans la contemplation des étoiles.
Parfois, un petit rire secouait ses frêles épaules et quand je lui demandais la raison de sa soudaine bonne humeur, elle me répondait qu’elle l’avait vu, que c’était lui. J’espérais qu’un soir, elle m’en dirait une peu plus sur ces mystérieux rendez-vous nocturnes avec les astres. Quand je terminai ma cigarette, nous rentrions dans la bâtisse et je l’abandonnai devant la porte du dortoir.
    C’est au quatrième jour qu’elle fut prise d’angoisse. Nous nous trouvions à notre poste d’observation, comme les trois nuits précédentes, elle avait scruté longuement le ciel et, visiblement, elle n’avait pas trouvé ce qu’elle y cherchait. Elle soupira longuement, un souffle où je notai une pointe d’exaspération. Comme je m’informai sur les motifs de son trouble, elle me demanda simplement si les étoiles se déplaçaient. Je lui répondis que dans l’univers, c’était une ronde perpétuelle. Tout tournait toujours, notre terre sur elle-même et autour du soleil, suivie par une myriade de satellites. Dans ce grand chambardement constant, les planètes disparaissaient à notre vue et revenaient dans le ciel, selon notre propre rotation. Je réalisai que mes explications risquaient d’embrouiller les choses plutôt que de les éclaircir, mais elle sembla satisfaite et se rasséréna.
    Le lendemain soir, elle s’agita sur le banc. Alors là, il s’est passé quelque chose de grave : C’est impossible qu’il ne soit pas là ! Il vient me voir toutes les nuits, je le vois de la fenêtre de ma chambre à Clichy. Maître, crois-tu qu’il m’a oubliée ?
    _ De qui parles-tu ? Qui t’a oubliée ? Dis-je.
    _ Mon Papy, je le vois chaque soir depuis qu’il est au ciel. Il lui est arrivé un accident, il est blessé, ce n’est pas possible autrement.
    Ses grands yeux brillaient dans l’obscurité, trahissant la grande douleur qu’elle tentait de maîtriser.
    J’improvisai une explication. Je supposai que, la sachant en vacances, il avait profité de son absence pour aller pêcher avec l’un de ses amis qui vivait au paradis. Je lui désignai une longue constellation qui coulait comme une rivière dans la multitude d’étoiles.
    _ Alors, il reviendra, murmura-t-elle, pleine d’espoir.
    _ Certainement, demain ou après-demain.
    Elle accepta mes propos et notre séjour se déroula sans problème. Il me semble qu’elle retrouva son grand-père dès le lendemain et que tout rentra dans l’ordre des choses. Je ne jugeai pas utile de relater cette anecdote à la maman d’Emma. Il me sembla toutefois que la connivence qui me reliait à Emma s’accrut depuis cette classe verte dans les Alpes.

 Le 30 11 2021 : Des nœuds dans la tête.

    C’est ce qu’on avait toujours dit d’Antoine : il se faisait des nœuds dans la tête à force de se poser trop de questions insensées pour la plupart mais essentielles pour lui-même. Trop de questions, depuis trop longtemps, cela ne lui avait pas arrangé le tempérament. Condamné à la solitude, il passait ses nuits à s’interroger pour des sottises qui l’empêchaient de dormir et l’épuisaient. Il se levait sans avoir fermé l’œil, vidé de ses forces, en proie à ses vertiges :
    _ Si je n’avais pas perdu tout ce temps pendant les tétées que me donnait maman, ma vie aurait sans doute été toute autre. Je serais arrivé plus tôt à tous mes rendez-vous avec le destin. Quelques secondes suffisent parfois, un train plus tôt et je n’aurais pas rencontré cette femme qui est entrée dans mon cœur pour le dévaster.
    Deux places gagnées dans la file des postulants à l’emploi de caissier à la Banque de France et j’aurais obtenu le boulot, j’aurais eu un autre niveau de vie, je n’aurais pas végété pendant toute ma carrière dans un rôle de modeste appariteur chargé de la transmission du courrier dans une obscure compagnie d’assurance.
    Cela s’est joué à dix minutes à peine. J’aurais été enregistré au jeu télévisé car je me sentais prêt, j’aurais su répondre à presque toutes les questions et j’aurais remporté haut la main le voyage d’une semaine à New-York, hôtel et voyage compris pour deux personnes. Mes relations avec Sandrine auraient été très différentes. Nous serions peut-être encore ensemble et j’aurais économisé la somme faramineuse que m’a coûtée le divorce. Tout cela pour dix minutes de retard aux inscriptions.

    Voilà la triste vie d’Antoine : des regrets, des remords, des milliers de questions sans réponse. Voilà sa hantise. Qu’aurais-je fait si ceci au lieu de cela ? Quel serait mon destin si j’avais frappé à cette porte et non pas à cette autre ? Il se demandait sans trêve s’il avait fait le bon choix bien qu’il restât persuadé qu’il s’était toujours trompé. Si peu sûr de lui qu’un jour, il décida de ne pas suivre son instinct naturel et de refuser systématiquement la solution qui s’imposait d’abord à son esprit après une longue analyse. Évidemment, cette méthode se révéla désastreuse et lui occasionna une longue série de déconvenues. Il se sentait maudit, persécuté par le sort. Il n’osait plus la moindre initiative, il ne décidait plus rien, il laissa faire le hasard mais le hasard, contrairement à l’adage, ne fait pas toujours bien les choses. Il fallait en finir, et vite !

Sa première entreprise depuis longtemps fut de mettre un terme au désastre de sa vie. Mais comment faire ? Il n’avait aucune expérience en matière de suicide. Il ne pouvait pas se rendre dans une pharmacie pour demander à la pharmacienne quel était le moyen infaillible de quitter l’arène? Il savait par contre qu’il ne fallait pas avaler trop ni trop peu si l’on voulait partir en souplesse sans risquer de finir estropié, invalide, réduit à l’état d’endive. Alors la pendaison à une poutre du grenier ? Et si la corde vermoulue se rompait ?Et si le toit s’effondrait sur sa tête ? Mourir, soit, mais en bonne santé.
    Antoine ne se suicida donc pas et ne trouva pas d’issue à son dilemme.
    Les années passèrent ainsi, à se faire des nœuds dans la tête.
    À l’heure du grand départ qu’il aurait dû accueillir avec soulagement, son cœur était rempli de questions, de regrets, d’amertume. Et si la destinée m’avait fait naître avec une autre identité ?    
    Ses questions avaient gâché sa vie… et sa mort. Il s’était persuadé qu’il s’embarquait pour des tourments éternels.

 Le 30 11 2021 : Haïkus (5) zz

Un éclair d’argent
vient griffer la peau de l’eau
la truite joueuse

Ces deux noms gravés
dans le cœur du chêne antique
épuisent son sang

Voile de nuages
vient nous cacher le visage
du Père éternel
Fermez bien vos cœurs
à la perfidie du monde
permettez la joie

Un enfant qui rit
le vol d’un oiseau pressé
matin de printemps

Deux ombres voûtées
dans une rue oubliée
leurs cheveux de neige

L’enfant tend la main
pour saisir le vol lointain
d’un oiseau trop haut 



Le 29 11 2021 : Haïkou (4) ZZ

Le mouchoir au vent
agité pour dire adieu
sèche aussi les larmes

La fine hirondelle
vient glisser l’arc de son aile
dans le chaud des nues

S’il baisse la tête
ce n’est pas pour les regrets
mais le poids des ans

Sous la main câline
le satin de son pelage
un homme et un chat

Un homme figé
sur le bord du précipice
il hésite encore

Les projets nous tiennent
autant que les souvenirs
parmi les vivants

Même le plus dur
des hommes se penchera
sur la tendre fleurettes

Le bruit de nos pas
détourne notre attention
des gens tout autour

La porte fermée
empêche le vent d’entrer
mais aussi le rêve

Pourquoi les humains
gardent-ils toujours la clé
qui ferme leur cœur

Dort-il cet enfant
entre le sable et l’écume
d’une plage au loin ?


 Le 29 11 2021 : La chute d’un roi.

    Léo portait bien son nom, il l’avait toujours aimé, dès qu’il acquit la conscience des choses. Persuadé que le monde lui était voué, dévoué, il se comportait comme un lion, le roi Léo. Ses parents, ses frères aînés, sa sœur cadette, ses rares amis fascinés lui devaient obéissance et soumission. Parce qu’il était Léo.
    En classe, il n’avait même pas à demander, les exercices lui étaient transmis de main en main, dans la discrétion, il ne lui restait plus qu’à retranscrire. Il ne remerciait même pas, il ne donnait rien en échange. C’était naturel. Une autorité naturelle.
Il obtint ainsi son baccalauréat, sa licence en économie, il réussit sa première embauche dans une grande banque sans avoir à parler, tant sa présence impressionnait le directeur du personnel qui l’évaluait. Il se contenta de fixer le directeur des ressources humaines en hochant la tête avec un air pénétré et l’affaire était conclue.
Il mena sa carrière de la même façon, exerçant son pouvoir sans violence sur les membres du service qu’il dirigeait.
    Il épousa une jeune fille de bonne famille qui lui confia sa vie, sa fortune, et qui fit preuve d’un attachement absolu. Et pourtant, Léo n’était pas un époux exigeant, il ne braillait pas, ne râlait pas sans cesse, mais son emprise s’exerçait en douceur.
    On lui vouait une affection qui, parfois, était aussi lourde que des chaînes d’acier. Mais que pouvait-on lui reprocher ? Objectivement rien. Il n’avait jamais rien exigé de son épouse. Elle ressentait souvent une sorte d’humiliation de subir cet esclavage affectif qui gommait sa personnalité. Elle aurait voulu s’abandonner à la colère, à pousser un cri immotivé, comme ceux des enfants dans leur berceau. Elle se retenait, on l’aurait prise pour une folle, une capricieuse, alors elle se taisait. Ils menèrent leur vie ensemble, sans écart d’aucune manière, paisible, trop paisible peut-être.
    À soixante-dix ans, un mal sournois emporta la docile épouse, sans doute usée d’avoir trop rongé son frein. Léo dut apprendre la solitude. Vieux et affaibli, il impressionnait moins son entourage. Le roi-lion devait s’effacer. Dans la maison de retraite qu’il avait intégrée, les gens désabusés se souciaient moins de lui, ils le prenaient pour un prétentieux et ne se gênaient pas pour le lui dire et le lui répéter. Seul, lui qui avait toujours eu une petite cour fervente autour de lui, commença à redouter la déchéance. Il s’enferma dans sa chambre qu’il ne quitta pratiquement plus. Il ne marchait plus, ne sortait plus pour se dégourdir les jambes et le cerveau. Il avait de même perdu le goût de lire. Il ankylosa ses muscles et ses méninges.
    Un matin, il chuta en descendant de son lit, il se brisa le col du fémur et dut s’aliter définitivement. Il prit alors conscience de sa fin prochaine. Une révolte intérieure le bouleversa. Non, pas lui, pas Léo, il était impossible qu’il meure comme tout le monde. Il décida de se battre, de faire reculer l’autre, avec sa faux.
Il jeta ses dernières forces dans la résistance, le personnel soignant loua son courage, sa volonté. Il se remit à manger, il parvint même à se tenir debout, à marcher en s’agrippant à la rampe, à la ligne de vie accrochée au mur du couloir, il accomplissait des longueurs, des allers et retours inutiles qui ne menaient à rien.
    Un matin de décembre, il tomba à genoux. Comme Cyrano de Bergerac frappé par une bûche, il se battit contre la Camarde, le dos appuyé au mur, la canne brandie.
Ses yeux lançaient des éclairs, sa gorge poussait des rugissements terrifiants. Il connut enfin sa seule défaite. Il abdiqua devant la mort, sans panache, humblement.

    L’ai-je dit ? Il se nommait Ledoux, en un mot, Léo Ledoux. Dérisoire, n’est-ce pas ?


Le 28 11 2021 : Le coureur de monde.

Sur l’épaule jeté,
l’ample manteau de brume,
les pieds maculés
de terre et d’écume,
il va de son pas lent ,
son regard porté au loin,
toujours droit devant,
le temps ne compte point.
Il a cru partir, pour fuir
des jours monotones
qui s’égrènent sans finir
sans été, que l’automne.
Il a couru le monde,
erré sur les océans
les îles de la Sonde
les montagnes des Balkans.
Jamais deux nuits dans la même couche,
deux baisers sur les mêmes lèvres,
deux serments sur la même bouche
parti quand le jour se lève.
À chacune de ses étapes
plus de colère et de rage
les regrets, le remords qui frappe,
les rencontres de passage.
Alors, il rentre à la maison,
au pays qui l’a vu naître
il a choisi la saison
du printemps pour reparaître.
Son cœur bat plus fortement
il devine que tout a changé.
Il sait qu’ici plus personne ne l’attend.
Ici, quelqu’un a tout fermé,
plus de vie, plus de parents
pourquoi avait-il jeté la clé
quand il se sentait conquérant
en se lançant sur les sentiers ?
Sa main sur son visage
essuie la sueur
qui coule dans le sillage
de ses rides. Il a peur.
Tout cela pour rien,
Il n’aura rien appris
au bout de son chemin
que l’âge nous habille de gris.


Le 27 11 2021 : Fabulette horticole.

Fatigué, le vieil homme,
De soigner son jardin,
Inlassablement, les géraniums,
Le thym, l’oseille, le romarin,
Et les rosiers dont se délectaient par mystère
Les pucerons, les orties, les lierres.
À peine avait-il fini l’ouvrage,
Que s’annonçait un nouveau ravage,
Les pissenlits menaient une guerre sans partage
Aux tulipes, aux jonquilles, aux narcisses,
Aux gueules de loup et aux lys.
Le pauvre homme pensait ne jamais en venir à bout,
Il s’usait à lutter contre tout.
La fatigue m’emportera avant que je finisse
Mon Dieu, détruisez ces vermines qui m’envahissent.
Alors le Père éternel ému pointa son doigt
Sur le carré de terre et de bois qui, comme il se doit
Et en un instant il en chassa toute vie animale
Minérale ou végétale.
Plus de fleurs, plus de légumes, plus de nuisibles,
Le sol mort, la désolation monochrome,
Partout la peste brune et monotone.
Attendez, implora le jardinier, c’est trop sévère,
Voilà que maintenant je n’ai plus rien à faire,
Et mon domaine et trop triste, on dirait un cimetière.
Le Seigneur ne revient jamais en arrière
Ce qui est fait est fait, bien ou mal, tant pis, pas de regret.
Alors le vieillard, désolé, jeta ses outils aux déchets.
Il termina sa vie dans l’oisiveté avilissante,
Contrit, malheureux, à pleurer sur le cadavre de ses plantes.


     Le 27 11 2021 : Un ami rêvé.

    Les aléas de la vie ne lui ont jamais laissé le temps de forger une amitié assez solide qui l’aurait accompagné depuis l’enfance. La guerre qui l’a propulsé hors de son pays natal, comme elle a éparpillé aux quatre vents tous les adolescents qu’il avait côtoyés depuis seize ans. C’est à cet âge que l’on a le plus besoin d’aide et de compagnie, il nous faut un pareil, un frère jumeau, un tuteur qui nous empêche de tomber dans la tempête. Un ami avec qui les mots sont inutiles, superflus, dérisoires. On s’en passe.

    Et pourtant, que n’aurait-il donné pour le trouver, celui qui aurait parlé son langage, celui avec qui un seul regard aurait suffi à se comprendre, il avait les bras assez grands pour le serrer sur sa poitrine à jamais, assez de tristesse en lui pour inventer des histoires drôles, des fous-rires, des rêves de voyages fantastiques. Il a cru l’avoir déniché : ce Joël qui alla bêtement s’encastrer sous un camion dans la nuit froide d’une ville de garnison de la Sarthe. Le sort brutal a coupé les ailes de cette amitié. Il perdait cet ami rêvé.

Après, il y eut le vide. Par qui remplacer l’indispensable ? Il ne retrouvait plus son reflet dans le miroir, il n’était plus qu’une attente improbable, il attendait la fin du cauchemar, une petite lumière au bout du tunnel. Mais les miracles n’existent pas. Cette épreuve lui a au moins enseigné à se méfier de lui-même. Après chaque embellie, il tendait l’échine, redoutant l’enclume tombée des nues pour lui fracasser le dos.
    Quand on change de monde, on ne peut espérer aucune aide et les plus forts frappent toujours le plus faible. Son bourreau fut une professeure de lettres qui arracha de sa tête tous ses rêves de littérature. Elle le chassa définitivement de sa classe, du lycée de l’enseignement classique pour l’exiler (encore un exil!) dans une carrière technique où il ne me sentait vraiment pas bien. Par force, il renonça à Camus et à Sartre pour devenir un petit gars en bleu de travail qui apprenait à limer le fer devant un établi. Encore un bouleversement de son environnement. Il changea d’établissement, de camarades à défaut d’amis, il se sentait emporté comme par un ruisseau dans le caniveau vers un égout. Avenir dégoûtant. Destin déroutant.
    Heureusement, alors qu’il abordait l’âge adulte, avec une volonté farouche de creuser son trou, en dépit des circonstances têtues, il rencontra celle qui allait l’aimer assez pour l’accompagner au long de son existence. Le métier qu’il abhorrait lui permit de vivre correctement. L’amour qu’il recevait chez lui lui suffisait, il ne ressentit plus la nécessité d’amis, son monde s’était rétréci et il s’en contentait. Mieux, il le comblait. Sa nouvelle amie s’appelait Solitude, elle ne le quitta pas, il finit par l’aimer.
    Bien sûr, il lui arriva de croiser des femmes et des hommes bienveillants qui entretenaient l’illusion d’une humanité amicale, des êtres qui auraient pu devenir ses amis sincères, mais pour la plupart, ils partirent vivre ailleurs. Il apprit à ne pas s’attacher pour ne pas subir le déchirement d’une séparation. Il se blindait, il lui semblait qu’il avançait parmi les cadavres de ses aînés, de ceux qu’il avait aimés. Alors il se mit à écrire, furieusement, inlassablement et cet exercice lui procurait une revanche. Il prouvait que cette enseignante de français avait eu tort. En traçant le dernier mot de ses romans, il avait une pensée jubilatoire pour celle qui avait voulu détruire l’adolescent perdu qu’il avait été. L’inspiration ne l’a jamais quitté, sa faiblesse était sa force.

    Aujourd’hui, il se dit que si la vie n’a pas été simple, elle aurait pu être pire. Certes, il n’a pas eu cette belle amitié qu’il a souvent décrite dans ses romans. Il ne l’a pas vécue, mais il l’a imaginée avec tant de force qu’elle lui semble réelle. Les deux pièces d’un serre-livre tiennent le volume en équilibre, ainsi l’amour et l’amitié nous maintiennent debout. L’amour est là, il marche un peu de guingois, mais il avance. C’est une chance.


    Le 28 11 2021 : Petit Poucet rêveur.

Quel que soit notre âge
Jamais nous ne nous départirons
Des rêves et des illusions
La tête dans les nuages.
Notre peau se ride comme l’écorce
Du vieux chêne de notre enfance
Où nous accrochions une balance
Pour nous envoler avec force.
Notre mémoire s’essouffle
Nous devenons craintifs
Nos élans sont poussifs
Et notre cœur s’emmitoufle.
Nous marchons au bord d’une falaise
Bousculés par le vent glacé
Nous dominons notre passé
Et surmontons le malaise.
Nous réveillons nos vieux rêves
Que nous pensions éteints
Une robe à fleurs nous revient
Une chanson s’élève à nos lèvres.
Un vieil air mélancolique et désuet
Qui nous parle d’amour et d’espoir
Et vient dissiper le noir
Qui voulait affluer.
Et nous sentons en nous
Le rêveur ressuscité
par tant de projets habité
Et rempli de rêves fous.
Le vieillard ne renonce pas
Aux audaces du Petit-Poucet
Rêveur qui voulait le monde repousser
Avant de céder au trépas.
Ce n’est plus le sang
Qui irrigue ses veines
Mais des songes qui reviennent
Nous brûler en passant.

 Le 26 11 2021 : Les amoureux.

Ils avaient vingt ans à peine,
la tête pleine
de serments,
de serrements
Ils s’aimaient,
ils semaient
des je t’aime toujours nouveaux
dans du papier cadeau.
Ils se disaient sans toi
pas de ciel, pas de toit,
une vie en enfer,
le froid, toujours l’hiver.
Ils s’offraient des caresses,
des nuits d’ivresse,
des délices
des baisers au goût de fraise et de réglisse
et des fleurs inventées
des vallées enchantées,
des mers, des océans,
des miles et des cents,
des escales dans les îles
des poissons qui filent
sur la crête des vagues
des alliances et des bagues
en or de matins ensoleillés
de plumes d’oreillers.
Ils avaient à peine vingt ans
et leur vie droit devant.


    Le 25 11 2021 : L’embellie.

    Deux cœurs en détresse. Ils séjournaient dans cet hôpital psychiatrique depuis des mois. Ils avaient quinze ans à peine. Deux enfants égarés dans un monde hostile. Pour l’un comme pour l’autre, la claustration, l’isolement, la coupure totale avec les parents, avec les amis. Cela fait partie de la thérapie : se concentrer sur soi, pas de téléphone, pas de courrier, pas de réconfort, un tête-à-tête avec soi-même.
    Elle était là pour se tirer d’une dépression poisseuse. Victime d’un harcèlement au collège, à force d’entendre qu’elle était moche, qu’elle était stupide, elle avait perdu tout amour-propre, elle se voyait avec les yeux de ses tortionnaires. À quoi bon continuer, à quoi bon étudier, à quoi bon parler aux autres, à entretenir un semblant de vie sociale ? Elle se sentait cernée par des juges et bourreaux impitoyables qui savaient traquer ses moindres failles, appuyer immanquablement sur ses vulnérabilités.
    Si elle maquillait ses yeux pour dissimuler les cernes creusés par des nuits d’insomnie, on lui demandait sur un ton inquisiteur ce qu’elle cherchait à cacher. On la raillait : tu ressembles à une baraque foraine, laisse tomber le blush, tu ne pourras jamais rattraper les dégâts.
    Alors, elle jeta sa trousse de maquillage et, pour se punir, pour exorciser son malaise, pour elle seule, elle commença à se scarifier les bras, les jambes, les avant-bras. Elle utilisait un cutter, la pointe du compas, les ciseaux de couture. Ses plaies finirent par s’infecter. L’infirmière du collège alerta l’hôpital qui, après les premiers soins, la fit transférer dans un service psychiatrique.
    Après quelques mois, les docteurs jugèrent que, désormais, elle pouvait s’initier au modelage et à la peinture. Chaque patient travaillait seul, devant un guéridon encombré d’argile et de divers matériaux. Si elles n’obligeaient pas Béatrice à côtoyer d’autres malades, ces activités avaient le mérite de la distraire un moment, de l’éloigner de son dégoût d’elle-même. C’est ainsi, qu’à la fin d’une séance, un incident l’amena à remarquer Joël.
    Le garçon de son âge ne s’était jamais exprimé. À croire qu’il était muet. Il traînait dans l’établissement depuis plus de trois ans. Un zombie, un fantôme décharné. Prisonnier depuis une éternité dans un puits aux parois lisses dont il était peu probable qu’il parvienne à s’extraire. Sans raison apparente, il avait sombré dans une phobie de l’école, il s’était détaché de tout. Comme son père avait fui la maison, le laissant seul avec sa maman, l’adolescent avait fui la société, la vie ? Il errait en des territoires désolés, des landes de grande solitude.
    Ce jour-là, en quittant la salle d’activité, il trébucha contre Béatrice qui laissa choir les quatre livres d’art qu’elle se proposait de lire dans sa chambre. Confus, maugréant contre sa propre maladresse, il ramassa les ouvrages et les tendit à la jeune fille. Il remarqua aussitôt ses grands yeux sombres, plus profonds qu’un gouffre de montagne.
    Ça ne va pas, demanda-t-il. Comment cela pourrait-il aller ? Je ne vaux rien du tout, répondit-elle vivement, avec un air de défi. Faut pas dire ça, tu vaux quelque chose, dit-il pour tenter de la consoler. Tu crois ça ? Pas cap’ de m’aimer, lança-t-elle, regrettant aussitôt son audace. Le garçon ne lui plaisait pas beaucoup. Il n’avait rien de particulier, si ce n’est peut-être une certaine fragilité dans le regard.

    Ils s’apprivoisèrent, ils apprirent à se parler, ils se rendirent rapidement indispensables l’un à l’autre, ils se détournèrent peu à peu de leur constante introspection. Avec leurs deux solitudes, ils se composèrent une nouvelle histoire. Ils quittèrent l’hôpital le même jour. Chacun retourna chez ses parents. Mais sans le savoir, sans même se l’avouer, ils s’aimaient. La première semaine de séparation fut terrible. Ils décidèrent d’emménager ensemble. C’était comme si deux noyés retrouvaient l’air de la surface. Ce ne fut pas toujours facile entre ces deux écorchés de la vie mais le couple tint bon. Ils se montrèrent cap’ de construire leur vie à deux. Ils n’étaient plus Joël et Béatrice, pour tous leurs nouveaux amis, ils étaient devenus Jobé et cela leur convenait, d’être unis dans le même surnom.


    Le 24 11 2021 : La jeune fille de la gare de l’Est.

    Juliette se choisissait un grand amour par jour. Comme elle aimait avec passion et que l’amour n’est rien sans la douleur d’aimer, elle souffrait beaucoup. C’est pour cela qu’elle se rendait chaque matin à la gare de l’Est, sur la zone des grandes lignes, vers Reims, Nancy et Metz. Elle prenait un ticket de quai et attendait le départ du train, celui qui transportait les militaires de retour de permission, qui emportait les touristes vers les capitales de province, les représentants de commerce vers l’Alsace et l’Allemagne.
    Le cœur rempli d’espoir, elle attendait que les voyageurs s’engouffrent dans les compartiments et longeait la longue file de voitures et guettait les hommes derrière les fenêtres du couloir, et elle choisissait son grand amour du jour. Elle avait défini ses critères : le garçon devait avoir l’air un peu triste. Une mèche devait barrer son front. Elle détestait les hommes qui négligeaient leur apparence, elle fuyait les groupes bruyants de soldats braillards et avinés. Elle leur préférait ceux qui semblaient détenir un certain mystère. Elle en découvrait toujours un qui répondait aux conditions. Alors, elle se plantait devant lui, plongeait gravement son regard dans celui de l’homme comme si elle sondait son âme. Bien souvent, il cherchait derrière lui celui qui intéressait autant la belle inconnue puis, réalisant qu’il était celui-là, il souriait gauchement, rajustait son col, sa cravate et passait sa main dans ses cheveux pour corriger son aspect un peu malmené par une nuit de java dans la capitale.
Juliette tirait alors un mouchoir de son sac et tamponnait le coin de ses yeux. Stupéfait, le voyageur levait la main pour un timide salut. Elle lui adressait un sourire reconnaissant et posait ses doigts sur ses lèvres pour lui envoyer un baiser rapide puis, les paupières humides, elle lançait un regard douloureux vers l’avant du convoi, au bout du quai. Elle regardait sa montre en maudissant la cruauté du temps qui ne s’embarrasse pas de la peine des humains.
    Parfois, l’homme tentait de baisser la vitre de son compartiment comme s’il voulait rejoindre la belle mystérieuse en enjambant la fenêtre mais déjà, la stridence d’un sifflet donnait le signal du départ. Le train s’ébranlait dans un ahanement pour déchirer ce couple éphémère. Elle trottinait un peu pour se maintenir le plus longtemps possible à hauteur de son amoureux mais après une course d’une vingtaine de mètres elle abandonnait son rêve furtif. Le train disparaissait au loin. Juliette s’arrêtait alors pour reprendre son souffle. Elle devait contenir ses sanglots désespérés. Elle ne feignait pas, elle ressentait une réelle amputation. Elle se voyait repoussée dans sa vie monotone. Elle s’efforçait de garder gravés dans sa mémoire les traits de celui qui avait fait battre son cœur pendant quelques instants fugaces. Satisfaite, comblée, elle se rendait au bureau. Elle n’enviait jamais les amoureux croisés dans la rue. Elle aussi vibrait éperdument chaque jour, intensément, un sentiment toujours renouvelé. Elle ne connaîtrait jamais de lassitude. La découverte perpétuelle. L’idéal atteint. Le bonheur assuré pour le prix d’un ticket de quai. Une bonne affaire, somme toute.
Les années passèrent ainsi, dans une solitude choisie. Sans enfant, sans mari, mais les portraits de ses amoureux auraient rempli des centaines d’albums comme ils nourrissaient son âme de tendres souvenirs.


     Le 23 11 2021 : Les livres.

    Voilà une riche invention, un cadeau merveilleux que nous a fait la civilisation, le seul peut-être qui ne cache aucune tromperie. Ce simple parallélépipède de papier, un volume, nous enseigne tout ce que nous devons savoir de l’existence et parfois davantage. Il nous confronte à ce que nous aurions pu, que nous aurions dû ignorer de notre histoire . Que saurions-nous des mines de charbon, du travail de la terre, de la vilenie humaine, de sa beauté aussi si Émile Zola, ce fils d’immigrés italiens n’avait consacré sa vie à l’écriture ? Certes, sans le savoir qu’il nous a apporté, serions-nous, peut-être plus tranquilles, mais moins dégrossis. Le livre nous ouvre au monde, pour nous il pousse pour nous les portes de la réflexion, de l’analyse. Il nous distrait parfois, mais il nous enseigne la sagesse. En nous bousculant sans ménagement, en nous dérangeant comme l’ont fait Steinbeck, Faulkner, Camus, Koestler, ces auteurs nous en disent plus sur notre nature que des heures et des jours passés devant les chaînes d’information continue. Sans esbroufe, les livres alignent des mots, simples signes imprimés en lettres noires dont l’ordre et le choix font des outils précieux que chacun adapte à son tempérament. Il en est des livres comme des amis : ils plaisent à certains et indisposent ou laissent les autres de marbre.
    Posez-vous une question, quel que soit le sujet, la réponse se trouve dans les livres. Quelque part dans une vieille malle, en quelque grenier ou en quelque bibliothèque un livre vous attend. Il suffit de chercher. Cette quête, elle-même apporte ses leçons : la patience, la persévérance qui vous dirigent vers d’autres enseignements.
    Le livre sait patienter. Si vous êtes triste, malade, fatigué, il vous permet de l’abandonner quelque temps, le temps qu’il vous faudra pour retrouver le goût de continuer et il vous retrouvera fidèlement là où vous l’aviez laissé, au chapitre signalé par le marque-page. Sans rien vous reprocher, il vous reviendra aussi disponible qu’avant votre abandon.
    Quel parent, quel professeur, quel ami ferait preuve d’autant de compréhension et de solidité? Qui n’a jamais découvert dans une soupente un ouvrage poussiéreux, un présent, un prix offert à l’adolescent que vous étiez ? Un paragraphe important vous revient en mémoire, vous allez plus loin dans votre recherche et vous tombez sur un passage oublié qui réveille en vous une foule de souvenirs et d’interrogations salutaires.
    Comme dans toute relation humaine, un livre peut vous décevoir. Parfois, il faut se résoudre à une séparation momentanée ? C’est un risque à prendre. Quand le coup de foudre ne se présente pas, cette relation peut tourner court après quelques pages. C’est normal. Il faut parfois vivre des mois, des années avec un être pour parvenir à déceler ses vanités, ses caprices, ses tromperies. Il en va pareillement avec un roman. Parfois il vous promet monts et merveilles et finit par vous révéler sa vacuité. La satisfaction de l’écrivain ne coïncide pas toujours, pas souvent, avec celle du lecteur. C’est le risque à courir car toute aventure humaine comporte sa part d’incertitude. Il faut, en toute connaissance de cause, engager un pari sur l’avenir pour obtenir la satisfaction d’apprendre. L’enjeu est faible et mérite de lui consacrer quelques heures de notre vie.
    C’est une chasse au trésor où la découverte arrive toujours, pas à tous les coups, mais au moins assez souvent pour que le goût de la lecture devienne une addiction. Pendant des siècles, la religion a condamné le savoir par la lecture, et aujourd’hui encore, en certains pays. Des bûchers brûlent un peu partout pour des autodafés expiatoires. C’est dire si le livre est subversif. C’est de la transgression que naît le progrès de l’homme. Le livre entretient notre imagination et, en cela, il prolonge notre enfance.


Le 22 11 2021 : Haïkus (3).

Un oiseau rageur
vient dessiner des éclairs
sur un ciel de pourpre

Une main tendue
vers une paume implorant
une part d’amour

Un rire d’enfant
suspend des colliers d’étoiles
au cou de nos jours

Un chemin côtier
sous le pas du voyageur
mène ses espoirs

Des miettes de pain
sur une table de chêne
un rayon paresse

Un verre de vin
a souillé de lunes rouges
la nappe de noces

Le blé dans le vent
ondule comme une mer
sous les vents alizés

Ferme est le marteau
qui rebondit sur l’enclume
pour une chanson

La force du gel
dans l’anfractuosité
d’un sol hivernal

Au loin palpitant
la silhouette imprécise
d’un homme qui marche

Où vont les passants
dans le dédale des rues
destinées perdues



    Le 21 11 2021 : Les confidences.

    L’hiver 1966 était rude à Nancy, sur le plateau d’Essey-les-Nancy balayé par un vent glacial que la tôle de nos baraquements n’arrêtait pas. Nous étions une trentaine de bidasses désœuvrés arrachés à leurs familles. Nous gâchions seize mois de notre vie pour le plaisir de crapahuter dans les labours gelés ou les sentiers forestiers des alentours. Un camion bâché nous transportait en un point quelconque du paysage désolé, il nous larguait par petits groupes de cinq ou six, avec nos sacs à dos, nos armes sans munitions, notre toile de tente, une boussole et une carte d’état major qui ne nous servaient à rien car nous ignorions l’endroit de notre point de chute. Débrouillez-vous avec ça !
    Nous ne disposions pas de téléphone portable et la consigne était de regagner à pied la caserne de l’ALAT par nos propres moyens Dans ce paysage nu, notre première tâche était de trouver une bonne âme dans une ferme, pour savoir où nous nous trouvions et nous orienter vers la bonne direction. Il nous arrivait parfois de tomber sur un brave paysan qui nous offrait un bol de café brûlant, un verre de mirabelle, parfois deux pour ne pas marcher sur une jambe. Il s’en trouva même qui nous raccompagnaient dans leur fourgon jusqu’aux abords de la ville.
    Mais la plupart du temps, nous ne trouvions personne et nous cheminions pendant des heures, parfois jusqu’à la nuit, avant de retrouver, fourbus, les délices de notre dortoir.
    Nous nous glissions entre nos draps glacés pour récupérer un peu de nos forces. Bien souvent, des petits groupes de quatre ou cinq garçons se serraient autour du poêle à charbon qu’on nous obligeait à éteindre par mesure de sécurité. Nous avions marché sans parler pendant des heures sans entendre de voix humaine. Alors, une couverture sur le dos, en chuchotant pour ne pas réveiller les dormeurs, nous lancions un sujet de conversation, au hasard. Il s’agissait de raconter cette enfance dont nous sortions à peine, de décrire la fiancée qui attendait dans une lointaine province, à l’autre bout de la France.
    On me demandait souvent d’écrire de longues lettres d’amour. Je ne fumais pas et on ne pouvait pas me proposer un paquet de cigarettes en échange de la feuille recto-verso remplie de tendresses. Personne ne m’attendait dans mes Yvelines et ces lettres rédigées à des inconnues m’apportaient un peu de douceur par procuration dans ce monde brutal. On me remerciait en m’assurant qu’elle avait adoré, qu’elle s’était montrée très reconnaissante et que cela avait un peu réveillé la flamme assoupie par la séparation.
    Au cours de ces conciliabules nocturnes, je découvrais parfois beaucoup de délicatesse chez ces garçons que je croyais mal dégrossis, fiers de leurs muscles et de leur grande gueule. Ils me décrivaient une princesse rustique et joyeuse, la future mère de trois ou quatre beaux enfants qu’ils feraient ensemble, aussitôt après le mariage. Bientôt.
    Là, je côtoyais des comptables, des fermiers, des maçons, des instituteurs, des ingénieurs, un clarinettiste qui accompagnait les concerts de Nicoletta dont peu de gens avaient connaissance. De jeunes hommes de tous horizons, animés par les mêmes espoirs, les mêmes rêves, la même impatience de quitter cette dérisoire pantomime qui voulait nous faire croire que la France comptait sur nous pour la défendre avec des vieux fusils Lebel sans munition, avec des chansons guerrières que nous avions du mal à chanter sans nous bidonner, avec notre épuisement et notre solitude.
    Parfois, un garçon se laissait aller à décrire une anonyme croisée dans un train. Une apparition fugace, un ange à qui il n’avait pas osé parler, ni sourire. Une esquisse d’un bonheur possible que la vie avait déposée sur un quai de gare et emportée vers une autre destinée.


    Le 20 11 2021 : Lettre à un absent.

    En revenant du marché, mon père s’installe à table pour lire le journal qu’il vient d’acheter. Il mouille son index et tourne les pages soigneusement pour ne pas les froisser. C’est ce respect de l’écrit qu’ont ceux qui ont appris à lire seuls. Il cherche les nouvelles du front qu’il décortique longuement, mais on n’y dit jamais rien d’important, rien de précis sinon qu’on ne doit pas douter de notre vaillante armée. On évoque le courage de nos soldats, l’avancée irrésistible de nos troupes, les bombardements ridicules que les Allemands font subir aux civils de ce côté-ci de la frontière. Il semble que leurs projectiles ratent systématiquement leurs cibles, que les artilleurs ennemis sont des incapables, des maladroits abrutis par le schnaps et qu’ils n’envoient sur nos lignes que des gamelles vides, alors que nos canonniers brillent par leur précision. Leurs tirs ne se perdent pas dans les champs, ils frappent les lignes ennemies avec une précision diabolique qui sème la panique dans les rangs allemands. À croire que les obus contournent les obstacles, les bosquets et les collines pour mieux les atteindre. Voilà quelles âneries on nous donne en pâture avec des termes si grandiloquents que c’en est ridicule.

    _ On nous prend pour des billes, grommelle papa, on nous raconte des sornettes pour ménager le moral de la population. On nous trompe afin de ne pas décourager les volontaires pour le casse-pipe. Nos garçons ne se battent pas à coups de boules de neige ! Quand saurons nous la vérité des événements ? Que se passe-t-il vraiment dans ces foutues contrées ?
    Immanquablement, les feuilles du canard finissent par voler dans la pièce, la porte claque et, au pas de course, papa se réfugie dans la chèvrerie ou dans l’appentis. Son marteau passe sa rage sur l’enclume, le racloir grince sur le sol et la paille souillée traverse la cour comme un vol de corbeaux pour grossir le tas de fumier. Maman n’ose rien dire pour ne pas contrarier davantage son époux.

    Moi, je devine que quelque chose ou quelqu’un t’empêche de m’adresser un signe. Pas forcément un malheur, je ne veux pas penser à cela, je me l’interdis. Je ne veux envisager qu’un fâcheux concours de circonstances. Le fait est que quelque impossibilité t’a égaré dans un de ces labyrinthes où l’armée a le don de conduire ses soldats : les règlements absurdes, l’art de compliquer ce qui paraît simple, les hiérarchies qui régissent tout sans rien savoir de la réalité de la situation et s’arrangent pour régler en deux semaines un problème qui ne nécessiterait pas plus de cinq minutes partout ailleurs dans le pays. Un sac de courrier tombé du camion, une estafette tuée pendant le transport des lettres. Dans l’univers des troupes, tout est embrouillé, tout est réglementé, même la façon de marcher, de manger, de chanter, de se saluer ou de s’exprimer, comme si tout ce que nous avons appris de la vie devait être oublié, reconsidéré et enseigné selon les usages militaires. Comme si les canons avaient jamais apporté de solution durable !

    C’est l’incertitude qui me meurtrit, l’ignorance de l’endroit où l’on t’a jeté, vivant sûrement, je le sais, mais blessé peut-être. L’euphorie qui régnait dans la presse jusqu’à hier commence déjà à s’estomper. Les communiqués officiels sont triomphants mais parfois, un journaliste scrupuleux se pose des questions. Ils ont compris qu’il est vain de nous mentir indéfiniment. J’ai lu que l’ennemi déverse des tonnes d’acier sur nos positions. Il nous veut du mal, c’est le jeu de la guerre, il faut détruire l’adversaire, cependant pourquoi anéantir la population civile en bombardant les agglomérations ? Pourquoi supprimer tous les hommes ? Ne suffirait-il pas d’imposer sa supériorité stratégique pour obtenir la fin des hostilités ? Que les épaules de l’autre touchent le sol pour mettre un terme à l’horreur, c’est fini, on se serre la main et on se sépare rapidement pour profiter d’une paix éternelle. Il y a mieux à faire que de se quereller pour satisfaire les monarques au pouvoir ! Labourer, semer, sarcler , faire pousser le blé et l’avoine, élever des bêtes, construire des maisons, fabriquer des outils pour alléger la peine des gens, voilà ce qui doit occuper l’humanité. Et toi, mon pauvre amour, que fais-tu dans le tumulte des batailles ? Ta présence était-elle vraiment indispensable, là-bas en ce lieu que j’ignore alors que tu as grandement ta place auprès de moi et de ton enfant qui germe dans mon ventre ? La France ne peut-elle pas remporter de victoire sans toi ?

    Tu es parti sans savoir que tu allais avoir un fils. Aujourd’hui je te l’apprends : un bébé nous sera donné vers le milieu du mois de février 1915. Tâche d’être là avant sa naissance, et en bonne santé car il te faudra l’élever avec moi, puisqu’il arrive !
    Tu m’avais demandé d’attendre la fin de cette abomination. On ne fait pas de bébé à l’heure de charger les canons, m’as-tu assuré et répété. Pourtant, je n’ai rien voulu entendre, quelque chose en moi hurlait que si par malheur tu partais, un peu de toi devait rester avec moi, une promesse de vie, un espoir qui te ramènerait à moi comme l’eau de pluie s’évapore pour revenir à la terre. Tu ne peux pas disparaître en abandonnant ce que tu m’as confié, comme un malandrin qui se sauverait après avoir incendié une grange… C’est un engagement que tu m’as laissé et je te sais assez honnête pour ne pas te parjurer. Range cette lettre dans un endroit où tu pourras aisément la retrouver quand le découragement t’envahira : songe que désormais, tu es obligé de revenir chez nous car ton enfant t’attendra dans les bras de sa maman. Il n’existe pas d’excuse pour éloigner un papa de son premier bébé.

    Si tu m’avais écoutée, je t’aurais caché jusqu’à la fin de la guerre, je ne voulais pas que cette misérable affaire qui ne concernait que les princes t’arrache à moi. Pendant une semaine, j’ai imaginé des repaires dans la montagne où tu te serais réfugié. Je t’aurais chaque jour apporté de quoi survivre, de la nourriture, de l’eau, des vêtements chauds pour l’hiver. Les gendarmes n’y auraient vu que du feu car j’ai appris à marcher en menant les chèvres dans les ravines. J’y connais chaque gouffre, chaque grotte, chaque source. Tu ne voulais pas l’admettre. Tu me ressassais que tu me comprenais, mais que je ne pouvais pas te demander cela. Chacun est responsable de son destin et aussi de celui des autres. On ne vit pas que pour soi. On doit aider et protéger son prochain. À la fin du conflit, il me faudra bien sortir du trou où tu veux me planquer, comment alors me présenter aux autres, à ceux qui auront perdu un fils, un père, un frère ? J’arguais que ta mort ne leur aurait rien rapporté. J’avançais qu’une croix de plus au cimetière ne change pas le cours l’histoire et qu’au contraire, la France avait plus besoin de bras que de monuments aux morts pour reconstruire ce que les armes avaient détruit. Les maisons, les ponts, les routes, les écoles, les cultures. Les médailles ne remplacent pas le pain dans les vitrines des boulangeries. Elles ne remplissent pas les estomacs creux. Hélas, la logique des femmes ne parvient jamais à convaincre celle des mâles. Mes raisons que je pensais imparables te faisaient sourire. Tu me regardais comme si j’étais une fillette capricieuse. Ta main peignait tendrement mes cheveux, tu secouais doucement la tête, plein d’indulgence pour me faire admettre que ce que j’exigeais de toi était impossible. En me donnant satisfaction, tu te serais perdu, tu aurais bafoué ton honneur, tes parents, ta famille dont je fais désormais partie. Cher amour, je ne voulais quand même pas te transformer en paria. Cela ne rimait à rien de te rendre malheureux en te contraignant à fuir tes obligations. Alors, je t’ai laissé agir selon ta volonté. Quand les hommes partent se battre pour accrocher des breloques à leur poitrine, les femmes, elles, ne gagnent que des rides et des cheveux blancs. Voilà nos médailles. Elles sont plus voyantes qu’un ruban glissé dans une boutonnière. Dans le grand théâtre de l’humanité, chacun doit tenir son rôle. Toi, tu représentes la mort, la tienne et celle des Allemands. Moi, je m’en tiens à la vie que la nature m’a dévolue, je veille sur ton existence, sur la mienne, sur celle de notre bébé qui naîtra bientôt et je n’ai que mes larmes à opposer au massacre.

Je prie pour toi, pour nous mais mes prières se perdent dans le vent et le tumulte des canons, j’en ai bien peur.
    Je te supplie de m’écrire quelques mots, adresse-moi un simple signe afin de m’apaiser, je t’en conjure, mon amour trop vite arraché à moi. Écris-moi pour me dire que tu vis.


     Le 18 11 2021 : Jeu de mains.

    Dans l’espace de rencontre, il y a deux chaises, une table, un coffre plein de Lego et de voitures Majorette, des livres cartonnés, des cahiers à colorier et des feutres secs. L’enfant est assis sur le coin de sa chaise, une fesse appuyée, l’autre dans le vide, comme s’il se préparait à bondir hors de la pièce. Il a dix ans à peine, il préférerait être partout ailleurs, sauf ici. En face de lui, une femme vieillie prématurément. Elle tente de tenir la main du gosse serrée dans la sienne. Elle a peur de trop serrer ces petits doigts dans sa paume, mais elle sait que si elle relâche son étreinte, le gosse retirera aussitôt sa main captive. Elle voudrait bien la garder encore un peu dans sa paume.

    Derrière lui se tient une jeune femme, elle les observe, elle ne les lâche pas des yeux, elle s’attend à tout. Elle a raison de rester prudente, prête à intervenir à la moindre alerte. Ces deux-là se voient chaque mercredi du mois depuis déjà quatre ans. Le juge en a décidé ainsi pour maintenir le lien familial. C’est essentiel, paraît-il, pour le bien de la mère et de son fils.
    Depuis toujours, un haut mur s’est dressé entre ces deux êtres désemparés. Elle voudrait que son petit lui dise quelque chose, qu’il lui parle de l’école, de ses copains, du programme, des endroits où il séjourne, des foyers, des tatas qui veillent sur lui, au hasard des placements. Elles y mettent de la bonne volonté mais c’est une tâche ardue, ce petit, c’est une grenade dégoupillée a dit le dernier psychologue qui le suit. Il ne supporte rien ni personne, il se montre violent, il en veut à tout le monde. Il n’est pas bien grand, pas de quoi effrayer les autres, mais son caractère détestable le rend insupportable. Aucune connivence avec la plupart des éducateurs ou les professeurs, rien ne l’intéresse, il se fout de tout. Les camarades l’évitent, il n’appartient à aucun groupe, ne se lie avec personne, enfant ou adulte. Dès qu’on s’adresse à lui, il baisse le front, l’air buté, le regard farouche. Si on insiste, il éclate en injures et en malédictions, la directrice du foyer se désespère, elle affirme que ce n’est pas du sang qui irrigue ses veines, mais du venin.
    Pourtant, on parvient parfois à entrevoir ses yeux d’un noir profond qui s’attarde sur le marronnier de la cour. Il suit le jeu bruyant de merles qui chahutent.
    Petit à petit, l’air de rien, il tente de soustraire sa main à l’étreinte des doigts maternels, mais aussitôt la maman resserre sa prise. Il fuit comme un poisson, elle raffermit le piège. Elle sait que cela se terminera comme toujours, il se raidira, il secouera son bras jusqu’à ce qu’elle renonce, il se jettera en arrière, loin d’elle et si elle insiste un peu, un tout petit peu, il se mettra à hurler, à l’insulter.
    Elle comprend qu’il lui sera extrêmement difficile de lancer un pont d’affection entre elle et son enfant. Ils sont désormais trop loin l’un de l’autre. Définitivement séparés, chacun chez soi, elle dans sa douleur et ses remords, lui dans sa détestation et sa blessure. Deux âmes recluses dans leurs terribles prisons, leurs îles perdues en amertume.
    _ Pourquoi refuses-tu de me parler ? J’ai changé maintenant, je te demande pardon pour tout le mal que je t’ai causé. J’ai eu tort, je le reconnais devant toi. Pardonne-moi.
    Il hausse les épaules et tourne le dos, plus fermé que jamais, il se dégage d’un coup de reins. L’éducatrice intervient, elle rêve d’assister à leur réconciliation.
    _ Je t’en prie, réponds-lui, tu vois bien qu’elle regrette…
    _ Moi aussi, je regrette d’être son fils, je regrette qu’elle m’ait abandonné. Je n’ai pas besoin d’elle, je m’arrange sans elle. J’avais cinq ans quand elle s’est souciée de moi, qu’elle crève ! Qu’elle crève !
    Alors qu’il avait repoussé tout contact avec sa mère, il accepte la main de l’éducatrice sur son dos, elle le guide doucement vers la porte de sortie de l’espace de rencontres. Ni l’un ni l’autre ne se retourne vers la femme tassée sur elle-même, devant la table désertée.

       Le 17 11 2021 : Paule Chabanel.

En ce petit matin de décembre 1920, la mère de Constant Chabanel rendit cette âme qu’on lui avait tant contestée. Elle venait de compter ses quarante ans et son fils ressentit sa disparition comme une nouvelle page blanche sur laquelle il lui revenait d’écrire une autre histoire, plus juste, moins cruelle. Dans les collines autour des Saint-Nazaire-en Royans, dans les vallées où la Bourne avait creusé son lit avec sa force de torrent libéré des crêtes du Vercors, la nature s’était enfouie sous une épaisse couche de neige. Le nez à la fenêtre, il observait dehors le rideau de flocons qui battait au vent. Cela lui évoqua les draps que Paule mettait à sécher sur les fils, en été et il ferma les yeux pour garder cette image en lui. Un tableau qui datait des jours lointains, d’avant la guerre, de sa petite enfance, alors qu’il ignorait encore tout, un spectacle qu’il lui faudrait oublier vite pour ne conserver en lui que l’essentiel : la haine, la haine noire dirigée contre ce monde inhumain qui s’était acharné sur la défunte de ce jour. Il ne versa pas une seule larme, il ne lui restait plus de chagrin où puiser. Il avait trop cédé à la tristesse, à la colère, durant ses vingt années passées dans cette ferme. Il s’était trop apitoyé devant le malheur de sa mère. Aujourd’hui, ce qu’il voulait, c’était se dépouiller de toute cette faiblesse, ces regrets et cette sensibilité qui lui collaient à la peau tels des vêtements mouillés dans lesquels il ne se reconnaissait plus. Ne garder que la haine aiguë, aussi pure qu’une dague avec laquelle ou achève le sanglier traqué, un acier pour clouer les chouettes aux portes des granges, pour frapper sans faillir, pour se planter dans le cœur des malfaisants. Durant ces sept longs jours d’agonie, Paule lui avait rappelé son calvaire et il l’avait écoutée goulûment, comme un qui s’abreuve avant d’entreprendre un long voyage sur des terres arides. Il connaissait certains passages, il en apprenait d’autres que la pauvre femme lui avait cachés pour le ménager. Il n’avait pas eu besoin de prendre des notes. Tout s’inscrivait dans sa mémoire en lettres de feu, il était désormais marqué au fer rouge et rien ne le débarrasserait de ces stigmates, rien que l’accomplissement de sa tâche. Il avait tenu sa main déjà décharnée dans la sienne pour assister à son départ qu’elle voulait retarder encore un peu, le temps de parcourir le journal de sa vie, en entier. Mais peut-être s’était-elle préparée à le quitter depuis longtemps, depuis toujours sans doute. Avait-elle enfin décidé de renoncer à vivre quand tout était préférable à son existence faite de mépris et d’exclusion ? Elle avait résisté jusqu’à ce dernier jour de cette semaine de souffrance pour lui léguer son martyre en héritage. Après… Il n’y aurait plus d’après après ce regard épouvanté qui s’accrocha à lui. Et voilà tout, eut-elle la force de prononcer encore. Il posa ses doigts sur les paupières de la seule femme qu’il ait jamais aimée, il lui prit les doigts qu’elle avait crispés sur l’édredon et les croisa sur sa poitrine. Il ne chercha pas de rosaire, il savait que le tiroir du meuble de chevet n’en contenait pas, pas plus que de crucifix suspendu au-dessus du lit. Depuis longtemps, c’était la guerre sans merci entre Dieu et Paule Chabanel, une détestation réciproque. Il coupa une mèche de ses cheveux qu’il lia avec un fil de coton avant de les nouer à l’annulaire gauche de sa mère, bien au creux de ses paumes jointes. Il préleva de même une boucle blonde de la morte. Il la glissa dans un carré de papier qu’il rangea dans une poche de son portefeuille. Alors, il tira les volets de la chambre, il ouvrit la fenêtre et il laissa entrer le froid des montagnes. Il quitta la pièce plongée dans le noir sans allumer de bougie. Il savait que sa mère ne l’aurait pas souhaité. Elle avait vécu vingt années dans le noir intérieur et extérieur et s’en était accommodée.

Il enfila sa veste de cuir dont il releva le col sur ses joues et se jeta dans la tempête. Le vent arrachait au chemin de grosses plaques de neige qui s’envolaient comme une écume sur la surface de l’eau, au pied des cascades. Il reconnaissait le chemin jalonné de bouquets de branches sèches, de noisetiers où s’accrochaient des paquets de ouate blanche secoués par la bourrasque, de renflements du sol qui ressemblaient à des bêtes tapies, d’un bout de barrière délabrée qu’il aurait fallu changer au printemps. Penché en avant, le front pénétrant les tourbillons épais comme l’étrave d’un navire, il parvint essoufflé sur le seuil de la ferme voisine, à cent mètres de chez lui. De ses poings gelés, il cogna sur le battant et la douleur lui arracha un cri. La vieille Marguerite Jamet entrouvrit à peine pour empêcher au froid d’envahir la maison. Ça y est, c’est fini, dit simplement Constant. Bien, j’enfile un manteau et j’arrive, répondit-elle avant de refermer la porte. Le jeune homme s’en revint lentement chez lui. Désemparé, il tourna trois ou quatre fois autour de la table où traînaient une tranche de pain et les deux bols du petit déjeuner. L’un d’eux, celui de Paule Chabanel était encore plein de café au lait qu’elle n’avait pas eu la force de boire.

Il débarrassa et plongea les tasses dans un baquet d’eau tiède pour les laver plus tard. Il répartit une demi-douzaine de verres et une bouteille de gnôle. Sans un coup d’œil pour le corps allongé sur le lit, il installa deux chaises de part et d’autre du lit et alluma enfin une veilleuse. Pour les visiteurs, pas pour lui, ni pour sa maman. La flamme vacillante jetait des ombres sur le profil opalin de Paule Chabanel. Il remarqua alors que son nez semblait déjà presque transparent. Il s’assit un instant, les mains coincées entre ses genoux et se plongea dans la contemplation de la dépouille. Elle semblait enfin presque apaisée, libérée de toute souffrance. Libérée de la souillure d’une maternité sans être mariée, impardonnable à la fin du siècle dernier.


    Le 15 11 2021 : Une vie de chef. Tirée du recueil Le bateau sur la falaise. Ed. An tu all ar mor 2004. Jean-Louis Serrano.

    L’heure, c’est l’heure. Pour rien au monde, Antoine ne la manquerait chaque matin. On ne peut l’apercevoir qu’en cette occasion. Il descend la Canebière pour arriver alors que les premiers pêcheurs installent leurs étals. Les chalands le connaissent, ils lui cèdent le passage. Il se place près du vendeur.
    _ Quatre rascasses : vous les pochez dans l’eau safranée. Faites roussir des oignons sans les brûler, préparez un coulis de tomates, aillez légèrement, persillez généreusement, une bonne pincée de paprika, poivrez. Servez les filets de poissons sur un plateau et le coulis à part. Utilisez le court-bouillon relevé avec une dent d’ail pilé pour des tagliatelles, du riz sauvage ou des grumeaux de blé ? Fameux !
Il passe à l’autre éventaire :
    _ Un poulpe à battre violemment sur le bord du trottoir. Passez-y votre rage. Conservez dans le sel pendant quarante jours. Vous le servez en rondelles à l’apéritif. Aussi bon qu’un saucisson de l’Ardèche.
    Il fait deux pas vers la prochaine étape et revient :
    _ Vous pouvez aussi le cuire dans un bouillon d’oignons. Vous le servez en salade avec des poivrons, de la tomate, de l’ail frit à la façon d’une salade juive. Vous m’en direz des nouvelles.
    Il explique ainsi comment préparer une langouste flambée au cognac, un saint-pierre à la crème d’oursins, une daurade en papillote.
    _ Ne boudez pas ce congre, malheureux, il n’existe pas de meilleur fond de sauce !
    Il répète, il veut que chacun comprenne bien ses recettes. Il communique les trucs faciles qui désignent une cuisinière de goût, qui ravissent les convives à peu de frais.
    _ Si vous doutez, posez des questions !
    Les conseils sont bons, les clients achètent.
    Souvent, le vendeur reconnaissant lui glisse une pièce.
    _ Comment connaissez-vous tout cela ? Lui demande-t-on.
    _ J’ai été chef cuisinier sur le dernier paquebot de croisière de La Ciotat.
    Quand il a fini son numéro, Antoine repart seul, toujours un peu plus triste mais toujours un peu plus fier aussi. Il n’a jamais été qu’un cuisinier sur le papier. Il tient dans son portefeuille la précieuse lettre d’embauche. Son bateau n’a jamais quitté le bassin des chantiers. Il a pourri sur place. Le chantier a fermé trop tôt.

    Près d’un grand magasin de disques, une porte métallique ferme le local vide-ordures d’une copropriété. Antoine détient la clé. C’est son appartement, il y vit, il s’y cache, il y dort. En échange, il sort les poubelles. Lors de la fête de l’immeuble, Antoine s’occupe aussi du barbecue. Il est chargé de griller les sardines... 

 

    Le 14 11 2021 : L’épreuve. Tirée du recueil Le bateau sur la falaise. Ed. An tu all ar mor 2004. Jean-Louis.

    Maintenant ! Maintenant ou jamais !…
    Nicolas entendit distinctement l’ordre qui le tira de sa somnolence.
    Combien de temps était-il resté inconscient ?
Il aspira une grande goulée. Un liquide saumâtre qui l’immergeait lui emplit la bouche et les poumons. Il paniqua à l’idée de se noyer. Ses bras repoussèrent l’eau, ses pieds heurtèrent le fond. L’oxygène manquait. Il lui était impossible d’ordonner ses réflexions. Nicolas bloqua sa respiration. De l’autre côté de la paroi, des pompes chuintaient, des moteurs cognaient, amplifiés par les vibrations du bain : Chhh. Boum. Chhh. Boum. Il se sentait prisonnier dans une grosse caisse.
    La capsule avait dû échouer contre la salle des machines, une lueur opaline rose et verte filtrait à travers les cloisons de l’habitacle. Il serra las paupières, le sel lui brûlait les yeux. N’importe, il ne pouvait rien voir. Les courants secouaient la bulle qui l’abritait et l’enfermait à la fois. Des débris en suspens collaient sans cesse à sa face , à ses narines, comme des sangsues avides. L’idée s’imposa, obsessionnelle. IL LUI FALLAIT QUITTER SA PRISON ! Vite, forcer la porte, trouver une issue. De toutes ses forces, il projeta ses talons devant lui. L’eau s’échappa avec un bruit de cataracte. Le noir épais envahit la cabine. Par chance, Nicolas avait poussé une vanne ou fracassé un hublot. Une bouffée d’air frais lui remonta le long de ses cuisses. Le revêtement étanche de la cellule lui recouvrit le visage. Il se débattit à la recherche d’un souffle de vie. Un conduit d’alimentation en oxygène s’enroula à ses jambes, à son torse et le ligotait.
    Le filet de gaz glacé arrivait par le bas. C’est par-là qu’il trouverait une sortie, une canalisation, un passage. De la pointe des pieds, il tâta l’ouverture. Étroit, trop étroit pour permettre une reptation. Ses orteils s’accrochaient aux lèvres du pertuis.

    L’idée lui traversa l’esprit: comment avait-il réussi à entrer là-dedans? Ils avaient dû construire le bathyscaphe autour de lui. Une porte devait être ménagée avec une serrure à l’extérieur.

    Un coup de boutoir, une tempête soudaine le fit basculer. Il roula et se retrouva tête en bas. Un fatras de paquets humides lui appuyait le dos, le ventre.
Sortons d’ici avant l’ankylose !
    Nicolas glissa son crâne dans le conduit poisseux. Une atroce pâte grasse lui envahit la bouche. Un carter s’était perforé quelque part. Nicolas toussa. Sa voix violente lui lacéra les entrailles. Ses mouvements le propulsaient vers le bas. Il comprit rapidement qu’il lui suffisait d’osciller du cou et de la taille pour progresser. Il ne pouvait rien faire d’autre, lié par le tuyau qui s’était enroulé à son corps. Heureusement, l’horrible graisse lubrifiait le canal.
    Des voix. On l’attendait dehors. On l’avait localisé, les secours s’organisaient. Une vague de larmes l’étrangla. Il pleurait pour la première fois depuis… il ne se souvenait pas d’avoir jamais pleuré. Il ne fallait pas s’abandonner à l’attendrissement. Il se sentait fort, il avait été sélectionné pour occuper cette place. Il avait passé des tests, franchi des éliminatoires. Il était une pointure, le meilleur choisi parmi les meilleurs.
    Encore un coup de reins, il fut surpris de se retrouver avec la tête dans la lumière.
    _ Le voilà !
    Une main le saisit sous le menton, une autre l’agrippa par la nuque. On l’aida à s’extraire du conduit.
    Il ne pouvait pas ouvrir les yeux, la lueur lui entrait dans le cerveau comme une lame enfoncée dans ses pupilles. Il hurla. Il cria longtemps, étonné de sa propre voix.
    On le souleva, on l’enveloppa dans un drap chaud. On le déposa doucement. Une odeur, il aima cette odeur. Épuisé, heureux, il allait s’endormir. Il n’avait plus envie de bouger.
    Soyez heureuse, Madame, c’est un garçon, dit l’obstétricien.

 Le 12 11 2021 : Mon frère Goldwyn (2)

Nous sommes vautrés dans le canapé, nous regardons la chaîne Géographic-Wild qui diffuse un documentaire sur les flamands roses de Camargue. Pour jouir de quelques instants de calme, nous adaptons nos goûts à ses préférences : la musique douce et les documentaires animaliers. Mon aîné est allongé entre papa et moi, ses jambes sur celles de mon père et sa tête sur mes genoux. Le son de la télé réglé au plus bas, une molle torpeur nous gagne. Le salon n’est éclairé que par le halo du petit écran. Installée prudemment à l’extrémité du siège, maman sommeille à demi, son menton plonge régulièrement vers sa poitrine. Elle redresse la tête brusquement en clignant des yeux. Papa caresse doucement les pieds de Goldwyn. Séquence idyllique. Quant à moi, je tiens mon rôle de vigie. Je passe mes doigts dans la tignasse de la bête en espérant parvenir à l’endormir. J’y réussis parfois. Au moment où un mâle flamboyant conclut son histoire d’amour avec une délicate femelle, mon père laisse échapper un hurlement : Bon Dieu ! Mais ce n’est pas possible ! Pas moyen d’avoir une minute de tranquillité. Le saligaud, il m’a pissé dessus ! Un jour, je le ferai passer par la fenêtre !
Ses cris n’arrangent rien. Papa se redresse, les bras au ciel, dégoûté par cette crue qui macule le bas de sa chemise, le haut de son pantalon et coule jusque dans ses mules. Une réaction en chaîne. Goldwyn trépigne en poussant des hululements de sirène, maman déguerpit dans sa chambre, ses deux mains calfeutrant ses tympans tandis que je tente d’éteindre l’incendie en tournant fébrilement autour du fauteuil. Je me retrouve seul, face au fauve qui, sans cesser ses feulements, me fixe comme s’il s’apprêtait à me dévorer. Sur la pointe de mes orteils, j’avance vers lui à la vitesse d’une limace, les paumes tendues vers lui pour lui signifier que je n’ai pas d’arme, prêt à enserrer sa taille et à me coller à lui comme un sac à dos. Avec son pyjama trempé au ventre, il ressemble à un panda en négatif. Pâle de la tête aux pieds avec une tache foncée sur le devant. J’ignore combien de temps nous devrons rester ainsi, à nous défier, nous dandinant doucement dans un mouvement hypnotique qui finit par produire son effet. Ses paupières se ferment, je passe vivement mes bras sous ses aisselles pour le soutenir avant qu’il ne s’écroule et je l’allonge délicatement sur le sofa. Je le dénude, je le lave avec du papier absorbant, je passe la serpillière dans une affreuse odeur d’ammoniac. Je ne me sens pas le courage de le traîner jusqu’à la chambre ni de le rhabiller. Je le couvre d’un plaid et le laisse là pour la nuit. Papa et maman m’attendent en haut de l’escalier.
_ Ça y est, tu l’as calmé ?
_ Oui.
_ As-tu remplacé ses vêtements ?
_ Non, il est nu mais couvert d’un plaid.
_ Et alors ?
_ Alors quoi ?
_ Tu ne vas quand même pas le laisser ainsi, à poil…
_ Et comment ! Si ça vous dérange, occupez-vous de lui, dis-je trop sèchement à mon goût et à celui de mon père.
_ Non, non, ça ira. Merci mon fils, murmure papa en ébouriffant mes cheveux humides de sueur. Nous ne savons pas ce que nous serions sans toi.
En cet instant, je l’ai réconcilié provisoirement avec le monde des ados.
_ Moi, je sais très bien ce que je deviendrais sans vous et sans Goldwyn : un enfant heureux de vivre, comme tous les gamins de mon âge. Ce que vous me faites vivre est indigne…
Je regagne ma chambre, raide et hautain comme un prince outragé. Il s’écartent pour me laisser passer entre eux.


        Le 11 11 2021: Mon frère Goldwyn (1)

Notre immeuble possède un jardin qu’il faut traverser pour accéder au chemin de halage qui se prélasse sous les bouleaux, les saules et les ormes. Au bout de ce petit parc d’une trentaine de mètres de profondeur, le promoteur a fait installer une grille métallique avec un soubassement en pierre brute de quatre-vingts centimètres de haut. Souvent, quand il est nerveux, j’y accompagne Goldwyn qui a toujours besoin de se calmer. Dès le matin, mon plus grand travail est de veiller à ce que son couvercle ne pète pas sous la pression. Il s’assoit sur le muret et regarde passer les péniches ou les bateaux de plaisance qui glissent sur les eaux vertes du canal. Les embarcations doivent parfois attendre l’éclusier qui officie un peu plus loin, en aval. Parfois les mariniers nous adressent des signes et mon frère imite le sémaphore frénétiquement en grommelant de plaisir. Il ne craint pas les gens qui se tiennent à plus de vingt mètres de lui. Rien ne le menace, à cette distance.

Je me tiens à côté de lui, il s’inquiète, il se penche en avant, il scrute la rivière à droite et à gauche. Il attend une barque qui tarde à venir. Ses pieds remuent sans cesse, ses talons cognent le mur, toc-toc-toc-toc. Je pose ma main sur ses genoux pour qu’il cesse. Il s’arrête dix secondes. Dès que je relâche ma pression, il recommence de plus belle. Il finira par se blesser. Toc-toc-toc. Je me lève pour l’inviter à marcher un peu mais il a jeté l’ancre sur ce fichu mur. Je n’insiste pas, rien ne l’arrachera de son poste d’observation. Depuis le temps, je le saurais si c’était aussi facile. Il me faudra déployer des ruses de sioux pour le persuader et je n’ai pas envie de le contrarier. Tant pis pour lui. Il frappe le mur avec la même obstination qu’il cogne sur son tambour quand nous sommes chez nous. Sauf que là, ce n’est pas une boite en plastique mais un ouvrage en maçonnerie, avec un crépi aux grains acérés qui lui mordent la chair à chaque aller-retour de ses pieds. L’arrière de ses chaussettes blanches commence à se teindre de rouge. Calme-toi, Goldwyn, je t’en prie. Il ne me jette même pas un coup d’œil. Toc-toc-toc. D’un balayage du coude sur ma gorge, il me repousse contre la grille car je gêne sa vue. Arrête ça immédiatement ! Vois dans quel état tu t’es mis ! Oh ! Je te parle ! Avec ma jambe, je fais obstacle au mouvement perpétuel des siennes. Il consent à me regarder enfin. Je lui montre ses talons sanguinolents dans l’espoir de le figer dans la stupéfaction. Le résultat est contraire à mes attentes. Il ne supporte pas la moindre blessure, il doit craindre de se vider par une griffure. Une crue de désespoir inonde ses paupières et ses joues, il éclate en sanglots. Je devrais dire il explose car ses pleurs tiennent plus de la corne de brume que de l’aria . Son cri déferle dans le lit du cours d’eau comme le mascaret ou la grande marée au Mont-Saint-Michel, à la vitesse d’un cheval au galop. Il terrorise les ablettes, les perches se réfugient sous les algues couchées et les barges amarrées ruent pour s’enfuir. Je ne sais plus comment éviter qu’il ne me fracasse contre la grille du jardin en se débattant. Ne gueule pas comme ça ! Tais-toi bon sang ! Ferme-la pour l’amour de Dieu ! Mais ni Dieu ni diable ne peuvent m’aider. Un miracle se produit pourtant. Un ronronnement léger nous parvient du Nord. Intrigué, mon frère oublie de hurler. Il se met debout et avance vers le canal. Au loin en amont se profile une petite péniche de tourisme. Elle glisse vers nous. Goldwyn sourit si béatement qu’un filet de bave coule aux commissures de ses lèvres. Sur le pont de l’embarcation, toute une famille prend le soleil. Le père est à la barre, déguisé en capitaine de corvette, une casquette à visière de plastique bleu et une ancre dorée sur son front, en short blanc et marinière, solidement campé sur ses pieds écartés, le regard porté au loin vers les côtes du Brésil. La mère n’est vêtue que d’un bikini couleur chair dont elle a baissé les bretelles sur ses hanches, elle est allongée sur un transat au milieu du pont et ses cheveux blonds accrochent la lumière. Une fillette de treize ans nous fait face, accoudée au bastingage. Elle aussi porte un maillot rayé. En nous apercevant elle se saisit de sa casquette rouge et agite son bras au-dessus-de sa tête : Youyou ! Youyou ! Goldwyn se précipite en avant, prêt à plonger pour l’étreindre et j’ai juste le temps de le retenir par la ceinture de son pantalon. Il se lance alors dans une danse du feu des indiens Navajos, avec la légèreté d’un pachyderme. Miraculeusement, il est trop ému pour songer à chanter. Youyou ! Youyou ! répète la gamine, inconsciente d’avoir échappé à la terreur de sa vie. Le bateau dérive lentement vers l’écluse, porté par le courant. Mon frère grommelle, il geint piteusement, il se sent crucifié, écartelé, je redoute l’incident. Ils sont partis, rentrons. Il refuse, il ne veut pas bouger, il souhaite rester là, il voudrait s’enfoncer dans la terre comme un arbre et prendre racine. Ils repasseront demain. Tu la reverras demain, nous serons là, je te le promets. Il s’assure que son rêve a bien disparu dans la courbe, derrière le rideau de saules. Il attend un bon moment. Il se tait, ne hurle pas, ne se blesse pas les talons, je ne le brusque pas. Il souffre tant qu’il en oublie de gueuler. Il finit par se lasser et, de lui-même, soudain il m’entraîne vers le jardin et l’appartement. Maman est dans son fauteuil, elle lit un bouquin de la taille d’un parpaing. Elle affectionne particulièrement les gros pavés qui l’occupent longtemps. Elle remarque que son Olivier se déplace en boitant.

_ Qu’est-ce que tu lui as encore fait ? Que lui est-il arrivé ?

Je hausse les épaules. Elle est persuadée que je passe mon temps à martyriser mon frère, que je suis l’unique responsable de tous les malheurs du monde. Elle insiste :

_ As-tu vu ses pieds ? Tu l’as traîné dans les graviers, n’est-ce pas ?

Je préfère le silence. Elle se met à chouiner avec petits cris aigus de souris. Elle renifle doucement. Qui ne la connaît pas pourrait croire qu’elle étouffe un fou-rire. Je m’étonne qu’une femme si retenue ait donné la vie à un énergumène capable de brailler comme Goldwyn. On dit tel père, tel fils, mais mon frère ne ressemble ni à son père, ni à sa mère, pour ce qui est de la discrétion. Je n’ai jamais vu papa pleurer, il s’esquive toujours dans sa chambre avant de céder aux larmes. Je le sais car plus d’une fois, je l’ai entendu tousser derrière sa porte. À la maison, personne n’échappe à la tristesse ni à la colère. Pour Goldwyn, la rage et le désespoir s’expriment de la même façon : par des cris qui plongent le quartier dans l’épouvante et la désolation, si bien qu’on ne sait pas distinguer s’il est furieux à force de trop souffrir, ou s’il souffre car il ne peut pas retenir sa rage. C’est un grand mystère. Dans un film documentaire sur la dernière guerre mondiale, j’ai assisté à une alerte avant une attaque aérienne. Eh bien les hurlements de mon frère tiennent un peu de tout cela réuni : la sirène qui jette les malheureux dans les abris, les stridences des avions Stuka et les explosions des bombes tombées du ciel.

Quant à moi, j’ai adopté l’attitude de mon père : le salut dans la retraite car Goldwyn ne supporte pas de me voir triste. Dans cette baraque, je suis souvent poussé à bout et souvent je ne peux pas retenir mes larmes de frustration. Ça le bouleverse tellement qu’il ne se contrôle plus. Aussi, quand je sens venir la crise, je m’enferme dans les toilettes ou bien je m’enfouis sous les coussins du canapé et je fais mine de dormir ou je m’enfuis dans le jardin en suppliant le ciel pour qu’il ne me suive pas. J’ai mille raisons de sombrer quand je vois l’état de délabrement de la famille, l’indifférence de maman, le détachement ou l’impatience de papa, leur incapacité à trouver une solution, l’extravagante particularité de mon frère et la charge écrasante qui m’est dévolue. Je ne suis qu’un enfant, après tout ! On ne va pas me fusiller si je pleure de temps à autre, je n’ai que quinze ans, quand même !


      Le 10 11 2021 : Des enfants.

    Bourg-de-Péage dans la Drôme. Quatre fillettes assises sur un banc devant leur récent immeuble de trois étages : un pâté de constructions sur la route de Pizançon, les dernières bâtisses de la ville, juste avant la clinique de La Parisière qui empruntera son nom au nouveau quartier. On y travaillait le cuir, comme à Romans, sa voisine réputée pour être la capitale de la chaussure. À Bourg-de-Péage, beaucoup vivent encore de cette industrie : les artisans servent les grandes marques de Romans-sur-Isère, Jourdan, Fenestrier, Arnoux, Salamander, toutes ces grandes enseignes disparues aujourd’hui. Pour construire la chapellerie Mossant, on avait même déplacé des centaines de tombes avec le cimetière sur la côte de la Maladière où, dans un passé lointain, on avait soigné des lépreux.

    Nos quatre fillettes étaient destinées à se rencontrer. Deux sœurs de douze et neuf ans habitaient des cages d’escaliers voisines, elles aussi sœurs de douze et neuf ans. Chacune avait trouvé sa pareille.
    Elles jouaient sagement ensemble, elle avalaient le petit déjeuner et couraient aussitôt l’une chez l’autre dès le matin pour ne plus se quitter de la journée. Leurs jeux étaient simples : assises sur leur banc qu’on avait installé au bord de la route, après un espace de garage où s’arrêtaient les camionneurs qui achetaient de quoi manger à l’épicerie du rez-de-chaussée des logements, elles observaient le trafic. La route était en contrebas d’un mètre par rapport aux bâtiments et du banc. De leur promontoire, elles se lançaient des défis : quelle est la marque et la couleur de la prochaine voiture ? Une Traction-avant noire ? Une Dyna Panhard verte ? Une Juvaquatre rouge ? Une quatre-chevaux grise ? Une Dauphine bleue ? La circulation était clairsemée, les routes du Vercors étaient moins fréquentées. Les montagnes courbaient l’échine sous le poids de leur histoire : la résistance, les massacres de Vassieux. Heureusement de nouveaux titans du Tour de France inscrivaient leurs noms en haut du tableau : les champions du vélo suaient sang et eau dans les cols de légende. Les Limouches, le col du Rousset, le col de la Bataille, celui de la Machine, la route des Goulets qui dominait l’effrayant cirque de Combe-Laval. Ils récrivaient une nouvelle épopée.

    Nos gamines ne se souciaient pas que des véhicules, elles observaient aussi les passants, les garçons qui venaient chercher le pain ou la pogne dans une des nombreuses boulangeries du bourg. Elle regardaient de loin le jeune qu’elles avaient surnommé John parce qu’il portait toujours le même pull de laine jaune. Dès qu’elles l’apercevaient, elles étaient prises d’un fou rire irrépressible. Les heures passaient ainsi, jusqu’au soir où les parents venaient les rejoindre pour prendre le frais.

    L’été, les adolescentes allaient se baigner dans la piscine proche, attenante à l’école privée qui avait remplacé l’ancien couvent des Maristes. Elles plongeaient et replongeaient pour aller rechercher un caillou blanc au fond du bassin. Elles se jetaient debout du haut du plongeoir en se bouchant le nez entre deux doigts. Elles n’enviaient pas les autres filles qui partaient sur la Côte-d’Azur. Plus tard, pour le plus grand plaisir des gosses, on aménagea un minigolf près de la piscine.

    Après, il y eut la crise de la chaussure. Les usines fermèrent une à une. On délocalisa pour l’Italie, puis le Maghreb et la Turquie. Beaucoup d’habitants changèrent de département, seuls les retraités restèrent, ou ceux qui étaient mis en préretraite. Les jeunes partirent pour Lyon, Marseille ou d’autres capitales régionales. Bourg-de-Péage devint une ville-étape aux Portes du Vercors, pour Villard-de-Lans. Nos fillettes grandirent et se dispersèrent dans le pays. Elles se revoyaient par hasard, devant la porte de l’immeuble où vivait encore leur maman. Elles se souriaient, gênées, et venait le fatal Tu te souviens ? Le temps béni où on se contentait d’un rien.


    Le 09 11 2021 : Le soleil .

    Ce que j’aime, ou plutôt ce que j’aimais par-dessus tout, avant la secousse, c’était m’adosser au mur, le matin, face à l’est et offrir mon visage au soleil. Parfois, j’ouvrais ma chemise et l’exposais à la caresse chaude des rayons. Je me sentais bien, ça m’apaisait. C’était avant la grande secousse qui a mis le bazar dans ma tête. Aujourd’hui, c’est l’ombre que je recherche, pas le soleil. Il est possible qu’on ne supporte pas les feux de l’astre du jour. C’est reconnu, éprouvé. Je l’ai découvert dans le livre d’Albert Camus, L’Étranger. Meursault, le héros se trouve sur une plage déserte près d’Alger, il y croise un arabe qui tient un couteau. Il ne le connaît pas, Meursault sort un pistolet et abat l’inconnu et l’achève de quatre balles supplémentaires. Aux juges qui lui demandent le motif de son acte, il répondra : C’est à cause du soleil.
    J’ai trouvé ce roman dans la bibliothèque de la maison d’arrêt où on m’a enfermé, en attendant mon jugement et l’avis des experts.

    Avant l’affaire, je ne craignais pas le soleil, je le regardais en face depuis ma naissance. Je le défiais du regard, il ne m’a jamais fait baisser les yeux. Je m’amusais à le provoquer dès le matin. Je mettais mon réveil à sonner pour le surprendre aux premières heures du jour. Vous me croirez si vous voulez, mais il arrivait que je le fasse rougir. C’était bien, je me sentais fort, invincible. Ce n’est pas le soleil qui m’a terrassé, mais cette attaque qui m’a frappé par derrière sur le crâne. Je suis tombé à genoux, j’ai cherché vainement un point où m’appuyer et j’ai alors senti pour la première fois les rayons du soleil qui brûlaient mes pupilles, comme s’il y introduisait la pointe d’une lame. Après, pendant de longs mois, j’ai serré les paupières, j’ai porté des lunettes sombres, de celles qu’on chausse pour faire du ski, quand la lumière est trop violente. J’ai appris à ne sortir que la nuit, je baissais la tête quand j’approchais d’un réverbère. Il devait être près de minuit quand un flic a eu la mauvaise idée de vouloir contrôler mes papiers. Ils étaient deux, ils sont arrivés à ma hauteur en riant, ils se disaient qu’ils allaient passer un bon moment avec moi. Que voulez-vous qu’ils fassent d’autre, les flics, dans la rue déserte, au beau milieu de la nuit ? J’ai obtempéré, je ne voulais pas d’histoire. Plus vite ! A aboyé le plus vieux et comme je ne devais pas être assez rapide à son avis, il a mis sa lampe sous mon nez. Ça a fait une terrible déflagration dans ma tête. Un fracas, comme lorsqu’un immeuble s’effondre. J’ai toussé comme les rescapés des Tours jumelles, le 11 septembre. Et puis j’ai poussé le flic de toutes mes forces pour éloigner de moi le faisceau de lumière. Il a basculé sur la chaussée, au bas du trottoir. Ça a fait un drôle de clac, bref, sec, comme une pastèque qui éclate. Les bras du second flic m’ont ceinturé les bras. Je ne comprenais pas pourquoi il me serrait autant. Je ne voulais pas m’enfuir, je voulais simplement éteindre la lumière qui me lacérait les méninges. Je me suis retrouvé au commissariat, j’ai répondu à leurs questions pendant quarante-huit heures d’affilée. Je les ai implorés de ne pas diriger sur moi leur lampe de bureau, comme on le voit dans tous les films noirs, quand la police travaille un suspect pour le faire parler. Moi, je ne voulais pas leur cacher le moindre détail. Mais que pouvais-je avouer ? Ils pensaient que je n’avais pas la conscience tranquille, que j’avais commis un crime ou un cambriolage, ou je ne sais quoi. Je ne pouvais leur répondre que je ne supportais pas la lumière vive. Au terme de la garde à vue, avant de me transférer en réclusion préventive, je crois qu’ils m’ont compris mais ils étaient énervés car leur collègue s’était tué en tombant.

    Chaque jour, un gardien vient me proposer de sortir pour la promenade dans la cour. Je refuse, je suis bien au mitard, je ne veux pas m’exposer au soleil. Je suis bien dans leur cachot. Je ne risque rien, loin du soleil. J’y passerais bien le reste de mon existence.


 Le 08 11 2021 : Haïkus (2).

Trop petit le monde
pour emprisonner l’élan
de tous mes secrets

La branche impatiente
attend l’oiseau messager
d’un nouvel été

L’enfant n’a pas peur
de la vibration du ciel
du chant de la mer

Une larme coule
pour laver l’humanité
de tous ses péchés

Un chapeau de femme
ne l’a jamais protégée
d’un chagrin d’amour

L’outil dans la main
du laboureur fatigué
l’aide à se dresser

La montagne chante
par le torrent écumeux
qui creuse la pierre

Il ne vit que par
le doux miel de ton sourire
et de ton regard

Heureux le rêveur
son domaine est sans limite
il ne meurt jamais

Un jupon léger
frissonne et soupire d’aise
sous les doigts du vent

La vie nous promène
sur un chemin de misère
hanté par les haines

Dans ma paume ouverte
la douce caresse offerte
d’une pomme verte

Brindille de blé
mûr entre les dents serrée
délice d’été

La branche alanguie
attend l’oiseau messager
d’un nouvel été.

L’enfant se repaît
du spectacle des étoiles
du chant de la mer

Une larme coule
lave notre humanité
de tous ses péchés.
 
Un chapeau de femme
ne l’a jamais protégée
d’un chagrin d’amour.

L’outil dans la main
du laboureur fatigué
l’aide à se dresser.

La montagne chante
par le torrent écumeux 
qui creuse la pierre

Je ne vis que par
le miel de ton sourire
et de ton regard.

Entre tes deux bras.
Je veux terminer ma vie
comme dans un rêve.

Un jupon léger
frissonne et soupire d’aise
sous les doigts du vent.

La vie nous promène
sur un chemin de misère
hanté par les haines.

 Dans ma paume ouverte
la douce caresse offerte
d’une pomme verte

Brindille de blé
mûr entre les dents serrée
délice d’été


Le 07 11 2021 : Une mamie de cœur.

    Martine était toujours restée seule, toute sa vie seule. C’est long, une vie, quand on est seule. Trop long, trop seule. Elle n’avait jamais vécu sous le même toit qu’un homme autrement qu’au travail. Elle se disait qu’au moins, elle n’avait pas raté sa carrière. Elle s’était vouée à son emploi de secrétaire de direction, puis de responsable du service clientèle quand la société avait pris de l’importance. Elle se le répétait souvent, sans son boulot, elle n’aurait jamais pu tenir le coup. Cela lui avait permis de tout supporter : la solitude des soirées et des week-ends. Les anniversaires devant un gâteau trop gros pour elle, ou une tartelette aux pommes trop petite pour contenir les dizaines de bougies. 
    Elle reçut la retraite comme une punition. Elle mesura alors le poids de son choix de vie, car, à vingt ans elle avait choisi le célibat, ce gouffre qui avale les malheureux qui y sont tombés.
    Elle avait pourtant aimé un homme, un seul, l’unique amour de sa vie. Ils devaient se marier quand elle se retrouva enceinte. Ses parents refusèrent cet enfant, ils l’obligèrent à rompre sa liaison. À cette époque, quand les parents rejetaient un prétendant, les filles n’avaient d’autre choix que d’obéir. Elle avait trop attendu, elle avait caché son gros ventre tant qu’elle le put et quand il lui fut impossible de dissimuler sa grossesse il était trop tard. On l’envoya en province, dans un foyer pour jeunes-filles qui avaient fauté. Ludovic, le papa, avait lui aussi disparu de la circulation, effrayé par l’emprise de ceux qui devaient être ses beaux-parents, par la nouvelle responsabilité qu’il aurait endossée sans l’hostilité des parents de Martine. Il avait lâchement filé au Canada et ne donna plus jamais de ses nouvelles. 
    Martine mit au monde une petite fille qu’elle refusa de voir. Aussitôt née, aussitôt confiée à d’autres parents. Secrètement, la jeune maman remercia cette famille d’accueil qui allait procurer une belle vie à son enfant. Elle se jeta à corps perdu dans ses obligations professionnelles pour oublier son horrible geste. Elle repoussa tous les prétendants, inlassablement. Elle se dit qu’elle ne méritait plus le bonheur de donner le jour à un enfant et de l’élever.

Les jours et les semaines étaient interminables mais les années défilèrent plus vite qu’un train à grande vitesse. Quand elle réalisa, elle avait l’âge d’être grand-mère, trop vieille pour adopter, elle resta avec ce manque douloureux de la maternité.

    À soixante ans, elle fut contrainte à laisser sa place à une plus jeune. Elle s’enferma chez elle. Dieu ! Que son deux pièces lui semblait immense, et silencieux ! Elle passait ses journées à errer comme dans un purgatoire ou à regarder la télévision. C’est là qu’elle découvrit l’existence d’une association : les grands-parents de cœur. Elle s’y inscrivit aussitôt et remplit les formalités requises. Elle allait enfin pouvoir donner son trop-plein d’affection à un enfant qui en avait besoin. Elle déposa son dossier et attendit impatiemment l’appel qui la délivrerait de sa douleur. Elle n’eut pas à patienter longtemps. Elle reçut le coup de fil un samedi, juste après Questions pour un champion. Une voix juvénile la tira de sa torpeur. Son interlocutrice se présenta comme une femme seule élevant son enfant. Rejetée par un amant inconséquent, elle travaillait comme secrétaire intérimaire. Elle ne gagnait pas assez pour confier sa petite à une nounou.

Martine fut ébranlée par la détresse de cette maman qui faisait face avec beaucoup de courage. Elle ressentit la morsure des remords devant cette abnégation dont elle-même n’avait pas su faire preuve en abandonnant son enfant.

Clarisse souleva alors les draps qui protégeaient sa petite et Martine sut alors qu’elle allait élever ce petit être, qu’elle allait l’aimer de toutes ses forces et que cette rencontre allait pulvériser leurs trois solitudes.

Spontanément, elle accueillit chez elle Clarisse et Chloé, elle les installa chez elle. Elle s’occupa du bébé pendant que sa maman était au bureau. La mamie ne s’était jamais sentie plus utile. Les après-midis, elle promenait fièrement le nourrisson au parc et la présentait à qui s’y intéressait. Les poussettes attirent toujours les femmes nostalgiques. C’est ma petite-fille, répétait-elle, ravie. Elle jubilait en entendant le rituel Vous en avez de la chance, elle est si mignonne, elle a vos yeux. Et il était vrai que l’enfant avait des yeux aussi bleus que ceux de sa mamie de cœur. 
    
    Un soir, Clarisse voulut savoir pourquoi et comment Martine avait décidé de postuler aux Grands-parents de cœur. Martine se déchargea de son pénible secret, elle raconta tout, sa grossesse, l’enfant né sous X, la tyrannie de ses propres parents qu’elle n’avait plus revus après qu’ils l’avaient obligée à abandonner son bébé. Alors Clarisse se raconta à son tour. Les deux femmes comparèrent les dates, les jours, et il apparut plus que probable que Clarisse était l’enfant de Martine. Un hasard miraculeux. Trois bonheurs rétablis d’un coup. La promesse d’une nouvelle vie plus radieuse pour ces trois âmes perdues.


    Le 06 11 2021 : Haïkus (1).

L’eau sur le caillou
tricotant ses arabesques
danse avec le temps.


Une aile de fer
sur le ciel noir de l’hiver
sculpte des nuages.


L’homme avance droit
il ne voit que l’horizon
bleu comme un poison.


La fleur affligée
au cœur de l’été
implore une ondée


La mère attendrie
se nourrit du grand sourire
de l’enfant repu.


La voix du vieil homme
vacille comme son pas
il sait son futur.


Ma main sur ta peau
joue à imiter la vague
qui vient et revient.


Heureuse hirondelle
qui habite dans les nues
et vit de voyages.


La main de l’artiste
sur une toile assoupie
dessine un visage.


Sans se détourner
marche comme un automate
soldat sacrifié.


Le 05 11 2021 : Le fiancé d’Odette.

    Dans cette contrée, on ouvrait toujours sa porte à celui qui se trouvait dans le besoin. Tous logés à la même enseigne, dans la même cour de locataires, les enfants étaient surveillés par toutes les mamans du voisinage. Quand l’une d’elles était malade, une autre se chargeait de préparer les repas et d’effectuer le ménage chez la mère indisponible. Cela se faisait naturellement, sans avoir à le demander.

    Trois communautés se côtoyaient, les Chrétiens, les Juifs et les indigènes. Dans le sens strict du mot, nous étions tous des indigènes puisque nous étions tous nés sur cette terre. Cependant, là-bas, quand on prononçait ce vocable d’indigènes chacun comprenait qu’il s’agissait des musulmans qui peuplaient le pays avant la colonisation.
    Dans la hiérarchie de tous ces citoyens français, les Chrétiens constituaient le dessus du panier. Ils venaient de France, d’Espagne, d’Italie, de Malte, et avec la Légion étrangère, de tous les pays d’Europe. Suivaient les Israélites installés ici avant les Turcs, les Romains et les Arabes eux-mêmes. Dans un pays qui avait inscrit la laïcité dans sa constitution, la religion déterminait les classes sociales. Les Juifs étaient médecins, commerçants, fonctionnaires, juges ou avocats. Grâce à eux, l’État tournait.
    Enfin, des citoyens de sous-ordre, les indigènes musulmans restaient à la traîne. Ils travaillaient dans les fermes, saisonniers précaires ou ouvriers à l’année, ils étaient bergers, taillaient les oliviers et les agrumes. Ils vivaient dans des habitations montées de bric et de broc, à la périphérie des exploitations.
    En 1870, le décret Crémieux avait établi une illusion d’égalité entre tous ces hommes et toutes ces femmes, désormais réunis sous le drapeau tricolore, indépendamment de leur confession.
    Et de fait, tous vivaient en paix, pour ne pas dire en pleine communion. Cependant, une féroce loi populaire communément admise délimitait cette belle harmonie. On ne se mélangeait pas. C’était déchoir que d’aller épouser quelqu’un d’une autre caste. Je t’aime comme un frère mais tu ne seras jamais mon beau-frère. C’était ainsi.
    Dans notre patio vivaient cinq familles catholiques. Je vous parlerai aujourd’hui d’e l’une d’entre elles, constituée essentiellement de femmes : La mère : une veuve toujours vêtue de noir, et de ses deux filles célibataires. Andrée, l’aînée aux dimensions éléphantesques, n’espérait aucun mariage. La plus jeune s’appelait Odette, elle travaillait en centre ville comme secrétaire. Elle était intelligente, soignait son apparence et passait pour une fille sérieuse. Jusqu’au jour où elle annonça qu’elle songeait à épouser un jeune homme très bien, le fils d’une famille respectée, d’honorables commerçants.
    Les voisines félicitèrent chaleureusement la mère et chacun attendait impatiemment de découvrir le prince charmant… qui tardait à se présenter.On nota des faits étranges. Dans sa poubelle, la vieille dame brûlait des plantes et des fumées malodorantes envahissaient la cour et s’insinuaient dans les maisons. On commença à se poser des questions : Notre voisine ne se livrait-elle pas à des pratiques de sorcellerie ? N’était-elle pas en train de jeter des sorts ?
    Les femmes la pressèrent de questions : Quand verrons-nous votre futur gendre ? Pourquoi nous le cachez-vous, ce n’est pas bien, on ne le volera pas à votre Odette.
    La matrone répondit que cela ne saurait tarder, que le travail occupait beaucoup Benjamin, que sa fille avait confiance en son amoureux mais elle voulait s’accorder un petit délai de réflexion. Le mariage est trop sérieux pour être conclu à la légère.
    Benjamin était un prénom peu répandu. On rencontrait plus d’Antoine, de Marcel, de Joseph que de Benjamin.
    Une voisine intrépide chercha à en savoir davantage. À force de fureter, elle découvrit que ce Benjamin n’était pas un prénom rare mais un patronyme courant dans la communauté juive : l’heureux élu s’appelait Simon Benyamina et c’est cela qui retardait le mariage auquel la maman ne pouvait pas consentir ? Avec ses fumigations, elle espérait provoquer la mort de l’indésirable, tandis qu’Odette s’accrochait à son rêve, c’était Simon et personne d’autre, elle était prête à quitter la famille ou à rester vieille fille comme sa sœur Dédée. Avec son amoureux, elle mit en place une stratégie de longue haleine. Chaque dimanche, à leur retour de la messe, les trois femmes trouvaient sur leur paillasson le brave Simon muni d’un énorme bouquet de fleurs, des roses blanches, des lys ou des glaïeuls qu’il tendait à sa belle-mère. Celle-ci se saisissait de l’offrande qu’elle jetait aussitôt dans la poubelle, devant sa porte, avec une grimace de dégoût. Mais rien ne décourageait le soupirant qui revenait chaque dimanche, sans se lasser. Odette pleurait, maigrissait, ne dormait plus. Ce n’était plus une vie pour personne.
    Les voisines compatissantes se coalisèrent pour ramener la maman à de meilleurs sentiments : Par stupidité, vous faites le malheur de votre fille et celui de ce pauvre garçon. Et puis pourquoi jeter ses fleurs ? Déposez-les plutôt sur la tombe de votre défunt mari ! La maman rétorquait que les Juifs avaient crucifié Jésus. Les voisines la détrompèrent : le Christ était juif et les coupables étaient Romains.
    À force, la vieille dame abdiqua et ouvrit enfin sa porte au brave Simon. Elle apprit à le connaître et à l’apprécier. Le jeune-homme affirma que l’identité judaïque se transmet par la femme et qu’en aucun cas, il ne s’opposerait à baptiser leur enfant à l’église.
    Dès ce jour on ne jura plus que par Simon. Rien ne se décidait sans lui, Simon par ci, Simon par là. Simon avait toutes les qualités, courageux, travailleur, généreux, attentionné. Le jeune couple eut deux enfants, des beaux garçons qui grandirent dans la fraternité humaine, sans distinction de race ou de religion.


    Le 04 11 02021 : La rage de Pépère.

    Pépère n’était pas un fainéant, il avait toujours travaillé dur. Poser des rideaux roulants métalliques n’est pas une sinécure. Il s’agit de manipuler des charges lourdes, dans des lieux exigus et souvent encombrés comme des boutiques ou des ateliers. Il n’aimait pas installer ces fermetures dans Paris, à cause de la circulation des piétons pressés qui n’hésitaient pas à se glisser sous l’échelle pour doubler la file des passants. Il devait supporter leurs remarques acerbes, les contractuelles promptes à dégainer leur carnet de papillons. Comment faire autrement que de garer sa camionnette à cheval sur le trottoir et la chaussée ? Il devait bien garder ses outils à proximité de son chantier ! Parfois, il tombait sur un agent compréhensif mais souvent il devait affronter une tête de mule qui lui assénait l’argument fatal : Je ne veux pas le savoir, vous dégagez un point c’est tout.

    Dur, dur de gagner son pain. 
    Dur de faire son boulot honnêtement.
    Pépère avait ses nerfs. Il ne fallait pas le pousser beaucoup pour le faire exploser. Cela arrivait plus d’une fois et il n’était pas à court de noms d’oiseaux. Pour lui, il restait à faire un grand ménage dans l’humanité qui nourrissait des parasites et des fainéants : Il ne supportait pas ces paresseux de fonctionnaires qui gardaient leurs mains blanches, protégés par leurs syndicats. Ils gagnaient leur pain à se reposer et à empoisonner la vie des honnêtes concitoyens que l’on affamait à coup d’impôts. La preuve ? Pépère avait commencé à travailler à douze ans et, à plus de soixante six ans, il se voyait obligé de jouer aux acrobates sur une échelle alors qu’il aurait été heureux dans sa Vendée natale à traquer le crabe tourteau sous les rochers.Et puis, l’autre bête noire de Pépère était l’étranger, celui qui franchissait le détroit de Gibraltar en canot et, par l’Espagne, venait nous envahir. Pépère n’était pas misanthrope, il rendait volontiers service, le dimanche. Il bricolait à droite et à gauche, pour rien, chez son beau-frère, chez un ami ou chez n’importe qui, pourvu qu’on ait besoin de lui. Il était artisan mais quand il dépannait un parent ou un ami, il ne fallait pas lui demander combien je te dois ?
    Un jour il se retrouva dans le quartier du Marais, à tenter de faire entrer un rideau de trois-cent kilos dans le coffre d’enroulement situé à près de quatre mètres de hauteur. Il était seul, son jeune ouvrier avait dû partir car il commençait à faire nuit et son épouse enceinte était prête à accoucher. Pépère ne pouvait pas abandonner l’ouvrage, avec la charge encore suspendue au palan, au moment le plus délicat. Il fallait encore loger les extrémités de l’enroulement dans les berceaux latéraux. Normalement, il fallait être deux pour réaliser cette tâche : un de chaque côté, travaillant de concert. Mais impossible ce jour-là, Pépère devait se débrouiller seul. Il avait installé une échelle de chaque côté de la baie. En haut de celle de gauche il avait réussi à hisser l’enroulement dans son logement et s’apprêtait à faire de même avec la partie droite quand le paquet de lames d’acier galvanisé glissa. Il menaçait de tomber sur un passant (qu’il appelait les touristes.) Pépère le rattrapa in extremis. Ainsi lié à sa charge, à la vie, à la mort, perché en haut de son escabeau, le bonhomme appela à l’aide. En ce début de soirée, les nombreux passants baissaient la tête sans lui prêter attention. Il tint tant qu’il put, braillant et hurlant dans l’indifférence des Parisiens. Ses forces l’abandonnaient. Il allait lâcher, ses jambes tremblaient, le poids du rideau allait l’entraîner vers l’accident fatal. Il cessa d’appeler, c’était inutile, autant économiser le peu de vigueur qu’il lui restait. Et soudain, l’impensable arriva miraculeusement. Un Algérien, un Marocain, va savoir, en tout cas un pas de chez-nous, un bronzé en habits du dimanche qui escalada l’autre échelle avec la vivacité d’un chat de gouttière. C’était peu mais c’était ce qu’il fallait faire. Chacun enfila son bout d’enroulement dans son berceau latéral et l’assura avec la clavette qui pendait au bout d’un chaînette. Ouf...
    Pépère se laissa glisser au sol pour remercier le Maghrébin.
    _Votre veste, elle est toute maculée de graisse, dit-il en puisant dans sa poche un paquet de billets, de quoi payer un détachage à la laverie.
    _ Ce n’est rien, dit l’homme en tournant le dos. Il reprit aussitôt son chemin.
    _ Ça alors, ça alors, répétait Pépère, abasourdi. Les Français m’auraient laissé me tuer alors que ce garçon, sans que je le lui demande, est venu me secourir et n’a pas hésité à souiller ses vêtements. Ça alors, ça alors.
    Depuis ce jour, je ne l’entendis plus maugréer contre les étrangers. Mais ne voulant pas donner l’impression de retourner sa veste, il affirmait tout de même :
    _ C’est comme partout, il y a des bons et des mauvais. Ce jour-là, je suis tombé sur un brave type. Comme quoi...

N.B : Cette histoire n’est pas inventée, elle est réelle. 


 Le 03 11 2021 : La famille de Paulo.

    Ce qui frappait quand on entrait chez Paul, c’était le nombre de photographies qui tapissaient les murs de son logement. Il ne se contentait pas, d’un mur, mais de tous les murs, de toutes les pièces, y compris ceux de la salle de bains et des toilettes. Chacune dans son cadre, du plafond jusqu’à un mètre du sol, un espace suffisant pour se prémunir d’un coup de balai malencontreux.
    Il devait passer un temps fou à nettoyer la poussière et les traces de mouches. Tout son temps libre, nous confia-t-il. Parfois, quand il nous invitait à prendre un verre pour fêter un événement quelconque, car tout était prétexte à nous réunir chez lui, il nous expliquait ses liens de parenté avec telle dame en large chapeau de dentelle, appuyée à une canne d’ivoire, ou tel vieux monsieur arborant une moustache en guidon de vélo, adossé au mur d’un atelier, les manches de sa chemise roulées sur ses bras puissants.
    À l’évidence, tous ces membres de la même famille n’appartenaient pas au même monde. Il y avait là des ouvriers marqués par un travail dur, des commerçants, des nobles qui se tenaient droits, leurs yeux défiaient l’objectif, des bébés potelets assis sur une peau de mouton,

    Quand nous lui demandions de nous dire qui était cette belle demoiselle aux grands yeux rêveurs, il nous expliquait la vie de cette cousine qu’il avait côtoyée pendant son enfance et sa jeunesse, avant de se perdre de vue. Elle avait épousé un Canadien qui l’avait emportée dans son pays de neige. Elle lui avait envoyé un faire-part pour la naissance de son garçon, ils avaient échangé quelques lettres puis plus rien, le silence. C’est la vie. Son époux était-il jaloux ou les ans avaient-il estompé leur belle amitié ? Montréal, ce n’est pas la porte à côté, c’est loin, il faut franchir l’océan, on ne peut pas y aller tous les ans, il faut le comprendre.

    Notre Paulo vivait seul, sans épouse, sans enfant, au milieu de sa galerie de fantômes. Il était particulièrement fier de la photo en noir et blanc de son père et de sa mère, le jour de leur mariage, adossés au tronc d’un marronnier en fleurs. Après le tragique décès du couple dans un accident de voiture, il avait été confié aux bons soins de sa grand-mère, cette dame un peu épaisse qui distribuait des graines à ses poules, sur la photographie qui trônait en bonne place, au-dessus du canapé.
    _ Tous ces gens-là sont partis, un à un, emportés par l’âge ou la maladie. ceux qui ne sont pas morts se sont éloignés pour gagner leur vie, à l’étranger. Un ou deux cousins se sont même évaporés complètement, ils ont changé de vie car celle-ci ne leur convenait plus. Cet oncle-là, en casaque colonial a profité de la guerre pour se fabriquer une autre existence. Nous ne savons pas ce qu’il est devenu.
    _ Qui donc, ce nous ?
    _ Eh bien, ses parents, sa sœur, sa fiancée. Ils ne sont plus avec nous mais je m’en souviens comme si c’était hier.
    Au bureau, nous aimions bien Paulo et le fouillis de ses souvenirs bizarres dans lesquels il puisait comme dans une malle pour nous conter l’histoire, les histoires de sa famille. Jamais il ne nous présenta un cousin ou un oncle. Parfois, il s’absentait mystérieusement pour, disait-il, rendre visite à un vieux parent qui végétait dans une maison de retraite, du côté de Douarnenez. Avant son départ, il nous montrait un portrait posé sur le bahut. Un élégant monsieur en costume de laine, chapeau sur la tête, qui tenait un grand garage d’une marque anglaise.
    _ Tu n’as jamais été amoureux, lui demandions-nous régulièrement.
    Il nous répondait qu’il avait failli épouser une jeune fille de bonne famille, cette jolie brune au sourire enfantin, sur la photo suspendue au-dessus du téléviseur. Mais sa famille était opposée à ces noces. Je n’étais pas assez bien selon son père. Il n’appréciait pas mes opinions politiques, mon intérêt pour la classe ouvrière. J’ai mis beaucoup de temps à me remettre. Après cela, je me suis toujours méfié de mes sentiments. Et me voilà seul.
    Un dimanche, alors que je flânais dans une de ces brocantes qui vident les greniers après le décès du propriétaire, je reconnus notre ami, de dos, il fouillait dans une malle débordant de photographies et de cartes postales. Il renouvelait sa provision de souvenirs.
    Un jour de déprime, alors que je le pressais de questions, il m’avoua qu’il s’était inventé cette saga familiale. En réalité, à sa naissance, il avait été déposé au tourniquet de l’hospice et avait été confié aux religieuses d’un couvent de la Creuse.

    Un mois plus tard, Paulo prit sa retraite anticipée et quitta la ville sans laisser d’adresse. Nous, ses amis, nous l’avons cherché en vain. Un brocanteur a vidé son appartement. Sa galerie de fantômes rêvés a peut-être échoué chez un autre malheureux.


    Le 02 11 2021 : La Toussaint.

    Dans la Drôme qui m’a adopté, il est des rites qui se perpétuent en dépit des modes et des convictions religieuses. Chaque année, le premier novembre, les gens sortent leurs habits du dimanche pour rendre visite à leurs défunts. Les voitures garées sur le parking du cimetière débordent de pots de chrysanthèmes multicolores. C’est que les Drômois sont généreux, ils profitent de ce jour pour vérifier que leurs amis les plus chers n’ont pas trépassé en cachette dernièrement.
    Bien sûr, on s’occupe d’abord de ses proches, on balaye le marbre, on le lave, on a pris soin d’apporter les éponges et des bouteilles qu’on remplit aux robinets répartis dans chaque allée. On arrache les mauvaises herbes, les chardons qui ont poussé dans les jardinières, on regroupe les vieux pots de l’an dernier et l’on s’en débarrasse dans les bennes métalliques disposées près des fontaines. Étrangement, le soleil est toujours de la célébration, un soleil d’automne, une clarté humide qui glisse ses doigts dorés dans le vert des ifs, comme s’il voulait accrocher des pendeloques de Noël.
    Curieusement, il n’y a aucune tristesse, les recueillements ne durent pas longtemps, on s’interpelle par-dessus les croix, on prend des nouvelles des vivants, on s’annonce les naissances, les mariages, des départs des plus jeunes pour Lyon, Grenoble ou Marseille, parfois même pour la capitale.
    On évoque l’époque des cours de récréation et des bancs de l’école, des premières surprises parties.
    _ Sais-tu ce qu’est devenu ce petit ami qui nous faisait rêver. Comment s’appelait-il, déjà ? Il paraît qu’il a fini par se marier, je ne sais pas avec qui. Il a perdu ses beaux cheveux bruns qu’il peignait sans arrêt. Ah, celui-là, il en a fait tourner, des têtes !
    Toute la famille va se promener dans la nécropole, quand on découvre le nom d’un dernier arrivé, gravé dans la pierre, au bas d’une liste déjà longue, on exécute un rapide signe de croix, on dit que vivre n’est rien, qu’on passe sans laisser de trace, que les vanités, les orgueils paraissent aujourd’hui bien dérisoires. Que les méchants et les gentils sont logés à la même enseigne.
    Après avoir rendu leurs civilités, les visiteurs de la Toussaint repartent ensemble.
    _ Ça nous a fait bien plaisir de vous voir, cela faisait si longtemps, nous n’allons pas nous quitter si rapidement, voulez-vous prendre un café avec nous ?
    Et on repart ensemble chez l’un ou chez l’autre pour partager une pogne ou un saint genix autour d’un café fumant. On parle encore du passé, de ceux qui ont disparu, on réveille les vieux souvenirs, on ajoute des anecdotes qui fleurissent avec les chrysanthèmes et les fougères. On fait l’inventaire des enfants de chacun, la relève est là, le nom va survivre dans la ville.
        Souvent, on continue à bavarder jusqu’au soir, jusqu’au dîner.
    _ Vous resterez bien avec nous pour le souper, il me reste un peu de tiré de haricots verts et patates. Nous avons encore tant de choses à nous dire. Dites, nous n’attendrons pas un an avant de nous revoir. Le jour où les vivants et les morts se retrouvent.
    Ainsi, les anciennes amitiés se réveillent avec les souvenirs d’enfance, les uns meurent, les autres revivent leur passé. C’est le jour des coups de jeune. Un beau jour.
    C’est la Toussaint à Romans et à Bourg-de-Péage.


    Le 31 10 2021 : Après la messe :

    Le dimanche matin, après la messe, les gamins du quartier se retrouvaient chez Monsieur Donat. Monsieur Donat était un vieux garçon, un célibataire qui commençait à être très vieux. Il avait fait la guerre de 14-18, il en possédait des preuves dispersées un peu partout dans sa maison qui nous était ouverte jusqu’à midi. Sur un fauteuil un casque de poilu et, accroché au dossier, un sabre dans son étui métallique et sa ceinture de cavalerie. Sur la tablette du bahut, un boîtier de daguerréotype et une collection de plaquettes de verre couleur sépia qu’il ne prêtait qu’aux plus grands. Pendant des années, je suis passé devant ces trésors avec envie. Ceux qui étaient autorisés à les compulser sortaient sidérés de cet exercice, silencieux, incapables de décrire aux autres ce qu’ils avaient vu.

    Quelle tristesse de n’avoir pas d’enfant, pour lui qui ne se sentait bien qu’entouré de gosses. Il voyait bien un neveu qui passait une fois par mois, le fils de sa sœur qui, elle, ne se montrait jamais. Notre ami nous recevait avec faste. Il avait pris soin d’aligner autour de la table les bouteilles de limonade et de sirops. De même, il avait sorti un billard français et un billard anglais, un jeu de quilles, un flipper mécanique et un magnétophone à bande pour nous enregistrer, il nous permettait aussi de choisir les livres dans sa bibliothèque bien fournie. Il guidait notre initiation en nous confiant La Guerre des boutons, Zazie dans le métro, La Jument verte, mais aussi les œuvres de Marcel Pagnol, La Gloire de mon père, Le Château de ma mère, ainsi que L’Adieu aux armes et Le Vieil homme et la mer d’Ernest Heminway. Ce fut mes premières lectures, les plus importantes.

    Il suffisait de demander pour obtenir de lui qu’il nous passe des films de Laurel et Hardy, de Charlie Chaplin, de Beaucitron , de l’imperturbable Buster Keaton ou de Harold Loyd. Il complétait sa médiathèque au fil des semaines. C’est ainsi que nous découvrîmes Yves Montand, Edith Piaf, Serge Gainsbourg et son poignant Poinçonneur des Lilas. Mais aussi Pierre et le loup dit par un certain Gérard Philipe à la voix envoûtante. Et bien sûr les chansons d’Ouvrard, Dario Moreno, Henry Genes et son Facteur de Santa-Cruz. Et tant d’autres dont nous étions moins friands, tels que Tino Rossi, André Claveau, ou Luis Mariano. On n’avait encore jamais entendu les swings américains ni les premiers rocks.

    Monsieur Donat portait une moustache grisonnante à la Charlot… ou à la mode d’Hitler, c’est selon. Régulièrement, il se teignait les poils en roux, ce qui lui donnait un aspect assez étrange dont il s’accommodait pourtant. Toujours vêtu d’un pyjama rayé, il ne lâchait jamais son verre de vin rouge qu’il traînait de pièce en pièce et qu’il vidait en une matinée.

    Arriva enfin le jour où il consentit à me montrer des plaques de verre. Il me confronta alors à la dure réalité de la guerre, la grande guerre, la belle, l’atroce, pas celle qui s’était terminée dix ans plus tôt. Des cadavres en décomposition émergeaient de la boue, des morts accrochés aux chevaux de frise, des trous d’obus remplis d’eau où flottaient de malheureux soldats. Je ne pouvais pas détacher mes yeux de ces photos jaunâtres, bistres ou verdâtres. C’est de là que me vint ce dégoût et cette méfiance des adultes.

    Monsieur Donat, à la belle saison, nous ouvrait son jardin sur la rive de la Mekerra. Il nous cueillait des nèfles, des figues, du raisin, des roses que nous rapportions à nos mamans et l’hiver, nous chargeait de bouquets de lilas.

    Ma sœur qui avait une jolie voix chantait devant le micro et Monsieur Donat tenta le diable et me proposa de m’enregistrer. Dès les premières paroles du premier couplet, il se coucha su le magnétophone comme si celui-ci allait exploser. Stop ! Stop ! Hurla-t-il les yeux emplis de frayeur. Je compris que j’étais définitivement exclu du monde de la variété.

    À la fin des années 50, il nous offrit d’emménager dans un grand appartement de trois pièces et cuisine que le précédent locataire venait de libérer. Pour ma famille, c’était un vrai paradis car jusque-là, nous vivions à six dans deux pièces.

    Malheureusement, la guerre civile nous chassa de cette maison, de ce pays et nous éloigna de Monsieur Donat qui refusa les 10.000 francs CFA du loyer que voulait lui verser mon père : Je sais que vous ne possédez rien d’autre, vous en avez plus besoin que moi.

    Nous avons laissé derrière nous ce vieux bonhomme qui m’avait tant appris. Je n’ai plus jamais assisté à la messe du dimanche, peut-être parce que je ne pouvais plus retrouver Monsieur Donat, ses sirops, ses livres, ses jeux, son jardin avec sa fontaine, tout cela était perdu avec mon enfance. Envolé.

  

  Le 30 10 2021 : La coulée verte René-Dumont :

    S’il est une belle promenade dans Paris, c’est bien celle-là qui permet au flâneur d’enjamber le 12ème arrondissement de Paris sur un viaduc de presque cinq kilomètres. Sur une passerelle perchée à une dizaine de mètres on domine le quartier, protégé par une végétation accueillante et intime. On longe les façades des vieux bâtiments de Paris, on découvre les caryatides, les statues insoupçonnées qui couronnent le commissariat central situé au 80 de l’avenue Daumesnil.

    On peut y passer des heures de quiétude, à lire, à écouter les oiseaux et les enfants qui pépient et lancent des trilles dans les frondaisons. De ce promontoire, le ciel de Paris nous est ouvert. Il est bien plus bleu qu’on veut bien le dire. On y accède par des escaliers au 44, rue de Lyon et on en sort au square Charles Péguy, près de la station Picpus. Le rugissement des voitures ne nous parvient pas, on passe sous des pergolas fleuries et l’on s’attarde sur la vie que les riverains nous exposent à leurs fenêtres. Dans les appartements hauts de plafond, on surprend une leçon de musique, une dame en chignon gris penchée sur un piano, elle dirige les gestes d’un enfant de douze ans. Installé sur son balcon un vieux monsieur brosse un petit chien blanc. Dans un logement voisin, deux gamins se poursuivent de chambre en chambre et leurs rires s’ébrouent dans les frondaisons. La vie s’écoule tranquillement, paisiblement, on s’attendrait à entendre une chanson de Francis Lemarque, un air joué sur l’orgue de barbarie. Le temps est suspendu dans le vert des glycines et des clématites. C’est le Paris vu par Woody Allen dans Minuit à Paris.
    À la fin de la promenade, il nous faut redescendre dans la rue, dans le bruit des klaxons et des sirènes. On suffoque un peu, la tête chavire aussi au milieu de ce tumulte. On s’engouffre dans une bouche de métro, dans la foule pressée, dans la ruée.
    Pour retrouver le calme de la banlieue, nous aurons à passer une heure dans le train. Au sortir de la gare, les immeubles de briques rouges maculés de suie remplacent les bâtisses haussmanniennes qui présentent leur étrave aux carrefours. On se sent un peu groggy, on flotte. Trop de bruit et de fureur. Les grandes baies de l’avenue de Reuilly sont loin. Le long de la ligne de chemin de fer, des voilages grisâtres et déchirés pendouillent derrière les vitres maculées. Ici, pas de vie au balcon, si ce n’est de loin en loin, la silhouette étique d’un retraité qui fume appuyé à sa rambarde.
    C’est la vie qui s’écoule comme un sang noir.
    Dans le RER, on s‘efforce de penser à la coulée verte comme à un petit Éden.

   

    Le 27 10 2021 : Monsieur Gravier.

    Ainsi se nommait le premier instituteur de l’école Marceau, il dirigeait le cours préparatoire, il nous enseignait les bases de tout ce qui nous servirait pendant le reste de notre vie. Comme nous, il portait un tablier gris, tenu à la taille par une ceinture de cuir qu’il n’utilisait pas pour nous battre, contrairement à la plupart de ses collègues. La règle de chêne qu’il brandissait au premier chahut ne frappa jamais de doigts. Quand les murmures enflaient, il croisait les bras sur sa poitrine, nous observait avec ostentation, et le silence s’imposait aussitôt.

    Monsieur Gravier avait établi ses rites, la matinée commençait toujours par le bulletin météorologique. Tour à tour, chaque jour, nous transcrivions sur une demi-page un parapluie, un soleil ardent, un nuage vaporeux ou un cumulus gris, selon le ciel. Un arbre penché par la bise ou un roseau dressé indiquait la puissance du vent, un seau gradué montrait la pluviométrie, et un thermomètre nous renseignait sur la température du jour.

    Monsieur Gravier ne se bornait pas à un programme défini par le ministère, tout était prétexte à apprendre. Sans le savoir, nous abordâmes même la philosophie quand, pour commencer la classe, après nous avoir fait épeler notre nom et notre prénom, il nous déclara que nous connaîtrions sûrement le prochain siècle qu’il ne verrait probablement pas. Il avait connu la première guerre mondiale et avait survécu à la seconde. Il était né en 1915, comme mon père. Il nous souhaita une longue vie paisible, un métier intéressant. Il nous recommanda de garder toujours notre curiosité qui, selon lui, n’était pas un vilain défaut mais une qualité majeure pour connaître le monde.

    Peut-être verrez-vous un homme sur la lune, songez qu’il me fallut attendre plus de vingt-quatre ans avant d’apercevoir un avion à réaction au-dessus de ma tête.
    Il nous apprit de même l’utilité des guerres qui, paradoxalement, favorisaient le progrès. Affligé, il constatait que, sans les conflits armés, les transports ne seraient pas ce qu’ils étaient, comme la médecine et la chirurgie, la recherche sur la résistance des matériaux, les ouvrages d’art, les fortifications et les barrages.
    
Comme tous les enfants, nous apprenions des récitations qui lui donnaient l’occasion d’une vraie initiation au théâtre. Je me rappelle le poème La biche de Maurice Rollinat. Il fallait y mettre du cœur, vibrer avec la pauvre maman désespérée par le sort de son petit faon délicieux disparu dans la nuit brune.
    Mais aucune réponse, aucune,
    À ses longs appels anxieux !
    Il nous fallait, pour souligner l’extrême détresse de la mère, nous effondrer dans un fracas sur l’estrade de bois, avant de conclure par le poignant :
    Et le cou tendu vers les cieux,
    Folle d’amour et de rancune,
    La biche brame au clair de lune.
    Nous en sortions bouleversés par l’émotion et il nous récompensait en s’essuyant le coin de l’œil avec son immense mouchoir à carreaux. J’eus par la suite d’autres instituteurs, des brutes épaisses, des pervers, des bêtes qui usaient de la ceinture, des règles dont ils détournaient l’usage en nous faisant mettre à genoux sur ses angles, qui nous emprisonnaient entre le poêle à bois et la grille de protection pour nous rôtir le dos.
    À la fin de l’année, il nous prenait à part, un à un, pour susciter nos vocations :
    _ Tu es fait pour l’enseignement, n’hésite pas, c’est le plus beau métier du monde. Pourquoi ne pas étudier le droit ? Je te vois bien avocat, défendant les victimes. Quant à toi, tu ferais un bon mécanicien car tu as l’esprit ouvert à la technique etc. etc.

    Je l’ai retrouvé avec plaisir en cours moyen où il nous prépara au collège et au lycée avec la même compétence. Il se démarqua de ses collègues dont beaucoup se comportaient comme des sauvages. Monsieur Gravier, je me rappelle son nom comme une pierre blanche dans ma carrière d’élève.


     Le 24 10 2021 : L’emprise.

    Est-on né, a-t-on aimé, a-t-on rêvé pour vivre un tel enfer ? Elle avait été séduite immédiatement, immédiatement tombée dans ses filets. Il semblait si fort, si certain de lui. Je te protégerai, promis, juré, avait-il déclaré. Auprès de lui, rien de fâcheux ne pouvait lui arriver. Il décida qu’elle devait l’accompagner pour le reste de sa vie. Ils emménagèrent dans un appartement parisien, près du périphérique, Porte d’Italie. Cela lui allait bien : Porte d’Italie, c’était presque l’Italie. Dans sa tête encore tendre d’adolescente rêveuse, elle pensait que dans le Sud de la capitale, tout le monde chanterait Ô sole moi dès le matin. Elle était enthousiaste, heureuse.

    Elle s’apprêtait à entamer une belle histoire, une longue romance au son des mandolines. Pour couronner cette passion naissante, elle parla de mariage, ce fut l’occasion d’assister à sa première grosse colère : Mais qu’est-ce qui t’arrive ? Tu n’as plus confiance en moi ? Qu’est-ce que t’apporterait un passage devant le maire ? Il ne vivra pas chez nous pour vérifier que nous ne nous sommes pas trompés ! Si tu doutes de mes sentiments et de mes promesses, autant se séparer avant d’aller plus loin ! Hurla-t-il, désespéré. Elle regretta aussitôt ses paroles. Elle l’avait blessé, il ne supportait pas ce soupçon. Elle se mordit les lèvres, elle présenta ses excuses, elle s’était montrée désinvolte, vexante. Elle l’avait meurtri. Aurait-elle supporté pareille injure proférée par lui ? Sans doute pas. Profondément coupable, elle sanglota, elle implora et lui, superbe et généreux la réconforta. Fais quand même plus attention, nous ne devons pas nous comporter de cette façon.

    Les jours passèrent normalement, sous le ciel bleu de la Porte d’Italie. Il leur fallut affronter les difficultés de tous les jeunes ménages, le manque d’argent, les fins de semaines compliquées, l’impression de ne jamais y arriver. Elle se proposa de trouver un emploi, il refusa fermement : Pour qui me prends-tu ? De quoi aurais-je l’air ? Je suis bien capable de subvenir à tes besoins, les heures supplémentaires ne m’effraient pas.
    Elle reçut son opposition comme une preuve d’amour, il l’avait appelée sa Reine et une reine ne doit pas s’abaisser à travailler chez un patron. Impensable.
    Tout cela était bien beau mais, de mois en mois, il était toujours plus difficile de joindre les deux bouts, le loyer, les transports, les provisions aux tarifs de la capitale. Elle tenta de lui expliquer qu’il n’y avait rien de déshonorant à gagner son pain. Au contraire. Il ne voulut pas l’entendre. Il lui demanda plutôt si elle n’en avait pas assez de vivre avec lui, pour lui. Il lui déclara le danger que représentait un emploi de bureau, la promiscuité des hommes, l’ambiance familière, le tutoiement général à la mode moderne. Elle comprit qu’en réalité, son compagnon souffrait d’une terrible jalousie qui la coupait du monde. Cela la flatta un peu mais elle envisagea avec douleur la claustration qu’il lui ferait subir. D’ailleurs, sous le prétexte de la libérer de la désagréable tâche des courses au supermarché, il décida que dorénavant, elle n’aurait plus à sortir. Son travail était de préparer leur nid pour que chacun se sentit bien chez soi. Elle haussa le ton pour tenter de le détromper. Qu’il regarde autour de lui, plus aucune épouse ne vivait plus comme une femme au foyer tel qu’on le pratiquait jusqu’au début du vingtième siècle. Ils étaient à table lors de cette discussion. Il entra dans une fureur terrible, il lança son assiette contre le mur, il bondit sur elle et lui administra une gifle qui la projeta hors de sa chaise, sur le plancher. Avec le dos de sa main, elle essuya le sang qui coulait de sa bouche. Il s’effondra à genoux devant elle, il pleura à son tour. Il l’aimait trop, il souffrait trop, il ne se reconnaissait plus. 
    Craintivement, elle demanda s’il voulait qu’ils se séparent, c’était peut-être préférable. On ne peut pas vivre ainsi, ce n’est pas normal. Il acquiesça, on ne peut pas passer son existence à se maudire mais si l’amour implique une souffrance, il acceptait cette torture pourvu de ne pas la perdre. Elle ne pouvait pas refuser, elle voyait bien qu’il l’aimait à la folie et qu’il était la première victime consentante de sa passion. 
    Il continua de la battre, de plus en plus souvent, pour lui faire comprendre à quel point il l’aimait et à quel point elle agissait mal avec lui.
    Pourtant, il se livrait parfois, il lui parlait de sa maman, une sainte femme qui le choyait et le comblait de douceur. Chaque vendredi, elle lui préparait une aile de raie, un bar, parce que le poisson contient du phosphore très bénéfique aux neurones. Elle se dit qu’à son tour, elle devait lui préparer du poisson au four.

    Elle acheta une belle daurade qu’elle s’employa à vider, à nettoyer et accommoder avec du fenouil, comme elle l’avait vu sur un site de cuisine. Comme elle n’était pas encore experte, elle prit un peu de retard et le plat n’était pas encore enfourné quand il rentra. Aussitôt, il se mit à crier, ça puait, c’était insupportable, elle était vraiment une bonne à rien, mauvaise à tout. Menaçant, il marcha sur elle, armé d’une canne d’ivoire qui décorait le porte parapluie de l’entrée. Elle recula jusqu’à s’adosser au plan de travail. Elle souffrait encore des coups de pieds dans le ventre qu’il lui avait administrés la veille pour la punir d’avoir laissé un faux-pli sur sa chemise. Derrière elle, sa main se posa sur le manche du couteau effilé et s’en saisit.

    Ils levèrent le bras en même temps. Mon petit ne connaîtra pas son papa, pensa-t-elle sans tristesse. Elle frappa avant lui, sans colère, sans peur, parce que c’était la seule chose à faire en cet instant précis. Il s’effondra à ses pieds. Elle posa sa semelle sur la poitrine de son compagnon, elle prit la pause du chasseur qui vient d’abattre un grand fauve dans un safari.

    Libérée de l’emprise, elle sourit pour la première fois depuis longtemps, la conscience tranquille. Elle venait de sauver l’enfant qu’elle portait.


    Le 21 10 2021 : Ceux qui partent et ceux qui restent.

    Il arrive toujours, ce moment où nous nous demandons ce que nous sommes devenus, si notre vie a bien été conforme à nos rêves et à nos ambitions d’enfants.
    L’introspection est rapide, nous avons vite fait de constater que nous n’avons rien dirigé. Au mieux, nous avons fébrilement tenté de redresser la barre au plus fort des tempêtes. Nous nous sommes débattus comme de beaux diables, à deux doigts de jeter les rames et de nous abandonner au sort. Nous avons fait ce que nous pouvions et ce n’est déjà pas si mal car, autour de nous, nous avons été témoins de pitoyables dérives, d’échecs inexplicables.

    Mais nos dérisoires victoires ne forment pas l’écume de notre existence. L’essentiel est la galerie de portraits accrochés aux murs du dédale : des parents que nous chérissions et qui sont partis douloureusement ou sur la pointe des pieds, comme ils ont vécu. Le rectangle clair laissé sur le papier peint les rappelle à notre esprit, leurs visages tentent de percer la brume du temps. Spectres imprécis, ils hantent nos nuits sans sommeil, nous cherchons leurs noms, leurs prénoms et nous nous nous sentons coupables de les avoir presque oubliés. Ils avaient tant compté pour nous, ces amis que nous serrions sur notre cœur pour nous rassurer, ces parents qui nous apaisaient quand les canons tonnaient, ces maîtres qui nous enseignaient la beauté d’une œuvre, la grandeur d’une destinée imaginée, le sens de la vie, la force et la fragilité humaine. Nous gardons encore l’odeur de la craie dans la classe du cours élémentaire, mais comment s’appelait cet instituteur qui nous insufflait sa passion de l’Histoire ?

    Nous ressuscitons la maison au toit fatigué, au coin de notre rue. Nous pourrions la dessiner dans le moindre détail, sa peinture écaillée, les graffitis sur sa façade, tant elle est ancrée dans notre mémoire, mais l’adieu de l’adolescente en larmes qui nous adressait un signe alors qu’un camion emmenait notre famille vers un aéroport. Juillet brûlait la terre de tous ses feux, la jeune fille de quinze ans portait une robe blanche parsemée de fleurettes multicolores. Le rouge, le jaune et le vert mêlés. Nous savions que plus jamais nous ne nous reverrions. Une déchirure, qu’est-ce qui nous meurtrissait le plus ? La perspective d’une terrifiante page blanche qui s’ouvrait dans un pays inconnu, d’un avenir incertain, d’une autre lutte qu’il nous faudrait mener ? La douleur du partir est toujours là, vivace, mais les traits de nos émois juvéniles se sont estompés. Disparus. Envolés vers d’autres nues, d’autres destins, d’autres mondes. Dans la ville effrayante, des explosions de feux d’artifices fracassaient le silence auquel nous aspirions, on assassinait des gens, nos voisins, dans la plus grande indifférence des États. De cet instant de la séparation, ne reste que l’impression tenace de désolation, d’une décomposition du temps et des valeurs.
    À l’heure de cet inventaire, nous réalisons que ceux dont nous nous souvenons avec netteté ne sont pas ceux qui viennent de partir, mais souvent ceux qui ont à peine croisé notre route, qui ne comptaient pas pour nous. La classification désordonnée de notre passé reste inexplicable. Comme si l’on voulait nous confronter à notre incohérence.
    Dans notre malle de reliques rangée dans la soupente, les photographies et les lettres tenues par un ruban se flétrissent comme des brins de muguet serrés entre les pages d’un vieux livre. Alors en parcourant les derniers chapitres de notre grimoire, nous savons qu’avec ceux qui partent et ceux qui restent, des âmes errent entre deux réalités, imprécises, floues, habillées de lambeaux de souvenirs.

    Alors, la question cruelle s’impose à nous : que deviendrons nous dans le cœur de nos êtres chers, de nos enfants, de nos parents ? Sans doute rejoindrons-nous l’armée en déroute, le bataillon des ombres du passé. Nous aussi, nous partirons, nous céderons la place aux jeunes et ce n’est que justice, c’est dans l’ordre des choses pour la survie de noter espèce.


    Le 20 10 2021 : Une maman merveilleuse.

    Johan ne cachait pas sa joie en présentant ses trois amies à sa maman. Une rousse prénommée Emma, une blonde qu’on appelait Julie et la brune Clara. Habillées sans ostentation, avec goût, toutes trois ravissantes, fréquentaient la faculté de médecine et les bancs des mêmes amphithéâtres. Elles ne portaient pas ces affreux jeans délabrés ni ces amples chemises qui battent aux quatre vents dans nos rues. Pas non plus de mèches violettes, ni de tatouages agressifs, ni d’anneaux dans le nez ou les lobes, ni de clous sur les lèvres. Non, ces jeunes filles s’appliquaient à une discrétion aujourd’hui si rare qu’elle sautait aux yeux.

    Le jeune homme désigna sa mère et expliqua qu’il avait toujours entretenu avec elle une relation très spéciale. Selon lui, elle comprenait son garçon au premier regard, il n’avait pas besoin de parler, elle savait, elle ressentait ce qu’il voulait dire, ce qui le préoccupait. Elle lisait en lui comme dans un livre ouvert. Impossible de lui dissimuler quelque chose, impossible de lui mentir, au point que c’en était parfois effrayant. Par plaisanterie, il la surnommait parfois l’œil de Dieu.

    Ils étaient très proches et il appréciait cet accord parfait qui, une fois admis, simplifiait leurs rapports. Cela provenait sans doute du fait qu’ils s’étaient retrouvés seuls après la désertion du père, alors que Johan n’avait que quatre ans. Elle était tout ce qu’il possédait, son modèle, son soutien, son seul amour.

    Et aujourd’hui, il avait une grande nouvelle à lui annoncer, il avait imaginé une sorte de test, un jeu amusant destiné à prouver les liens extraordinaires qu’ils avaient établis.
    _ Voilà, déclara-t-il en même temps à ses amies et à sa maman : je n’ai pas encore informé Maman que parmi ces trois adorables demoiselles se trouve celle que j’aime et avec qui je voudrais former une famille. Maman, c’est la première fois que tu les vois, tu ignores tout d’elles, elles sont semblables sur bien des aspects de leurs physiques ou de leurs caractères. J’aimerais que tu nous désignes celle qui, selon toi, j’ai choisie pour épouse.
    _ C’est mademoiselle Julie, sans hésitation.
Les jeunes filles posèrent leur main sur leur cœur, tant elles étaient stupéfaites.
    _ C’est incroyable, il y a un truc, êtes-vous certaine que Johan ne vous avait jamais rien confié ? Comment pouvez-vous être si sûre de vous… et de votre fils ?
    _ Je ne pourrais rien vous dire de plus, c’est ainsi et puis c’est tout. Pour moi, c’est une évidence, nous avons partagé tant d’épreuves…
    Ils passèrent près de deux heures à mieux se connaître, à échanger des opinions sur leur études, sur leurs goûts, sur leurs parents, sur leurs projets, sur leur passé, puis les jeunes filles repartirent, laissant seuls la mère et son garçon.
    _ C’est vrai, ça, s’extasia Johan en prenant les mains de sa maman dans les siennes. Comment as-tu su si vite que j’aimais Julie ? Tu avais deux chances sur trois de te tromper. Il y a bien un détail qui t’a mise sur la voie !
    _ Non, fiston, je ne pouvais pas faire d’erreur. Je l’ai su au premier regard.
    _ Comment ? Elles pourraient être des sœurs. Qu’est-ce qui t’a guidée ?
    _ Dès que j’ai aperçu Julie, j’ai ressenti de l’antipathie pour elle, pour elle seule alors que d’emblée, je trouvais les deux autres très sympathiques.


Le 19 10 2021 : Les voiles .

Les voiles gonflées de rêves,

Le navire file vers le large,

Attiré par une fièvre

De grèves et de plages

Où des belles alanguies

Tressent des fleurs sauvages

Aux fragrances inouïes.

Leurs chants parlent de ciels et de rivages

De caravelles, de voyages,

D’épouses chagrines

De veuves sans visage,

Jalouses de l’océan

Qui emporte leur amour

Et laisse un trou béant :

Un puits, un vide tout autour.

Le bateau galope sur les vagues

Que l’étrave ouvre à grands coups

Comme une dague

Maniée par un guerrier fou.

Le marin défie la mer,

Il affronte la mort

Dans un combat amer

D’où nul ne sort

Vivant,

Il ne se retourne pas .

L’aventurier va droit devant,

Là où le mènent ses pas.

Dans son sillage scintille l’écume

Rougie par le soleil couchant,

Pour une éternité posthume.

   

     Le 18 10 2021 : La Friteuse.

    Drôle de surnom que l’on avait donné à Isabelle alors que son prénom était si joli. Pourtant, il suffisait de la rencontrer pour admettre qu’elle méritait bien cette étiquette. Sa grande chance était aussi son grand malheur. On ne pouvait pas lui trouver de sobriquet plus adapté : le nature l’avait dotée d’immenses yeux bleus qui semblaient occuper tout son visage. L’infortuné garçon qui croisait son regard était cuit sur place, il tombait immédiatement amoureux d’elle, cuit, brûlé, cramé. Incapable de penser à autre chose. Il était frit par la splendeur de ses iris.

    Impossible pour elle d’avoir une amie car espérant trouver un prétendant parmi la nuée de garçons qui rôdaient dans ses parages, celle qui s’en approchait comprenait rapidement que c’était une mauvaise idée. La friteuse anéantissait tous les espoirs, elle ne laissait aucune miette à personne. La jalousie ne provoquait pas d’amitié chez les filles de son âge, mais la jalousie. Aucune ne pouvait prétendre supporter la comparaison. Autour de la Friteuse, le monde se consumait, il ne restait que des cendres… et une jalousie tenace. Le bleu profond de ses yeux rendait jalouses les filles, les mères, les mers et les océans.

    La Friteuse n’avait jamais retenu de prétendant, elle n’en avait jamais choisi un parmi les garçons carbonisés qui hantaient son chemin. Elle semait le malheur. Pas de confidente imprudente qui lui aurait présenté son petit ami, celle-ci se tenait à distance et aucune fille n’aurait couru le risque, la folie de mettre en présence son fiancé et la terribele Friteuse. Cette fatalité n’était pas sans conséquence pour la belle condamnée à la plus grande solitude. Le vide se créait autour d’elle, devant, derrière partout. La file devant la caisse du supermarché s’éclaircissait dès qu’elle s’en approchait, personne ne choisissait les banc voisin du lycée. Chez elle, la belle Isabelle pleurait à chaudes larmes, des larmes de feu qui lui brûlaient les joues, qui lui dévastaient le cœur. Infortunée Friteuse condamnée à l’ascèse, au célibat. Sans époux, sans enfant, sans amie, elle voyait se profiler un avenir bien morose. Et les choses ne s’arrangeaient pas car, à la sortie de l’adolescence, le bouton s’était transformée en superbe fleur. On n’admirait plus seulement les bijoux de ses yeux mais aussi l’ensemble de son visage. Devant son miroir, elle se désespérait chaque matin et, bien souvent, elle se saisit des ciseaux pour se crever un œil. Elle en était rendue à ce point de détresse qu’elle ne supportait plus sa propre image. Ha ! Que n’aurait-elle pas donné pour être moins parfaite ! Elle suppliait le ciel de lui infliger une taie, un strabisme, des yeux ternes, n’importe quelle tare qui la rendît plus humaine.

    Prétextant une allergie au soleil, elle porta d’épaisses lunettes sombres mais au lieu de décourager les hommes, son stratagème attisait leur curiosité fébrile. Que dissimulaient ces verres fumés ?

    Elle traîna sa douleur et son extrême solitude pendant des années. À la quarantaine, dans la pleine beauté de sa maturité, elle décida de tenter un ultime essai. Elle lut que dans un pays défavorisé du centre de l’Europe, on pratiquait un commerce interdit partout ailleurs. On prélevait des organes chez les plus misérables pour les transplanter. De riches clients pouvaient acheter un rein, un poumon, un organe. Les yeux étaient très recherchés, pour des raisons médicales ou esthétiques.

    La Friteuse se porta volontaire pour l’opération. On lui raconta que ses yeux seraient aussitôt greffés dans les orbites d’une fillette aveugle de naissance. C’était sans danger. En outre, elle toucherait une somme rondelette qui lui permettrait de se payer un chien d’aveugle qui la guiderait, la protégerait et lui tiendrait compagnie.

    Elle accepta, non pas pour l’argent ou pour le chien, mais simplement pour devenir une vraie femme, accessible aux autres.

    Son histoire fut relayée par plusieurs chaînes d’information, ce qui ne manqua pas de lui attirer une foule de journalistes, de chercheurs en tout genre. Une maison d’édition lui acheta son histoire, lui procura un auteur qui s’installa auprès d’elle, se lia d’amitié sincère et l’accompagna jusqu’à la fin de sa vie. De nos jours la notoriété, étant plus éphémère que la cécité, on l’oublia très vite et plus personne ne l’appela La Friteuse. Elle avait perdu la vue mais retrouva son joli prénom : Isabelle


  Le 17 10 2021 : Le mauvais sort.

    Adrien et Capucine s’aimaient, ils se reconnurent au premier regard et décidèrent très vite de vivre ensemble, de se marier aussitôt et de fonder un foyer. En observant leur cercle de connaissances, ils constataient qu’ils formaient un couple privilégié. Ils se sentaient même parfois un peu coupables quand, dans une soirée, ils assistaient à l’un de ces accrochages favorisés par l’abus d’alcool. Ils entendaient des paroles qui blessent, qui meurtrissent, des mots qu’on ne devrait pas prononcer en public, qu’on devrait garder pour soi, qui enveniment et ne soulagent en rien. Ils échangeaient alors un regard ému : Heureusement, nous ne ressemblons pas à ça, n’est-ce pas ?

    À la hâte, ils avaient emménagé dans un immeuble récent du XVème arrondissement de la capitale. Ils s’y sentaient bien, sauf au moment de payer le loyer. Adrien était seul à travailler car Capucine tenait à passer l’agrégation pour devenir professeur d’histoire. Elle était encore étudiante. Ils pensèrent à acheter quelque chose, conscients que la location ne pourrait pas constituer une solution définitive. Ils avaient l’impression de jeter l’argent pas les fenêtres, en pure perte. Il fallait tenir le coup encore un an, avant le diplôme. Les parents d’Adrien proposèrent de les aider en attendant.

    Les jeunes amoureux acceptèrent à contre cœur mais la réalité des choses leur fit admettre que c’était le seul moyen de réaliser leur projet. Heureusement, Adrien avait trouvé un poste gratifiant dans un cabinet d’expertise comptable. Capucine décida de prendre un emploi à temps partiel dans une boutique de mode.

    Cela aurait pu lui convenir si ce magasin n’avait été géré par une harpie, un poison acariâtre qui passait sa mauvaise humeur sur ses deux malheureuses vendeuses. Capucine avait un besoin impérieux de cet appoint d’argent. Adrien lui conseillait la patience mais c’était plus facile à dire qu’à faire. Elle se refusait à décevoir son époux et tendait l’échine aux brimades. Après trois mois de remarques acerbes, de reproches constants devant les clientes, de vexations sadiques et injustifiées, son moral sombra.

    Une émission télévisée lui apprit les bienfaits apportés par la compagnie d’un chien, les labradors étaient recommandés pour leur docilité. Un labrador femelle précisa le médecin consulté. Cela s’avérait indispensable si elle ne voulait pas entrer dans le cycle dangereux des anxiolytiques, des calmants, des somnifères destructeurs à la longue.

    Ils trouvèrent l’animal adéquat à la SPA, une bête docile qu’elle baptisa du prénom de sa patronne honnie : Marthe. Ce qui lui permettait de se défouler en rentrant le soir. Bien sûr, sans violence, mais les mots qu’elle prononçait la soulageait : Ici, sale bête ! Approche un peu, vermine, que je te coupe les oreilles. Marthe, si tu ne m’obéis pas, je te débiterai en morceaux pour te donner aux corbeaux. Elle disait ces horreurs avec une voix douce et la pauvre chienne agitait la queue, réjouie. C’était la dérisoire revanche de Blandine sur la brutalité de son bourreau.

    Un jour, Adrien annonça qu’il serait bon pour eux d’inviter son directeur et son épouse, pour marquer sa toute récente promotion.

    Chez un traiteur renommé, ils commandèrent des plats élaborés. Foie gras, bisque de homard et d’écrevisses, cuissot de chevreuil etc. Ils tenaient à réussir cette petite réception du samedi soir. Ils avaient préparé soigneusement la table pour ce dîner: nappe blanche brodée, assortiment de vins blancs et rouges, champagne, pain de campagne doré et croustillant, plateau de six fromages choisis chez un affineur, un chandelier d’argent prêté par les parents.

    À vingt heures précises, on sonna à la porte. Capucine se précipita pour ouvrir, suivie par la chienne qui aboyait, alertée par l’anxiété de sa maîtresse. Au pied, bourrique ! Couchée, Marthe, mais ce n’est pas possible, animal stupide, au panier ! Elle le dit sans crier, comme d’habitude. Elle ouvrit la porte. Le patron d’Adrien entra, le visage dissimulé derrière un énorme bouquet de roses blanches. Derrière lui, les lèvres pincées, la patronne de Capucine contenait difficilement une colère froide. Je vous présente Marthe, mon épouse, dit-il avant d’ajouter : Ma chérie, je te présente Adrien et Capucine, sa femme.

    Je ne la connais que trop, lança-t-elle comme une gifle. Je ne resterai pas une minute de plus ici, dit-elle en tournant les talons devant son mari et ses hôtes stupéfaits.

    Adrien déploya des trésors de bonne volonté et d’obstination pour conserver son emploi. Dans l’urgence, Capucine trouva un poste de surveillante dans un collège professionnel. Il leur fallut un peu plus de temps que prévu pour verser l’acompte d’un appartement situé sur les bords de Seine, à Courbevoie, en face de l’Île de la Jatte.

    Capucine obtint son agrégation. Trois ans plus tard, la naissance d’une adorable petite Pervenche les récompensa de leur persévérance. Un bébé sur lequel Marthe, la chienne veilla jalousement. Le mauvais sort avait été définitivement conjuré.


  Le 16 10 2021 : L’instant suspendu.

    Juin 1962, il flottait dans l’air une atmosphère de fin du monde. J’avais quinze ans à peine, dans cette ville déserte écrasée par un soleil de tous les diables, je ne me rappelle pas ce que je faisais dans la rue en ce début d’après-midi alors que tout le monde s’adonnait à la sieste. Pas un piéton, seulement de rares voitures, des Traction-avant, de grosses Citroën noires transportant des valises et des matelas sur le toit liés par des cordes. Elles remontaient l’avenue Marcel Cerdan vers Oran. Chez moi, on ne parlait pas de partir en métropole, nous pensions finir notre vie sur la terre qui nous avait vu naître. Nous ne connaissions rien d’autre. Nous savions que nous allions devoir affronter un ou deux mois d’épreuves difficiles, de déchaînements de haine. Mais nous étions quand même optimistes, pourquoi nous extermineraient-ils alors que nous apprêtions à leur offrir le pays sur un plateau ?

    Certains se livraient à la politique de la terre brûlée et incendiaient les infrastructures pour qu’ils n’aient rien. En cela, ce début d’été les aidait. La chaleur brûlait le goudron d’où remontaient des fumerolles frémissantes pareilles à des rideaux liquides, les oiseaux se terraient dans l’ombre des platanes, l’eau jetée sur l’asphalte s’évaporait aussitôt.

    Je longeais les murs pour échapper à la suffocation. J’imagine que j’étais pressé de rentrer chez moi. Depuis un mois, le lycée avait fermé à cause des attentats. Le proviseur avait jugé qu’il n’avait pas le droit d’exposer ses élèves après qu’un mitraillage avait endeuillé la sortie des cours.

    Au loin, devant moi, un garçon indigène venait à ma rencontre. Il devait avoir mon âge, il était vêtu d’un pantalon de méchante toile bleue et d’une chemise ouverte sur sa poitrine imberbe. Un béret noir sur son crâne rasé, chaussé d’espadrilles sales, un ouvrier de ferme venu voir l’un des siens dans le village nègre. Que faisait-il dans le quartier européen, en pleine ségrégation ? Savait-il qu’à tout moment un fusil pouvait pointer à une fenêtre pour l’abattre comme un chien ? Il ne pouvait pas l’ignorer. Chacun chez soi, c’était la règle pour économiser des vies. Le temps de la cohabitation fraternelle avait disparu depuis des années. L’ère de l’exécution sommaire des innocents régnait de part et d’autre.

    J’avais peur, comme il devait trembler aussi. Raisonnablement, il devait craindre plus que moi car il n’était pas sur son territoire, il s’était aventuré sur le nôtre. En dépit de mon envie, je ne pouvais pas rebrousser chemin et détaler en sens inverse. Non, pour ne pas éveiller en lui le réflexe du prédateur, je ne devais pas lui montrer cette frayeur qui asséchait ma gorge et entravait mon pas. Non, il fallait que j’avance vers lui comme s’il n’existait pas, comme s’il était transparent. Je glissai ma main dans ma poche pour lui laisser croire que je tenais un couteau, un pistolet, un rasoir, une arme pareille à celle qu’il serrait aussi dans les plis de ses vêtements.

    Il était arrivé à dix mètres de moi, je distinguai son visage blême, des yeux écarquillés par la peur. Peur pour lui, peur de ce qu’il s’apprêtait à commettre ?

    En deux secondes, je pensai à mon père, ma mère, ma sœur et mes deux petits frères. Je pensai surtout à maman et à la drôle de vie pas drôle du tout qu’elle avait endurée. Dans quel état sera-t-elle dans une heure ?

    Quand nous nous trouvâmes l’un en face de l’autre, bien déterminés à ne pas céder un pouce de l’ombre de la façade, je pus voir ses yeux noirs écarquillés sous ses longs cils bruns qui lui donnaient une douceur presque féminine. Il ne souriait pas, n’exprimait rien, immobile, seul son poing frémissait au fond de sa poche. J’attendais le rasoir qui allait en surgir et me frapper comme une attaque d’épervier pour me jeter à terre, la gorge tranchée.

    Lentement, je lui présentai ma paume vide. Son sourcil se haussa, étonné. À son tour, il me tendit sa main ouverte. Tout comme moi, il était persuadé que nous étions trop jeunes pour mourir exsangues, sans rien avoir prouvé, rien entrepris dans ce nouveau pays ni ailleurs dans le vaste monde. Il s’écarta de moi, en crabe pour ne pas me quitter du regard, et continua son chemin.

    Souvent, les jours d’été, je pense à lui et j’imagine ce qu’il est devenu : peut-être un paysan installé dans une ferme abandonnée par les rapatriés, ou peut-être aussi une cadavre allongé sur le trottoir désert ?

    Et moi, que suis-je devenu ? J’ai fait ce que j’ai pu, j’ai subi ce que le cours de l’Histoire de France m’a imposé. Je vis, je survis. Depuis ce jour de juin 1962, je suis un rescapé. D’autres ont eu moins de chance. Quinze jours plus tard, pendant la semaine de l’indépendance trois-mille de mes compatriotes périrent égorgés ou jetés au fond d’un puits ou d’une ravine. Qui en a parlé ? Trois-mille Samuel Paty. Trois-mille victimes inutiles d’une guerre stupide.


 Le 15 10 2021 : La dure lutte.

    L’année dernière, à cette date, on me transportait à l’hôpital, je ne tenais plus sur mes jambes, je voyais le monde à l’envers, la fenêtre avait glissé au plafond, horizontale, mon lit était posé sur le côté, vertical et je me demandais comment je pouvais rester suspendu dans cette position incongrue. Contre mon gré, mon épouse avait appelé le SAMU . Deux jours auparavant, le médecin de famille appelé avait diagnostiqué une crise d’otolithes, un dérèglement de l’oreille interne aux effets plus spectaculaires que dangereux.

    Après une longue journée d’attente aux urgences surchargées, un neurologue soupçonna un AVC et me fit passer un scanner et une I.R.M. Je fus admis en chambre dans son service pour me nourrir par sonde nasale pendant cinq semaines. On ne m’administrait aucun remède car l’AVC cavernome ne se soigne pas, on le surveille, sans pouvoir agir. On vit sous l'épée de Damoclès Si le nœud de vaisseaux sanguins en cause ne se trouve pas trop loin dans le cerveau, on peut l’opérer. Ce n’était pas mon cas. Je voyais trouble, je n’avais plus conscience du temps qui passait, je survivais dans un état semi-comateux. Je voyais l’inquiétude du personnel soignant qui redoutait la fausse route des rares aliments liquides que j’absorbais. J’avais perdu quinze kilos.

    Ensuite, on me plaça en maison de rééducation pour tout réapprendre : la station debout, la marche, la déglutition, un semblant d’équilibre.

    Une chaîne bienveillante se forma autour de moi. Quand je trébuchais, on m’encourageait. Je m’exerçais à empiler des cubes, à glisser des clous dans des trous, à jouer aux quilles. À trois mètres de distance, la boule partait de travers, je recommençais, plus je m’acharnais et plus je ratais la cible. C’était le temps du désespoir.

    La menace de la covid me tenait éloigné de ma famille qui ne pouvait pas me rendre visite. Dans le hall commun hanté par des ombres qui revenaient de leur enfer, deux demi-heures par semaine, je voyais mon épouse. Elle notait mes progrès. Je pouvais me déplacer en fauteuil roulant, puis je m’appuyais sur un déambulateur, puis, grâce aux kinésithérapeutes, je me déplaçais à l’aide d’une simple canne de randonnée. S’il m’arrivait souvent de tituber, jamais je ne chutai. J’en ai parcouru, des longueurs de couloir dès sept heures du matin.

    Cette épreuve me fit prendre conscience de ma fragilité et de la force de mon couple que le temps n’avait pas entamé en plus de cinquante ans. Quand je désespérais de me remettre un jour, mon aimée m’enjoignait de me battre, de lutter encore et encore. Nous sommes ensemble et, si tu dois partir, je partirai avec toi, nous resterons ensemble. Je m’en suis bien tiré. Je communique sans trop de mal. Dans la rue, des inconnus qui remarquent ma démarche hésitante proposent de m’aider, spontanément. Cela me fait chaud au cœur.

    Après cinq mois d’absence, je retrouvai ma maison et mon épouse. La guerre n’est pas finie, je dois encore me battre. Cela progresse avec une lenteur déroutante. J’erre entre espoir et résignation, je serai handicapé encore longtemps. Je me répète que j’ai eu de la chance, malgré tout. Qu’un AVC pris en charge avec deux jours de retard aurait pu me terrasser. Je vis, je n’ai pas perdu la mémoire, je peux lire, écrire, me déplacer à pied ou en voiture. Je mène une existence conforme à mes soixante-quinze ans. Je m’adapte à mon âge : je dois renoncer au jardinage, au bricolage. Je délègue mes tâches aux autres.

    Pendant cette dernière année, j’ai perdu quelques amis chers, un parent très proche que j’aimais comme un frère, mais je respire, je m’émerveille d’être vivant, la vie est bien plus belle quand on a failli la perdre, l’océan ne vieillit pas, le rire d’un enfant me réjouit toujours autant, le monde est beau, la vie est belle. Cette épreuve m’a appris à faire le tri. Tout ne revêt pas la même importance.

    L’humanité est ce qu’elle est, ma colère et ma consternation ne pourront rien y changer. Je suis désormais prêt à céder ma place à cette jeunesse qui me presse en avant. Le monde change de visage, il n’a plus rien à voir avec celui de mon enfance.

    Je pousse mes volets chaque matin, heureux du cadeau que me fait la vie en me maintenant vaille que vaille, dans la grande ronde du monde. 


    Le 14 10 2021 : L’étrange enfant.

    À trente ans, Béatrice savait ce qu’elle voulait et qu’elle ne voulait pas. C’était net dans sa tête. Elle considérait qu’elle ne pourrait pas réussir sa vie sans avoir d’enfant, d’enfant bien à elle, pas un enfant adopté. Cependant, avec la même conviction, elle ne voulait absolument pas d’un homme. Elle projetait de faire un bébé sans rien devoir à personne sinon à la médecine. Pas de type dont elle devrait prendre soin comme d’un gosse, car, il est bien connu et prouvé que les mâles n’évoluent guère après dix ans, ils restent de grands gosses toute leur vie, avec une incapacité de raisonnement d’adolescent en crise, une immaturité et un égoïsme chroniques.

    Elle était prête à tout pour réaliser son rêve : à franchir des frontières, à investir les économies d’une décennie de travail comme secrétaire de direction dans une compagnie d’assurance parisienne. Elle avait compilé une importante documentation sur tous les aspects de la maternité. Le choix de l’horoscope: de première importance. Elle repoussait l’idée d’avoir un enfant capricieux, indolent, paresseux, égocentrique, tyrannique avec son entourage, borné. L’étude minutieuse des caractéristiques des signes zodiacaux et des ascendants la dirigea sur le choix du Lion. Les enfants Lion seraient équilibrés et ambitieux sans être fats, bienveillants sans être crédules, ils savent se défendre, sont honnêtes et travailleurs, ils ont un goût pour l’ordre, l’organisation et la famille. Si les livres disaient vrai, une telle progéniture offrirait une possibilité de bonheur.

    Une fois déterminée, tout se déroula très vite, elle prit contact avec une clinique en Espagne, la qualité des prestations justifiait les prix très abordables. Tout se déroula sans surprise et la Fécondation in vitro ne fut qu’une formalité.

    Cette clinique collaborait avec des médecins français pour le suivi de la grossesse. Deux mois plus tard, elle passa la première échographie qui ne révélait rien d’inquiétant, l’embryon se développait bien. Le bébé n’était pas dans une position favorable à la détermination de son sexe mais il n’y avait rien d’alarmant.

    Le ventre de Béatrice s’arrondissait régulièrement et, à l’approche de son troisième mois, elle ne pouvait plus dissimuler son état. Et son mal-être commença. Sa santé n’intéressait plus ses amies. Ce qu’elles voulaient, c’était passer leur main sur son bedon, toucher ses formes, deviner un tressaillement. Il a bougé le pied, il s’est retourné, ce sera un footballeur, ma parole. Aucune ne lui demandait si elle dormait bien, si elle se nourrissait correctement, si elle ne souffrait pas de nausées. Rien de tout cela ne les préoccupait. Elle avait l’impression qu’en grandissant, son enfant prenait toute la place, toute sa place. Elle ne comptait plus, elle disparaissait. Comme si elle se ratatinait. On ne la voyait plus. Et de fait, elle se mit à maigrir considérablement, ses joues se creusèrent, on eût dit un spectre, les yeux creusés, cernés épouvantablement. Elle commença à ressentir de terribles douleurs aux entrailles. Elle avait la sensation que son fœtus la dévorait de l’intérieur. Aux abords du quatrième mois sa souffrance était intolérable, elle perdit les eaux et appela une ambulance qui la transporta à la maternité. Elle passa une radiographie puis une échographie et l’angoisse des opérateurs se lisait sur leurs visages. Ils refusaient de répondre à ses demandes d’explications. Nous ne pouvons rien vous dire, le docteur viendra vous voir dès qu’il aura pris connaissance des résultats.

    Elle avait trop mal pour insister, son petit la déchirait, lui déchiquetait les organes. Une infirmière vint lui annoncer que l’enfant se présentait mal, qu’on se préparait à lui pratiquer une césarienne sous anesthésie pour lui éviter le supplice d’un accouchement inhabituel.

    Une heure plus tard, en ouvrant les yeux, elle demanda son enfant. On lui expliqua que c’était impossible, que le bébé n’avait pas survécu. Qu’il présentait de lourdes tares, qu’il n’avait rien d’humain.

    Cette fois-ci, la jeune femme tint tête. Elle voulait absolument savoir. On n’avait pas pas le droit de lui cacher son dossier. On tenta de la dissuader mais elle fit tant et si bien que le responsable du service vint la trouver. C’est inexplicable, nous n’avons jamais été confrontés à un tel cas. C’est inconnu dans la documentation médicale. Aussi étrange que ça puisse paraître, c’est pourtant la vérité : vous avez accouché d’un bébé lion, un lionceau mort-né. Je ne sais pas comment cela s’est produit, sans doute une erreur pendant la F.I.V. mais c’est difficile à prouver, normalement le mélange des espèces est génétiquement impossible. Cette grossesse n’aurait pas dû se développer jusqu’au terme. Surtout un bébé lion.

    _ Je voulais à tout prix donner le jour à un lion, c’était mon rêve.

    Et ce fut votre cauchemar, murmura le chirurgien...et maintenant, nous allons devoir réparer les dégâts importants que vos viscères ont subis.    


 Le 13 10 2021 : Un instant de béatitude.

    Ils étaient là, face à face, elle au-dessus de lui, penchée sur lui pour le protéger d’un insoupçonnable danger car quand on aime, on a toujours peur pour l’autre. Lui était couché sur le dos, nu comme au premier jour. Il attendait un geste doux, une caresse. Ses bras et ses jambes battaient l’air pour y voler un mot sucré comme on cueille une fleur portée par le vent. Elle le trouvait beau, le plus beau du monde, la merveille. Pour une maman, son bébé est sans discussion une merveille qui lavera l’univers de ses péchés.

    Il avait le front assez large pour abriter tous les rêves, toutes les ambitions. Sa bouche rosée et humide était comme ces galets qui bordent les sources qui abreuvent les papillons. Elle y déposa un baiser en offrande à la nature.

Elle fit glisser doucement sa paume sur la peau diaphane. L’enfant s’immobilisa immédiatement, surpris par cette délicieuse sensation qui lui semblait plus douce que l’aile d’un ange. Une brise de fin d’été, au lever du jour.

    Elle laissa courir son doigt le long des plis en creux sur son coude, sur la jointure de son aine, sur son cou potelet. Elle observait l’effet de ses câlins sur les yeux écarquillés de l’enfant. Un regard bleu de nuit, immense comme un ciel de juin. Un regard assoiffé de découvertes, prêt à envisager les grands voyages, à déployer les voiles, à traquer les aventures. Elle trembla à l’idée de le perdre. Les mamans craignent toujours cette épreuve, le départ de leur petit. Elles pensent toujours mon petit même s’il leur faut se hisser sur la pointe des orteils pour poser un baiser sur leur joue.

    Par jeu, il frotta la plante de ses pieds sur la bouche maternelle. Elle s’en saisit pour respirer leur parfum de lait et de lavande, une odeur d’Ostie, de brise marine, de pain frais, de pomme. Elle fit semblant de le croquer et d’y planter les dents. Les mamans dévoreraient volontiers leur enfant, si elles ne se retenaient pas. Le bébé poussa un petit cri de surprise qui se termina par un éclat de rire saccadé. Elle recommença son geste de morsure qui déclencha aussitôt la même cascade de joie. Elle se mit à rire aussi et refit sa pantomime qui répéta le même,effet. Elle aurait répété son jeu encore et encore, jusqu’à la fin des temps car pour une maman, entendre les rires de son enfant est la plus belle récompense que la vie peut lui offrir.

    Elle coucha sa joue sur le petit ventre rond et ferma les yeux. Il se calma aussitôt, alors, elle le prit dans ses bras et l’amena doucement sur sa poitrine où il chercha goulûment le sein qu’il téta, les paupières baissées. Puis son rythme s’apaisa lentement, repu. Il s’endormit. Un filet de lait coulait du coin de ses lèvres. Instant magique pour lui et pour elle. Dans un élan de tendresse, pour qu’il ne prenne pas froid, elle le serra contre elle. Les mamans redoutent toujours le rhume sournois. Elle déposa ses lèvres contre le cou du nourrisson, à l’endroit le plus tiède, le plus douillet et y laissa l’empreinte d’une fleur d’un rose de nacre. Elle tira la couverture sur le bébé et s’abandonna à la douce somnolence qui la gagnait. Le bonheur, la certitude de savourer un bonheur accompli. Michel Ange aurait aimé les prendre pour modèle de ses nombreuses Piéta car toutes les mères ressemblent à Marie et leurs enfants sont fils de Dieu.     


Le 12 10 2021 : La confession. Chapitre (2)

    Le lendemain, après une nuit paisible passée allongé derrière un pilier de la chapelle, je m’installai dans le confessionnal, impatient d’y retrouver le jeune abbé. Je fus surpris de découvrir à mes pieds, sous le banc un petit panier de jonc tressé contenant une bouteille thermos remplie de café au lait chaud, un morceau de fromage, deux épaisses tranches de pain campagnard et une pomme rouge qui embaumait le réduit. Sans attendre davantage, je m’attaquai à ce petit déjeuner providentiel que j’inscrivis dans ma mémoire comme l’un des meilleurs qu’il me fut donné de déguster.

    Mon confesseur devait me guetter dans l’ombre car il vint se glisser dans sa loge dès que je terminai mon repas. Je perçus un frôlement de tissu, un soupir et j’attendais quelque phrase rituelle, quand il me surprit par un : Avez-vous bien dormi au moins ? Suivi aussitôt par un déroutant : Êtes-vous certain de croire en Dieu ? Je n’avais pas envie de mentir à un homme qui s’était montré assez empathique pour sangloter en écoutant mon histoire. Vous savez, dis-je, j’aime autant ne pas avoir à faire à Lui car il ne m’a jamais témoigné la moindre bienveillance. Au contraire, il m’a persécuté sans pitié, il s’est amusé à me torturer dès ma naissance. Je préfère qu’il m’ignore et ne se mêle pas de ma vie. Votre Bon-Dieu n’est pas bon du tout.

    Il soupira longuement et murmura si bas que je ne savais pas si sa remarque s’adressait à moi ou à lui-même : C’est que nous ne l’avons pas beaucoup ménagé, nous, ses enfants. Il laissa passer un grand pan de silence et me demanda comme s’il se jetait du haut d’une falaise : Voulez-vous me confesser… pour me récompenser de vous avoir écouté hier. Je réclame votre attention aujourd’hui.

    Et il me raconta son histoire, au début trébuchant à chaque phrase comme s’il cherchait le chemin sous ses pas. Puis son verbe s’écoula plus régulièrement. Une existence conforme à tant d’autres. Il était un enfant sage, aimant ses parents et particulièrement sa maman très pieuse qui, doucement, le persuada d’entrer en séminaire. Il obéit sans contrainte car il aimait son prochain et voulait se rendre utile à la communauté chrétienne. Pendant sa dernière année d’études au lycée, il fit la connaissance de Marie, une élève de sa classe. Ils s’aimèrent aussitôt et il ne la dissuada pas lorsqu’elle parla de mariage et de fonder une famille. Lui, gardait en tête sa mission apostolique. Il se sentait envahi par la grâce, le Père lui avait tendu la main, il voulait s’engager auprès de Lui pour Le servir aveuglément. Cependant, il voulait ne pas déclarer sa vocation à la jeune fille qui l’attendait. Au moment de rejoindre le séminaire, il fut bien obligé de lui avouer que sa voie était ailleurs. En l’entendant, elle entra dans une fureur folle. Elle le traita de félon, de sournois, de cruel inconséquent. Elle lui confia qu’elle attendait un enfant de lui. Il lui répondit que malheureusement, il avait déjà donné son âme au Seigneur et ne voulait pas se parjurer.

    Leurs routes se séparèrent. Il apprit par un ami commun qu’elle avait accouché d’un petit garçon qui portait son prénom, et qu’elle avait abandonné l’enfant d’un méchant comme il l’avait abandonnée à son mauvais sort.

    En confession, vous m’avez révélé combien une décision telle que la mienne pouvait créer de malheur. Ce que vous m’avez décrit m’a heurté. J’ai pensé à ce petit que je ne connais pas et n’ai pas voulu connaître alors que je me suis passionné pour la vie d’inconnus. Folie que la mienne ! Je vous demande pardon, je me bats le cœur, je suis mortifié. Vous, ma victime, pardonnez-moi, comme vous pardonneriez à votre père.

    _ Je ne pardonnerai jamais à mon père d’avoir rejeté l’amour de ma mère et le mien. J’excuse ma maman car je sais qu’une mère ne peut pas délaisser son enfant, tandis qu’un homme est capable de tout ! Il est capable de préférer un mythe à un bébé sans défense, de le vouer à la rue, à la violence, à la solitude, Non, je ne vous donnerai pas l’absolution, je ne vous dirai pas allez en paix.Pas de rédemption pour vous, mon père.

    Je quittai le confessionnal en courant. Tandis que j’atteignais la porte de la chapelle, une longue plainte se répercuta sous les voûtes, un hurlement de bête blessée, à en faire trembler les vitraux qui montraient la Passion du Christ sur le Mont-des-Oliviers. Je ne fis pas demi-tour. Que cet homme de Dieu aille au Diable !


    Le 11 10 2021 : La confession. Chapitre (1)

    Fallait-il être épuisé pour affronter la faune du Refuge ? J’espérais que par miracle, la faune du lieu se serait assagie. J’avais passé la journée à décharger des camions près du Pont de Saint-Ouen et la soirée à déambuler dans les rues hostiles en attendant l’ouverture de l’asile. Impatient de me jeter sur une paillasse, j’étais passé deux ou trois fois devant la file serrée où de pauvres bougres aussi crevés que moi allaient pouvoir poser leur sac quelques heures. Je scrutai les visages plus marqués que les murs d’une prison, tâchant d’y reconnaître un avec qui j’avais eu maille à partir. Mais au bout de quelques années de pratique de la rue, tous les gens se ressemblent. Ils portent le même masque violacé, peint par la faim, la soif, la peur et la haine. J’avais fini par entrer, sans illusion, après avoir avalé deux ou trois gorgées de vin acide pour me donner du courage. J’en avais besoin pour affronter les démons du Refuge, ces ombres qui se glissent entre les lits de camp pour vous voler le peu que vous possédez : une veste élimée, vos papiers d’identité, les photos racornies que vous gardez précieusement entre la peau et la chaussette, vos chaussures délabrées. Tout ce que vous détenez les intéresse au plus haut point, ils sont prêts à vous trancher la gorge pendant votre sommeil. Ici, la vie n’a de valeur que si vous avez quelque bien, elle ne vaut plus rien quand vos poches sont vides.

    J’avais donc passé la nuit à me castagner avec un sale type plus misérable que moi. S’il avait pu vendre mon sang, il m’aurait saigné sans hésitation. Au petit matin, je me suis retrouvé sur le trottoir, faible, titubant, sans but précis, à la recherche d’un banc, d’un taillis où me dissimuler une heure ou deux.

    Une chapelle m’attira irrésistiblement. La lueur opaline de la nef, le silence figé, l’alignement des prie-Dieu, les rais de lumière chargés de paillettes avaient quelque chose d’irréel et de mystérieux. Le rideau du confessionnal m’invitait à m’y réfugier. Les lieux étaient déserts, pas la moindre âme dans les travées. J’avais tant besoin de m’assoupir une heure ou deux… Je me glissai dans l’édicule et m’adossai à la paroi de bois après avoir tiré la tenture. Je m’endormis aussitôt dans la bonne odeur de bois ciré et d’encens. Ici, je ne risquais rien.

    J’ignore combien de temps je m’évadai de la brutale réalité du monde. Un crissement d’anneaux sur la tringle et je distinguai quelqu’un de l’autre côté de la résille de bois. Une forme claire, l’éclat d’un regard. Un toussotement. Une voix juvénile qui me souhaitait le bonjour. Voulez-vous me parler ? Bien sûr, pouvoir se confier à un homme bienveillant.
    _ Je vis dans la rue, dis-je.
    _ Je vous écoute, ajouta-t-il simplement.
    Alors, je ne sais pourquoi, je commençai à me confesser, je lui racontai simplement ma violente nuit au Refuge, la puanteur, la peur, les autres et la menace perpétuelle qui les accompagnait. Ce bol de soupe qu’on avalait à toute vitesse pour le soustraire à la convoitise d’un affamé, le bruit intolérable, les hurlements, les cauchemars qui jetaient contre vous un pantin désarticulé, l’instant présent que l’on vit comme on se noie. Cet instinct de survie qui vous fait serrer votre canif ouvert dans votre poche. Les coups qui pleuvent sur vous sans prétexte, pour un rien, sur votre tête de moins-que-rien.
    Dans le compartiment voisin, on m’écoutait sans m’interrompre. Je parlai de ma mère qui m’avait placé dans le tourniquet alors que je n’avais encore conscience de rien, de ces foyers-prisons d’où je m’évadais sans répit, de cette école que je fréquentais de loin, de ces chants que j’entendais dans les églises, de ce Bon-Dieu dont on me répétait qu’il voyait tout, inscrivait tout dans un grand livre pour préparer une pénitence méritée .
    Et soudain, j’entendis renifler derrière le moucharabieh. Et un sanglot, saccadé, douloureux.
    _ Mon père, ai-je murmuré, tout va bien ?
    _ Si vous saviez, mon enfant, si vous saviez.
    Sa chaise grinça et le jeune prêtre s’enfuit dans la travée. Intrigué, j’attendis vainement son retour, bien déterminé à savoir, justement, bien décidé à revenir demain.


     Le 10 10 2021 : Retour aux sources.

    Juan avait quitté l’Espagne natale en pleine guerre civile. Son père avait tiré le mauvais numéro et devait partir combattre dans les rangs du général Franco, or cela, il ne le voulait à aucun prix. D’abord parce qu’il avait une famille nombreuse, dix enfants ne s’élèvent pas sans papa, pas en Andalousie, dans un village perdu au Sud de Grenade.

    Juan était le sixième de la fratrie. Il n’était pas encore jeune homme quand, avec ses frères et ses sœurs, son père et sa mère, un vieux mulet et une charrette, il embarqua sur un chalutier près de Gibraltar pour échouer au Maroc, alors protectorat de la France. De là, il passa la frontière, et traversa l’Algérie jusqu’à Tlemcen où toute la famille trouva du travail de commis dans une ferme. À cette époque, les patrons embauchaient femme et enfants dans les exploitations. Les parents devinrent commis, ils étaient vaillants, sérieux et prirent en charge la vie de la propriété, ils dirigèrent les ouvriers indigènes et firent prospérer ces terres à l’écart de tout. Juan apprit donc l’arabe qu’il parlait couramment alors que jamais il n’apprit le Français. Un à un, les enfants quittèrent la ferme pour se disperser en Algérie et au Maroc. Juan ne vit pas l’utilité de se faire naturaliser Français, comme il en avait le droit. Pourquoi aurait-il changer sa carte d’identité alors qu’il était incapable d’entretenir le début d’une conversation dans la langue du pays d’accueil ? Le peu qu’il possédait, il l’avait gagné seul, sans aucune aide de l’État. La sécurité sociale, les allocations familiales n’existaient pas dans ces contrées. Alors, autant rester Espagnol.

    Juan se maria à Adela, une descendante d’Espagnols, Dieu sait d’où elle venait, ils eurent trois filles et deux garçons dont l’aîné périt écrasé par un tombereau de foin qui s’était renversé sur lui. A Quarante ans, Juan manifesta le désir de devenir son propre maître. Il acheta quelques vaches et se construisit seul une maison à Béni-Saf, un petit port situé près de la frontière marocaine. Il vendait du lait et les fromages que son épouse moulait dans des tresses d’alfa. Ils vécurent heureux jusqu’à la révolte et les assassinats perpétrés par le Front de Libération Nationale. En juillet 1962, avec un million d’autres rapatriés, ils refirent leur vie, une nouvelle fois, en Seine-et-Oise, à Bonnières-sur-Seine, près de Mantes-la-Jolie et avec Adela, ils habitèrent tantôt chez Adèle, ma mère, ou chez sa sœur Marie.

    Trop âgé pour travailler, Juan et Adela passaient leurs journées à jardiner, à jouer aux cartes avec leur gendre Camille et à parler de leur enfance en Espagne. Juan évoquait avec nostalgie son village idéalisé par le temps, sa place immense au centre de laquelle une élégante fontaine distribuait son eau aux habitants. Juan embellissait ses souvenirs de jour en jour et son paradis perdu le blessait toujours plus.

    Il se désolait de mourir sans revoir son village, son puits au milieu, ses façades blanches, son ciel toujours bleu, son odeur d’agrumes. Camille décida de l’accompagner pour son dernier pèlerinage. Un été, il conduisit ses beaux-parents en Andalousie, jusqu’au hameau de leurs rêves… Un trop long voyage pour une immense désillusion. Les maisons n’étaient plus qu’un amas de ruines désertes, les toits étaient effondrés et, au milieu d’une minuscule placette ne restait plus qu’un tas de pierres, adieu le jet d’eau, adieu l’humanité, adieu les chansons des fenêtres. Juan se mit à pleurer comme un qui vient de perdre la plus belle partie de sa vie. Il répétait : impossible, ça n’a pas changé à ce point, tout est devenu si petit, misérable. Camille lui expliqua qu’aux yeux d’un enfant, tout semble plus grand.

    Juan fut soudain pressé de retrouver son jardin de Bonnières-sur-Seine, avec ses nuages, ses cerisiers, des rangs de carottes, de salades et d’oignons, ses légumes qui n’avaient pas le goût de ceux de là-bas mais qu’il appréciait car c’était lui qui les avait cultivés.    

    Une hémiplégie eut raison de ce forcené du travail, elle l’emporta de haute lutte après des mois de bagarre. Alors que le médecin le donnait pour condamné, il se releva à temps pour récolter ses courgettes. Il céda à la troisième attaque.

    A l’instant du grand départ, eut-il une pensée pour son village d’Andalousie ?


 Le 09 10 2021 : Le petit chef.

    Il ne payait pourtant pas de mine. Il n’avait ni la carrure, ni la voix pour imposer sa loi autour de lui. Pourtant, il effrayait le personnel de son entreprise, en dépit de sa petite taille, sa calvitie, sa petite voix de fausset. On devinait une constante colère, une impatience qui bouillaient en lui, prêtes à éclater à tout moment, pour un oui ou un non.

    Son autorité naturelle venue on ne sait d’où l’avait porté au poste de cadre dans le service de contrôle de la qualité. Effectivement, il contrôlait et corrigeait tout, la production des pièces, le temps de fabrication, la docilité des ouvriers et de leurs chefs d’équipe. Il évaluait non seulement leur savoir-faire, mais aussi leur tempérament, leur aptitude à comprendre rapidement, à obéir, à tenir leur place au sein de l’organisation de l’usine. Aucune tête ne devait dépasser : tous au même niveau, tous efficaces, tous silencieux. Les cabochards étaient exclus immédiatement, comme ceux qui posaient des questions, qui cherchaient à savoir le pourquoi et le comment : On ne te demande pas de comprendre, seulement d’exécuter le travail qu’on t’a assigné.

    Le soir, quand il retrouvait son foyer, chacun devait son soumettre à sa dictature : c’était ainsi et pas autrement. Si tu n’est pas content, fais ta valise, bon débarras, un fainéant de moins à nourrir, je ne vais pas te courir après.

    Sa pauvre épouse restait avec lui, une modeste fille qui avait quitté l’école après le certificat d’études. Il l’avait éblouie avec son assurance, son goût pour l’ouvrage bien fait, avec son ambition et même sa brutalité constante dans ses rapports humains. Elle n’avait pas envie de discuter ses ordres, elle obéissait simplement, sagement, sans se plaindre. D’ailleurs, de quoi se serait elle récriée ? Bernard lui avait toujours était fidèle, il lui confiait chaque semaine la juste somme d’argent nécessaire à l’entretien du ménage, elle n’avait rien à réfléchir ni à réclamer. Elle avait vite compris qu’il n’aimait pas les chicaneries, les doléances, les pleurnicheries, aussi, elle lui épargnait tout cela. C’est pour cela qu’il ne l’avait jamais menacée de la congédier. Il la gardait près d’elle, il savait aussi, de temps en temps, lui témoigner un peu de tendresse. Elle aurait voulu que cela durât encore longtemps mais le sort s’en mêla pour son plus grand malheur.

    Un matin d’hiver, dans l’usine, une caisse de pièces métallique glissa de dessus la pile et tomba sur la tête de Bernard qui se tenait là, malencontreusement. Le paquet pesait plus d’un quintal. Les gens accoururent pour le secourir mais un secouriste déclara qu’il ne fallait surtout pas tenter de soulever la charge avant d’appeler les pompiers. Le risque de l’hémorragie était supérieur à l’espoir de le sauver. Un cariste se proposa de le délivrer avec une lève-palette. Le garçon était connu pour sa dextérité, mais personne n’osait tenter que que ce fût. S’il se réveille estropié, il nous passera un de ces savons dont nous nous souviendrons toute notre vie. Donc on l’abandonna prudemment à son sort, en laissant à d’autres la responsabilité d’intervenir pour le dégager de sa mort certaine. Les pompiers arrivèrent trois quarts d’heure plus tard, à cause de la mauvaise circulation sur le périphérique. Il était trop tard.

    Aux funérailles de Bernard, la société fit livrer une gerbe, pas bien grosse car beaucoup s’abstinrent de participer. Seul le directeur présenta ses condoléances. Quand on fait le vide autour de soi à cause de son caractère de chien, il ne faut pas s’étonner de finir seul comme un chien.

Dès le lendemain, à l’heure du casse-croûte, chacun semblait préoccupé. Cette caisse, elle n’a pas pu dégringoler par l’opération du Saint-Esprit, il a bien fallu que quelqu’un l’aide une peu.

    Et pourquoi pas ? C’était justement au Saint-Esprit quz l’on devait cet accident auquel chacun rêvait depuis longtemps.


    Le 08 10 2021 : L’oiseau de malheur.

    Dans le peuple des oiseaux, jusqu’à son apparition, tout tournait à peu près rond. Les petits s’entendaient avec les les grands, les uns se nourrissaient de graines, d’autres préféraient dévorer d’autres espèces de volatiles dépourvus de serres, moins belliqueux, plus dociles. C’était la loi de la nature établie depuis des millénaires, une règle que tous connaissaient et, avec le temps, avaient appris à accepter.

    Jusqu’au jour où, sorti on ne sait d’où, un drôle de spécimen à tête d’opossum qui clamait dans la canopée qu’il fallait entièrement revoir le système sous peine de voir à brève échéance la destruction des bêtes endémiques. Il faut absolument se débarrasser des perruches, criait-il à qui voulait l’entendre ainsi qu’à ceux qui auraient préféré se boucher les oreilles. Mais il était impossible d’y échapper, l’oiseau de mauvaise augure débordait d’énergie, il surgissait de chaque arbre, de chaque fourré, partout en même temps. Son programme simplissime, à force d’être seriné, finissait par convaincre une grande partie des animaux à plumes. Les perruches venues des îles créaient un tapage insupportable, trop chamarrées, trop envahissantes, elles détruisaient les œufs des merles, des pies, des mouettes, des moineaux et il ne fallait pas être grand clerc pour deviner que, rapidement, elles finiraient par s’accaparer le royaume. Leurs couleurs de leurs parures n’étaient pas celles du commun des oiseaux, leur voix éraillée était disgracieuse, ce qui prouvait leur manque de goût, leur ignorance crasse de tout ce qui faisait la richesse des habitants des nuages. Il fallait s’en débarrasser.

    Comme il semblait détenir la solution de tous les maux, quand on lui demandait comment il pensait pouvoir lutter contre ces trop nombreuses inondations qui dévastaient les champs, les forêts, les haies, emportaient les nids et les abris, il n’avait qu’une réponse : chassez les perruches et vous retrouverez la paix et l’harmonie.

    À force de n’entendre qu’un seul argument, la moitié des oiseaux finirent pas le croire, ils se reconnaissaient à leur aile tendue au-dessus de leur tête, c’était leur signe de ralliement. L’autre moitié les observait, perplexe, s’interrogeant sur l’évolution de cette hystérie qui gagnait comme une lèpre. Ils dirent qu’aucune perruche n’avait jamais décoré leur blason, qu’ils n’en connaissaient aucune intimement, que cette affaire ne les concernaient pas.

    Entre les deux tendances, quelques sages murmuraient qu’il fallait voir et écouter les opinions du héraut, qu’il avait peut-être raison, que ses arguments semblaient bien étayés, que sa rhétorique tenait la route et qu’il fallait bien que quelqu’un ait le courage de faire le ménage. Les envahisseurs devaient être renvoyés sur leurs terres d’origine, en Afrique ou en Asie, sous peine de leur céder la place. Quelques extrémistes évoquèrent l’urgence d’une solution plus radicale : faire la chasse aux parasites, les exterminer s’ils refusaient de quitter le pays.

    Quand on fait appel à la violence, il se trouve toujours des individus prêts à obéir. Les prédateurs naturels, les rapaces, les corvidés, les hérons et les coucous s’unirent pour piller les nids, pour éradiquer le fléau décrit par l’annonceur de malheur.

    Le bel équilibre naturel vola en éclats. Les cadavres jonchaient le sol, au pied des arbres. L’air était empuanti par la chair putréfiée.

    Il faut achever le travail commencé, ordonnait le malfaisant. L’injonction était simple, elle occultait les autres urgences, elle concentrait l’énergie générale. Dans la confusion, d’autres espèces indigènes pâtirent de la haine qui se propageait comme un incendie. Tous les oiseaux au plumage coloré se confondaient. Les chardonnerets, les verdiers, les geais, les houppettes, les guêpiers et les martins-pêcheurs subirent l’extermination systématique.

    Les couleurs qui voletaient dans les frondaisons disparurent. Le monde devint terne, triste, uniforme, silencieux. On pointa alors du doigt le gourou de l’ostracisme. Ceux-là mêmes qui l’acclamaient voulurent le juger illico pour se donner bonne conscience. Alors, harcelé à son tour, il se terra dans un trou et ne se montra plus. Il disparut, seul, honni dans l’Histoire du peuple des cieux.  


     Le 07 10 2021 : Les gens qui s’aiment.

    Quand on a un peu vécu, il est arrivé de côtoyer des couples unis, qui ne supportaient pas la moindre séparation, qui se tenaient toujours par la main, même à table, qui se cherchaient du regard pour se rassurer, qui n’avaient pas besoin de se parler pour se dire je t’aime car c’était une évidence. Cela sautait aux yeux, le spectacle de leur amour provoquait un peu d’attendrissement, d’envie, de jalousie. On souriait, on les félicitait, on les raillait parfois. On entendait des remarques acerbes : Ça leur passera avant que ça me reprenne, attendons quelques années, on verra leur comportement quand ils auront deux gosses car dans un couple, tout va bien jusqu’au moment où arrivent les enfants. C’est de là que viennent les premières discordes.
       On les a vus, ces amoureux-là qui s’adoraient et dont la passion s’est usée avec le temps, comme s’émoussent les galets de silex roulés par l’océan.

    Et puis les accrochages se multiplient, peut-être motivés par des petites trahisons, des déceptions. Le Prince charmant se néglige, il ne prête aucune attention à sa façon de se vêtir. Il oublie tout, les anniversaires, les jours de passage des poubelles, les échéances des factures. La Princesse se laisse aller, elle dégringole doucement de son trône, ses humeurs deviennent énervantes, on dirait qu’elle prend plaisir à titiller son compagnon. Elle s’arrange toujours pour créer un motif de dispute, le bruit et la fureur.

    On approche du point de non-retour quand les algarades se font devant les amis, en public, dans la file de la caisse du supermarché, au restaurant, à propos de tout et de rien. On se demande : Mais pourquoi restent-ils ensemble ? Que sont-ils devenus ? Ça ne doit pas être facile pour leurs enfants. Quel exemple leur donnent-ils  ?

    Et puis un jour ou l’autre arrive la grosse tuile, la maladie, l’accident, la perte d’un emploi. Tout d’abord, l’épreuve les rapproche, ils se reprennent la main, ils se réconfortent : Ne t’inquiète pas, on s’en sortira ensemble, tout redeviendra comme avant.
    Douce illusion, le pli est pris et pas moyen de se corriger. L’impatience devient aversion. On ne communique plus que sur le ton de l’agression. On riposte avant d’être attaqué : Je te connais bien, va, je sais ce que tu penses, je devine ce que tu as dans la tête alors, je t’arrête avant que cela ne dégénère. Un no mans land de silence

    Heureusement, quand l’âge a usé les dents, on ne se mord plus, on se comprend mieux. Pendant les longues nuits d’insomnie dans des lits séparés, on se dit que ce n’est pas si grave, que l’autre n’est pas aussi détestable qu’on le pensait, qu’il y a toujours du bon en chacun. Et on devient plus tolérant, plus bienveillant. L’amour s’est transformé en tendresse, tout n’est pas perdu, alors on accorde ses pas, on se soutient et quand l’un part, l’autre est perdu : Il était quand même gentil, il faut le reconnaître . Ou bien : C’était une bonne épouse, fidèle et une bonne mère. Je n’aurais pas pu trouver de meilleure compagne. Et bizarrement, on oublie les années de guerre, la mémoire ne garde que le meilleur, le plus beau, le plus précieux. Il ne reste rien des terribles tempêtes. C’est cela la vie, c’est cela l’amour. Il dure toujours… avec des petites crises, des petites pannes, les automnes et les hivers ne tuent pas, ils permettent à la nature de reconstituer ses forces.


 Le 06 10 2021 : L’amour qui guérit tout.

    Paule et le docteur Philippe avaient entretenu une grande passion cachée qui dura des décennies. C’est lui qui avait soigné ses blessures depuis toujours. Comme elle était de constitution délicate, elle était devenue la patiente la plus fidèle du praticien. Il avait mis au monde les trois enfants qu’elle eut avec Joseph, un brave artisan maçon du bourg qui s’efforça toujours de la rendre heureuse, qui lui construisit une grande maison sur le flanc d’une colline verdoyante, face à la montagne, qui planta des arbres dans son jardin afin qu’elle puisse se délecter de fruits frais et fortifiants. Mais ce fut avec le docteur qu’un jour de mélancolie, elle croqua la pomme défendue. Il jouissait d’une solide réputation de compétence et de probité, elle passait dans le bourg pour une épouse et mère sérieuse. Elle affirmait qu’elle n’avait rien à reprocher à son mari, il lui disait qu’en bon chrétien il n’était pas prêt à détruire son foyer. Il respectait trop sa femme et chérissait trop ses deux filles pour faire leur malheur. Leur relation aurait pu s’éteindre dès le premier jour mais le plaisir qu’ils tirèrent de leurs étreintes les empêcha de rompre, ils pensèrent qu’en se montrant prudents et en gardant jalousement le secret, ils pourraient se consoler mutuellement de la monotonie de la vie dans une petite ville de province.
    Chaque vendredi matin régulièrement il venait l’examiner, renouvelait son traitement pour dormir, pour digérer, pour supporter sa fatigue et pour prévenir un accident cardiaque car ce mal avait emporté ses deux parents.
    Justement, un vendredi de décembre, alors qu’il préparait sa trousse pour sa première visite à domicile, le médecin reçut un appel téléphonique alarmant de Joseph, le maçon. Celui-ci le suppliait de passer plus tôt que d’habitude car Paule se sentait très mal. Un énorme poids sur la poitrine l’empêchait de respirer, son bras gauche était engourdi, ses lèvres étaient blanches. Joseph assura qu’il accourait. Il s’enferma dans la chambre seul avec sa patiente pendant que l’époux très agité se désolait dans le salon. Il prodigua les premiers soins, administra une piqûre, s’assit sur le bord du lit, caressa doucement le front de la malade jusqu’à ce qu’elle retrouve son souffle. Elle sourit enfin, pleine de reconnaissance. Éperdu de joie, il lui offrit un long baiser et, comme on était vendredi et qu’elle ne risquait plus rien, il ne dérogea pas à son rituel. Il s’aimèrent comme jamais, délicatement, tendrement. Le sang irrigua de nouveau les joues de la miraculée.
    _ Va chercher mon mari, il doit être affreusement inquiet, demanda-t-elle à son amant qui lui obéit aussitôt.
    Quand Joseph entra dans la chambre conjugale, il retrouva son épouse assise tranquillement sur le bord du lit, souriante, plus fraîche qu’une rose du matin.
    Reconnaissant, Joseph serra le docteur contre sa puissante poitrine.
    _ Comment avez-vous réussi ce miracle ? demanda Joseph.
    _ Je n’ai fait que mon métier, répondit modestement Philippe .
    _ Vous avez fait un miracle, vous êtes le Bon-Dieu de ma famille. Ne bougez pas s’il vous plaît. Je vais chercher mon vieux papa et ma maman qui sont au bout de leur vie, faites pour eux ce vous avez fait pour Paule et je vous en serai redevable pendant le reste de ma vie.
    Après cette aventure, Philippe fit vraiment partie de la maisonnée, il resta le médecin traitant de Joseph, de Paule, de leurs enfants et des ascendants qu’il maintint en bonne santé même après sa retraite. Il avait trouvé la panacée, l’amour qui guérit tout, cependant il ne pouvait pas dispenser à tort et à travers ce remède universel, à tous les malades du bourg.


     Le 05 10 2021 : Une vie rêvée sous le soleil des Antilles.

    Félix aurait pu faire comme tant d’autres et gagner sa vie en convoyant de la drogue entre la Guyane et la Martinique, cela lui aurait permis de mieux gagner sa vie. Ce travail n’était pas plus difficile que celui qui le nourrissait depuis plusieurs années, ni plus risqué. Mais il se répétait souvent qu’il n’aurait jamais rien fait pour alourdir sa conscience. Il ne supportait pas l’idée de mettre la vie d’autrui dans la balance. On les voyait trop, ces jeunes zombis qui hantaient les parcs et les plages retirées pour s’injecter du poison dans les veines. Avec leurs yeux jaunes, leurs tremblements, leurs balbutiements, ils semblaient à l’article de la mort.

    On a du mal à admettre que l’avenir des jeunes est compromis sous le soleil et les cocotiers. Les emplois y sont rares, peu rémunérés, et bien souvent sans garantie ni protection sociale. Félix avait hérité d’une petite barque à moteur, il avait tenté de se faire pêcheur mais il s’était vite heurté à l’opposition de ceux qui ne voulaient pas partager leur clientèle ni leurs bons coins où jeter les filets. Une ou deux fois, on l’avait menacé de le faire basculer par-dessus bord, il avait dormi dans son canot pour le défendre des malveillants. Il avait fini par trouver ce trafic de rhum, un réseau d’hommes organisés dont il ne savait presque rien, qui assuraient sa protection. Ils avaient leurs circuits, leurs fournisseurs et Félix ne s’occupait que du transport des caisses. Une fois par semaine, jamais le même jour, il chargeait les caisses dans son bateau, les dissimulait sous des filets et, à la nuit tombante, prenait le large comme un simple artisan pêcheur. Son embarcation était trop modeste pour attirer l’attention des douaniers, jamais il ne se fit contrôler. Au petit matin, il accostait dans une anse discrète près de Sainte-Anne ou de Sainte-Lucie, confiait sa douzaine de colis à des camionneurs qui l’attendaient et l’affaire était faite. On lui remettait son salaire qu’il portait aussitôt à la banque car il projetait d’ouvrir un garage, de se marier, de fonder une famille et de vivre honnêtement. L’avenir était tout tracé pour lui, il avait jeté son dévolu sur une jeune fille qui lui avait fait comprendre qu’elle ne lui serait pas hostile, elle était un peu jeune pour lui mais il n’était pas pressé. Chaque jour le rapprochait de la concrétisation de ses plans.

    Il redoutait les mois de décembre et de janvier, quand les nuées de touristes envahissaient la mer des caraïbes, avec leurs voiliers de locations, leurs scooters des mers et leurs pilotes curieux qui s’approchaient trop souvent de lui.

    Il entretenait régulièrement son embarcation et ne connut jamais d’avarie avant ce 16 mars où le moteur toussota et tomba en panne au large de l’île de Saint-Vincent. Il tenta vainement de réparer mais le courant le poussait vers la côte. Il se laissa porter, mais sans moteur, ses efforts ne faisaient que retarder l’échouage. Il voyait les rochers grossir dangereusement tandis que la houle le précipitait vers un naufrage inévitable.

    Quand les déferlantes se formèrent au milieu d’un archipel d’écueils, il s’accrocha des deux mains aux bords de sa barque et se mit à prier. Le Bon-Dieu dut l’entendre car dans le terrible choc, livré à la fureur des vagues son bateau explosa littéralement. Son chargement s’éparpilla tout autour. Félix se jeta à l’eau et nagea jusqu’à une petite plage abritée par la barrière de rochers. Avant que le ressac ne les emporte au loin, une à une, il récupéra les caisses de rhum et les entreposa dans une grotte épargnée par la marée haute. L’îlet ne mesurait pas plus de cent mètres de longueur et cinquante de largeur. Les parages présentaient quelques dangers de naufrage et les bateaux se tenaient à distance.

    Habitué à l’océan, il s’organisa comme Robinson Crusoé. Les quelques amandiers vénéneux et les figuiers de barbarie ne lui seraient d’aucun secours. De plus, il ne trouva aucune source, si ce n’est une petite réserve d’eau de pluie accumulée dans une cuvette de pierre noire. Pas de quoi tenir des mois. Heureusement, il put récupérer un lambeau de filet dans les débris de son embarcation pour pêcher quelques poissons.

    Il s’organisa un semblant de vie, il sombra dans un semi-coma dès le lendemain de son naufrage. Il songea immédiatement à lancer des SOS à la mer et pour cela, il avait besoin de vider ses bouteilles de rhum. Il se mit donc à boire, il décollait les étiquettes au dos desquelles il réclamait de l’aide en donnant sa position. Ses premiers essais se soldèrent par des échecs quand les flacons se brisèrent sur la barrière de roches. Il ne se désespéra pas pour autant et il but aussitôt une autre pour un nouveau appel au secours. Il était ivre dès le matin et passait ses journées à vomir les quantités de vieux rhum qu’il avait ingurgitées. Il était incapable de compter les jours, ou peut-être les mois qu’il passa sur ce minuscule morceau de terre.

    Un jour pourtant, il distingua sur le miroir de l’océan étal, le canot à moteur de la Police maritime. Hébété, il observa les silhouettes de ses sauveteurs qui semblaient danser vers lui. On le secourut. On l’embarqua sur une solide vedette et on l’emmena vers Fort-de-France où on l’enferma dans une cellule, on l’interrogea sur ses activités. Il demanda aux policiers s’ils avaient recueilli un de ses messages, on lui répondit qu’ils avaient simplement remonté le fil des bouteilles qui flottaient sur l’océan comme les pierres du Petit-Poucet.

    Il effectua une peine de deux années de prison pendant lesquelles il suivit des cours de comptabilité. Il préféra cette voie à celle de l’enseignement d’un métier de la mer.

    Il obtint son diplôme et on lui procura un emploi assez bien payé. Il put épouser Gloria, la jeune-fille qu’il espérait. Ils vécurent quelque temps en Martinique puis ils traversèrent l’Atlantique pour habiter à Bondy où, par concours, il trouva un emploi à La Poste. Chaque année, avec sa femme et son garçon, ils vont passer Noël sous le soleil de Martinique.

    La belle vie !


     Le 04 10 2021 : Mangez des pommes.

    Un à un, Maurice avait vu partir tous les êtres qu’il avait aimés. Il était le dernier survivant, le dernier des Mohicans, comme il aimait s’appeler.

    Avec la disparition de Marthe, son épouse, il avait aussi perdu la notion du jour et de la nuit, il avait vu le déclin de ses forces et le goût de vivre. Il se réveillait chaque matin avant le soleil et se chauffait un grand bol de café noir dans lequel il trempait une épaisse tartine de pain de campagne beurrée.

    Sa solitude ne le rendait pas vraiment malheureux, il admit très vite que c’était un mal inévitable infligé par le temps, au même titre que les douleurs aux jambes, les brûlures d’estomac quand il épiçait trop ses plats, et ce sommeil qui le surprenait dès qu’il s’installait devant le téléviseur pour Questions pour un champion qu’il ne ratait jamais. Il n’avait jamais réussi à donner la moindre réponse. Il était ignorant de l’histoire des rois, du nom des vedettes de la chanson ou du cinéma, des capitales et des fleuves. Son univers familier se limitait à la petite ferme héritée de ses parents, les quelques champs qui l’entouraient, son potager, ses serres de plastique, son poulailler et son clapier dont Marthe avait toujours pris soin, jusqu’à son dernier jour.

    Après son petit déjeuner, il remplissait l’écuelle du chat gris, le Grisou, qui avait élu domicile sous sa tonnelle. puis il s’avançait devant son portail pour jeter un coup d’œil à son domaine. Il vérifiait que les rôdeurs n’avaient pas arraché ses potirons et ses blettes, que le vent n’avait pas dévasté ses tunnels. Enfin, il considérait les arbres qui bordaient l’allée : des prunes quetsches, une reine-Claude, une mirabelle dont Marthe préparait des confitures chaque année. Entre deux fruitiers, il remarqua un vide qui lui pinçait le cœur depuis des années. Dans le temps, un pommier donnait ses fruits rouges à cet endroit, jusqu’au jour où un grand mistral le brisa comme une allumette. Il se promit longtemps de le remplacer mais l’énergie lui faisait défaut chaque jour davantage.

    Ce matin d’automne, il s’ébroua de sa torpeur. Il fallait à tout prix creuser le trou et planter un pommier rouge. La coopérative en vendait de nouvelles variétés en conteneurs. La Gala, la Pink-Lady, une bonne demi-douzaine de sortes.

    Il rassembla son courage et prépara le trou qu’il garnit de terreau mélangé à la terre extraite, de fumure qui devait reposer une quinzaine de jours.

    Deux semaines plus tard, il transplanta son arbre après l’avoir praliné et combla le puits. Quand il eut tassé le sol, il pensa qu’il n’aurait peut-être pas le loisir de goûter à ses pommes.     Il sentait en lui sourdre une révolte confuse, un sentiment d’injustice. Le sort devait lui prêter assez de vie pour profiter un peu de son travail.

    Il ne changea rien à son rituel, le café, l’écuelle du chat, l’inspection de ses biens. Simplement, il y ajoutait les soins prodigués à son pommier qu’il traitait au purin d’orties, qu’il pinçait au printemps, qu’il arrosait les soirs d’été ou de grand vent. Il lui semblait qu’il prenait soin d’un enfant, d’un frère. Il s’identifiait à son arbre qu’il voyait grandir bravement.

    La première floraison promit une belle récolte, la plantation en conteneur avait parfaitement réussi. Maurice évalua qu’il pouvait espérer deux ou trois kilos de fruits, ce qui n’était pas si mal pour un début.

    Chaque jour, il notait la croissance des pommes, il se désola quand les merles picorèrent les fleurs roses mais se consola en songeant que la nature était ainsi faite et il faut bien que vivent toutes les créatures. Son attention se monopolisait sur son arbre qu’il cajolait et chouchoutait.

    Il en croqua le premier fruit encore aigrelet vers la mi septembre. Il craignait que cette trop belle récolte ne fatiguât son protégé, qui, avec ses boules pourpres, avait des airs d’arbre de Noël.

    Il étala ses pommes sur une planche de la cave et s’en délecta jusqu’à la fin du mois de février.

    Son attention s’était un peu détournée de sa propre santé. Il souffrait moins, marchait mieux, il s’était trouvé une nouvelle utilité.

    Aujourd’hui, il approche son 90ème anniversaire d’un pied ferme, il est persuadé de vivre aussi longtemps que son pommier lui donnera des pommes.   


  Le 03 10 2021 : Montparnasse 19.

    À cette époque, les artistes se bourraient dans le faubourg où la Tour éponyme ne montait pas encore sur ses grands chevaux, bourrée d’amiante. L’absinthe n’y était pas absente et ravageait le cerveau des peintres. Un génie infortuné venu de Livourne, Amadeo Modigliani, Maudit Gliani, peignait des femmes vêtues de noir, aux yeux vides, au regard impavide. Amadeo signifie Aimé de Dieu. Cruelle dérision du sort. Comment peut-on donner ce prénom à un enfant qui ne vécut que trente-cinq ans, éternel écorché vif  ? En 1957, le cinéaste Jacques Becker lui redonna vie. Gérard Philipe joua son rôle, pas drôle, cet Italien séducteur qui eut du vin et des femmes, plus qu’il n’en voulait, trop pour être heureux. En ces temps-là, peindre ou écrire, créer n’était pas un cadeau. La création s’opérait dans la souffrance. Verlaine, Rimbaud, Van Gogh, Baudelaire et tant d’autres, aujourd’hui disparus, en ont fourni la preuve vivante . Je me demande si Dieu, le créateur suprême n’a pas lui aussi succombé à la folie. Il est peut-être enfermé dans quelque clinique, ce qui expliquerait son silence désespérant de désespoir.

    Notre héros qui se considérait comme un zéro, autant dire un pas-grand-chose, traînait sa misère dans les rues sombres du quartier, en quête d’une bouteille d’alcool, de haschich ou d’un opium à fumer, d’un sombre paradis artificiel où il sombrait. Sombre, malade, affaibli, il arrivait à peine à porter son ombre, sa colère. Malheureux de semer le malheur autour de lui, de faire le malheur de celle qu’il aimait, Jeanne Hébuterne qui se suicida au lendemain de sa mort en se jetant du cinquième étage. Heureusement que la célèbre Tour n’était pas construite !

    Leur fille, Jeanne Modigliani fut recueillie par sa tante maternelle à Livourne et n’eut de cesse que de faire connaître l’œuvre de son père.

    Quel écrivain à l’esprit torturé aurait osé imaginer un destin plus tragique ? On lui aurait ri au nez. Cependant, il existe quelqu’un qui ose tout là-haut, on peut lui faire confiance pour concevoir les pires cruautés. Méfiez-vous de Lui. On sait trop ce qu’il est capable de perpétrer.


      Le 02 10 2021 : Le Robinson perdu.

    Ludo pilotait son voilier en plein océan Indien. Il avait laissé derrière lui Madagascar, les Seychelles et s’apprêtait à filer vers les Maldives, à tribord. Sous le ciel de plomb, le mât de son catamaran griffait le sommet des vagues. Les alizés le poussaient à 10 nœuds, sans brutalité, avec bienveillance. Il connaissait le parcours qu’il avait effectué une bonne dizaine de fois, seul ou en équipage. Il n’y avait qu’à se laisser porter gentiment. Un luxe apprécié après les épreuves du Cap de Bonne-Espérance et ses vents contraires.

    Il pouvait enfin souffler. Il profitait du calme retrouvé pour jeter un coup d’œil à la carte, pour se rassurer bien qu’il ne fût pas très inquiet, mais en mer, on ne sait jamais. Il suffit d’un courant dérivant, d’une brise inhabituelle pour se voir entraîné hors de la route. Mais ce jour-là, pas de danger, les éléments étaient favorables.

    Le jeune homme s’était mis sur pilotage automatique. Il inspecta le bateau, vérifia les cabestans, les élingues, les boutes. Le brave voilier avait bien tenu le coup. Ludo ne l’avait jamais négligé et pendant chaque escale, il le bichonnait, le grattait, le peignait, l’inspectait de fond en comble.

    Appuyé au garde-corps, il admirait l’océan. Naturellement, il cherchait des yeux une vie, le dos d’un dauphin, le vol d’un exocet, le plongeon d’un oiseau de mer. Et là-bas, au loin, il devina une ligne brune inhabituelle au ras de l’horizon. Impossible, cette émergence n’avait pas pu surgir depuis son dernier passage, six mois auparavant. D’ailleurs le liseret vert-sombre qui la coiffait témoignait d’une végétation abondante. Comment cet archipel avait-il pu échapper aux géographes, aux satellites, aux moyens techniques ? C’était incompréhensible. Encore une fois, il alluma l’écran pour contrôler sa position, il ne s’était pas écarté de sa route. Il fallait voir de ses propres yeux, découvrir le mystère de ces îlots. Il ne s’agissait pas d’un volcan, la terre ne montrait aucune hauteur, absolument plate, horizontale, uniforme. En s’en approchant, il s’engagea dans un dédale de plus en plus serré de cailloux, de rochers, d’écueils menaçants. L’île principale ne mesurait guère plus de trois cents mètres et présentait une côte de petits escarpements difficiles à accoster. Il la contourna par le Sud et découvrit, à l’arrière une sorte de valleuse qui abritait une plage de sable brun. Il jeta l’ancre à cinquante brasses de la rive et attendit, prudent. Après une vingtaine de minutes, il distingua la forme confuse d’un homme vêtu de feuillages et de lambeaux de voile. Il portait un chapeau de feuilles tressées et s’appuyait sur une canne noueuse pour avancer sans se tordre les pieds sur les pierres. Ludo pensa immédiatement à un Robinson Crusoé, le naufragé. Ses cheveux poisseux touchaient sa taille et une barbe fournie couvrait sa poitrine. Pauvre homme, pensa tout haut le skipper, il n’a vu personne depuis des mois, peut-être des années, hors de la civilisation. Hé ! Ho ! Hurla-t-il de toutes ses forces. Le malheureux se tourna brusquement vers lui et leva son bout de bois au-dessus de sa tête en criant quelque phrase inintelligible. Ludo se dit que le misérable avait peut-être sombré dans la folie, à force de solitude et que la perspective d’un sauvetage lui altérait la raison.

    La profondeur n’excédait pas le mètre. Il fourra quelques vivres dans un sac étanche, sauta dans l’eau cristalline et progressa vers l’inconnu qui arpentait la plage frénétiquement, hurlant et rugissant. Quand il ne fut qu’à quelques pas de lui, Ludo tendit ses mains pour l’apaiser, le rassurer. Tout va bien, le cauchemar est terminé, vous allez pouvoir rentrer chez vous, retrouver votre famille. Calmez-vous, calmez-vous, Monsieur, s’il vous plaît.

    Quand il fut à proximité, le garçon entrouvrit ses bras pour le serrer contre lui mais l’homme en perdition, plus rapide qu’un serpent, leva son gourdin et l’abattit sur le crâne de son sauveur.

_ Du large, brailla-t-il, vous n’avez pas le droit d’entrer chez moi, c’est une propriété privée, c’est Mon île !

    Le navigateur s’écroula, face contre terre, foudroyé. La marée montante l’ensevelit et l’emporta, loin de cet échantillon d’inhumanité.


    Le 01 10 2021 : Un hiver à Nancy.

    Nancy, hiver 1962, je n’ai pas connu cette ville splendide dans les meilleures conditions. Ce septembre-là et les cinq mois qui suivirent furent les pires de l’année. Un froid à fendre le cœur des bidasses qui se retrouvaient dans la caserne Kléber d’Essey-les-Nancy pour accomplir deux mois de classes, suivis de deux autres pour le premier peloton et deux autres pour le second peloton pour prétendre accéder un jour aux galons de sergent. C’était beaucoup demander à quelqu’un que huit années de guerre avaient définitivement dégoûté de l’armée. Je passai septembre et octobre dans les bâtiments en dur, dans des chambrées de trente gaillards pleins de vigueur, soumis à l’indispensable enseignement du maniement d’armes et de la chanson belliqueuse. Je m’exerçais à la marche, au parcours du combattant et aux épuisantes gardes de nuit où nous protégions des lieux que personne ne nous enviait.

    Pour les quatre autres mois, on nous cantonna dans des bungalows de tôle où le froid se glissait partout, jusque dans nos godillots et dans nos placards métalliques eux aussi. Et c’est pendant une garde de nuit que je faillis devenir un assassin. Avant chaque tour, on nous répétait les consignes que l’on devait respecter scrupuleusement : Vous arrêtez toutes les personnes et tous les véhicules qui franchissent votre poste. Vous devez contrôler leur identité et leur destination que vous noterez sur votre carnet. Si quelqu’un force le passage, refuse de se présenter et tente de forcer le passage, vous tirerez après trois sommations. Nous étions armés d’un fusil Lebel et nous portions dans notre poche six balles cousues dans un petit sac de toile.
    S’il avait fallu défendre le territoire, le simple fait de déchirer l’enveloppe de tissu (avec nos dents?) auraient laissé le temps à l’ennemi de nous exécuter sur place.
    Perplexes, nous écoutions pourtant les ordres en priant secrètement le Bon-Dieu de nous tenir à l’écart d’une telle expérience.

    Cette nuit-là, on m’avait désigné une guérite en parpaings nus avec une ouverture sans fenêtre où le gel avait établi ses quartiers d’hiver. Trois longues heures à battre la semelle pour tenter de puiser un peu de chaleur. Un vent glacé balayait notre abri et les malheureux jeunes gens qui rêvaient d’un ailleurs plus hospitalier. Deux ou trois patrouilles en jeep marquèrent une halte devant moi, quelqu’un hurlait dans l’obscurité quelque nom barbare que je distinguais à peine: Ton bled ! (Tomblaine), Vent d’œuf ! (Vandoeuvre), Maxou ! (Laxou). Des lieux que je ne connaissais pas, dont je n’avais jamais entendu parler dans mes Yvelines qui venaient de remplacer le vieux département de Seine et Oise, à l’autre bout du monde.

    Il était plus de trois heures, le froid sec s’insinuait dans mes vêtements, je grelottais sur cette route perdue au milieu d’un désert. Les phares d’un véhicule se précipitaient sur moi, misérable sentinelle plantée sur le chemin, les bras écartés pour faire de mon corps un dérisoire barrage. Au dernier moment, je dus exécuter une esquive digne de El Cordobes face au taureau pour échapper à la furie du véhicule.

    C’est fou ce qui peut traverser l’esprit d’un jeune confronté à telle situation. Les idées défilent comme un wagon de marchandises. Les consignes étaient claires : l’intrus n’avait pas marqué de temps d’arrêt, il ne s’était pas présenté et n’avait pas indiqué la destination de sa mission. Évidemment, je n’avais pas tiré pour plusieurs raisons. Un quart d’heure aurait été nécessaire pour dégager mes munitions de leur protection. Que faire ? Aucun moyen d’alerter le bâtiment de la garde situé à une demi-heure de marche. Pas de téléphone et je ne pouvais raisonnablement pas déserter ma guérite sous peine d’abandon de poste. J’aurais dû tirer, même en l’air, j’aurais dû tirer dans les pneus de la Jeep. J’aurais dû. Cela me vaudra une sanction, à coup sûr. Je ne suis pas près de partir en permission. J’aurai droit au cachot. Au conseil de guerre, peut-être.

    Pourtant, si j’avais pu tirer, j’aurais probablement blessé ou tué un homme. Il s’en était fallu d’un rien. Cet accès retiré de la caserne de l’Alat d’Essey-les-Nancy aurait fait de moi un meurtrier, un assassin peut-être.

    Je terminai ma garde dans une inquiétude folle, la gorge serrée, en apnée, le cœur au galop. Dans le camion qui récupérait les sentinelles au petit matin, personne n’évoqua la tragique aventure que je venais de vivre. Je remis mon fusil, mes munitions dans leur étui après avoir présenté les armes au drapeau et courus me glisser entre mes draps humides, dans la baraque de tôle ondulée équipée d’un poêle à boulets de charbon que l’on devait éteindre au réveil.

    Bien plus tard, un ami très cher me fit apprécier la place Stanislas, les arts-nouveaux, la mirabelle et la bergamote. Beaucoup de splendeur et de douceur !


     Le 30 09 2021 : Pas drôle !

    Assis sur son lit, l’oreille collée au combiné du téléphone, Corentin écoutait son ami Jacques qui s’efforçait de le consoler. Le garçon ne faisait qu’écouter, il ne pouvait pas et ne songeait même pas à se justifier. Il se laissait sermonner depuis déjà quarante minutes, sans discontinuer. Il savait qu’il n’y avait rien à faire d’autre, c’était une fatalité, la croix qu’il devait porter. La méritait-il ? Il ne se posait pas la question. C’était un fait, les autres le percevaient ainsi, comme un type triste, incapable d’être heureux, un dépressif chronique inaccessible à la moindre joie, au plus court instant de gaieté.

    D’une voix monocorde, Jacques lui dressait un exposé en règle de son point de vue dûment étayé par de savantes citations : Ne faites pas comme l’Araigne qui transforme toutes les viandes en venin, lui récitait-il. Il avait trouvé cette injonction adaptée en exergue du roman d’Henri Troyat. L’Araigne, prix Goncourt 1938.

    _ Ce n’est pas possible, tu attires le malheur. À force de te croire maudit, ton quotidien devient un enfer. Achète une baguette de pain, elle ne sera pas assez ou trop cuite, ta voiture neuve tombera sans cesse en panne, ton voisin t’empêche de dormir et ta petite amie t’abreuve de reproches, à se demander pourquoi elle ne s’est pas enfuie dès le premier jour. Tu devrais être content, elle est toujours là, attentive et patiente alors que tu lui fais vivre un purgatoire. Est-ce que je t’aurais pu te choisir pour meilleur ami si je ne t’avais connu sur les bancs de la maternelle ? Sans blague, Corentin, tu n’es pas drôle.

    En entendant ce reproche mille fois ressassé, exaspéré, il raccrocha violemment. Il se sentait entouré de brutes insensibles à sa détresse. Était-ce de sa faute si l’humanité se montrait si véhémente, si égoïste, si impavide ?

    Alors qu’il attendait, qu’il espérait que Jacques le rappelât pour lui présenter des excuses, le téléphone sonna à nouveau. C’était Rose. La pauvre Rose, comme l’appelait Jacques.

    _ Presque une heure que je compose ton numéro en vain. Je ne parviens pas à te joindre. Tu ne me comprends pas. Tu ne comprends pas mon inquiétude : Tu étais dans un état lamentable en me quittant hier soir. Tu me semblais au bout du rouleau, complètement désespéré, persécuté par la terre entière. Je me faisais un sang d’encre. J’imaginais le pire. Enfin, réveille-toi, mon chéri, tu n’es pas Jésus Christ, tu ne dois pas te considérer comme une victime universelle, personne ne t’en veut à ce point. Ce que tu crois subir, beaucoup aimeraient le vivre. Regarde un peu autour de toi, sans trop chercher, tu verras de vrais malheureux, de pauvres gens dont on ne sait pas comment ils peuvent endurer une telle misère. Réveille-toi, Corentin, tout va bien pour toi, à leurs yeux, tu es un privilégié. Tu gémis parce que tu as cassé la clé de ton pavillon dans la serrure, mais des tas familles vivent dans la rue. Non décidément, Corentin, tu n’es pas drôle.

    Et voilà les grands mots lâchés. Il n’en pouvait plus. Il appuya sur le bouton rouge pour interrompre la litanie de critiques. Il ne voulait plus être dérangé par cette meute de chiens. Il se sentait fourbu. Ces condamnations permanentes l’avaient épuisé dès le lever.

    Il resta un moment immobile, plongé dans la contemplation de son téléphone posé sur ses genoux, puis il déposa un nouveau message d’accueil : Merci pour tout, mes amis, je me rends à vos raisons, j’ai enfin décidé d’être drôle, une fois pour toutes.

    Il descendit pour déverrouiller sa porte d’entrée et monta dans le grenier, coupé du monde.

    Au début de l’après-midi, Jacques et Rose arrivèrent ensemble. Ils sonnèrent mais comme personne ne répondait, ils entrèrent. Ils inspectèrent toutes les pièces, une à une jusqu’au grenier. Dans la pénombre de la soupente, ils distinguèrent Corentin déguisé en clown, avec un nez rouge, une veste à carreaux, un pantalon large comme une voile de bateau, des chaussures démesurées. Auréolé par sa perruque jaune, il flottait dans l’air, ses pieds ne touchaient pas le sol, une chaise couchée sur le plancher. Une corde le reliait à une poutre.

    Une feuille de papier pliée dépassait de sa poche. Rose la lut pendant que Jacques composait le 15 sur son portable.

    Adieu à vous tous, j’espère que vous noterez mes efforts. Vous conviendrez que j’ai mis le paquet pour être enfin drôle.


    Le 29 09 2021 : Pluie d’automne.

    Pluie d’automne, triste et mélancolique, un constat difficile,

    Les larmes d’une femme égarée sur une lande stérile.

    Avec le mauvais compagnon de voyage,

    Une errance sans but ni raison, sans bagage.

    Son ventre est un cimetière, une tombe,

    Une promesse de vie qui succombe,

    La brutalité d’un gâchis,

    D’une vie de mal en pis,

    C’est le mot jamais avec sa violence,

    C’est la décevante réalité d’une vaine existence,

    Les espoirs piétinés, l’habitude du renoncement,

    Les rêves qui ont mis les voiles résolument,

    Sur une flaque d’eau pour une croisière

    Au petit cours. Son océan est une rivière,

    Sa richesse est une misère,

    C’est une robe à fleurs froissée, défraîchie,

    Une noce anéantie. Une vie

    Jetée aux quatre vents

    Comme on en voit souvent.

    La pluie d’automne,

    C’est une mélopée atone,

    Un chant monotone,

    Une douleur qui étonne,

    Une femme qui frissonne.


    Le 28 09 2021 : Un garçon secret.

    Certains disaient de Claude que c’était un garçon secret. D’autres affirmaient qu’il s’agissait d’un taiseux, d’autres assuraient qu’il parlait peu par timidité, d’autres encore croyaient savoir que le garçon restait mutique parce qu’il n’avait tout simplement rien à dire, qu’il était un peu simplet, juste assez pour comprendre qu’il avait tout intérêt à se taire s’il voulait éviter de paraître ridicule.

    Quand ses amis tentaient d’abattre ses réticences pour lui arracher une opinion, un avis sur un fait anodin, Claude se contentait de sourire. Oh vous savez, moi…

    Eh bien non, personne ne connaissait rien de lui, il ne vivait en ville que depuis cinq ans, au hasard d’une mutation professionnelle. Dans la société qui l’employait, il s’était rendu indispensable par sa disponibilité. Sans rechigner, il remplaçait un collègue dans l’embarras, restait le soir pour avancer un dossier sans rien demander en échange.Mais il trouvait toujours un prétexte pour décliner l’invitation de la bande de jeunes célibataires, hommes ou femmes, qui se réunissaient le samedi ou le dimanche pour une sortie sur la côte normande ou dans quelque restaurant de la capitale. C’était comme s’il refusait de lier toute nouvelle relation avec une jeune fille.

    Tous s’accordaient à dire cependant qu’il souffrait d’un manque d’affection, ce qui dévastait le peu de confiance qu’il pouvait avoir en lui-même. Aussi, compatissants, ils lui présentaient des candidates et le poussaient dans les bras des demoiselles qui lui témoignaient un peu d’attention ou d’empathie. Mais rien n’y faisait, il restait hermétique et se refermait davantage.

    J’eus l’occasion de recueillir ses confidences, un soir de grève des transports alors que je le raccompagnai chez lui. Il devait traverser une grave crise pour se confier si abondamment à moi. Il m’invita à prendre un verre dans son appartement près des Buttes Chaumont. Dans l’ascenseur, il se montrait assez fébrile tandis qu’il cherchait à me dissimuler son trouble. Je le voyais écartelé entre le besoin de se préserver et celui de partager ses soucis. Je fis mine de ne rien remarquer et le laissai prendre l’initiative de la conversation. Il me servit un Martini et en vida trois alors que je n’avais pas encore bu la moitié du vin. Ses mains tremblaient un peu, ses yeux cherchaient au sol un point où s’appuyer. Ça va demandai-je, inquiet de le voir s’effondrer. Il me répondit en secouant la tête et m’exposa ce qui le tourmentait. Il s’interrompait régulièrement pour inspirer une grande goulée d’air avant de reprendre son récit : Je n’ai pas toujours été seul, m’expliqua-t-il, j’ai même vécu quatre ans avec une compagne. Je pensais que tout allait bien entre nous, je me disais qu’après tout ce temps, nous ne risquions plus rien, je commençais à envisager de faire un enfant, d’acheter une maison pour nous établir définitivement et quand j’évoquais le projet d’un mariage, elle n’émettait aucune objection, elle était toujours d’accord avec moi. Et puis un jour, je ne sais pas pourquoi, elle n’est pas rentrée. Tu imagines mon angoisse, je l’ai cherchée partout, dans les hôpitaux, à la police, à la gendarmerie. On m’a répondu qu’elle était majeure et qu’on n’y pouvait rien. Des centaines de personnes disparaissent ainsi chaque année en France pour changer de vie, de cadre, de région ou de pays. Livré à moi-même, désespéré, j’ai enquêté auprès de ses amies, de sa famille, de ses collègues dans l’école où elle exerçait. Rien, elle s’était volatilisée. Je l’aimais comme un fou et je croyais qu’elle m’aimait en retour. J’ai tout imaginé, l’accident, la mauvaise rencontre, le rôdeur sadique, le prédateur, tout. Je passais mon temps libre à fouiller mes réseaux sociaux. Et je l’ai localisée deux ans plus tard sur le site d’une chorale dans le Jura. Elle adorait chanter. Je l’ai reconnue sur une photo de groupe. Elle souriait, elle semblait heureuse. Sur le cartouche, je lus un nom qui n’était pas le sien, précédé de Madame. Elle avait refait sa vie, elle en avait épousé un autre. Je me suis demandé si elle le connaissait avant de me quitter ou si elle l’avait rencontré plus tard. Je ne peux pas m’en remettre, elle est toujours là, dit-il en me désignant successivement sa tête et son cœur.

    _ Oublie-la, lui ai-je suggéré. Tu ne peux pas passer ta vie à la haïr. C’est malsain, il faut avancer. Elle t’a fait assez de mal.

    _ Mais non, je suis en paix maintenant, je l’aime toujours, certainement plus qu’avant. Elle ne peut plus me faire souffrir. Sans le vouloir, elle m’a laissé le souvenir d’un grand amour très précieux. Je ne veux pas compromettre tout cela avec une autre aventure. Je ne veux plus aimer quelqu’un d’autre. Je garde mon rêve qui me remplit amplement, il me procure une forme de bonheur inaltérable, indestructible.

    J’abandonnai l’idée de le convaincre, persuadé que son illusion finirait par le détruire.


       Le 27 09 2021 : Le rêveur au long cours.

    Bruno n’aurait jamais choisi de vivre loin d’un port. Le sort l’avait gâté car il habitait à Concarneau. Chaque jour, il parcourait les remparts d’où il contemplait le large, dès l’aurore jusqu’au coucher du soleil. Il s’imaginait au milieu de l’océan, Atlantique ou Pacifique, peu importait, pourvu d’être accompagné par les dauphins et les baleines. Il songeait aux bélugas surgissant entre les icebergs, le froid et la glace ne l’effrayaient pas.

    Il suivait les travaux de carénage des voiliers montés sur les béquilles en attendant leurs mâts et leurs voiles. Parfois même, pour se distraire, il allait gratter les balanes accrochées à la coque des bateaux. Elles avaient traversé les mers en passagers clandestins pour échouer sur le quai du port breton. La vie dont il avait toujours rêvé.

    Après sa balade quotidienne, tous les sens remplis d’odeurs familières, il allait prendre un deuxième café au bar du port. Là, il écoutait les conversations des pêcheurs, les hommes des chalutiers qui s’échangeaient des informations sur l’état des réserves de poissons, le nombre et la taille des espèces, le spot, la proximité des concurrents européens avec qui les relations traversaient des crises constantes. Tout cela intéressait Bruno mais ce qu’il venait chercher en priorité, c’est le skipper convoyeur de voiliers, le baroudeur solitaire ou habitué à travailler avec un équipier, quand la taille du bateau l’exigeait. Il se délectait des récits de tempête, des luttes contre les éléments, des peurs, des blessures, des avaries qui leur donnaient l’occasion de se mesurer à la nature.

    Souvent, il tombait sur les taiseux, des bourrus peu habitués à la discussion, à leur propre voix, qui ne supportaient pas la compagnie humaine. Mais parfois aussi, il rencontrait des types sympathiques, prêts au partage, des hommes qui n’avaient entendu que le beuglement du vent pendant des semaines ou des mois et que la conversation rassurait, elle leur prouvait qu’ils étaient encore vivants et qu’ils ne s’étaient pas encore définitivement coupés du monde. Bruno les écoutait comme on lit un journal de bord. Il appréciait leurs silences, leur colère, leurs larmes parfois et leurs émois d’enfants. Il surprenait une émotion inattendue chez ces gaillards qui avait si souvent côtoyé la mort, la solitude, le doute d’en réchapper et la joie de distinguer au loin, le contour ténu d’une côte, un bout de continent, un port hérissé de mâts, la masse d’une forêt, un phare dressé comme un index levé défiant le ciel.

    Ce jour- là, il partagea une heure avec un coureur d’océans qui lui confia comment il avait pris le virus sur un Tiwal, un Bug, un Vaurien, un Optimist puis sur un Dériveur avant de pouvoir, enfin s’engager dans une traversée en double avec un convoyeur sur un catamaran de quatorze mètres appartenant à un Écossais qui l’avait mis sur cales dans un carénage du côté de Sanary.

    Jaouen nota les lumières qui incendiaient les yeux de son interlocuteur. Il ignorait si Bruno avait déjà navigué, mais il aurait mis sa main au feu que ce garçon brûlait d’une passion pour la mer. Il reconnaissait la même flamme qui l’avait consumé longtemps avant qu’il n’ose se lancer vers l’horizon. Une sorte de connivence s’établit entre les deux amoureux de la mer et le marin voulut aider celui qui lui ressemblait tant.
    _ Ainsi, toi aussi, tu rêves d’îles lointaines comme d’une femme ?
    _ Au point que c’en est devenu une hantise, j’y pense tout le temps, nuit et jour. Je donnerais dix ans de ma vie pour embarquer sur un voilier. J’ai lu des tas de bouquins écrits par les plus grands de la voile. Hélas, je ne suis jamais allé plus loin que les Glénan.
    _ Si tu veux connaître ta première expérience de haute mer, je te prends avec moi dès demain. Je dois aller convoyer un voilier à Santa-Cruz-de-Tenerife et en ramener un autre à La Rochelle. Si ça te chante…
    _ Bien sûr que ça me plaît ! C’est comme si tu proposais un repas à la Tour d’Argent à un mort de faim.
    _ Alors, tope là, rendez-vous ici même demain à sept heures, pour la marée montante.
    Le lendemain dès l’aube, Bruno guettait son compagnon sur le quai du port de plaisance.        Jaouen vit immédiatement que son skipper n’avait pas préparé de bagage et il s’en étonna.
    _ Je suis désolé, expliqua piteusement celui-ci. Je n’ai pas pu trier les affaires auxquelles je tiens absolument. Je n’ai pas trouvé de sac marin assez grand… Je n’ai pas eu le temps pour préparer mes valises… Ce ne sera pas pour cette-fois-ci… Une autre fois peut-être…
    _ Peut-être, confirma le marin, je te le souhaite car tu auras du mal à vivre sans jamais oser lever l’ancre.


Le 26 09 2021 : Une histoire simple.

Il était son phare planté au large. Son œil de cyclope la gardait de l’étoc,

Du choc.

Il était son soleil qui jetait sur chaque matin, des vagues de couleurs,

Douleurs.

Elle voyait par ses yeux, elle ne respirait que son air, elle se gavait de son rire,

Martyre,

Sans lui, elle n’existait pas, sans lui elle n’était rien, elle n’avait jamais été,

Vanité.

Un instant, il avait posé son regard sur elle,

Une aile,

Et elle l’avait aimé, avec lui et par lui elle s’était saoulée de vie,

Folie,

Rien n’avait plus d’importance que lui, le Seul, le Tout, sa Plénitude.

Solitude.

Elle se traîna à ses pieds, elle pleura, elle voulut mourir quand il se détourna,

Un drap tendu sur son avenir, sur son passé, sur ses rêves et sur son cœur,

Malheur.

La vie est ainsi faite, que les rêves nous envolent, nous affolent,

Nous désolent,

Et nous broient quand nous pensions avoir atteint les cieux,

Adieu.

Ce qu’elle avait adoré, ce qu’elle avait chéri, ce qu’elle avait béni,

Maudit.

Alors, elle vécut parce qu’il faut bien vivre,

Suivre,

Un chemin désolé qui se perd, qui erre, qui sans phare,

S’égare.

On ne se relève pas, on n’espère pas

Trépas,

Avec ancré le poison,

Trahison.

On subit, on endure

On dure.

On dure.

On dure.


     Le 25 09 2021 : L’étoile, Julien et papy Maurice.

    Depuis toujours, les parents de Julien allaient passer quinze jours dans la maison familiale des Cévennes. Une vieille demeure que gardait un vieil homme, Papy Maurice, le père de la maman de Julien. L’enfant n’y avait jamais vu d’animaux, si ce n’est Bella, l’épagneul noir et blanc, pourtant, les murs épais de pierres nues conservaient un odeur d’ovins. Cela tenait-il à la sueur de l’unique occupant survivant ou à la terre qui affirmait le monde paysan ?

    Le soir, après la soupe, le gamin et son grand-père s’installaient sur des chaises basses, devant la façade exposée à l’Est. Venait toujours le moment où ils se plongeaient dans la contemplation des étoiles dont le grand-père pouvait citer le nom sans se tromper.

    Il expliquait à l’enfant que les étoiles vivaient et mouraient comme les humains. Certaines qui scintillaient encore étaient mortes depuis longtemps mais elles se situaient si loin que leur lumière n’avaient pas encore eu le temps de s’effacer. Un peu comme le souvenir d’un être cher accompagnait la mémoire de ses proches. Comme ces chandelles qui brillent sur les tombes et les autels.
    Il désigna dans la voûte céleste un cercle lumineux comme un œil bleu.
    _ À la naissance d’un bébé, une nouvelle étoile s’ajoute à la multitude des astres. Chacun a son étoile qui brillera durant sa vie entière et même au-delà.
    _ J’ai aussi mon étoile ? demanda Julien.
    _ Bien sûr, c’est un cadeau que te fait la vie. Regarde, c’est celle-là, elle t’appartient. Ce sera une sorte d’ange gardien qui te protégera toujours et te guidera lorsque tu devras prendre une décision importante.
    Et chaque soir le gamin et le vieillard dissertaient sur la vie des astres et des hommes. Julien n’était pas avare de questions et Maurice se délectait à lui répondre.
    _ Où se trouve la tienne, demanda l’enfant.
    _ Je l’ai perdue de vue, sa lumière diminue avec les années. Elle s’abrite peut-être derrière d’autres étoiles, celles de mes parents ainsi que celle de ta grand-mère qui est partie avant moi.

    De retour à Paris, Julien ne manquait pas de se mettre à sa fenêtre pour chercher son étoile dans le ciel. La pollution lumineuse et les toitures, les cheminées de la capitale rendaient le ciel moins lisible. Certaines nuits, les étoiles semblaient s’éparpiller comme un troupeau effrayé par un loup. Son étoile s’absentait pendant une semaine entière mais il finissait toujours par la retrouver, elle s’était simplement réfugiée ailleurs.

    Pourtant, une nuit d’automne sans nuage, alors que les conditions étaient réunies pour que sa petite bougie brille intensément, il constata son absence. Il espéra pendant un mois puis se désespéra. Il devait en parler à Papy Maurice qui avait certainement une explication sur ce mystère. Il s’en ouvrit à son père qui ne put dissimuler son embarras quand Julien lui demanda d’appeler le grand-père dans la ferme cévenole.
    _ Je ne voulais pas te le dire pour ne pas te bouleverser, mais ton Papy nous a quittés voilà presque deux mois. Quand nous sommes partis sous le prétexte de visiter une maison, nous assistions à ses funérailles. Il s’est éteint doucement dans son lit, paisible. C’est son ami Casimir qui l’a découvert et nous en a informés aussitôt.
    _ Il a emporté mon étoile, déclara Julien. Je ne la vois plus.
    _ Il t’a sans doute montré la sienne. Il s’est peut-être trompé. Cherche bien ce soir, tu trouveras sans doute ton étoile non loin de l’endroit où se situait l’astre qu’il t’avait prêté.
    En effet, le soir même, Julien découvrit un scintillement nouveau près d’une cheminée qui lui servait de repère et non loin, il reconnut l’étoile bleue de Papy Maurice, comme un berger qui veillait sur son troupeau.

    Longtemps, chaque soir l’enfant bavarda avec son Papy, comme pendant ces nuits dans la ferme près du Vigan.


  Le 24 09 2021 : La colère.


    Je ne résisterai pas à l’envie de vous raconter cette histoire vraie qui arriva à l’un de mes collègues dessinateur dans un grand bureau d’études dans le quartier de La Défense, au milieu des années 1970. Ce garçon réputé comme un bon camarade, enjoué, serviable, délégué syndical se mit dans un pétrin inextricable, sottement et cette aventure aurait pu lui coûter sa place de chef de groupe.

    Nous passions nos journées sans sortir de cette tour aux vitres teintées de vert, à la climatisation qui nous collait des rhumes dont on ne parvenait pas à se débarrasser et qui rendait les employés quelque peu nerveux. Nous le savions et dans l’enceinte de ce building, nous tâchions de nous comporter correctement.
    À cela s’ajoutait le désagrément des accès. La plupart des banlieusards, un majorité dans cette tour Europe, devaient chaque matin affronter l’enfer des bouchons sur le périphérique et sur la grande avenue qui menait de la Porte Maillot au quartier d’affaires.
    Il fallait parfois une heure pour parcourir les trois malheureux kilomètres qui séparaient Paris du Pont de Neuilly.
    Notre ami Jean-Pierre se trouvait prisonnier entre deux véhicules. Celui qu’il suivait était conduit par un homme coiffé d’un feutre, la voiture immatriculée 63 (Puy-de-Dôme) circulait péniblement, tardait à démarrer au feu vert, encombrait la file au lieu de se glisser dans les espaces libres pour dégager la voie, ce qui avait le don d’irriter mon collègue qui appuyait sans cesse sur le klaxon, montrait son poing par-dessus sa vitre baissée et agonissait le lambin imperturbable qui conduisait comme il l’avait toujours fait dans ses montagnes.
    N’y tenant plus, profitant d’un espace dégagé, le dessinateur se glissa à hauteur de l’importun pour l’informer de son opinion sur le comportement des Auvergnats. Il le couvrit d’injures, d’insultes, rendu fou de rage par le manque de réaction du plouc qui, indifférent, ne détournait pas le regard de l’horizon inaccessible. Il
    Jean-Pierre était las de gaspiller son temps sur la route et avait demandé une mutation sur l’un des nombreux chantiers que suivait notre bureau d’études. Fos-sur-Mer le tentait, le midi, le soleil, la douceur de vivre. On y construisait une zone industrielle immense qui nécessitait un encadrement de longue durée. Mais il n’y était pas encore.
    Il entra dans le tunnel qui menait aux parkings, tourna encore pour trouver une place libre et accéda enfin aux ascenseurs. Il arriva épuisé au 9ème étage et s’installa derrière sa planche à dessin, dans l’espace que se partageaient quatre projeteurs.
    Il racontait son calvaire enduré sur l’Avenue Charles de Gaulle quand on frappa à la porte. Le directeur entra, suivi d’un homme vêtu d’un costume sombre, qui tenait un chapeau de feutre contre son ventre.
    _ Jean-Pierre, je vous présente Monsieur X, directeur de l’unité de Riom, j’ai pensé que l’air de la montagne vous ferait le plus grand bien. Monsieur X, je vous présente Jean-Pierre Y, l’un de nos meilleurs chefs de groupe, un gentil garçon très compétent. Je ne doute que vous vous entendrez sans mal.
    _ Nous avons fait déjà connaissance, dit froidement le visiteur en tendant la main à notre ami, liquéfié par la honte.

    La semaine suivante, Jean-Pierre nous quitta pour occuper le poste tant attendu. Il s’y plut et, à chacune de ses visites au siège de La Défense, il nous rapportait du Saint-Nectaire et ne tarissait pas d’éloges sur les gens de la région qui l’avaient si gentiment accueilli.


     Le 23 09 2021 : L’automne.

    L’automne, ce n’est pas qu’un mot, ce n’est pas qu’une saison, c’est la plainte, douce et monotone d’un vieil homme qui s’étonne d’être encore en vie quand ses forces l’abandonnent.

    C’est le souvenir cruel d’un chant d’oiseau qui a déserté notre jardin comme une amie infidèle, comme une amante félonne.

    C’est une mer couleur de plomb où rien ne détonne, où aucune promesse ne bourgeonne. Les arbres se cramponnent et dressent leurs bras décharnés vers un horizon repeint en jaune.

    C’est une longue attente, un tunnel où les vents fanfaronnent, où la bise claironne, où l’hiver nous guette et nous espionne.

    C’est un temps suspendu, c’est une gorgone échevelée, une chimère, c’est l’esquisse brouillonne d’un purgatoire annoncé.

    C’est un bouquet fané, des anémones séchées jetées sur le marbre couleur carbone d’une tombe envahie par un lierre qui frissonne.

    C’est les premiers derniers vers d’une élégie qu’un vieux moine chantonne, le feulement d’une lionne blessée, les larmes d’une madone, un mendiant qui marmonne, c’est un pécheur à qui personne ne pardonne, c’est une nonne qui ânonne une prière à laquelle elle ne croit plus. C’est une tristesse qui violone, une mélancolie qui bastonne.

    C’est une aube pâlichonne qui ne ressemble plus à rien. Une faux émoussée qui moissonne une herbe maigrichonne. Un espoir qui s’étiole, un écrivain qui griffonne, un muet qui s’époumone en silence. Le silence qui nous harponne.

    L’automne, c’est la mort qui claironne devant les murs de Jéricho.

    C’est ce que l’on ne devrait jamais connaître, c’est la sanction que le diable perfectionne, le venin qui empoisonne, doucement, sans brutalité il nous questionne et nos réponses nous désarçonnent, nous mettent à terre, nous laissent atones, nous ensevelissent sous des tonnes de remords, de regrets. On nous verrouille les portes d’un avenir radieux. On prend nos rêves les plus fous, on les refaçonne, on les emprisonne, on les ordonne. Et notre raison déraisonne, on nous reprend ce qu’on nous donne, on nous impose la perspective d’un hiver qui grogne et ronchonne.


     Le 22 09 2021 : L’enfer du numérique : le labyrinthe.

    Quoi que vous touchiez aujourd’hui pour bénéficier des choses simples auxquelles vous avez droit, il faut vous armer d’une patience surhumaine. La moindre démarche relève du parcours du combattant.

    Il y a vingt ans, si votre télévision tombait en panne, si vous ne pouviez plus accéder aux programmes, vous appeliez simplement un numéro 01… et vous entriez aussitôt en communication avec un technicien qui vous donnait les informations nécessaires au rétablissement de la situation. Aujourd’hui, si cette mésaventure vous arrive, vous aurez à vous connecter à un espace client, muni de votre identifiant et de votre mot de passe… si vous les retrouvez car aujourd’hui, ces deux éléments sont indispensables avec chacun de vos fournisseurs : les ventes en ligne, les impôts, EDF, l’eau, les services de livraison à domicile, la sécurité sociale rebaptisée Améli, les banques, vos abonnements divers etc. Vous ne pourrez même pas prendre rendez-vous avec un médecin ni obtenir les résultats de votre analyse de sang sans ces codes informatiques

    Quand vous aurez trouvé votre identifiant et votre sésame, vous accéderez peut-être,à votre espace client. Croyez-vous que vous y trouverez un interlocuteur ? Vous ne pourrez obtenir qu’un renseignement stéréotypé de la part d’un mystérieux forum sur lequel votre cas ne figure pas. Heureusement, vous avez la possibilité d’appeler un numéro surtaxé au tarif de 0,35€ la minute et vous attendrez plus de cinq minutes avant d’avoir un technicien qui vous demandera aimablement de patienter pour lui permettre de consulter votre dossier et le temps défilera à prix d’or. Le temps, c’est de l’argent… qui tombe dans leur poche.

    Imaginez qu’avant d’entrer dans un magasin, on vous fasse payer une sorte de droit de douane pour franchir le seuil. Dans un monde humain, normalement, un client qui ne peut pas bénéficier du service pour lequel il débourse, devrait pouvoir le signaler et voir sa demande prise en compte sans se voir surtaxé ni subir de double peine.

    Finalement, on me propose de remplacer le matériel alors que, pour avoir tenté d’intervertir deux décodeurs j’ai vérifié que cela ne dépendait pas du matériel mais des perpétuelles mises à jour qui ne font qu’aggraver les problèmes.

    Par chance, j’ai encore toute ma tête et, depuis le temps, je suis habitué à ces multiples incidents techniques. Je dois en résoudre au moins dix en une année.

    Je me demande comment font les papys ou les mamies qui ne sont pas formés à internet. Le monde doit leur sembler pareil à un champ de manœuvres où une embûche les attend à chaque pas. Un enfer numérique, un combat virtuel et permanent, une société brutale comme ces jeux parsemés de cadavres et d’explosions.

    J’en viens à regretter le temps de mon enfance, quand les enfants n’avaient ni smartphone, ni tablette, et nos jouets fonctionnaient sans piles. Et pourtant, nous ne nous ennuyions pas. Nous trouvions toujours quelqu’un à qui parler, un ami que l’on ne craignait pas de déranger, nous lisions. Sans participer à des clubs de sport, de danse ou de musique, nos jeudis nous paraissaient courts. Les enfants que nous étions en savaient beaucoup moins sur la vie que ceux d’aujourd’hui. Sans Google, sans moteurs de recherche, nous étions préparés à affronter la vie sans aide, sans l’informatique, sans les datas, sans tutoriels et notre vocabulaire se passait bien de tout ce jargon puisé dans le lexique anglais. On ne likait pas, on ne buguait pas, on ne followait pas, on ignorait les updates, les resets, on vivait simplement, ignorant d’une modernité superflue, mais HEUREUX !


     Le 21 09 2021 : Les meurtris.

    Si la vie avait suivi une logique, elle n’aurait jamais mis ces deux-là l’un sur la route de l’autre. Rien de bon n’avait de chance de naître de leur rencontre. Pour s’ouvrir au monde et accueillir un sentiment commun, il faut espérer un peu, un minimum, il faut attendre quelque chose de l’inconnu et être prêt à lui donner en retour une miette de ce qu’il attend, un peu de lumière, un rayon de soleil.

    Mais Marielle et Ludo avaient été meurtris par l’existence, ils étaient comme une terre brûlée en profondeur, calcinée et aucune graine ne pouvait y germer. Une désolation, une dévastation d’où seules la haine, la peur, la solitude ne pouvaient naître.

  Elle n’avait pas encore ouvert les yeux que sa mère l’avait déposée au tourniquet de l’hospice. Les bonnes sœurs l’avaient nourrie jusqu’à ce qu’elle apprenne à se tenir debout et à marcher. Sans tendresse ni bienveillance, rien. Les religieuses la placèrent dans une ferme où elle garda des chèvres pendant son enfance. Ses maîtres se contentaient de lui servir la même soupe le midi et le soir. Ils ne s’inquiétèrent pas de lui procurer ni affection, ni instruction. Peu à peu, ils la transformèrent en animal sauvage, comme ces chiens retenus par une chaîne qui gardent une propriété. Marielle ne parlait à personne, personne ne lui adressait la parole mais chacun, le patron, ses deux fils dont le cadet avait son âge, prenaient d’elle ce qu’ils voulaient sans rien lui demander, sans se soucier de ce qu’elle ressentait. À seize ans, elle abandonna ses chèvres dans le vallon et s’enfuit vers le Nord , au hasard, sans savoir où elle allait.

    Elle mendia, vola, séjourna plusieurs fois en prison. Elle travailla dans des usines où elle manipulait des pièces qui lui entaillaient les doigts. Elle dormit dans des maisons en ruines, dans des granges, dans la paille, elle se construisit même un nid de branches dans un arbre où elle passa un printemps, un été et un automne. Une vie d’enfant sauvage.

    Ludovic connut une expérience semblable, l’abandon, le placement en famille, l’esclavage, les coups, la fuite, l’errance dans la grande vie. La première guerre mondiale le cueillit et l’emporta tel qu’il était à dix-huit ans : ignorant de tout, illettré, farouche, batailleur, cogneur, craint de tous ceux qui l’approchait. Il ne s’engagea pas pour défendre son pays, aucune conviction patriotique ne l’animait, il ne cherchait pas non plus l’aventure ou la découverte des horizons nouveaux. Confusément, dans sa tête, il voulait mourir, certain qu’il ne serait jamais comme les autres, que le sort lui refuserait le minimum auquel il avait aspiré. La chance lui ferma aussi l’issue qu’il souhaitait. Pire, sur la Somme, un éclat d’obus lui fracassa le fémur et pour éviter la gangrène, les chirurgiens lui raccourcirent la jambe. Le Bon-Dieu se vengeait puisqu’il avait voulu mourir au lieu d’accepter humblement sa destinée. Il se révoltait contre la volonté divine comme il s’était battu contre son prochain. Non, il n’adorait pas le Seigneur. Non, il ne vénérait pas ses parents. Non, il ne remerciait personne car son pain quotidien, il le gagnait avec ses poings, de haute lutte.

    Et il rencontra Marielle dans un hôpital de campagne où on l’avait mis, en attendant qu’il guérisse ou qu’il meure.

    Mettez en présence deux loups chassés par la horde : ils se sauteront immédiatement à la gorge. Ils commencèrent par une indifférence prudente, puis ils se raillèrent, il l’appelait La garce, sans raison, pour le plaisir de nuire, pour l’atteindre. Elle ripostait à chaque provocation, elle résistait si bien qu’il commença à la voir différemment. Il se reconnut en elle et elle s’adoucit quelque peu.

    Ils se racontèrent leur passé sans s’apitoyer, ce n’était pas dans leur caractère. Ils se parlaient simplement, ils échangeaient. Eux qui étaient habitués à voler, à prendre de force pour survivre, ils découvrirent un autre mode de vie. Leurs bavardages cautérisaient leurs plaies, leur faisaient entrevoir une forme de paix, de tranquillité. Bientôt, ils ne purent plus se passer l’un de l’autre. Quand une tâche les séparaient, ils se sentaient perdus. Ils n’évoquaient pas l’amour, ils ignoraient même le sens de ce mot. Pour eux, l’amour représentait un danger, un piège sale et avilissant.

    Quand il fut assez valide pour quitter l’hôpital, appuyé sur des béquilles, elle le suivit avec son balluchon qui contenait toute sa fortune : des papiers d’identité, une pointe de tissu indien, un caillou en forme de cœur, un canif, un mouchoir de dentelle dérobé à une passante sur le marché et une fleur séchée serrée entre les pages d’un carnet de chansons qu’elle ne put jamais lire mais qu’elle espérait pouvoir déchiffrer un jour.

    Avec le peu d’argent gagné à la guerre, ils louèrent une chambre dans une petit hôtel du Nord de la capitale. Il trouva un emploi dans un abattoir, elle entra comme servante dans une maison de maître au pied de la Butte Montmartre.

    Il serait faux d’affirmer que désormais leur relation ne traversa aucune crise. Ils savaient qu’ils devaient vivre ensemble. Obligés, c’était cela ou périr de leurs blessures. Ils apprivoisèrent leur colère, ils s’apprivoisèrent et finirent par s’aimer vraiment. Ils eurent deux enfants, Marie et Luc. Ils étaient très fiers de ne pas les avoir abandonnés comme ils avaient eux-mêmes été confiés à l’orphelinat. Ils furent étonnés de leur capacité à aimer. En commençant à s’aimer, ils apprirent à accepter les autres, leurs semblables. Ils en furent les premiers surpris, enfin, ils recevaient leur premier cadeau de la vie. Ils ne se sentaient plus du tout meurtris.


      Le 20 09 2021 : L’ange qui sautait à la corde.

    Un petit garçon d’une dizaine d’années observait une fillette qui sautait à la corde sur le trottoir, devant chez lui. Fernand était né au début des années 30, la gamine était un peu plus jeune. Ils ne se connaissaient pas et ils ignoraient qu’ils ne se reverraient jamais. Et pourtant, il la regardait, fasciné. Elle bondissait, légère accrochée au ciel bleu. Ses longs cheveux blonds flottaient dans son dos, elle levait les yeux comme si elle cherchait une inspiration divine. Elle tournait vite la corde qui dessinait une sphère protectrice autour d’elle. À chaque saut, sa robe formait une corolle au-dessus de ses genoux. Il se gavait de cette vision féerique qui était le plus beau spectacle auquel il avait jamais assisté. L’image de cet ange suspendu entre la terre et l’azur resterait gravée, à coup sûr, dans son esprit et dans son cœur, à jamais.

    Tout au long de sa vie, il l’invoquait lorsqu’il se sentait triste, quand quelque événement le bouleversait, quand il traversait une période heureuse, il regrettait qu’elle ne fut pas près de lui. La scène qui l’avait tant impressionné n’avait duré que quelques minutes. Elle avait posé à plat ses pieds sur le sol, le temps d’enrouler la corde autour de sa taille et avait disparu en courant comme s’envolent les hirondelles. Aussitôt, la rue, la ville, le monde lui semblèrent désespérément vides.

    Il avait un peu plus de vingt ans, il portait un fusil posé dans le creux de ses bras. Il avançait parmi les tamaris roses, l’air brûlant palpitait comme le flanc d’un cheval fourbu. La menace était partout, il se sentait inutile et fragile dans une guerre stupide et assassine, de l’autre côté de la Méditerranée. Il grelottait de peur. Il aurait voulu jeter son arme au loin et se mettre à courir longtemps pour échapper à la fin promise, loin de cette embuscade où nul ne savait qui chassait et qui était la proie. Alors, il pensa à l’ange blond de son enfance, elle bondissait parmi les arbres, légère. Il s’efforça de s’amarrer à ce souvenir idyllique et l’air revint dans ses poumons, les battements s’apaisèrent dans sa poitrine. Ce n’était pas pour cette fois.

    Deux ans plus tard, sous la nef d’une église remplie de cantique et de musique d’orgues, il s’apprêtait à unir sa vie à celle d’une femme qu’il aimait. Des dizaines d’amis se serraient dans les rangs. Il ressentit une sourde appréhension, moins angoissante que celle qui l’avait étreint sous les tamaris d’Algérie, c’était tout différent, mais l’enjeu était tout aussi important. Il engageait sa vie. Allait-il se montrer à la hauteur, saurait-il prendre soin de cette jeune femme qui lui avait accordé sa confiance ? Entre les colonnes, il aperçut son ange blond qui flottait sous la voûte. Cela ne dura que quelques secondes mais c’était un signal. Il pouvait avancer, rasséréné. Elle lui avait délivré un message optimiste.

    Bien des années plus tard, au début du siècle suivant, il arrivait au terme de son existence qu’il avait menée dans la paix. Il avait eu deux enfants, deux filles. La vie s’était passée comme dans une ronde, il avait rencontré des êtres qu’il avait aimés ou détestés, il avait mené sa vie du milieux possible, honorablement, jusqu’à ce jour où le manège s’arrêta de tourner. Au beau milieu de la sa promenade quotidienne, ses jambes se dérobèrent sous lui, il glissa au sol, sans forces. Devant lui, à moins de six mètres, il perçut le clap-clap de semelles qui battaient le trottoir. Sa vue se troublait mais il accueillit avec joie l’ange blond qui oscillait comme un lys sous la brise. Ses longs cheveux blonds lui dessinaient une auréole. Il était prêt à la suivre jusqu’au bout du monde et au-delà, dans un autre univers où elle avait préparé sa venue. Il avait accepté de partir, puisqu’elle était venue le chercher. Et il partit, résolument heureux.


     Le 19 09 2021 : Trois prières d’un athée.

    Si j’étais croyant et si j’avais quelque espoir fou que quelqu’un veille sur nous et nous entende du haut de son Olympe, voilà ce que je demanderais :

    Tout d’abord qu’Il appelle ses anges-gardiens à ne pas quitter des yeux nos enfants et nos petits-enfants. Ce sont les plus vulnérables et c’est pourtant à eux que reviendra la charge de réparer nos erreurs et de réinventer un monde meilleur.

    Puisqu’il ne coûte rien de demander, puisqu’il y a peu de chances qu’on nous écoute, je demanderais qu’Il mette un terme à la folie de ses créatures. Au besoin, qu’Il corrige l’ouvrage et fasse le tri dans sa bergerie. Qu’il revoie sa copie. Depuis que le monde est monde, on ne cesse de perpétrer des assassinats. Caïn tue Abel, on s’égorge, on s’extermine, on se torture, on s’emprisonne, on se décapite, à coup de bombes, de gaz, de famine, de génocide. Mais quel est ce créateur de l’humanité qui répand le fruit de son imagination sans assurer le service après-vente ? Quand un industriel met une voiture sur le marché, il est tenu de reprendre sa marchandise défectueuse et de la remplacer illico. Pourquoi serait-Il dispensé de la loi commerciale ? Pour qui se prend-Il ?

    Je sais, les théologies qui ont réponse à tout nous expliquent qu’Il nous laisse notre libre-arbitre. Belle invention que ce libre arbitre. Est-ce au nom de ce libre-arbitre accordé par le Tout-puissant que des Founiret, des Dutroux et autres tueurs d’enfants s’octroient la liberté de supprimer le seul refuge de la pureté encore possible ici-bas ? L’enfance innocente.

    Enfin, je demanderais qu’il détourne son regard de nous, qu’il cesse enfin d’exiger notre adoration, qu’il cesse de nous mettre à l’épreuve car l’Homme est assez fou pour s’égarer seul. Pas besoin de ses injonctions. Les plus grands carnages ont eu lieu en son nom, pour le défendre. Pourquoi lui, réputé Tout-puissant aurait besoin de nous pour asseoir son pouvoir ? S’il sait tout, s’il voit tout, s’il peut tout alors que nous sommes pitoyablement aveugles, stupides, démunis, il devrait raisonnablement être en capacité dé résoudre ses problèmes et les nôtres, sans nous impliquer dans des guerres vaines.

    Voilà ce que je Le prierais de nous accorder ? Ça ne doit pas lui être impossible, n’est-ce pas ?


     Le 18 09 2021 : La belle âme.

    Pierre habitait un coquet logement de trois pièces et cuisine situé dans un immeuble récent donnant sur le jardin public où dès le printemps, fleurissaient les lilas, les magnolias grandifloras, les hortensias et les glycines qui couraient sur les pergolas et les clématites posées comme de grands papillons sur le mur d’enceinte. Sous les marronniers, des enfants jouaient, des promeneurs s’attardaient sur les bancs jusqu’à la tombée de la nuit. Une vie intense et paisible qui le rassurait et le détournait de sa douleur.

    Après le décès de son épouse, il avait sombré dans une tristesse morbide qui avait duré plusieurs mois. Après une période de deuil raisonnable, son médecin et ses voisins lui conseillèrent de déménager. D’abord, la grande maison familiale dans le quartier résidentiel devenait trop difficile à entretenir seul, trop loin de tout pour faire les courses sans véhicule. À soixante dix-huit ans, il ne fallut pas beaucoup argumenter pour le persuader. Il plaça prudemment le fruit de la vente à la banque, on ne sait jamais, et, le cœur léger, il changea ses habitudes avec l’impression de commencer une autre vie.

    Il arrangea son nouveau nid avec goût, se débarrassa des vieilleries accumulées pendant des années de mariage, il accrocha aux murs les tableaux qu’il préférait, il fit faire de nouveaux rideaux et voilages, il installa un fauteuil sur le balcon, disposa le portrait de Claudette sur le napperon du guéridon, à côté du téléviseur. Les tapis élimés, les suspension hors d’âge, les bibelots et la vitrine qui les contenait partirent avec les encombrants. Curieusement, il ne lui fut pas pénible de se défaire de ce qui avait été le décor de sa vie pendant si longtemps.

    La mairie le contacta pour lui annoncer que grâce au programme social mis en œuvre, il pouvait désormais bénéficier d’une jeune aide ménagère deux fois pas semaine. On pouvait aussi lui livrer ses repas de midi chaque jour, pour une somme modique.

    Lui qui avait passé son existence à trimer dans une imprimerie, il entrevit une vieillesse reposante. Avec gratitude, il accepta la proposition de la commune et prit date pour une première visite le mardi suivant.

    Entre Émaëlle et lui, le courant passa immédiatement. Elle rayonnait par une nature joyeuse sans exubérance. Elle prépara les repas, le déjeuner et le dîner. Les petits problèmes du quotidien étaient résolus dans l’heure, elle triait son courrier, et, avant de le quitter, elle se chargeait souvent de ses tâches administratives. Elle allait chercher ses analyses au laboratoire, prenait ses rendez-vous chez le jeune médecin qui l’avait accepté et sur le chemin du retour, elle faisait quelques provisions pour la semaine.

    En travaillant, elle chantait doucement des airs qu’il avait entendus sur le transistor, ou sur l’autoradio, des tubes des années 70 et 80. Si elle terminait son ménage plus tôt, elle rejoignait Pierre sur le balcon pour souffler un peu et observer les flâneurs du parc. Elle appréciait le spectacle, parfois, elle lui racontait ce qu’elle savait des gens qu’elle avait côtoyés à un moment ou à un autre dans le cadre de son travail. Pas pour médire ou cancaner, mais pour le faire réagir. Cette pauvre Madame, elle a fait preuve de beaucoup de courage. Son mari s’est tué dans son taxi et pendant onze ans, elle a dû faire face, avec ses trois enfants qui ont bien réussi leurs études. Elle mérite bien de se reposer maintenant. Une ou deux fois, elle se confia. C’est ainsi qu’il apprit qu’enfant née sous X, elle avait passé ses dix-huit premières années de foyer en famille d’accueil, seule.

    Elle s’intéressait aussi à Pierre. Elle l’interrogeait à propos de son enfance, de ses parents, de sa ville natale, de son service militaire. Il répondait spontanément. Cela lui faisait du bien d’évoquer ses vieux souvenirs. Jamais personne ne s’était ainsi intéressé à lui. Il n’avait pas eu d’enfants, aussi, il avait pris l’habitude de garder tout en lui. Ils bavardaient ainsi longuement pendant parfois deux heures. Il lui arrivait de s’endormir, apaisé et quand il se réveillait, elle était souvent partie en silence, elle lui avait étendu un plaid sur les jambes pour éviter qu’il ne prît froid. Parfois aussi, elle s’était assoupie sur le fauteuil voisin. Elle n’était pas pressée de rentrer, personne ne l’attendait.

    _ Pourquoi ne retournez-vous pas chez vous ? Vous savez que je vous fais confiance. Je ne compte pas le temps que vous passez ici.

    Elle répondait qu’elle aimait bien se reposer quelques instants auprès de lui. Elle était seule, sans mari. Les autres lui avaient toujours fait peur, elle s’en méfiait. Il lui tenait compagnie et elle l’appréciait. Au cours du premier hiver, alors que la neige était tombée pendant des heures, il lui demanda de rester dormir dans la deuxième chambre car les trottoirs représentaient un danger. Elle consentit mais ne renouvela qu’en de très rares occasions. Par contre, elle accepta de déjeuner avec lui chaque midi. C’est au cours d’un de ces repas qu’il l’informa de son souhait de l’adopter.

    _ Je n’ai pas de parent, pas de frère ni de neveu ou nièce. Tout ce que je possède partira à l’État. Autant que ce cela vous profite.

    Émaëlle commença par protester mais, sur le balcon il insista tant qu’elle finit par accepter.

    _ Pourquoi pas, vous vous être montrée aussi gentille et attentionnée qu’une fille. Cela n’enlèvera rien à personne. J’aurais bien légué mes biens à une association caritative. Dieu sait qui en aurait hérité. Je vous connais et j’ai appris à vous aimer. Vous le méritez mieux que quiconque. S’il m’arrive quelque chose, il vous faudra partir ailleurs alors que vous vous sentez bien ici, sur le balcon, devant ce jardin public, ce serait dommage. Émaëlle, vous êtes une belle âme, ce sera ma façon de vous remercier.

    Finalement, il l’adopta, il la coucha sur son testament. Il vécut encore sept ans et finit dans son lit, sereinement. Elle s’occupa de lui jusqu’à la fin, comme l’aurait fait une enfant.

    Une belle âme.

 

     Le 17 09 2021 : Où va-t-on ?

    Je me sens de moins en moins concerné à mesure que mes forces m’abandonnent et pourtant, je ne cesse pas de m’étonner de la tournure que prend le monde.

    Bien sûr, ce qui me saute aux yeux, d’abord, c’est l’état de mon pays. Je ne parle pas de la place qu’il tient dans le monde, de sa force économique, de son influence culturelle, mais de l’état d’esprit de nos concitoyens. Sans doute, tout cela est lié mais comme je veux bien croire que nous sommes encore en démocratie et que des gens que nous avons démocratiquement élus ont à cœur de redorer notre blason, je précise que je suis consterné par l’éclatement de notre unité nationale. Quelle que soit la décision prise par nos gouvernants, il se trouvera une bonne moitié de la population pour hurler, protester, dénoncer et défiler. L’autre moitié cache sa face dans ses mains. S’il s’agit du traitement de la pandémie on pointe du doigt le retard dans le décisions, puis les mesures elles-mêmes, la confusion des annonces. Chacun convient qu’au début de 2020, on ignorait tout de ce maudit virus. Les experts se contredisaient à longueur de bulletins télévisés : le masque ne servait à rien, le virus devait circuler pour saturer et s’éteindre de sa belle mort selon les bêtises dont on nous gavait. La version des Britanniques appuyés par  un éminent professeur Marseillais, ce n’était qu’une affaire de quelques mois. Certes, ces effets d’annonce étaient risqués et prématurés, mais il fallait absolument rassurer le peuple et alimenter les chaînes d’information. Je le confesse, je n’ai pas dérogé à la règle et, comme les autres, je zappais de LCI à BFMTV, de France-Info à Euronews. Aujourd’hui, nous mettons tout en doute, on nous a tant raconté de fadaises que nous en sommes gavés et suspicieux. Le passe sanitaire n’est-il pas un moyen de contrôler notre vie privée ? Cette rafale de prescriptions de doses n’engraisse-t-elle pas les laboratoires ? La quatrième injection est-elle vraiment indispensable ? Ne tue-t-elle pas plus qu’elle ne protège ? Ne rend-elle pas nos enfants stériles ? Pourquoi nous avoir certifié que l’Astra-Zénéca valait le Pfizer ou le Jansen ? Ne s’est-on pas un peu trop précipité après avoir trop traîné ? Aujourd’hui, on n’ose plus demander qui est vacciné, les pro-vaccin font profil bas, on mélange les anti-passe, les anti-vaccin et les opposants au gouvernement. Dans le tohu-bohu, on ne sait plus qui défend quoi.

    Nous sommes résolument entrés dans une ère de discorde et d’individualisme.

    J’ai rêvé d’un autre monde chantait un groupe de rock. Nous ne reconnaissons plus celui dans lequel nous vivons. Les réseaux sociaux sont loi. Puisque la Justice est si lente, ils condamnent et punissent dans l’immédiat, avec tous les excès et les drames qui s’ensuivent. Le temps de la réflexion est passé.

    Qu’un conflit se déclare à l’autre bout du monde, il se trouve aussitôt une demi-douzaine d’observateurs ou de philosophes de service pour nous dire ce qu’il faut en penser. Au nom de la Liberté d’expression, tout le monde sait tout sur tout et peut le crier sur les antennes. Trop, c’est trop. Je voudrais le silence, le calme, pour que l’information ne se transforme pas en mots d’ordres, pour ne plus entendre les mêmes arguments formatés par les crânes d’œufs des cellules de codification de langage. La ficelle est trop grosse, cela se voit immédiatement quand dix personnalités d’un même bord répètent le même assemblage de mots comme une antienne. Cela ne trompe pas. Nous faisons le deuil de la spontanéité, de la vérité.

    J’ai bien conscience qu’en étalant ma constatation, je grossis les rangs des contestataires de tout poil. Alors ?

    Alors, pour respecter ma logique j’aurais dû me taire. Le silence des agneaux. Heureux les aveugles qui ne voient pas la déchéance du monde !

    Une dernière question cependant ? Les yeux et la bouche fermés, où va-t-on, sinon droit à la catastrophe ?


      Le 16 09 2021 : Un beau couple...

    Dès le début de leur histoire, elle avait ressenti chez lui comme un manque, une frustration, une douleur secrète qu’il ne voulait pas partager.

    Léa et Fabien s’aimaient beaucoup et tous leurs amis les citaient en exemple. Il formaient ce qu’on a coutume d’appeler un beau couple.

    Tout allait bien pour eux. Chacun occupait un poste à responsabilité qui leur assurait de belles perspectives de carrière, ils avaient évité les difficultés rencontrées par la plupart des ménages de leur âge, ils avaient acquis un bel appartement dans le XVème arrondissement. Ils passaient leurs vacances d’été dans la maison des Cévennes que leur confiaient les parents de Léa. Ils réunissaient des amis avec lesquels ils randonnaient dans la montagne et rechargeaient les batteries pour affronter l’hiver et le rythme trépidant de Paris. Tout allait pour le mieux et cela aurait pu durer encore très longtemps si la jeune femme n’avait noté de longs silences chez son amoureux. Elle n’aurait pas pu dire que c’était nouveau, il avait toujours traversé ces longs tunnels de mutisme. Secrètement, comme elle l’aimait, elle avait trouvé l’excuse de la fatigue, d’un peu de surmenage, mais la crise ne passait pas, Fabien sombrait dans ce qu’on appelait jadis mélancolie. Un mur s’était élevé entre lui et le monde. Il se retirait dans une sombre prison dont elle n’aurait su dire s’il s’agissait de tristesse, de regrets, de méditation. Il se retranchait dans une forteresse impénétrable. Inquiète, elle tentait de l’interroger, il la fixait alors, stupéfait comme s’il la découvrait et bredouillait un Rien, que veux-tu qu’il m’arrive ? Tout va bien, je t’assure…

    Alors elle se posait mille questions, elle analysait leur vie commune depuis leur décision de passer ensemble le reste de leur vie.

    Elle nota que s’ils étaient très proches de ses propres parents, il ne l’avait présentée à son père et à sa belle-mère que très tardivement, soit presque six mois après leur emménagement dans l’appartement. Bernard, le papa était très aimable, prévenant et s’était montré très enjoué. Laura, sa dernière épouse lui avait semblé très sympathique, elles avaient bavardé longuement de Fabien adolescent. Ensuite, le père et son fils se voyaient régulièrement une fois par trimestre et leurs rencontres étaient très cordiales bien que très ponctuelles. Chacun menait sa vie. Deux générations différentes qui se respectaient sans empiéter sur leurs intimités réciproques. Le divorce des parents expliquait sans doute cette distance entre le père et son garçon.

    C’était leur mode de vie. Léa aurait volontiers franchi un pas de plus vers ses beaux-parents mais Fabien freinait quelque peu ses élans. Il trouvait toujours une excuse pour repousser une invitation. Comme elle l’aimait, elle acceptait son manque d’enthousiasme. Après tout, c’était son caractère.

    C’est au retour des congés d’été que la tristesse de Fabien s’aggrava. Léa s’en ouvrit à Maelle, sa meilleure amie qui la rassura d’abord, puis, comme cela ne s’apaisait pas, elle émit l’idée que Fabien s’ennuyait et qu’il voyait peut-être une autre femme. Bien qu’elle y ait déjà songé, Léa avait repoussé immédiatement cette idée. Impossible, il ne peut pas se complaire ainsi dans le mensonge, donner le change. Autre chose le tourmente, mais quoi ?

    Elle passa des nuits à envisager toutes les raisons de l’étrange comportement de Fabien. Discrètement, elle interrogea les collègues de travail de son conjoint, tous des jeunes comme eux, elle demanda si la boîte ne traversait pas des problèmes économiques, si tout allait bien, puis elle demanda si Fabien ne s’était pas rapproché plus particulièrement, d’une employée, d’une secrétaire… Mais non, personne n’avait noté rien de tel. Léa pensa que Fabien cachait bien son jeu. Si elle avait découvert plus tôt cette fourberie, elle n’aurait jamais accepté de s’unir à lui.

     Elle se désespérait de ne pas réussir à le démasquer. Cela la hantait. Ce soupçon ne la quittait plus, elle y pensait jour et nuit. Sa vie devenait un enfer. Intenable.

    Un soir, alors qu’il s’enferma dans la chambre dès son retour, elle cogna désespérément à la porte en hurlant.

    _ Mais que t’ai-je fait ? Vas-tu enfin me dire ce qu’il se passe ? Que t’ai-je fait pour mériter cela ? Qui as-tu rencontré ? Je t’avertis, je ne veux pas être la femme de secours, je ne supporterai pas de te partager. Si tu es malheureux et que tu souhaites rester seul, je partirai sans faire d’histoire.

    Il ouvrit la porte et lui tendit une enveloppe.

    _ Tiens, lis, tu comprendras : mon père m’a toujours juré que ma mère l’avait abandonné pour un autre homme, qu’elle ne cherchait plus à me voir car elle portait le poids de sa culpabilité.         Je pensais alors qu’elle ne voulait plus me voir mais, dans cette lettre, elle m’assure que papa interceptait les courriers qu’elle m’adressait chez lui car elle ne connaissait pas mon adresse. Il ne l’avait même pas informée que je vivais avec toi. Pas moyen de me joindre. Elle a dû enquêter longtemps pour me localiser. C’est Julien, mon ami d’enfance, qui lui dit ce que je j’étais devenu et où j’habitais.

    _ C’est pour cela que tu semblais toujours absent, préoccupé ? Moi qui pensais que tu voulais me quitter ! Pourquoi ne m’en as-tu pas parlé spontanément ? J’aurais compris !

    _ Te parler de quoi ? J’ignorais tout. Comment te dire que j’avais été abandonné par une mère volage ? Imagine un peu mon désarroi.

    _ Que vas-tu faire maintenant ?

    _ J’ai déjà fait ce que j’ai cru nécessaire. J’allais t’en avertir dès aujourd’hui, j’attendais simplement sa réponse. Je l’ai invitée pour samedi soir. Elle a accepté, j’ignore ce que nous nous dirons et j’espère de tout cœur que vous vous entendrez bien. Continue à ma faire confiance, tu verras, c’est en train de s’arranger. Je t’aime et je n’ai jamais cessé de t’aimer.


     Le 15 09 2021 : Une si grande douleur.

    Un enterrement de grand apparat. Tiré par deux chevaux noirs étrillés, le corbillard hippomobile grimpait la côte qui menait au cimetière. Quatre plumets ornaient les angles de la gloriette. Des monceaux de fleurs en raquettes, en gerbes et en bouquets couvraient le cercueil de chêne brun. Sur son siège, le cocher tenait les rênes de la main gauche et le fouet de la main droite. Sa cape noire bordée d’argent, coiffé par un tricorne assorti, un gilet à brocards indiquait l’importance du défunt, un noble peut-être comme l’indiquaient les chiffrees inscrits dans l’écusson des tentures de deuil installées sur les flancs du fourgon mortuaire.

    D’ailleurs, cinq mètres derrière Une foule silencieuse et respectueuse avançait à pas lents, dans un silence marmoréen scandé par le martèlement des sabots. Les hommes vêtus en redingote et coiffés de chapeaux-claque ou de melons, les femmes dissimulées sous une voilette de dentelle noire semblaient sortis de L’enterrement à Ornans de Gustave Courbet.

    Mais au premier rang, seul devant les autres un enfant sanglotait, secoué par une douleur immense. Il avait huit ans à peine, personne ne le tenait par la main, broyé par la solitude, par le désespoir. De temps en temps, il laissait échapper un cri : Papa !

    Bouleversée par ce spectacle désolant, une passante vint à lui pour tenter, sinon de le consoler, mais de lui apporter un peu de compassion.

    _ Pauvre petit, lui dit-elle, c’est un parent que tu pleures ?

    _ Non madame.

    _ Un ami très cher, alors ?

    L’enfant secoua la tête, il ne connaissait pas celui que l’on conduisait au tombeau.

    _ Alors, mon enfant, pourquoi pleures-tu ainsi ?

    _ C’est mon papa qui mène les chevaux, il ne veut pas que je prenne la place à côté de lui ! J’aimerais tant apprendre à tenir les guides… Il est méchant de me refuser ça...


     Le 14.09.2021 : Thomas.

    Une étrange sensation, une sourde inquiétude affola son cœur. Il inspira une grande goulée d’air mais il recracha immédiatement. Il avalait un liquide gras et poisseux. Bon sang ! Il allait se noyer ! Il fallait quitter la capsule au plus vite. Une lueur ténue éclairait son espace. Il y était accoutumé, c’était sans doute la chaleur qui teintait les parois.

    Il connaissait la suite de la procédure, il l’avait répétée des centaines de fois. Il n’était pas là pour rien. On l’avait choisi entre une foule de candidats parce qu’il était le meilleur. Il avait réussi toutes les épreuves précisément pour franchir cette étape. Toutes les épreuves qui avaient précédées devait le mener précisément à cet instant fatidique. Sa combinaison se vida un peu et le conduit d’air insuffla une quantité d’air suffisante pour le maintenir en vie.

    Autour de lui, des objets flottaient dans l’eau et se collaient sur le verre de sa cagoule. Du papier, des débris de tissu, des morceau de plastique d’emballage. Il tenta de s’en débarrasser sans y parvenir, ses doigts étaient gourds, insensibles au toucher. Non, il devait quitter les lieux au plus vite.

    Il ressentit un choc amorti qui le secoua pourtant, il était tombé en mer, plus que quelques minutes et l’habitacle allait se remplir d’eau saumâtre. Il dégagea le tuyau d’alimentation qui s’enroulait autour de son torse. L’apesanteur avait disparu, il connaissait les gestes à accomplir pour se délivrer de ce lien qui l’avait alimenté jusqu’à cet instant mais qui l’entraverait s’il ne s’en délivrait pas.

    Il roula sur lui-même et put enfin mouvoir les bras. Il s’était mal positionné, il tournait le dos à l’issue qu’il devinait sous ses pieds, au bout du conduit qui ressemblait à une cheminée. Un bruit de siphon et l’eau descendit d’un coup, l’aspirant vers la lumière, au bout. C’était l’instant ou jamais. Il se laissa glisser dans la cheminée en effectuant des mouvements de reptation.

    Il perçut des bruits à l’extérieur et soupira d’aise. On l’attendait, l’équipe de secours était arrivée à temps… mais la porte qui aurait dû s’ouvrir restait fermée. Il ne pouvait pas la repousser car ses bras demeuraient collés à ses hanches, comme ligotés dans une gaine. Ils auraient mieux fait de prévoir un peu plus large. Je leur dirai qu’ils devront améliorer cela, à l’avenir. Si je reste coincé dans ce goulot, c’en est fait de moi.

    Heureusement, la goulotte n’était pas métallique mais en caoutchouc assez lisse, elle pouvait se dilater un peu, juste assez pour ne pas l’emprisonner dans un carcan.

    Il entendit des voix à l’extérieur. On l’attendait. Pourquoi ne lui ouvrait-on pas la capsule ? Il effectua un léger mouvement de rotation des épaules et fit pression sur l’opercule avec le sommet de son crâne. Les lèvres du passage lui serraient les tempes. Il insista et sentit sur sa peau la chaleur de l’air. La lumière vive blessa ses yeux. L’équipe rentra en action. Des mains le saisirent par le menton, le cou et l’attirèrent dehors, vers le ciel, et quand il fut entièrement délivré de sa combinaison et du tuyau d’alimentation, on le posa doucement sur un matelas douillet et on le recouvrit d’un drap de survie. Une douce odeur rassurante le rassura. Il était exténué et le moindre geste lui coûtait des efforts terribles, mais il savait qu’il n’y avait pas lieu de se tourmenter, c’était passager. Il allait bientôt pouvoir marcher, se mouvoir normalement. Vivre enfin.

    On l’arracha à son nid confortable, on le manipula, on le massa, on le pesa, on le dressa en vain sur ses pieds. On lui frotta la peau avec une serviette rugueuse, il sentit son sang affluer dans ses veines. Il pensa qu’on le préparait à affronter les journalistes. Des mains le soulevèrent encore. On le porta vers un homme gigantesque qui le prit délicatement dans le creux de ses bras.

    _ Vous avez de la chance, Monsieur, c’est un garçon, c’est bien ce que vous vouliez, n’est-ce pas ? Comment voulez-vous l’appeler ?

    _ Thomas, répondit la voix.


     Le 13 09 2021 : Le temps.

    Le temps : mot singulier qui s'écrit toujours avec un s, même au singulier. Car le temps est pluriel. Il constitue la préoccupation essentielle de l'Homme qui a toujours cherché à le dominer, comme il a toujours cherché à dominer les Dieux.

    Diviser pour mieux régner. L'Homme a découpé le temps en ères, en siècles, en années, en heures. Vainement, car le temps ne se mesure pas. Une heure n'égale pas une heure. L'heure dans le cabinet du dentiste est beaucoup plus longue que l'heure passée auprès de l'être cher. C'est avec le temps qu'on évalue la vie ? C'est un leurre ! L'homme vit maintenant quatre-vingts ans. On lui a accordé tout ce temps. Non ! La mémoire efface les six premières années de notre existence, et les plus importantes, nos plus belles victoires, la naissance, nos premiers pas, notre premier mot, nos grandes découvertes de ce monde. Puis elle nous vole les dernières, à cause du docteur Alzheimer. Une bonne décennie nous est donc dérobée irrémédiablement, sans que nous puissions en revendiquer la propriété. Arthur Rimbaud a vécu en trente-sept ans ce que plusieurs vies ne suffiraient pas à accomplir : l'ombre, la lumière, le génie, puis l'ombre encore, et le mystère avant la mort anonyme. Le poète aux semelles de vent n'a pas gâché son temps, il a simplement perdu sa vie, comme on perd une étoile au fond de sa poche trouée.

    Ainsi, nous ne maîtrisons pas le temps. On perd son temps sans espoir de le retrouver un jour. On gagne du temps que l'on ne peut pas mettre en banque pour en jouir un autre jour. La recherche du temps perdu est plus illusoire que la poursuite de la licorne. L'espace se parcourt à l'envers, on peut retourner dans son pays natal, retrouver sa maison presque intacte, pareille à celle de son enfance, mais le temps de l'enfance, cette époque bénie où tout était possible, où chacun est une promesse? Il est impossible de remonter le temps, c'est un flot impétueux qui nous entraîne irrémédiablement vers la grande mer, la grande mort, la fin des fins. Non, pas la fin des fins puisque le temps est libre, il n'appartient à personne. La fin des fins n'existe pas. Seulement notre fin, et c'est ce qui fait notre désespoir, vaniteux que nous sommes. Nos heures sont comptées avec l'étalon élastique, mais quand nous aurons épuisé notre crédit d'heures, le temps continuera pour les autres qui s'en délecteront sans nous. Injustice suprême! Alors, si le temps n'a pas de début, pas de fin, s'il est éternel, s'il domine notre mort, il est aussi fou de le mesurer que de mesurer la barbe du Bon Dieu. L'espace oui, il est à notre portée, on peut s'en acheter une parcelle et y construire sa maison, mais le temps, lui, c'est la ligne de fuite, l'inaccessible, c'est la dimension mystérieuse et divine de notre monde. Le poids des ans est le doigt puissant que Dieu pose sur nous, pour nous faire courber la tête. Parler du temps, écrire sur le temps, c'est recommencer à raconter la Genèse, et tutoyer le ciel.


Le 12 09 2021 : Sahara.

    Ils avancent, l’un à la rencontre de l’autre, un duel que l’homme sait perdu d’avance. Il marche parmi les vagues formées par le dos de ses quelques chèvres. En face de lui, le monstre de dunes avale tout sur son passage.

    Le jeune homme conduit son troupeau en direction du gigantesque disque couleur d’orange sanguine. Il rentre chez lui pour passer la nuit. Sa maison n’est plus à lui, elle appartient désormais au désert qui l’engloutit, aux entrailles du Sahara.

    En travers sur ses épaules, il a posé sa canne, avec ses poignets accrochés dessus. Il ressemble à un crucifix planté sur le Mont Golgotha. Son chant se mêle à la stridence du vent. Ce n’est pas une chanson, c’est une plainte, un gémissement qui devient cri de colère quand il pense à Djemilla, la belle aux yeux de biche qui est partie à la ville, une ville au bord de l’océan. Elle s’était promise à lui mais elle s’est parjurée, la peur l’avait envahie comme le sable s’approprie les habitations.

    Et son cri se transforme en rugissement de colère mêlé au feulement du sirocco. Il se souvient de son frère cadet qui, lui non plus, n’a pas tenu son rôle. Il a disparu après la mort du père, quand il n’avait plus rien ni personne à protéger. Son rêve le portait derrière plusieurs frontières. La dune venait d’enfoncer la porte du logis. Le sable avait pris possession de ses murs. Définitivement. La marée minérale s’installe jusqu’au moindre recoin, comme un sans-gêne.

    Les chèvres avaient brouté les quelques touffes d’alfa qui hérissaient le pied de la colline mouvante, aux portes du nouveau village. C’était insuffisant. Miraculeusement, un arganier avait poussé dans les ruines du patio. Les bêtes aiment y grimper pour croquer les noix encore épaisses. On dirait des cadavres pendus aux branches.

    Parfois, la voix de l’homme se cassait en sanglots que lui seul entendait. Il ne luttait plus, il abdiquait, il avait trop résisté pour rien. Peut-être, s’il avait été accompagné, s’il eût existé une seule raison de combattre les éléments, peut-être aurait-il insisté…

    Le soleil a disparu derrière les dunes comme une pierre qui tombe, le ciel noir-aile-de-corbeau se constelle d’étoiles, au-dessus du toit effondré. Il pèse sur l’homme comme la dalle d’une tombe. Le désespoir maintenant, une charge terrible sur la poitrine, le ciel, le sable, la fragilité humaine. Il trouve la force de se dresser. Il se met à courir vers le Nord, laissant ses bêtes derrière lui. Sa décision s’impose : demain, il prendra la route pour la ville, pour un ailleurs incertain, loin du désert trop vorace. Il abandonnera les vestiges de sa maison à la voracité du désert. En franchissant la porte, il jette un regard à la chaise ou la mère avait coutume de prendre le frais, à la tombée de la nuit. Il hésite un instant, comme retenu par le bras. Du siège, seul le haut du dossier émerge du sable. Alors, le jeune homme se met à courir. Vite... Vite!


    Le 11 09 2021 : L’éveil.

    Le soleil triste revient de loin, fourbu. Dans l’air transparent vibrionnent des nuées d’insectes furieux. Le battement de leurs ailes est un rugissement, une mise en garde . Des étendards de feu se dressent dans le ciel comme de grandes orgues de lumières. C’est une vague fluorescente qui balaye l’horizon abyssal.

    Le ventre des collines se couvre de fleurs insoupçonnées. Les lemmings y trouvent refuge. Des senteurs d’acacias se mêlent aux odeurs de poisson et de charogne. La moindre brindille levée projette son ombre démesurée. Le vert ressemble au bleu, tout n’est que nuances, ton sur ton, mélange de froid et de vent fou. Le blizzard a des appétits d’ogre. Il mord, il dévore, il dépèce, il découpe et disperse avec rage.

    Parfois, au loin, on distingue la silhouette d’un homme qu’on croyait animal. Il est couvert de fourrure brune, il avance courbé pour perforer l’épaisseur du jour. Se peut-il que quelqu’un parvienne à vivre ici ? Il traîne une pirogue vers une berge de plomb fondu. Sa barque dessine une longue balafre sur la neige souillée. Sa fragile et dérisoire périssoire le portera au-delà des glaces, là où dorment les animaux marins et les ours. En cherchant bien dans les replis de terrain, on aperçoit une cabane de bois et de tôle gardée par des chiens enchaînés en chapelet. Leur existence est une lutte permanente pour survivre. Pour eux, l’enfer, c’est les autres.

    Le soleil ne se lève pas, il ne se couche pas, il ne se reposera pas avant longtemps. Ici, un jour dure un mois, et la nuit semble durer une éternité. Le temps n’existe plus, il se mesure en lumière, en clarté, en désespoir, en impatience. Le temps est ennemi, la matinée est une fiancée qui se fait désirer, une jeune fille cruelle que l’on espère désespérément et qui s’enfuit sans cesse. Ici, on sait la signification de l’immobilité. L’attente scande le quotidien de tout ce qui vit. Ici, on ne vit pas, on survit. Ici, on n’est jamais serein, ici on reste aux aguets et chaque heure est une victoire.

    Parfois, pendant la débâcle, les cheminées d’un brise-glace se faufilent entre les amas de glace, étrange spectacle d’illusions et de cauchemars.

    Le manque d’air figé fait tourner les têtes. Alors, les hommes boivent pour faire cesser le vertige. Le monde n’a pas de sens. L’univers n’est que magie et sortilèges. Ici, les étoiles sont des braises incandescentes que l’on a semées dans les ténèbres.

    C'est ici que l'humanité aimerait mourir.


     Le 10 09 2021 : Vous avez dit pénurie ?

    Depuis quelques mois, notre ère d’abondance a du plomb dans l’aile, elle a sombré dans la pénurie chronique et organisée. D’une part, des voix s’élèvent çà et là pour dénoncer des manœuvres frauduleuses. D’autre part on évoque des causes climatiques ou conjoncturelles. Mais quelque soit la raison, le résultat est évident : outre du désagrément de la privation forcée, nous devons subir une montée en flèche des prix. Selon la loi de l’offre et de la demande, si la demande est conséquente, ce qui est normal en cas de pénurie, les prix grimpent inexplicablement. Le fait de la raréfaction n’implique pas un surcoût de fabrication. À un point de la chaîne commerciale, quelqu’un profite de la situation pour se remplir les poches. C’est un phénomène très bien connu en période de guerre où le marché noir des vivres et des marchandises atteint son paroxysme. Pourtant, les poules pondent leurs œufs de la même façon, les lapins se reproduisent également et la guerre ne devrait pas entrer en ligne de compte. On dit justement que c’est pendant les conflits que les grandes fortunes prospèrent.

    Aujourd’hui, le secteur médical annonce des ruptures d’approvisionnement par exemple pour les médicaments contre le cancer. C’est à dire que le cynisme commercial n’hésite pas à priver de soins des patients dans la détresse pourvu de leur faire les poches.

    La méthode se généralise. À cause du climat, les récoltes de blé n’ont pas été aussi bonnes qu’on l’attendait. Qu’importe, augmentons le tarif de la farine. Du coup, le prix des produits flambe sur le marché.

    Autre incongruité, la livraison des objets en plastique fabriqués principalement en Chine a du mal à suivre. Pourtant, la baisse des besoins de pétrole devrait impliquer une baisse des prix. Eh bien pas dans ce cas, c’est à dire qu’on tord le cou à la vérité pour justifier la hausse des prix. D’abord la période de Noël a toujours été favorable à l’industrie du moulage de plastique. On nous annonce que les délais de livraison seront triplés ou quadruplés. Nos têtes blondes peuvent espérer ouvrir leurs paquets au mois de mars. Pourtant logiquement, la charge des usines de fabrication étant plus légères, les commandes devraient être fabriquées plus rapidement. Allez comprendre !

    Les progrès du numérique et de l’électronique engendre une hausse de consommation de métaux précieux et rares généralement produits dans le tiers-monde et dans les pays à main d’œuvre peu coûteuse : la Chine, l’Inde, l’Afrique. On ne peut donc pas arguer raisonnablement que cette pénurie a été engendrée par des conditions climatiques, par des hausses des coûts de main-d’œuvre, ou par une surexploitation des ressources minières. Encore une fois on peut soupçonner la Chine de tirer les ficelles de cette pénurie qui désorganise le secteur industriel de l’automobile, de l’électroménager, de l’informatique et des machines-outils. Nos usines de production sont mises à mal par cette pénurie organisée. Cinq mois de délai pour une voiture de tourisme.

    Alors que les organismes de contrôle du commerce en tous genres se multiplient, pourquoi cette situation ? Pourquoi sommes-nous impuissants à ramener à la raison les profiteurs, les puissantes entreprises, les cartels ? Les lois du libre-échange et de la géopolitique fait des miracles.

    Comme les prétextes inventés, les déclarations trompeuses, les constats erronés brouillent les cartes, nous, les payeurs, nous avons du mal à trier le faux du vrai. Et nous n’avons pas d’autre alternative que de payer le pris qu’on nous demande, ou de pratiquer le boycott. Encore faudrait-il expliquer à nos enfants qu’ils devront se passer de leur smartphone, de leur console jusqu’à se que se profile un avenir plus honnête.


    Le 09 09 2021 : L’espoir enfin ?

    Notre folie nous a précipités dans une pente irréversible, nous devrons payer nos erreurs au prix fort. Un peu partout dans le monde les catastrophes se succèdent pour achever la destruction que nous avions largement entamée. Avons-nous déboisé à tours de bras ? Les incendies détruisent les forêts que nous avions épargnées. Avons-nous pollué les océans et les plages où prolifèrent désormais une lèpre empoisonnée d’algues vertes ? Eh réponse, les eaux envahissent les terres et détruisent les falaises millénaires. Avons-nous creusé sans retenue dans les ressources souterraines pour y puiser les métaux précieux qui servent à élaborer des techniques ignorées il y a seulement quelques décennies, les puces, les circuits imprimés pour nos téléphones portables et nos écrans numériques. Nous nous sommes imposé des besoins superflus aujourd’hui indispensables, cela fait marcher le commerce, tourner les usines, toujours plus de gadgets, toujours plus de déchets dont nous ne savons que faire. Mais comment lutter contre la pénurie de ces ressources ?

Çà et là, de timides voix s’élèvent pour nous avertir. On les entend et on les oublie aussitôt car on ne peut pas vivre dans l’angoisse. On jette des fils entre les montagnes pour jouer les funambules, on aime se faire peur. Seulement, ces jeux dangereux n’engagent pas seulement quelque téméraires, ils compromettent simplement l’humanité. Ce n’est pas la surpêche qui vide les océans mais les nouveaux continents de déchets plastiques. Quand nous ne savons plus que faire de nos ordures, nous les jetons au fond des mers et nous transformons les abysses où toute vie est née en gigantesque cimetière marin. À Paris, régulièrement, on vide les canaux pour y découvrir des tonnes de carcasses de tôle : voitures, motos volées, appareils ménagers, mobiliers urbains. L’eau ne détache plus, elle cache nos forfaits.

Les masques qui nous protègent de la pandémie jonchent nos trottoirs et les plages. Les municipalités ne savent plus comment lutter contre cette invasion

    Parviendrons-nous à nous débarrasser de notre inconséquence, de notre légèreté morbide ? Quels tribunaux, quels dieux, quelles nouvelles lois nous ramèneront à la raison ? Ce ne sera pas l’œuvre d’une ou deux voix dans le tumulte ambiant, une Greta Thunberg ne suffira pas. Sa petite mise en garde se perd dans l’avalanche des publicités alors qu’elle devrait s’ancrer dans nos consciences.

    Où donc chercher l’espoir ? Cette denrée qui nous fait tant défaut ? Peut-être en nos enfants, plus raisonnables que nous. La vérité sort de la bouche des enfants, notre salut aussi.


     Le 08 09 2021 : Juste un moment.

    Romain était un garçon charmant et Isabelle avait beaucoup de chance d’être tombée sur lui. Ils s’étaient connus sur les bancs de la fac. Ils avaient commencé par se fréquenter en amis, puis leur relation avait évolué pendant l’été 2011. Ils avaient loué une maison dans l’arrière pays d’Antibes, ils étaient six, trois garçons et trois filles qui s’entendaient bien et formaient déjà une petite bande en cours. Ils passaient leurs journée à paresser sous les pins, au bord de la piscine. Quinze jours de rires et de chansons, Noëlle grattait la guitare, elle ne chantait pas très bien mais sa voix grave un peu éraillée avait quelque chose qui allait droit au cœur. Naturellement, ils se plaçaient côte à côte à table et lors des promenades dans les collines, ils se tenaient par la main. Les autres plaisantaient avec cette amourette naissante. À la faveur de l’été, d’autres couples s’étaient formés pour enchanter ces vacances.

    La rentrée leur fut pénible, ils réalisèrent qu’ils ne pouvaient plus se passer l’un de l’autre. Ils se débrouillèrent pour se retrouver ensemble dans un appartement pour quatre personnes en échangeant leurs colocations avec des amis qui se trouvaient dans la même situation qu’eux. Que de familles se sont créées après les vacances ! Le logement ne comprenait que deux chambres, une pour les filles et l’autre pour les garçons. Cette disposition ne dura pas plus d’une semaine et les chambres devinrent mixtes. À la fin de l’année, chacun avait obtenu sa maîtrise et il fallut trouver un travail, un studio et jeter les bases d’une nouvelle vie. Les employeurs chassaient les têtes pour pourvoir des postes vacants. Romain trouva un emploi de juriste dans une importante entreprise d’import-export, Noëlle avait dû provisoirement renoncer à travailler pour pouvoir se consacrer à cet enfant qui s’annonçait. Ils étaient heureux, même si, à leur goût, cette responsabilité de parents arrivait un peu trop tôt : ils auraient préféré jouir un peu plus de leur jeunesse mais ils se résignèrent de bonne grâce. Ils s’aimaient et cela suffisait à leur bonheur.
    Pendant les derniers mois de sa grossesse qui furent un peu délicats, Noëlle ne protesta pas quand Romain allait retrouver ses amis, le vendredi ou le samedi, pour boire un verre et passer un moment ensemble. La petite bande maintenait ses habitudes. Noëlle aurait participé à ces soirées si son état ne l’en avait empêchée.
    Ce soir de la mi-novembre, après le repas, Romain annonça qu’il allait sortir une heure, Jérémie lui avait fixé un rendez-vous dans un café pour lui remettre le dernier DVD du concert de leur groupe préféré.
    _ Je sais que tu as besoin de te changer les idées, mais je t’en prie, ne traîne pas trop. Je ne me sens pas très bien, On ne sait jamais ce qui peut arriver, l’échéance est pour bientôt.
    _ Ne t’inquiète pas, que veux-tu qu’il arrive ? Je ne m’absenterai que le temps d’une bière en terrasse, juste un moment. Il ne fait pas trop froid…Et en dès mon retour, je te raconterai tout.
    Ils échangèrent un baiser, elle lui recommanda de prendre son cache-nez car l’air se rafraîchissait vite, la nuit. Il la rassura et partit en lui lançant un j’en ai juste pour un moment, à tout de suite.
    Elle s’installa devant le téléviseur avec un paquet de spéculoos et se servit une tasse de camomille en espérant que ses douleurs dans le bas-ventre se calmeraient. Elle n’eut pas le temps de défaire le sachet, un violent coup au ventre la plia en deux. Mon Dieu, se dit-elle, Romain n’est pas là ! Elle tenta vainement de le joindre sur son portable. Il devait être dans le métro car elle n’obtint que son répondeur sur lequel elle déposa plusieurs messages. Enfin, elle composa le 15 pour appeler un médecin, une opératrice l’informa qu’elle devrait patienter un peu car toutes les ambulances étaient réquisitionnées. Une catastrophe était survenue en plusieurs lieux de la capitale. Aimablement, l’opératrice resta à l’écoute pour faire patienter la jeune femme. L’attente dura près d’une heure. Dans l’avenue, des sirènes se succédaient mais Noëlle ne les entendait pas, elle souffrait trop pour entendre le trafic et la sonnerie de son téléphone. Un médecin arriva enfin et l’aida à donner le jour à un beau petit garçon, là, dans le studio. Le travail finissait à peine quand, impatiente de voir Romain, elle consulta ses messages. On l’avertissait que son ami avait été mortellement touché par une rafale de Kalachnikov tirée par un dément qui se promenait dans Paris.
    _ Comment allez-vous appeler cet enfant ? demanda le médecin.
    _ Romain, répondit-elle sans réfléchir.

    C’était comme si son amour empêché de rentrer comme il l’avait promis, lui envoyait son fils pour le remplacer. Comme s’il ne s’était absenté qu’un moment. Le jour de la naissance du petit Romain restera dans l’histoire comme une date funeste : le 13 novembre 2015.


    Le 06 9 2021 : L'enfant rêveur :


    Assis au bord du trottoir, comme au bord d’un quai,

    Il largue les amarres de ses bateaux de papier,

    Dans les courants déferlant au cœur du ruisseau,

    Ses caravelles confiées au caniveau

    Sombrent avant d’atteindre le port de Cythère.

    Ainsi meurent ses rêves d’îles et de terres.

    Mais toujours le garçon arrache à son cahier

    Une feuille transformée en fier destroyer,

    Ou en voilier ou en galère, ou en thonier.

    Combien de mers et d’océans a-t-il croisés ?

    Combien de leçons et de devoirs transformés

    En bateau de guerre, escorteur ou cuirassier ?

    Rêve, petit garçon, rêve. Ces grands voyages

    Te mèneront plus loin que l’horizon, au large.


    Le 05 09 2021 : Ce que les hommes sont :

    Drôle de bonhomme que celui que, normalement, j’aurais dû copier en toutes choses, qui, normalement, aurait dû me servir d’exemple, que, normalement, j’aurais dû admirer, aimer comme doivent le faire tous les enfants avec leur père.
    Le sort a voulu qu’il en soit autrement. J’ai aimé mon père, je l’ai admiré parfois, mais je l’ai redouté aussi, je l’ai même parfois détesté et, quand j’avais encore la foi, j’ai demandé souvent à Dieu de mettre un terme à cette terreur qu’il m’inspirait.
    Pourtant, maintenant que j’ai beaucoup avancé en âge et que viendra le moment où je serai de nouveau confronté à lui, je lui trouve sinon des excuses, mais des explications à son caractère ambivalent.
    Né dans un pays où la brutalité était de rigueur, le climat était brutal, tout comme la terre, comme les gens par conséquent, il avait à peine cinq ans quand le petit Louis perdit son papa en 1920. Il ne le connaissait quasiment pas car le bonhomme passait sa vie comme contremaître sur les chantiers. Je n’ai pas pu savoir s’il s’agissait de mines ou de construction de routes.
    Le prénom officiel de mon père était Isidore mais on l’appelait Louis en mémoire d’un frère décédé. On aurait pu choisir un moyen moins macabre pour forger le tempérament d’un gosse. Louis s’éleva seul, sa maman était aveugle et gagnait sa vie en raccommodant des sacs de farine pour un moulin. Victor Hugo y aurait trouvé matière à écrire.
    Celui qui éleva mon père était Antoine, son frère aîné qui n’employait qu’une seule méthode d’éducation : la raclée. Louis passait ses journées à braconner, à pêcher. Ce n’était pas un enfant des rues mais un enfant des sentiers.
    Il reproduisit avec moi ce qu’il avait reçu de son frère qu’il vénérait. Son aîné représentait son seul lien avec la société des hommes. En y réfléchissant, je me dis qu’avec une telle enfance, il aurait pu devenir une brute sadique, un tortionnaire.
    Mais papa ne me battait pas sans raison. Il voulait absolument que j’aie ce qu’il n’avait pas eu : une bonne éducation. Aussi, je devais toujours progresser, seuls les meilleurs classements m’évitaient la correction. Ça tombait aussi en d’autres occasions, quand j’oubliais quelque commission, quand je cassais quelque chose, ou tout simplement quand il éprouvait le besoin de cogner. À cette époque, tout le monde battait les enfants : les maîtres d’école utilisaient le ceinturon, la règle de chêne, la gifle, la casquette (coup du plat de la main sur le sommet du crâne) nous jetait à terre. Aucun élève n’osait se plaindre à ses parents sous peine de subir une autre séance de valse.

    Il fallut bien la fin d’une guerre pour que cessât celle qu’il menait contre moi : en 1962, l’indépendance de l’Algérie nous obligea à abandonner les terres natales. Derrière nous, nous avons laissé nos coutumes de rustres et la violence qui avait dirigé notre existence. La traversée de la Méditerranée en avion nous a appris qu’il existait un autre mode de vie. En métropole, Papa n’a jamais plus levé la main sur moi, pour quelque raison que ce fût. Enfin, la paix revenue, la fin des coups, la fin de la peur, et pour moi, l’occasion de découvrir un autre père.

    En France, il renonça au braconnage, à la pêche en mer, à tout ce qu’il avait aimé. Il fit comme la plupart des autres hommes, il passa ses soirées et ses dimanches devant la télévision : une fenêtre sur un monde différent. Et il me montra, bien malgré lui, une autre facette de sa personnalité. Stupéfait, je le surpris plusieurs fois pleurant devant le feuilleton qui racontait le dur quotidien d’un petit serf: Jacquou le croquant.
    Il suffisait de suivre un film montrant un gamin pour qu’il fonde en larmes. Le petit Rémi, héros du film Sans famille le liquéfiait. Souvent, mon père quittait son fauteuil pour sécher ses yeux.
    Un jour, alors que je venais de donner une tape (toute petite tape symbolique) aux fesses de mon petit garçon qui faisait la sourde oreille à ma demande d’enfiler son manteau pour partir, mon père vint se planter devant moi, protégeant mon petit. Stop ! Chez moi on ne bat pas les enfants ! Je le regardai, pétrifié : comment pouvait-il me dire cela, lui qui me tabassait à coups de pieds et à coups de poings ? Il surprit mon étonnement et me dit , les bras écartés comme un Christ en croix : Quoi ? Je ne t’ai jamais battu, moi !
    Pour ne pas se déconsidérer, il avait choisi l’amnésie. Il ne retenait que le bel aspect de sa personnalité : un père aimant ses enfants, sa famille, incapable de toute violence. Au moins, lui, il faut le reconnaître, n’avait jamais battu son épouse.

    Pourquoi pas ? Si cela l’a aidé à vivre, est-ce ainsi que les hommes vivent?


    Le 04 08 2021 : Les anniversaires :

    Avez-vous remarqué ? Il est préférable de tâter le terrain avant de vous risquer à souhaiter un joyeux anniversaire à l’un de vos amis ou parents. Nombreux sont ceux qui ne veulent pas en entendre parler, et cela vous embarrasse car cette attitude vous empêche de témoigner votre amitié à ceux qui vous sont chers.
    C’est d’autant plus regrettable que vous comprenez mal leur aversion pour ce qui devrait être un jour de fête.
    Il m’arrive souvent d’oublier mon propre anniversaire, et comme je n’ai pas la mémoire des dates et que je souffre d’un étrange mal qui me prive de toute notion du temps, je passe souvent à côté d’une petite célébration en famille ou entre amis. Heureusement, je vis avec une femme qui se souvient de tout, de tous les événements qui jalonnent notre existence : le décès des artistes et des grands de ce monde, leurs dates importantes. Elle est capable de dire ce qu’elle faisait et où nous nous trouvions lorsque Jo Dassin est mort. Je reste pantois devant la précision de sa mémoire. Elle sait les anniversaires des princes, de ses anciennes collègues et des partenaires de scrabble aujourd’hui disparues.
    Mais je ne parviens pas à comprendre les réticences ressenties par certains de mes proches le jour de leur anniversaire. Qu’on le veuille ou pas, le temps passe inexorablement et personne ne peut s’y opposer. Alors pourquoi se retourner la foie ? Pourquoi ne pas accepter notre condition de mortel ? La cause est perdue d’avance. En cette affaire, nous n’avons pas notre mot à dire et ce n’est pas en déchirant le calendrier ou en bloquant les aiguilles de la pendule que nous figerons le temps. La peur n’évite pas le danger nous enseigne la sagesse populaire. Jeter les bougies à la poubelle ne freine pas la marche des ans. Nous pouvons bien nous y opposer, freiner des quatre fers, nous vieillissons en dépit des crèmes anti-rides, des pommades, des massages et des cures thermales. Une force imparable nous pousse en avant, vers le bord de la falaise.
    Dans une quinzaine de jours, une année supplémentaire s’inscrira à mon palmarès. Je remercierai celui qui voudra me souhaitera un joyeux anniversaire, son geste amical me réjouira autant que la satisfaction d’être encore debout, bien qu’en me réveillant le matin du 19 septembre, je ressentirai la sourde inquiétude de celui qui conduit une vieille voiture dont le moteur claque un peu et dont la carrosserie grince de partout. J’ignore si je serai vraiment heureux ou si je me forcerai un peu pour le paraître au moment de souffler sur les petites flammes sur le gâteau partagé.
    Je me demande secrètement si les miens se souviendront de moi, à cette date fatidique. Leur coup de téléphone me rassurera, ils m’aiment encore un peu, je garde une place dans leur cœur en dépit de ce qui nous a opposés et de nos divergences passagères. Un coup de torchon sur les bouderies de naguère.
    Mais qu’est-ce qui nous autoriserait à fustiger les allergiques au fraisier annuel et à la rituelle bouteille de champagne ? C’est leur affaire et chacun fait sa tambouille avec la peur de mourir, car c’est bien de cela qu’il s’agit : de la peur de mourir. Et je me dis que la nature fait bien les choses en frappant d’Alzheimer les personnes âgées. Elles perdent la conscience du présent et de l’avenir, leur mémoire reste figée à l’enfance, soit la période la plus heureuse de leur vie. Heureux sont les amnésiques, la maladie les dispense de souffrir. Elle les affranchit du calendrier, elle leur apporte la sérénité avec la sénilité.

    Joyeux anniversaire à tous ceux dont j’oublierai peut-être l’anniversaire. Qu’ils se rassurent, je pense à eux chaque jour que Dieu fait.


     Le 03 09 2021 : La perfection :

    Rose recherchait la perfection, en tout et toujours. Quand elle recevait des invités, ou même si elle était seule, il lui arrivait de recommencer un plat qu’elle trouvait trop fade, ou trop salé, ou mal agencé, parce que les morceaux de légumes n’étaient pas de tailles égales. Elle trouvait toujours un motif d’insatisfaction, à propos des autres, du monde qui l’entourait et aussi, pour son malheur, elle se jugeait constamment avec une extrême rigueur. Le soir, avant de se mettre au lit, elle vérifiait que ses pantoufles se situaient bien à leur place exacte, là où elle les retrouverait d’instinct au matin, simplement en posant les pieds au sol, sans avoir à tâtonner. Avoir à chercher ses chaussures lui était intolérable.

    Sa toilette l’occupait plus d’une heure, elle bataillait avec ses mèches rebelles qu’elle tentait de dompter en les mouillant. Il fallait les sécher ensuite, attendre, les peigner longuement, un temps infini gaspillé chaque jour. En retard, elle courait pour attraper son bus, ce qui la décoiffait et provoquait sa mauvaise humeur pour le restant de la journée.
    Ses supérieurs n’avaient jamais rien à dire sur ses capacités professionnelles. Elle rendait toujours un travail irréprochable, ce qui faisait gagner un temps considérable à tout le service. Cependant, à force de vérifier et de relire sa copie, elle finissait par remettre son ouvrage avec plusieurs heures, parfois plusieurs jours de retard, jusqu’à ce que ses collaborateurs n’en puissent plus de patienter. Ainsi, on avait pris l’habitude de raccourcir les délais en conséquence pour prendre en compte ses dépassements systématiques. Mais Rose qui était loin d’être sotte comprit le stratagème et intégra cette tricherie. Si on lui fixait une date, elle savait qu’elle pouvait y ajouter deux jours sans nuire à la bonne marche de la société, ce qui lui permettait de contrôler jusqu’au dernier instant et remettait un dossier parfait.
    Évidemment, ses exigences maladives éloignaient d’elle tout prétendant qui réalisait très vite qu’en choisissant Rose, chaque jour de leur vie commune, il s’exposait à passer au scanner impitoyable de son aimée. Qui était prêt à subir un tel contrôle permanent ? Personne en vérité. Le vide se faisait autour d’elle. Jamais de repas entre amis, au restaurant, jamais de soirée au cinéma ou au théâtre, ses commentaires constants gâchaient le plaisir des gens autour d’elle. Elle ne se gênait d’ailleurs pas pour adresser ses réflexions et ses reproches aux serveurs, et remplissait la page du livre d’or de ses avis impitoyables. Il faut leur dire, sinon à quoi servirait d’interroger leurs clients, si chacun garde pour lui ses sentiments ? Le personnel ne pourrait pas corriger ses manques, ses erreurs ! En se taisant vos opinions , vous ne leur rendez pas service, déclara-t-elle à la fin du seul repas de fin d’année auquel elle participa

    L’éternelle mécontente dut admettre que son caractère si particulier la condamnait à la solitude et au célibat. Ce fut difficile au début, mais elle finit par s’habituer à sa situation. Cela signifiait qu’elle était particulière, qu’elle n’était pas comme les autres. Elle n’avait pas à changer de comportement, c’était aux autres de se corriger pour lui ressembler.

    Les années passèrent sur elle, elle vieillit en dépit des crèmes anti-rides, des teintures, des séances de gymnastique. Elle refusait d’imposer aux autres le spectacle de sa déchéance. Aussi, elle s’enferma chez elle. Dans une solitude extrême. Elle se fit livrer ses provisions sur le palier, tous les deux jours, elle achetait régulièrement de nouveaux vêtements car elle ne supportait pas de se voir négligée dans son miroir. Elle était ainsi, ni elle ni personne ne pouvait la changer.

    Elle mourut d’un infarctus, ignorée. L’odeur épouvantable alerta les voisins qui appelèrent les pompiers. On défonça sa porte, on ouvrit les fenêtres et on glissa son corps dans un sac de plastique fermé par une fermeture-éclair. Quelqu’un remarqua que si elle s’était vue dans cet état déplorable, elle serait entrée dans une colère folle. Un autre ajouta qu’elle aura tôt fait de transformer le paradis en enfer, avec son maudit goût de la perfection.


     Le 02 09 2021 : Le lys :

    Voilà douze ans qu’elle est entrée dans ma vie et je suis immédiatement tombé en amour de son sourire dont elle ne se départit jamais. Un sentiment nouveau et pur, un amour de papy. Je découvrais ce que Victor Hugo nommait l’art d’être grand-père. Elle bouleversa ma vie, je laissai tomber mes lectures austères pour entrer dans la vie de Petit-Ourson, de Dora. Mon univers se peupla de licornes et de poneys à qui il fallait sans cesse inventer des histoires. Quand j’allais la voir, ses yeux s’illuminaient comme un jour de printemps et mon cœur se secouait comme pris d’un fou rire irrépressible.

    Je lui lisais tant et tant de fois ses livres cartonnés qu’elle les savait par cœur. Elle me corrigeait immédiatement quand je m’amusais à modifier l’ordre des mots ou que je tentais un jeu de mot : Il goutte des tombes, lui disais-je et elle riait. La nuit est tombée : boum ! Et elle s’esclaffait, nul besoin de lui expliquer, elle saisissait les nuances et nous nous en amusions ensemble. De ces heures de lecture, il lui est resté la passion des livres, elle s’est mise à l’écriture et me surprend par son imagination.

    Elle a grandi comme un grand lys, silencieuse et douce, sa présence auprès de moi m’apporte une paix bienfaisante dont j’ai le plus grand mal à me passer. La même affectueuse connivence nous lie, le goût des lectures, des mots.

    Je crois bien ne l’avoir jamais vue en colère, pas de caprice de gosse. Ce qu’elle fait, elle le fait bien. Elle voudrait que tout soit parfait dans son monde. Pas étonnant qu’elle se destine au bien-être des animaux. Elle voudrait devenir vétérinaire, vivre avec les chevaux, diriger un centre équestre et transmettre sa passion. Je ne doute pas qu’elle y parviendra car les chevaux l’ont sauvée. En abordant l’adolescence, elle fut prise d’un mal étrange et terrible : elle refusa de s’alimenter, sombra dans une sorte de mélancolie mortifère, se cloîtra dans un mutisme épouvantable. Elle maigrit beaucoup et s’éloigna de nous. Le hasard voulut qu’avant sa maladie, nous avions retenu un stage de cheval pour les vacances d’été. Les médecins lui présentèrent une sorte de chantage : Tu es si faible, tu as tant décliné qu’il serait dangereux de te faire mener un cheval pesant plusieurs quintaux. Tu n’aurais pas assez de force. Elle entendit le message.

    Lola recommença à manger et reprit le goût de vivre. Il était juste temps. Nous, ses parents et grands-parents, nous ne dormions plus. Sa mélancolie est partie comme elle était venue. Sans doute voulut-elle arrêter là notre douleur.

    Son sourire revint, elle reprit ses passions là où elle les avait laissées : l’écriture, la lecture, les études, le sport, la piano qu’elle apprend seule.

    Me croiriez-vous si je vous disais que je suis fou d’elle, que je prie chaque jour pour que son chemin ne soit pas semé d’embûches, pour que sa vie soit belle.

    Je donnerais tout ce que je possède pour l’accompagner encore quelques années, comme quand elle était petite et me guidait vers les rayonnages de la bibliothèque en me tirant pas la main.

    Et savez vous ? Lola, a une sœur, toute à son opposé. Une petite diablesse vive et malicieuse, impatiente, curieuse de tout, bavarde, cocasse, attachante. Lola possède le secret du silence, Jeanne celui de l’innocence.

    Sans elles, je suis certain que j’aurais depuis longtemps jeté mes rames et que j’aurais accueilli la fin sereinement.


     Le 01 09 2021 : L’ivresse du pouvoir.

    Il n’est pas que l’amour qui rend fou. Avec raison, on parle d’amour fou, un sentiment qui fait justement perdre la raison. On voit ainsi des femmes dignes d’un royaume tomber amoureuses d’un bougre quelconque, pourri de vices. Par une curiosité du langage on dit tomber en amour quand on s’élève au septième ciel. Quand il s’agit d’amour, même le vocabulaire est fou. Le poète Aragon trouve quelque exaltation dans l’expérience d’aimer à perdre la raison. Étienne Roda Gil et Julien Clerc trouvent une beauté dans la douleur subie en aimant dans Souffrir par toi n’est pas souffrir. Le masochisme devient admirable.

    L’exercice du pouvoir engendre d’autres folies. L’Histoire des nations fourmille de cas où un despote perd les pédales, se comporte soudain en despote, en dépit de tout raisonnement. Il piétine les promesses faites au peuple et, une fois sur le trône, oppresse, réprime, sanctionne, exerce sa cruauté sans rendre de compte. Ainsi Caligula qui avait promu consul son cheval Incitatus, qui se réjouissait d’inspirer la terreur et qui, en quatre ans de règne. Ce personnage dépeint par Camus voulait être considéré comme l’égal des Dieux, il n’hésite pas à faire exécuter les membres de sa famille, les consuls de Rome et tous ceux qui lui déplaisent.

    Plus près de nous, sous le troisième Reich, alignés derrière leur Führer, une foule de militaires et de fonctionnaires allemands se livrèrent aux plus insoupçonnables actes de barbarie envers les handicapés, les Juifs, les Tziganes, et les opposants au régime nazi. Autour d’Hitler gravitaient des historiens, des artistes, des philosophes, des écrivains, une élite intellectuelle qui aurait dû, par son intelligence ou sa sensibilité, au moins tenter de ramener le dictateur à la raison. Mais non, le Chef entraîna son peuple à la ruine et, si l’on excepte une tentative d’assassinat manquée qui coûta une longue série d’exécutions, la plupart des fanatiques suivirent leur chef jusqu’à sa mort. Après son suicide, le mythe perdura pendant des années. Comme le Christ, Hitler ne pouvait pas mourir.

    D’autres dictateurs de tous bords, à droite et à gauche sévirent en Amérique du Sud, en Asie, en Russie, en Afrique, ce qui prouve que la démence provoquée par le pouvoir ne dépend pas du degré de civilisation du pays concerné. Il suffit qu’un homme déterminé se lève et il trouvera derrière lui des armées de bras prêts à le servir aveuglément. La fascination de la folie est une notion également répartie sur notre Terre.

    Le pouvoir et l’amour ont ceci en commun, ils mènent pareillement les hommes à la démence. L’œuvre de Shakespeare, de Victor Hugo, des Classiques et des Romantiques montre des héroïnes et des héros prêts à tuer pour les beaux yeux de leur amour.
    Et nous, témoins de ces excès, avouons le, nous nous prenons à aimer ces amants maudits, ces gouvernants contestés, ces histoires de passion fatale.
    L’homme simple admire ceux qui osent, ceux qui vont jusqu’au bout de leur ambition, de leurs rêves absurdes, quoi qu’il en coûte.

    En assistant à la destruction sauvage de notre monde et de ses populations, personne ne dresse l’index vers le ciel. Les voies du Seigneur sont impénétrables. Ne cherchez donc pas à comprendre et continuez de prier et de vénérer Dieu. Ne vous éloignez pas du troupeau. Marchez au pas, le bruit des bottes a toujours empêché de penser.


    Le 31 08 2021 : L’appel du large.

    Qui n’a jamais ressenti l’appel du large ? Qui n’a jamais eu envie de prendre le large ? De s’éloigner de sa vie actuelle et de partir ?

    D’abord, on ne prend pas le large, c’est le large qui nous prend pour nous perdre au beau milieu de l’immensité bleue, au milieu de l’uniformité, au milieu de nulle part. Ensuite, au large, la mer n’est guère plus différente qu’à deux-cents mètres de la rive. Alors, pourquoi ne pas se planter sur la plage, le dos à la terre et se plonger dans la contemplation de l’horizon ? Pas besoin d’endurer le mal de mer et les dangers des éléments déchaînés. 

    À moins d’apprécier le danger et avoir le goût du risque et de la montée d’adrénaline ? Ce n’est pas cela que l’on recherche. Celui qui prend le large veut simplement recommencer une autre vie. Ne nous trompons pas, si son ambition était de se confronter aux vents et aux tempêtes, il resterait toujours sur son bateau, comme Bernard Moitessier, parti pour se mesurer à la nature et à lui-même, tenter une expérience extrême pour mieux se connaître et vivre enfin en harmonie avec le monde. Changer d’environnement, de fonction et pourquoi pas de famille ?

    En un mot, renaître vierge, ailleurs et différent. Renaître adulte, avec la possibilité de choisir son destin, de diriger sa vie en connaissance de cause, avec l’apprentissage acquis pendant des années d’existence terne et insatisfaisante. Changer de milieu, de décor, de pays, se créer de nouveaux amis, un nouveau métier, guérir de ses frustrations. C’est ce que vise le candidat au départ définitif. Mû par le fol espoir qu’en migrant vers un ailleurs idéalisé, loin, très loin, il laissera derrière lui toutes les contraintes, les chaînes qui emprisonnaient ses rêves.

    Faut-il absolument franchir le Rubicon ? Faut-il risquer de tout perdre ce que l’on a si difficilement engrangé? L’herbe et les hommes ne sont pas meilleurs ailleurs, la vie n’est pas plus belle derrière l’horizon. C’est en soi qu’il faut chercher le vrai changement. Diogène avait trouvé le bonheur dans le renoncement de tout, dans la pauvreté et la solitude. Il se contentait de ce que lui offrait la nature, il vivait dans une jarre (et non pas un tonneau), il observait la course des astres. Il malmenait tous ceux qui venaient interrompre ses méditations, fussent-ils les plus puissants du monde. Ainsi, un jour qu’Alexandre-le-Grand admiratif devant cet ermite, lui demandait ce qu’il pouvait faire pour lui, Diogène répliqua sèchement : ôte-toi de mon soleil.

    Diogène avait choisi de prendre le large à sa façon, en prenant ses distances avec ses semblables, avec leurs usages, leurs lois, leurs religions, leurs valeurs. Il s’était créé un univers simple et austère. Il vivait parmi les autres plus seul qu’un marin perdu en mer.

    On peut donc prendre le large en trouvant de nouvelles clés du monde qui nous entoure, chez soi, parmi les siens, avec ceux qu’on aime et qui nous aiment. La fuite ne résout rien de nos problèmes. Il faut les analyser dans le calme, à l’endroit où l’on vit, les comprendre et chercher en nous les solutions.


        Le 29 08 2021 : Les jeux dangereux. (message à la jeunesse).

    Quand j’entends quelqu’un, souvent un homme, déclarer avec un sourire indulgent : vous comprenez, j’étais jeune, rebelle, j’étais fou, j’ai commis beaucoup de bêtises (il utilise un autre mot), moi aussi, je ris, je ris jaune. Je ne comprends pas pourquoi un jeune s’autoriserait à outrepasser les lois en prétextant son âge. À priori un être qui ne s’est pas encore frotté à la dure réalité de la vie en société, à la jungle du marché du travail, n’aurait aucune raison d’en vouloir à qui que ce soit. Ses parents sont là pour le protéger, pour satisfaire ses envies et l’accompagner dans ses projets. De quel droit s’autoriserait-il à dégrader le voiture de son père ou de son voisin confronté aux mêmes difficultés. En mai 1968, mois de toutes les libertés et de tous les excès, les fils-à-papa montraient la même violence que le petit peuple. Pourquoi ? Ils n’avaient aucune revanche à prendre sur une société prête à les accueillir.

    L’adolescent qui refuse le modèle paternel n’est pas obligé de le tuer de chagrin. Il ne devrait pas, non plus, avoir besoin de se détruire par des jeux dangereux : la délinquance, la drogue, la paresse. La vie passe comme un bulldozer, elle doit passer et n’arrête pas sa course parce qu’un individu traîne les pieds, elle l’écraserait plutôt. Ce n’est pas en boudant que l’on peut changer l’humanité qui, à bien voir, n’a guère évolué depuis Cro-Magnon. N’ajoutons pas aux conflits perpétuels celui des générations. Jeunes gens, un jour ou l’autre, il vous faudra bien faire comme tout le monde, vous marier, avoir des enfants à élever, à supporter, à aimer. C’est la loi de la nature. Vous n’y échapperez pas. Personne n’y échappe et ceux qui tentent la gageure sont les plus malheureux. Ils gâchent leur existence en ressentiments et en regrets. Ce métier-là, celui de parent, on commence à l’apprendre sur les bancs de la maternelle. Les enfants sont des éponges, ils apprennent en observant.
    Que ne gardez-vous la candeur de l’enfance ? La pureté, la naïveté, l’empathie ? La raison est déchiquetée plus tard par la montée d’hormones !
    La révolte destructrice est un alignement de dominos. La chute d’un seul pion provoque l’effondrement des autres. Et comme il faut toujours désigner un responsable à ses maux, on va chercher parmi les plus faibles et c’est ainsi que naissent le racisme, les pogroms, les ratonnades, les saucissonnages de petits vieux (ces salauds qui gardent leurs économies entre leurs draps). Ces parasites, ces égoïstes, ces improductifs, ces sangsues qui compromettent l’avenir des jeunes avec les crédits à rembourser, les EHPAD à payer à leur place, la pollution, les guerres et tout le reste !
    On ne condamne pas l’agneau qui s’écarte du troupeau, on s’efforce de le ramener parmi les siens. C’est ce que je tente de faire, avant qu’il ne soit trop tard… pour moi et peut-être aussi pour mes enfants. Et je déclare à cette belle jeunesse qui se désole : il n’est qu’une seule façon de vous en sortir : travailler, lutter avec votre bulletin de vote, veillez à resserrer les liens avec les vôtres.
    La haine de l’autre est une forme du totalitarisme. Or, la dictature ne laisse pas d’autre alternative à l’individu que le rôle du bourreau ou celui de la victime. Deux malheurs aussi douloureux.

    L’amour de votre prochain (jeune ou vieux) est le seul moteur de votre émancipation. Songez-y.


    Le 28 08 2021 : Le grand amour de Luka :

    À dix-sept ans, la vie sentimentale de Luka était un désert. Il n’avait jamais été aimé et, par conséquent, ne s’était jamais risqué à aimer. Non pas qu’il fût misanthrope ou imperméable à la beauté féminine, c’était même un constant feu d’artifice d’émotions mais la peur de souffrir, la crainte du ridicule, la terreur de l’échec, tout cela le maintenait à distance de toute velléité d’amourette. Il se sentait pas digne d’intéresser une jeune fille, à moins qu’elle se fût passionnée par les bizarreries de la nature. La Belle et la bête est une magnifique fable qui fait rêver les lauderons, mais hélas, ce n’est qu’un histoire inventée par un poète. Cela n’existe pas, ou si peu…

    Luka n’était pas franchement laid, la nature l’avait pourvu de tout le nécessaire mais elle devait être pressée de se débarrasser de la tâche, elle avait bâclé le travail. Le nez trop gros, trop rouge, trop long, saillait du visage comme une lave incandescente. Il lui tirait les chairs et le coin des yeux ce qui lui donnait un air sournois. Sa bouche n’était qu’un trait de canif en travers du mince espace ménagé entre la base de son nez et son menton fuyant. Aucune chance de trouver l’amour. Il n’avait ni la fortune ni la noblesse, ni la notoriété de Don Salluste pour faire estomper la disgrâce de sa face. Le ver de terre amoureux d’une étoile avait tout intérêt à se résigner à la solitude sous peine d’endurer un calvaire.

    Heureusement, s’il n’avait pas d’amoureuse, Luka avait un ami, un seul, un frère qui se désolait de le voir malheureux comme les pierres. Julien, (c’est ainsi que se nommait cet autre lui-même), ne voulait pas assister au calvaire sans tenter d’aider son ami. Il tenta de trouver une généreuse intrépide dans son cercle de connaissances pour verser un peu de miel sur les plaies de Luka. Il se montra si persuasif que trois ou quatre demoiselles acceptèrent de venir à son secours, mais, au dernier moment, elles tournèrent les talons. Une jolie fille se discrédite en acceptant la compagnie d’un garçon aussi mal fichu, en ramassant ce que les autres ont dédaigné.

    Loin de se décourager, Julien se jura de persévérer jusqu’au succès de son entreprise. C’est Francis Bacon qui lui inspira une stratégie innovante. Le professeur d’arts plastiques leur avait parlé de la notion relative de beauté. Il avait projeté au mur des reproductions des œuvres du peintre dépressif et démoralisant. Les œuvres exerçaient une fascination sur certaines camarades féminines qui ne pouvaient détacher leur regard des silhouettes en décomposition, des gélatineux visages difformes. Il surprit même Noémie en train de voler une photographie dans le sac de l’enseignant pour la contempler dans le secret de sa chambre.

    Alors, il commença à répandre le bruit que Luka ne cherchait pas d’aventure car une princesse lui vouait un amour exceptionnel, immense. Une de ces passions qui balayent tous les obstacles et qui pourrait s’inscrire dans la liste des romances légendaires. Il l’avait rencontrée en vacances dans le Lubéron. Elle se promenait sur un chemin isolé, brûlé par le soleil. Elle s’était tordu le pied sur un caillou et il l’avait soutenue jusqu’à la grande maison où elle vivait avec son père, un riche veuf. Luka l’y avait déposée, puis pendant quinze jours, il revint prendre de ses nouvelles et passait de longues heures à bavarder de choses et d’autres. Elle lui raconta qu’elle n’avait pas d’amis, tous les garçons qu’elle croisait n’en voulaient qu’à son argent. Elle portait sa richesse comme une croix car elle révélait la laideur de la nature humaine.

    En septembre, de retour à Paris, les deux jeunes-gens perpétuèrent leurs rencontres qui devinrent un rite indispensable. Ils ne pouvaient plus se passer l’un de l’autre, ils vivaient l’un pour l’autre. Voilà la fable imaginée par le brave Julien et les filles du lycée réagirent comme devant les Trois études pour une crucifixion du peintre britannique. Subjuguées, elles posèrent un autre regard sur Luka. Elle lui trouvèrent une élégance rare, un charme pareil à celui de Serge Gainsbourg aimé des plus belles femmes. Et ce fut à celle qui le séduirait la première. Chacune voulait y goûter pour vérifier que la réalité était à la hauteur du mythe. Luka finit par céder à Berthille, une brillante élève de terminale qui s’éprit de lui. Ils s’aimèrent longtemps, ils se marièrent et n’eurent pas d’enfant car Luka redoutait par-dessus tout de transmettre sa laideur à son enfant et d’en faire un malheureux. Le jeune couple adopta deux bébés qu’ils élevèrent dans l’amour et la tendresse.

Avec l’âge, le visage de Luka s’adoucit et il finit par devenir presque beau.    


 Le 27 08 2021 : Le courage de la nuance.

    La nuance, voici bien une notion honnie en nos temps de certitudes. C’est ce que nous explique Jean Birnbaum. Sur nos écrans, personne ne s’aventure à dire Je ne sais pas, il faut prendre le temps. Chacun assène ses convictions et ne supporte aucune contradiction. Tout est blanc ou noir, le gris n’existe pas, pas de place au doute. Les réseaux sociaux n’y sont pas pour rien. Avant les tribunaux, les malheureux impliqués se voient condamnés à la honte et exécutés en deux trois et mouvements. L’important n’est pas de comprendre mais d’exprimer son avis avec force, de pointer du doigt, de frapper du poing sur la table, de hurler le plus fort et, si possible, d’être le premier à dénoncer. C’est ainsi que des êtres fragiles sont poussés au bannissement, à l’hôpital psychiatrique, au suicide, sans jamais avoir commis la moindre faute, sur un simple soupçon.

    Le monde serait bien plus agréable si les humains adoptaient l’idée de la nuance. Tout n’est pas blanc immaculé ou noir de noir. Entre les deux, il y a toute une palette de gris. Un artiste peut être à la fois un admirable écrivain qui révolutionna son art et un sombre salaud raciste comme Louis Ferdinand Céline. Les deux facettes de cet homme ne pouvaient pas coexister après la libération. Il devait être soit le génie de la littérature moderne, soit le sale collaborateur xénophobe et fervent nazi. Aujourd’hui encore, près d’un siècle plus tard, on se bat bec et ongle pour lui tresser des couronnes d’épines ou pour le louer sans nuance.

    Sans savoir, sur une rumeur ou une approximation, on jette l’individu dans l’acide de la calomnie. Cette gangrène atteint particulièrement les hommes politiques. Ils sont nombreux, ceux qui ont vu leur carrière brisée par des tribunaux populaires nourris par la presse à scandale : Pierre Beregovoy, Dominique Baudis et tant d’autres, et non des moindres ont été souillés par la haine populaire sans pouvoir se défendre.

    Sans faire preuve ni d’angélisme ni d’acharnement aveugle, il faut nuancer. Écouter les uns et les autres, faire la part des choses, se garder de toute certitude hâtive, essayer de comprendre. Les combats politiques favorisent tous les coups bas, les médisances, les rumeurs. Calomniez, calomniez, il en restera toujours quelque chose. Cette arme nauséabonde est très prisée en période électorale ne nous donne pas une image très plaisante de la politique. Elle est efficace car la masse crédule et gourmande de calomnies se délecte de tout sans s’interroger, elle ne s’étonne de rien, ne modère rien.

    Imaginez-vous un débat où l’un des participants dirait : je ne sais pas, nous ne savons pas, d’où tenez-vous votre certitude ? Nous nous trompons peut-être. Bien sûr, Napoléon organisa la France, bien sûr, il imposa notre pays dans le monde, mais il fut aussi un esclavagiste à un certain moment de son règne. Il brada nos possessions en Amérique, il sacrifia des milliers de soldats à son rêve de grandeur. Bien-sûr, il ne mérite pas les lauriers que l’on a posés sur sa tête, mais il ne mérite pas le bûcher qu’on a dressé pour lui. Il a été à la fois l’un et l’autre.

    Quand un chef d’état se trompe, de bonne foi ou par machiavélisme, ses erreurs se comptent en morts et en drames humains. Il en va ainsi pour la quasi-totalité des utopies. Et pas seulement : combien de déchirements et de cadavres sur le chemin de la décolonisation ? Les plaies ne sont pas encore refermées.

    Rien n’est entièrement blanc ou noir. Pratiquer la nuance aiderait à mieux comprendre l’autre, car la nature humaine est complexe : elle est à la fois généreuse et cruelle. Le En même temps évoqué par notre président. Les gens ne veulent pas piétiner systématiquement les dépouilles pour se construire une carrière. Heureusement, l’âme humaine est généralement propre et l’erreur de jugement est à la fois le propre et le sale de l’homme.


    Le 26 08 2021 : On ne redresse pas l’arbre tordu.

    Il est de ces hommes qui sont toujours en chasse, toujours aux aguets, toujours affamés d’aventures nouvelles. Chez lui, Nathan avait pourtant tout ce qu’il pouvait attendre de la vie. Une gentille épouse qui lui avait donné une adorable Chloé, une petite blonde au sourire facile, d’une vivacité pétillante. Il avait acheté un appartement bien situé dans une ville de préfecture, dans une agréable région dotée de toutes les commodités que l’on est en droit d’attendre. Le taux de chômage l’avait épargné, il n’était pas allé bien loin dans ses études mais il occupait un emploi de commercial dans une PME et s’y accomplissait. D’un abord agréable, il réussissait à nouer des liens privilégiés avec chacun, il souriait, il exerçait son humour bonhomme, il avait toujours une blague à raconter pour établir un climat de confiance avec ses clients. La chance le privilégiait, il le reconnaissait. Alors, quel besoin avait-il de mettre en danger tous ses acquis ? Pourquoi ne pouvait-il pas repousser les tentations ? Toutes celles qui l’approchaient devenaient ses proies, son instinct de prédateur était toujours en éveil.

    Cette appétit de conquêtes concerne souvent les êtres qui ont enduré une enfance difficile, des gamins mal aimés, non désirés par leurs parents, des petits malheureux qui veulent combler un déficit d’affection. Mais cela ne coïncidait pas avec ce que Nathan avait connu. Issu d’un milieu modeste, il avait un frère cadet avec lequel il s’entendait bien, des parents aimants. Les psychologues n’auraient rien trouvé à gratter dans son passé.

    Son tableau de chasse était considérable, tout ce qui portait jupons l’intéressait : les secrétaires de ses clients, la boulangère, la voisine d’en face, la factrice, il courtisait sans relâche et ses efforts étaient souvent couronnés de succès. Il papillonnait de l’une à l’autre, sans se dissimuler, sans crainte de détruire son foyer, de perdre son épouse qu’il aimait et sa petite qu’il adorait.

    C’est ce qui arriva. Un jour, sa femme vida les poches d’un de ses pantalons qu’elle devait porter au pressing. Elle y découvrit une feuille de papier pliée en huit, une lettre rédigée par une femme, une élégante écriture ronde comme un ventre de parturiente. Elle perçut sa découverte comme une balle en plein cœur. Elle crut que sa poitrine allait exploser. Elle passa par toutes les émotions, l’incrédulité, la colère la haine, la jalousie, le désespoir. Elle fut tentée de poser les valises de son homme sur le seuil et lui interdire l’accès du domicile conjugal. Mais Christine était une femme réfléchie, elle n’allait certainement pas s’abandonner à un geste inconsidéré. Elle fit bonne figure pendant quatre jours. Vaillamment, elle ne laissa rien transparaître de sa détresse, jusqu’au soir où, pendant le dîner, elle aborda le cruel sujet avec un calme admirable.

    Elle posa devant devant lui la maudite lettre : Je sais tout, mon chéri, ce n’est pas la peine de tenter d’inventer des histoires, je ne t’ai jamais menti et je te demande d’agir de même avec moi. J’ai bien analysé la situation et voilà le résultat de mes réflexions.

    A : je ferme les yeux pour cette fois parce que je t’aime mais tu te croiras autorisé à me tromper éternellement. Cela, je le refuse.

    B : Nous entamons une procédure de divorce et nous brisons des années de bonheur. Pour te punir, je te pourrirai l’existence, je t’empêcherai de voir ta fille, je déménagerai très loin, à l’autre bout de la France afin que tu ne me retrouves pas. Mais je ne veux pas vivre dans la haine et la vengeance, cela ne me convient pas.

    C : Comme ma vie est fichue, je te tire une balle dans la tête avant de me tuer. Notre bébé paiera la faute de son père mais je ne veux pas qu’elle souffre de ton inconstance. Je ne veux pas plus être la seule victime de tes incartades.

    Voilà, pense à tout cela. Pour une fois, réfléchis à tes actes et au mal que tu nous infliges. Je te laisse trois jours pour me communiquer tes conclusions.

    Nathan s’effondra, en pleurant, en sanglotant, il balbutia qu’il n’avait pas besoin de trois jours pour répondre. C’était tout vu. Il était un monstre, il regrettait, il se fustigeait, il se frappa la poitrine, il jura, il tomba à genoux, il enlaça les jambes Christine, il la supplia de lui accorder une seconde chance, le dernière.

    Émue, la pauvre épouse pardonna, pour elle, pour lui et pour son enfant. La vie reprit son cours. Pas comme avant. Dorénavant, Nathan se montra plus prudent, il prit soin de vider ses poches avant de mettre ses vêtements dans la corbeille de linge sale, il effaça de son répertoire téléphonique les numéros compromettants, il appela ses maîtresses depuis le bureau. Cette prudence obligée ajoutait un peu de pigment à l’affaire.
    Malgré sa vigilance, Christine ne découvrit rien de suspect, elle finit par croire que la leçon avait porté ses fruits.
    Les années passèrent, la petite Chloé quitta la maison pour suivre ses études en Italie où elle rencontra un gentil garçon qu’elle épousa. Le jeune couple s’établit à Rome.
    Quatre ans avant sa retraite, Christine tomba amoureuse d’un collègue de travail, un veuf avec qui elle se mit en ménage. Nathan souffrit un peu mais se consola avec sa dernière maîtresse qu’il trompa aussitôt. Un jour, il figura dans les faits divers : un mari jaloux le renversa en voiture. Christine pleura un peu.

    Personne ne change jamais. On ne redresse pas un arbre qui pousse tordu. Aucun tuteur, aucun étai ne peut corriger ses vices. De même, quand on est cavaleur, on le reste jusqu’à sa mort.


 Le 25 08 2021 : Pour garder ses amis :

    Henri ne pouvait pas garder ses amis : un à un, un jour ou l’autre, ils finissaient par le quitter. Sans qu’il puisse comprendre pourquoi, alors qu’il se croyait lié à eux par une belle et solide relation humaine, ils ne l’invitaient plus à boire le verre de l’amitié, ils l’oubliaient quand il y avait quelque événement à célébrer, ils ne lui téléphonaient plus pour prendre de ses nouvelles ni pour le renseigner sur leur santé. Au soir des matchs de foot, ils ne l’appelaient plus pour commenter la partie.

    Il ne comprenait pas comment s’était creusé ce vide autour de lui. Même en cherchant bien, il ne trouvait pas ce qui déplaisait soudain en lui. Il s’était toujours montré serviable, disponible. Son ami laissait-il sa voiture au garage pour une révision, il allait le chercher chez le mécano pour lui éviter de marcher, il l’accompagnait au supermarché. Il n’était pas du genre à laisser quelqu’un dans l’embarras. Cela, personne ne pouvait le lui reprocher. De même, il savait écouter les autres quand ils avaient besoin de confier leur mal-être.

    Henri savait se montrer enjoué, il connaissait des tas de blagues et savait les raconter. Au début, pendant quelques mois, il avait constaté qu’on appréciait sa joyeuse compagnie. Alors qu’est-ce qui avait changé dans son attitude pour ainsi rebuter son entourage ?
    Quand il se sentait en confiance, il abordait avec passion les sujets qui le tenaient à cœur, il évoquait la politique, il analysait les décisions des dirigeants, il applaudissait ou condamnait avec une grande conviction.

    La politique et la religion. Il ne comprenait pas que Dieu soit souvent mêlé aux plus terribles massacres depuis la découverte de l’Amérique par les conquistadors. Selon lui, la foi n’était qu’un prétexte d’asservissement et cela ne signifiait rien d’autre que Dieu était une invention humaine, un moyen de dominer l’autre. Aussi, il déclarait ouvertement son athéisme, il ne priait pas à l’église et répétait qu’à sa mort, il ne voulait pas de bénédiction ni de curé. Un trou dans la terre et au revoir. Pas de requiem, pas de goupillon, pas de croix, pas de simagrées car il n’était pas dupe. Quand il se lançait dans ses protestations, sa voix tremblait de colère, il enrageait. Et ce qu’il se passait dans les églises avec cette vague d’abus d’enfants n’était pas fait pour le calmer.

    Sa sincérité finissait par heurter. Et pourtant il ne se l’autorisait qu’avec ses amis, parce qu’ils étaient ses amis et qu’on peut tout dire à un ami. Ce constat brutal suscita des interrogations. On se trompait sur l’amitié, on ne pouvait pas exprimer toutes ses opinions, l’intolérance n’épargnait pas ceux qu’on croit des vrais amis. Il faut savoir mordre sa langue, ménager ses confidents, si on veut les garder.

    Il fit le tour des trois ou quatre anciennes relations les plus chères, celles dont l’éloignement l’avait le plus affecté. Il les invita à fêter sa retraite, il avait préparé un banquet dans un restaurant réputé de la ville. Il avait commandé un orchestre pour que les convives puissent danser. Des camarades de travail avaient accepté de venir avec leurs épouses, des gens sympathiques avec lesquels on ne s’ennuyait pas. Il saurait se montrer reconnaissant envers ceux qui participeraient à sa soirée. Et tous promirent de venir. Il allait devoir payer le repas et la location de la salle, l’orchestre et tout le reste dans le seul objectif de récupérer ses quelques vieux amis les plus précieux. Mais il ne regrettait pas les frais conséquents qu’il avait engagés. Cela valait le coup.

    Après cette célébration, on recommença à le revoir, à le recevoir, à partager un verre, un gueuleton, une partie de cartes ou de pétanque. Jour après jour, il se fit admettre de nouveau, il se lança dans la reconquête de ses amis. Désormais, il redevint l’habitué de toutes les réunions de copains. Il avait de quoi occuper agréablement sa retraite.
    Et quand on abordait les sujets délicats de la foi ou de la politique, il se détournait en souriant aimablement :
    _ Pardon, mais vous savez moi, je n’y connais rien, moi, au Bon-Dieu et aux grands de ce monde…
    Il avait compris que, pour garder ses amis, il ne faut jamais imposer les sujets maudits : la politique et la religion.


 Le 24 08 2021 : Lettre d’un inconnu.

Élisabeth était à sa fenêtre. En ce printemps, comme tous les jours, dès les premiers rayons du soleil, elle arrosait ses géraniums accrochés à la rambarde.

    Les passants qui longeaient le trottoir la connaissaient, ils lui adressaient un signe de la main. Dans le quartier, on aimait bien mamy Élisabeth. Tout le monde la nommait ainsi bien qu’elle n’eut jamais d’enfant et encore moins de petits-enfants. Elle était devenue Mamy depuis longtemps, depuis que ses cheveux avaient commencé à blanchir, pour cela et parce qu’elle était gentille et douce comme une grand-mère. Elle aurait bien voulu avoir un petit-enfant, un garçon ou une fille bien à elle, mais ça ne s’est pas fait. C’était son destin et il n’y avait rien à faire contre cela. Elle n’avait jamais ressenti le besoin impérieux de chercher un mari. Elle avait rencontré deux ou trois jeunes-hommes avec qui elle avait entretenu une tendre amitié, elle avait même flirté avec l’un d’eux mais cela n’avait pas duré. Peut-être avait-elle manqué de fantaisie, elle s’était montrée trop sage, trop sérieuse. Elle avait eu peur de s’engager. Il s’était éloigné, lassé d’attendre. Et les années avaient défilé rapidement, trop vite, comme un esquif livré au courant. Elle se consola en s’occupant des gamins des autres, elle choisit le métier d’institutrice.

    Ce matin-là, de son premier étage, elle distingua un homme inconnu qui semblait venir dans son immeuble. Il marchait courbé par le poids des ans, il n’était pas cassé, simplement fatigué, un peu usé. Sans lever la tête vers elle, il entra dans le hall et en ressorti aussitôt. Elle n’avait pas eu le temps de découvrir son visage. Il repartit de l’autre côté de la rue et disparut. Étrange, songea-t-elle, cet inconnu remuait en elle une sensation bizarre, comme si un courant d’air frais l’avait caressée pendant dix secondes. Elle avait lu quelque part que les défunts se manifestaient ainsi, par un frôlement, par un soupir venu de l’au-delà. Elle haussa les épaules et oublia ce promeneur.

    À onze heures, comme chaque jour, elle descendit pour relever son courrier. On ne lui écrivait pas souvent. Des factures pour l’eau et l’électricité, des publicités, le bulletin municipal, les avis d’impôt. Au début de l’année, on lui expédiait des vœux, de moins en moins car ce n’était pas resté dans les usages. Pareil pour les cartes postales de vacances. Seule sa collègue enseignante perpétuait l’habitude, elle lui envoyait des vues du Lubéron, des torrents, des champs de lavandes, des ruelles de vieux villages. Cette année, elle n’avait pas reçu de carte car Josette s’était mise à l’ordinateur et avait préféré lui expédier des photos pas mail. Selon elle c’était plus simple. Dommage…
    Dans sa boîte à lettres, elle trouva une enveloppe non affranchie. Elle pensa aussitôt au monsieur entrevu ce matin, ce ne pouvait être que lui. Il n’avait fait qu’entrer et sortir. Élisabeth n’ouvrit pas immédiatement le pli, elle préféra le lire chez elle, au calme.
    Elle s’installa derrière la table du salon et glissa un coupe papier dans le pli de l’enveloppe. Une longue lettre rédigée à la main, d’une belle écriture penchée en avant, comme celui qui l’avait calligraphiée. Pas d’entête ni d’adresse de l’expéditeur. Une photo graphie en noir et blanc faite en studio représentait un jeune homme blond, debout, un livre à la main. Il fixait gravement l’objectif. Une certaine tristesse dans les yeux. Il lui sembla qu’elle avait croisé la route de ce garçon, peut-être l’avait-elle connu ? En quelles circonstances ? Non, son visage lui parlait un peu mais ce n’était peut-être qu’une impression trompeuse. L’auteur du courrier expliquait qu’un jour de mai 1965, il l’avait remarquée dans le train de banlieue, entre la gare Saint-Lazare et Saint-Germain- en Laye. Ils avaient fait le voyage face à face, sans s’adresser la parole. Il l’avait trouvée très belle mais n’avait pas osé l’aborder. Leurs regards s’étaient croisés deux ou trois fois et à chaque fois, il crut que son cœur allait exploser dans sa poitrine.

    Il ne l’avait jamais oubliée et, pendant des années, il l’avait cherchée vainement. Sa vie n’avait été qu’une longue quête. Il guettait les jeunes femmes dans la rue, longtemps, il emprunta le même train, aux mêmes heures, puis le train précédent, puis le suivant. En vain. Il hanta les abords de la gare, l’avenue marchande, les galeries commerciales de la ville. Elle semblait avoir disparu et il finit par croire qu’elle avait été emportée par une maladie fatale ou qu’elle avait déménagé au loin. Elle avait trop envahi son esprit pour qu’il se préoccupât d’un autre amour. Privé d’elle, il entra en célibat comme on entre en religion.

    Et puis tout récemment, il crut la distinguer à la bibliothèque, il la suivit pour l’observer, il vint même feuilleter un roman, assis dans le fauteuil voisin. Quand elle restitua son livre, il demanda son nom à la bibliothécaire, prétextant qu’elle venait de rendre un ouvrage qu’il avait apprécié et qu’il souhaitait connaître son avis pour comparer les ressentis des lecteurs. L’employée lui nota son nom et son numéro de téléphone. De retour chez lui, il consulta le pages blanches de l’annuaire numérisé sur son ordinateur et obtint son adresse. Sur un moteur de recherche, il apprit que Mademoiselle Élisabeth B. était membre d’un club de lecture. Il décida de lui écrire, non pas pour rattraper le temps perdu mais simplement pour lui confier qu’elle avait été aimée passionnément. À leur âge, il ne voulait pas risquer de bouleverser leurs vies, elle avait peut-être un compagnon, une existence bien réglée, paisible.     Comme lui, elle devait avoir dépassé les soixante-quinze ans. Trop tard pour se lancer dans une aventure amoureuse. Plus rien à espérer.
    Élisabeth lut et relut la lettre de l’inconnu, l’appuya sur son cœur, la porta à son nez pour y sentir le parfum, et la rangea dans le tiroir de son meuble de chevet, pour pouvoir la parcourir encore avant de s’endormir.

    Depuis ce jour, elle passa beaucoup de temps à sa fenêtre, à scruter les promeneurs. Elle observait aussi les habitués de la bibliothèque. Demain, demain peut-être, demain sûrement se répétait-elle, comme l’inconnu l’avait ressassé pendant des décennies.


     Le 23 08 2021 : La dégringolade :    

    Le français est une langue vivante, elle s’enrichit sans cesse est c’est normal, elle picore des mots nouveaux au-delà de nos frontières quand ceux proposés par notre vocabulaire manquent de précision ou sont passés de mode.

    Mais que dire ces nouveaux idiomes qui s’installent comme des sans-gênes et chassent notre bon vieux parler sans lui apporter de nouvelle nuance. Ce n’est pas un enrichissement mais une déplorable dégradation. Une dégringolade. C’est d’autant plus condamnable que la mutilation est infligée par les instances qui nous gouvernent. Aujourd’hui, en haut-lieu, quand on évoque la finance, la vie sociale, on ne parle plus de direction mais de management, on ne nous recommande pas de rester prudents mais confortables. La Grande Bretagne a choisi de quitter l’Europe, ne retenons pas leur vocabulaire !

    Pouvez-vous m’expliquer pourquoi le pass s’est imposé au détriment de notre bon vieux passe ? Un passe est précisément une clé plus ou moins autorisée qui permet de franchir une porte normalement fermée. Cette lettre ôtée par l’anglicisme ne change rien à l’ancienne signification. Elle pourrait, à la rigueur, se justifier par un souci d’économie de temps et de papier, mais alors, pourquoi ne parle-t-on désormais plus de problème mais de problématique ? L’adjectif a remplacé le nom commun. Une coquetterie inutile qui complique au lieu de simplifier. Cette confusion qui gagne comme une lèpre devient réellement problématique. La pandémie impacte notre économie. Le challenge est de taille. Elle mine le back-ground. Qu’est-ce que ce savant charabia ? Qu’est-ce que ce salmigondis, ce galimatias ? Notre dictionnaire est-il devenu trop mince ? A-t-on oublié les mots frapper, défi, acquis ? Pourquoi sont-ils passés à la trappe ?

    Et le langage de la rue gangrène notre vocabulaire, il entre même dans le dictionnaire du scrabble. Ce jeunisme bouscule les usages. Qu’en restera-t-il dans un demi-siècle ? On n’aime plus, on kiffe, on n’a pas séduit, on a pécho (chopé), qu’a-t-on fait du romantisme ? Les romantiques sont des bouffons. On l’a sacrifié à l’autel de l’argot.

    Déjà, le vocabulaire traversait la Manche dans les deux sens. Le joli mot fleureter nous est revenu transformé en commun flirter. La procédure s’est muée en process, le contrat se nomme désormais le deal. Le lexique du monde de la publicité s'en mêle. On n’y parle plus d’affluence mais de rush, on débriefe en stage de brainstorming dans le staff en vue d’un updating de nos podcasts. C’est inutile, prétentieux, consternant. Cette way of process désigne une caste qui se voudrait élitiste et qui, en réalité, n’est que pitoyablement vaniteuse.

    Notre magnifique langue vivante est en train de mourir. Elle s’éteindra très vite si nous ne faisons pas le chouf. L’infection nous arrive par la télévision plus que par les radeaux, par les coteries plus que par le peuple.

    Nous nous montrons plus que laxistes, face à l’invasion des mots étrangers. Si nous allions chercher l’exemple de nos cousins canadiens qui protègent si vaillamment nos dictionnaires ?     Nous serions bien inspirés de copier leurs usages pour sauvegarder notre langue en perdition!


     Le 22 08 2021 : Où vont les rêves de ceux qui sont partis?

    Paul aimait flâner dans son jardin, il aimait s’en occuper, bêcher le pied des pommiers. Cela l’apaisait, souvent, quand il grattait la terre, un rouge-gorge venait picorer des vers à son côté. C’est d’ailleurs dans son jardin qu’il subit son AVC. Un vertige terrible le précipita en avant. On le transféra aux urgences de l’hôpital où on le mit sous perfusion pendant cinq semaines, puis dans ce centre de rééducation pour réapprendre à marcher, à se déplacer, d’abord dans un fauteuil roulant, puis avec un déambulateur et enfin avec une simple canne. Une lutte de chaque jour qui, durant quatre mois, le maintint loin de sa maison, de sa famille.

    Grâce à la compétence de kinésithérapeutes et à force d’opiniâtreté, il récupéra assez d’équilibre pour pouvoir se déplacer dans la rue et même de conduire sa voiture. Il ne put pourtant plus s’occuper de ses fleurs, ni de ses fruitiers. Dès qu’il levait ou baissait la tête, il était pris de vertiges et manquait de chuter en avant.

    Ce matin-là, il tenta le diable, il voulut tester ses progrès et s’accroupit un moment, une gouge à la main pour déraciner les mauvaises herbes qui envahissaient un massif d’iris. Il se sentait un peu plus de courage que d’habitude, le ciel sans nuage, la venue de son petit fils de dix ans Romain, tout cela l’incitait à l’optimisme.

    S’il eut quelque espoir, la réalité se rappela brutalement à lui. Un vertige le déstabilisa, il posa les paumes sur le sol, incapable de lever le front qui semblait peser des tonnes. Une sueur irrépressible inonda son visage, coula dans son cou et son dos. Ses yeux troublés se noyèrent de larmes. Il tâcha de maîtriser sa respiration, de calmer les palpitations désordonnées dans sa poitrine. Il avait lu sur le net que l’espérance de survie après un AVC cavernome était en moyenne de cinq ans et six mois. Il avait soixante quinze ans, il pouvait encore espérer souffler ses quatre-vingt bougies. Quatre-vingts ans, ce n’était déjà pas si mal.
    _ Pourquoi pleures-tu, mon papy ? Tu es triste ? Demanda son petit-fils, inquiet de le voir ainsi défait.
    _ Ce n’est rien, mon chéri, ça va passer.
    _ Tu penses à ton enfance ? Il ne faut pas pleurer, elle n’est pas perdue.
    _ Malheureusement, on ne remonte pas le temps, quand il passe, il ne revient pas.
    _ La jeunesse ne revient pas, mon papy, mais tout ne disparaît pas. Même après ta mort, tes rêves, tes souvenirs resteront, tout ceux que tu nous a racontés te survivront longtemps, tant que nous vivrons.
    _ Ah bon ? Et où se cacheront ils ? Dans les banques, il n’y a pas de casier où l’on conserve la mémoire et les espoirs des gens.
    Romain étouffa un petit rire mutin, rafraîchissant comme une eau vive.
    _ Bien sûr, mais on peut les garder dans son cœur, enfermés comme dans ces boites métalliques de sucre ou de galettes où les jeunes filles cachent les lettres de leur amoureux, serrées dans un ruban rose, avec des fleurs séchées et de vieilles photographies. Ne pleure pas, mon papy, quand tu partiras, je chercherai le coffret à secrets dans le grenier ou dans la cabane à outils du jardin et, quand je serai triste en pensant à toi, je viendrai passer un moment avec toi, je relirai tous tes souvenirs, tous tes espoirs et cela me redonnera du courage. Ne pleure plus, papy, je serai le gardien de tes rêves.

    D’un mouvement du poignet, le vieil homme essuya son visage. L’ombre droite du garçon semblait soutenir l’ombre tassée du grand-père.


    Le 21 08 2021 : Le chef d’œuvre absolu.

    Selon Livres Hebdo/Electre Data Services du 2 mars 2021, 60541 nouveaux titres ont été publiés en 2020, contre 68171 en 2019, soit environ un livre par Français, tous âges confondus. En dépit d’une baisse de 11 %, cela reste un chiffre effarant. Pourtant, les livres que l’on garde en mémoire, qui nous ont touchés à vie, que l’on lit et relit chaque année ne figurent pas dans la dernière décennie, et même pas dans ce siècle.

    Ainsi, selon moi, le roman que je retrouve comme un ami fidèle, celui qui m’émeut toujours autant n’est pas l’un de ces énormes pavés à la mode, non, mon livre préféré ne comporte que 95 pages dans l’édition de poche. Cette œuvre date de 1937, je n’étais pas né, c’est dire s’il s’agit d’une antiquité, cette merveille ancrée à jamais dans mon cœur : Des souris et des hommes de John Steinbeck raconte une histoire d’hommes simples, un conte sur l’amitié, sur la brutalité du monde où le plus faible n’est pas forcément celui qu’on croit. Une histoire de vie et de mort, une histoire de tendresse, de vice, de vanité qui se déroule dans une ferme où travaillent des journaliers. Georges et Lennie y composent un drôle d’équipage où le brave type accompagne une montagne de muscles avec un esprit de gamin de six ans. Le premier conduit l’autre, le surveille comme l’huile sur le feu, le protège de la cruauté, le second rêve d’élever des lapins, de cesser leur existence d’errance, de posséder une ferme bien à eux, une ambition simple, pour ne pas dire primaire.

    Tant de pureté dérange dans cet univers où l’on exhibe ses biceps. Dans la propriété où ils ont échoué gravitent des êtres solitaires : un petit vieux fatigué qui s’occupe d’un chien aussi vieux que lui, une jeune femme coquette, provocante, donc dangereuse qui se sent délaissée par son époux, un jeune fils de patron arrogant et orgueilleux. Tous les ingrédients d’un drame annoncé sont réunis. Nous allons droit vers un dénouement poignant dont je ne dirai pas davantage pour vous en laisser la découverte.

    L’ensemble est bouleversant, sa portée franchit le temps sans perdre de son efficacité, de sa puissance. Le langage y est simple, les arguments presque rudimentaires, l’intrigue progresse comme un train que rien n’arrête, les sentiments sont connus du commun des mortels : le besoin d’amour, l’aspiration à la beauté, à un idéal, l’amitié, la probité, la vanité de la créature humaine. Pas de sophistication, d’interrogations métaphysiques, on vit, on meurt sans quête existentielle. Dieu y est évoqué plus qu’invoqué. Il n’est pas de Bon-Dieu mais d’un dieu inaccessible et absent qui ne sert qu’à diriger l’humanité vers un destin tragique.

    Non, ce n’est pas un roman joyeux, on est loin du Feel-good tant recherché aujourd’hui. Ce chef d’œuvre ne fait pas du bien, on le lit comme on se gratte une piqûre de moustique. Son plus grand mérite est de nous ramener à la modestie, à la bonté, à la solidarité humaine. Ce n’est pas la moindre de ses qualités. À chaque fois que je tourne la dernière page, j’en sors sonné, remué comme à la première fois. Je me sens en pleine harmonie avec cet écrivain surdoué, ce talentueux peintre de la nature et de la condition humaine. Son langage est universel, limpide.

    Si vous ne l’avez déjà fait, précipitez vous chez votre libraire pour acheter l’édition de poche de Des souris et des hommes de John Steinbeck. Vous savez, cet auteur des Raisins de la colères et d’autres histoires qui ont alimenté l’industrie du cinéma et du théâtre pendant près d’un siècle. Vous ne pourrez pas l’oublier et vous y reviendrez durant le reste de votre vie


    Le 20 08 2021 : Le dilemme :

    C’est la lecture intensive depuis le plus jeune âge qui m’a donné le goût de l’écriture. Lire, lire encore, à toute heure du jour et de la nuit. Lire dès que nous n’avons rien à faire d’autre, dès que nos mains se libèrent, lire pour occuper notre temps et notre esprit, nous imprégner de histoire de personnages inconnus pour éviter que notre propre histoire ne nous envahisse.,

    Il faut dire que le livre est un ami sournois, qui nous séduit lentement et force en douceur les portes de notre cœur et s’y installe avec ses bagages , sa nombreuse famille qui devient aussi la nôtre. Nos cousins s’appellent désormais Cyrano, Don Quichotte, Lennie, Mychkine, Vania, Edmond Dantès, Giovanni Drogo, Robert Jordan et tant d’autres qui habitent notre galerie de héros. Ils sont devenus nos modèles, nos compagnons de solitude, les moins exigeants, les plus présents et les plus discrets, toujours disponibles pour nous arracher à l’ennui. Ils ne se fâchent pas quand nous les abandonnons sur une étagère pour nous intéresser à d’autres, ils nous retrouvent avec plaisir. Quels amis humains montreraient une telle indulgence ? Jamais de jalousie, jamais de grands cris. Voilà pourquoi, quand on glisse un œil à la lecture, on est perdu pour la réalité monotone. Et surtout, on veut toujours plus de lecture, elle devient une drogue, elle nous dévore et c’est délicieux. En lisant, nous apprenons comment s’articulent les phrases, nous nous intéressons à la technique de l’auteur, à ses sources d’inspiration et, infailliblement, nous nous essayons à l’écriture avec une prétention inouïe. Comme une parturiente, nous construisons en nous une histoire, un roman, un livre. Nous donnons la vie à des rêves qui deviennent nos enfants. Un an pour porter un roman, c’est exaltant. Quand le vice nous gagne, il devient passion, l’écriture devient le prolongement naturel de la lecture. Les deux se côtoient mais ne se mêlent pas, sous peine de se pervertir mutuellement. L’écrivain se voit contraint de choisir comme entre une épouse et une maîtresse.

    Il ne peut pas prétendre mener de front, en même temps, deux telles passions. Comment lire Steinbeck sans en rester à jamais prisonnier ? L’influence de l’auteur de Les raisins de la colère, son rythme, sa respiration, son inspiration s’insinueront dans notre tête pour marquer notre écriture façon indélébile. Cela m’est arrivé, ma première tentative ressemblait à Des souris et des hommes, en moins puissant, comme une œuvre de Courbet copiée par un enfant de maternelle. Un lamentable avatar de l’œuvre du grand maître. Aussi, je dois m’interdire d’ouvrir un livre avant et pendant la rédaction d’un nouveau livre. Les écrivains sont des éponges, ils absorbent tout ce qui les entoure. C’est pourquoi ils doivent se transformer en ermites le temps d’un roman, soit environ un an. Ils ferment leur cœur et leur tête pour ménager un boulevard à leur inspiration, pour ne pas se laisser polluer. Si je lisais du Boris Vian, malgré moi, je réécrirais L’écume des jours ou J’irai cracher sur vos tombes.
    Cruel dilemme, ne pas lire pour pouvoir écrire, sacrifier la rencontre d’un talentueux écrivain reconnu à une ambition littéraire. C’est folie quand on pense au chemin de croix que doivent accomplir tous les auteurs pour se faire éditer et pour mériter durablement la confiance d’un éditeur.
    Lire ou écrire, tel est leur choix. Manger ou boire, l’un ou l’autre pour ne pas s’étouffer en avalant de travers. Aimer une femme avec le risque d’une rupture ou se couper du monde pour ne pas souffrir.
    Tel est le choix de l’écrivain. Combien de fois ai-je détourné le regard dans une bibliothèque pour échapper à la tentation ?

    Le 19 08 2021 : Haut les masques !

    Louis n’avait pas le physique de ses rêves. Grand et puissant comme une montagne, on n’aurait jamais soupçonné de lui autant de romantisme. Depuis des années, il assistait aux reportages sur le carnaval de Venise avec autant d’envie et de mélancolie. Il aurait donné la moitié de sa fortune pour participer à la mascarade. Les parures de princesses, les perruques poudrées, les robes à corbeille, les loups à voilette et dentelles, les escarpins, tout ce qui le transportait dans le monde des élégantes du dix-huitième siècle le fascinait. À force d’y songer chaque année dès la mi-janvier, un jour, voyant le temps défiler à une allure désespérante, il se lança. Il retint une chambre dans une hôtel idéalement situé derrière la place Saint-Marc, commanda un costume complet de Casanova avec le chapeau tricorne, la cape noire, la canne, les gants noirs, les chausses de soie. Il prit le train de nuit pour se retrouver au matin de l’ouverture à la gare de Santa-Lucia, au bord du Grand Canal. Le ciel brumeux se teintait d’orange et de gris-bleu, une délicieuse odeur de pain sucré et de fleur d’oranger flottait dans l’air. Les vaporettos se succédaient déjà à une cadence rapide sur les eaux vert-émeraude des canaux. Il accomplit ainsi son premier trajet enchanteur où il entrevit la magie de la Sérénissime où les premiers masques se pressaient sur les quais, sur les ponts de pierre rouge, sur les placettes. Il descendit sur la plus belle place, au pied du Lion de Saint-Marc et du Palais des Doges. Il lui semblait entrer dans un décor de rêve. En passant devant la Basilique, il fut tenté de s’y arrêter mais il y renonça. Il ne pouvait pas tout visiter dès le premier jour. Il était plus sage de se réserver pour les jours prochains, il était là pour sept jours. Il quitta l’esplanade par la Tour-de l’Horloge. Son hôtel se trouvait à deux pas de là, à l’angle de deux ruelles. Dans le hall, des voyageurs attendaient devant le bureau d’accueil. On y parlait l’italien, l’anglais, l’allemand et le français. Le préposé répondait aimablement aux mille questions des touristes qui voulaient connaître les lieux à visiter, les monuments, les églises, les musées, les manifestations. Il surprenait une phrase par ci, une autre par là qu’il notait dans sa tête. Invariablement, le réceptionniste conseillait l’Office de Tourisme pour acquérir des indications et des billets concernant les visites et les transports, les renseignements de toutes sortes. Son tour arriva vite et il posait ses questions quand il sentit le frôlement d’un jupon amidonné contre le côté de sa cuisse. Près de lui, se trouvait une marquise en habit de soie, de satin et de dentelle. Vous êtes français, demanda-t-elle et sa joie se lisait dans le reflet brillant de ses yeux, les seuls éléments que laissait voir son masque blanc piqué de perles. _ Je suis parisien, répondit-il. _ Quel bonheur ! S’exclama-t-elle, plus heureuse qu’une enfant découvrant son cadeau sous le sapin.

    Ils se promirent de se retrouver ici-même, une heure plus tard, pour découvrir la Cité des Doges et ses canaux. La jeune femme était seule, elle s’était offert ce voyage pour son anniversaire, le 14 février, oui, oui, le jour de la Saint-Valentin. Un rêve de toujours qu’il lui fallait réaliser. _ Moi, pareil, j’en rêvais depuis des années, lui confia-t-il.
    À l’heure dite, ensemble, ils commencèrent la merveilleuse découverte. Maëlle se montra charmante, enjouée, joyeuse, avec un humour vif.
    Ils se retrouvaient toujours en costumes, du matin au soir, après la mascarade qui chaque nuit, se déroulait sur le podium installé sur la place Saint-Marc. Il voulut l’inviter au restaurant, au bord d’un petit canal, mais étonnamment, elle refusa prétextant qu’elle se sentait si bien dans ce déguisement, qu’elle voulait en profiter le plus possible . Elle tenait à garder son masque du lever au coucher pour prolonger cette ambiance de fête.

    Comme il ressentait la même impression, il n’insista pas et accepta de ne jamais la voir à visage découvert. Ils se noyèrent dans la ferveur de la foule, se perdirent dans les ruelles désertes, sur les placettes secrètes du côté de l’Arsenal, à Murano ou Burano aux maisons multicolores. Ils flânèrent dans les églises aux façades de marbres, admirèrent les toiles de grands maîtres dans la moindre chapelle. Leur séjour passa à une vitesse folle. Ils arrivèrent au jour du départ avec une grande douleur qui leur nouait la gorge. Ils n’avaient jamais évoqué cet instant jusqu’à la veille du retour. Ils découvrirent qu’ils avaient réservé le même train en destination de la Gare de Lyon.

    Elle l’attendait dans le hall de l’hôtel, elle portait une sage robe de ville en velours grenat, une cape noire sur ses épaules. _ Vous gardez voter masque ? S’étonna-t-il. _ Je le porterai jusqu’à la gare, le plus longtemps possible, répondit-elle.
    Louis ne put pas cacher un sourire attendri, comme il la comprenait ! Dans le vaporetto, il tenta d’imaginer ce qui se dissimulait derrière le loup de satin immaculé. Ses yeux bleu-vert, ce front large ses cheveux blond-roux devaient composer un bel ensemble qu’il n’avait jamais pu distinguer car elle les avait toujours couverts par une capeline de soie.
    Il se dit que leur rencontre avait été un don du ciel, un signe que son long désert de solitude s’arrêtait là. Cette semaine s’était déroulée dans une telle harmonie qu’il se prenait à espérer que leur histoire se prolongerait, pourquoi pas, pendant toute leur vie ?
    Comme elle l’avait annoncé, dans le compartiment, elle retira son masque, Il vit d’abord son sourire, une pauvre grimace désolée. Puis il découvrit une longue tache de vin, un angiome qui masquait son nez, ses yeux et le bas de son visage.
    Il serra ses paupières. Il préférait l’autre masque celui qu’elle venait de déposer sur ses genoux.
    _ Ça ne fait rien, dit-il.

    Elle haussa les épaules, elle savait bien qu’il mentait pour lui faire plaisir, ça ne faisait pas rien


    Le 18 08.2021 : Le menteur.

    Malheureusement, j’ai eu à côtoyer un menteur, un vrai menteur pathogène, un mythomane. Rien n’est plus déstabilisant que la fréquentation d’un tel personnage. Un garçon agréable, serviable, intéressant au possible, toujours prêt à rendre service. Son cercle de connaissances était si vaste qu’il concernait plusieurs pays, plusieurs domaines, des artistes, des vedettes de la télévision, des notaires, des médecins, des grands patrons de l’industrie. Il en parlait avec une telle précision, avec tant de détails qu’il se passa beaucoup de temps avant que la puce nous vînt à l’oreille. Je dis nous car nous fûmes nombreux à tomber des nues en découvrant la vérité. Alors qu’il se présentait comme un cadre important d’une marque automobile japonaise, nous apprîmes qu’il n’avait jamais travaillé, qu’il vivait en empruntant autour de lui et en pratiquant la cavalerie pour rembourser une partie de ses dettes et rassurer un peu ses créanciers.

    De telles pratiques ne peuvent pas durer éternellement, un jour, la bulle de rêve explose et les dégâts sont dévastateurs. Malgré une organisation diabolique, tout s’effondra avec un effet domino. Les sphères qu’il avait isolées méthodiquement se mélangèrent, ses victimes se contactèrent pour comparer leurs expériences. Les unes croyaient connaître un important négociant en bois précieux, les autres avaient gobé une histoire d’élevage de crevettes en Thaïlande, d’autres étaient persuadés qu’ils avaient à faire à un agent immobilier ou un trader qui proposait des placements financiers à court terme, très juteux en dépit d’un risque très réduit.

    Il mettait chacun en confiance en racontant ses mille vies bien structurées. Ainsi, pour les uns il était fils d’un médecin mexicain, il avait sauvé son père blessé par une grenade, dans un attentat en Algérie, etc. etc. Plus le mensonge était gros, plus on le croyait. Comment de telles fables pouvaient germer dans un esprit humain ?
    Il ne se contentait pas de se créer des existences et des exploits imaginaires, exceptionnels, rocambolesques. Il se cachait derrière les personnages qu’il inventait pour berner ses proches, ses amis, ses parents même. On n’aurait jamais mis sa parole en doute. On admirait sa verve et sa façon d’embellir discrètement la réalité ! On disait de lui qu’il racontait bien, qu’il avait de l’humour, qu’il mettait du piquant dans ses récits, qu’il aurait pu écrire… Certes, il aurait pu tirer un bénéfice honnête en écrivant les folies qui lui passaient par la tête. Il aurait pu s’il n’était pas aussi paresseux.
    Il montrait des photos de ses immeubles au pied des Pyrénées, de son île au Portugal, des forêts qu’il exploitait, loin, là où personne ne pouvait vérifier ses dires. Il disparaissait de la circulation pendant des semaines. Il revenait d’une séance d’essais de voitures de luxe sur le circuit de Spa, ou d’un séminaire en Suisse, ou même d’une clinique privée où il venait de subir un triple pontage. Il entrouvrait sa chemise sur un bandage qui protégeait sa plaie.
 Nous admirions son courage face à la maladie.

    Un jour, alors qu’il était aux abois, il fit appel à ses amis pour obtenir d’importantes sommes d’argent. Selon lui, des maîtres-chanteurs avaient menacé d’attenter à la vie de sa petite fille s’il ne payait pas la rançon ou s’il faisait appel à la police. Bouleversés, ses amis si proches parlèrent entre eux, ils cherchèrent comment l’aider et, ce faisant, découvrirent des failles dans le conte qu’on leur avait livré. Ils s’interrogèrent sur certaines contradictions, consternés de ne pas avoir ouvert les yeux plus tôt. Mais comment avaient-ils pu se montrer aussi crédules. Ils exigèrent d’être remboursés immédiatement, ils se mirent à chercher l’escroc, ils lui prirent son seul bien, sa voiture payée à crédit par ses parents, et le laissèrent sur le bord de la route. Ce jour-là, l’artiste disparut de la région, loin de sa famille ruinée, de sa petite amie qui refusait la vérité et criait à notre malveillance, notre jalousie et Dieu sait quoi encore.

    De loin en loin, je reçus de ses nouvelles par l’une de ses victimes, une jeune femme séduite qui l’avait dépanné avant de constater sa fuite, un parent dans le Midi de la France qu’il avait tenté de dépouiller.
    Au décès de ses parents, le notaire appliqua une préemption sur sa part d’héritage qui fut versée à l’un des gogos qu’il avait délesté d’une petites fortune.
    Des articles de journaux, nous apprîmes qu’il séjourna en prison, qu’il vivait toujours en trompant les gens, changeant perpétuellement de région. Il se reconstituait de nouveaux cercles d’amis fidèles pour les ruiner avec art.
    C’est sa vie, il séduit, il escroque, il écume une région et s’enfuit quand on le démasque. Il laisse derrière lui des hommes et des femmes dévastés par le chagrin, honteux d’avoir été abusés si grossièrement.

    Aujourd’hui, c’est un vieil homme qui a dépassé l’âge de la retraite à laquelle il ne peut pas prétendre n’ayant jamais travaillé. Peut-être profite-t-il de ses cheveux blancs pour tromper son monde ? Comment finira-t-il ? Ce genre d’existence se conclut souvent dramatiquement. Car figurez-vous qu’il est le premier à croire ses fables. D’après ce qu’on m’a rapporté, ce sont les autres qui l’ont floué, qui lui ont volé ses biens. Il reste inaccessible à tout raisonnement. L’humanité s’est liguée contre lui, il n’en démord pas. Il est la malheureuse victime. Les autres ont exploité de sa gentillesse. Cela finira dans la rubrique des faits-divers. Sa mascarade l’y conduit inexorablement. Cela s’est déjà vu.

    Notre justice est bien légère avec ce type de malfaiteurs, les peines restent symboliques même avec les multirécidivistes. Sait-on tout le mal et le désarroi qu’ils sèment dans leur sillage ?

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